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Les interfaces de l’action publique : gérer, décider, contester

The interfaces of public action: managing, deciding, contesting
Las interfaces de la acción pública : gestionar, decidir, desafiar
Lionel Francou and Céline Mavrot

Full text

Nous tenons à remercier chaleureusement Maximilien Cogels pour sa participation à ce dossier en tant que co-organisateur de l’atelier du Congrès belge de science politique à la suite duquel ce projet de numéro a pris forme, les deux évaluatrices et évaluateurs en double aveugle de chaque article de ce numéro pour leur engagement, ainsi que Luis Martínez Andrade qui a veillé à la traduction des résumés vers l’espagnol. Enfin, nous remercions les autrices et auteurs du numéro pour la qualité de leurs contributions ainsi que pour leurs retours constructifs sur l’introduction de ce dossier.

1Ce numéro thématique a pour ambition d’opérer un retour sur une série de modalités de l’action publique qui, sous des formes récemment observées, ont occupé l’agenda de la recherche sociologique. Il interroge en particulier les mutations des modes de légitimation étatique dont ces formes renouvelées de l’action publique sont révélatrices. Ce dossier est né du constat que si l’État est une institution dont l’emprise sur la société demeure puissante, notamment à travers la concentration de moyens d’intervention conséquents et ce malgré la multiplication des discours sur le retrait de l’État, ses registres d’action ont connu des mutations substantielles dans la période contemporaine. Les frontières de l’État apparaissent particulièrement mouvantes lorsque ce dernier est observé à travers les actes de différentes catégories d’agents, d’institutions ou d’organisations qui le composent, parfois à ses marges. Ces tendances de fond concernent notamment les éléments suivants : délégation accrue de pans entiers de l’action publique à des acteurs non-étatiques et mise au point des outils de pilotage que ce mouvement requiert, émergence des politiques dites participatives et constitution concomitante des citoyens en véritables experts-relais des politiques publiques, ciblage accru des populations-cibles de l’intervention publique et processus de spécialisation institutionnelle. Il s’agit alors de comprendre la manière dont ces régimes d’intervention publique sont instaurés par l’État sur de multiples scènes de l’action publique, mais aussi comment ces régimes affectent, en retour, la substance même de l’État. Une telle approche se propose de saisir les négociations, détournements et oppositions dont ces nouvelles manières de faire le politique sont l’objet dans leurs localisations sectorielles.

État gestionnaire, État participatif et État normatif : éléments indissociables d’une même équation

2Ce dossier souhaite mettre en évidence l’intérêt de saisir la transformation des modes d’intervention et de légitimation étatiques à travers différentes (sous-)disciplines des sciences sociales et politiques dont les analyses demeurent trop souvent déconnectées. Aussi ce numéro thématique réunit-il à la fois des analyses de l’action publique dans une approche de sociologie des problèmes publics, des études de science politique privilégiant une approche par les instruments de l’action publique ou par l’analyse des politiques publiques, des approches ethnographiques se focalisant sur la construction des nouveaux registres de l’intervention étatique en train de se faire et des études de sociologie des mobilisations et des mouvements sociaux qui saisissent les mutations de l’action publique au prisme de ses contestations. Les contributions rassemblées dans ce dossier permettent de dégager trois figures de l’État contemporain à la lumière des évolutions de ses modes d’intervention : un « État gestionnaire » déléguant de nombreuses tâches tout en définissant des normes d’action tendant à une catégorisation toujours plus ciblée de ses publics et une rationalisation quantificatrice de son action (axe 1) ; un « État participatif », qui nécessite le concours des administrés pour mettre en œuvre ses politiques et déploie à cet effet des nouvelles technologies de consultation, d’enrôlement et de conviction (axe 2) ; et enfin un « État normatif », qui entend corriger les attitudes de certaines catégories de citoyens, cette ambition normative pouvant prendre la forme de programmes sanitaires, sociaux ou économiques (axe 3). Ce numéro thématique montre que ces trois visages de l’État contemporain sont indissociables les uns des autres, entre opérations de ciblage, d’enrôlement et de redressement. En dernière instance, le parti pris de ce numéro réside dans son désir de reconnecter une approche sectorielle (politiques publiques), une sociologie de l’État et de ses publics (agents étatiques et normes professionnelles, co-construction des problèmes publics) et une socio-histoire des régimes démocratiques (mutations et contestations des modes de légitimité étatique).

3Durant les dernières décennies, des sous-champs disciplinaires particulièrement riches se sont structurés du fait de processus de spécialisation autour de l’étude de l’action publique. On peut notamment mentionner la sociologie des mouvements sociaux (Siméant, 1998 ; Fillieule, 2001 ; Péchu, 2009 ; Mathieu, 2012), de la participation (Bacqué, Sintomer, 2011 ; Blondiaux, Fourniau, 2011) ou des problèmes publics (Henry, 2004 ; Neveu, 2015) – parfois approchés avec une dominante pragmatiste (Cefaï, Terzi, 2012). On peut également penser à différents paradigmes de l’analyse des politiques publiques tels que l’approche cognitive (Muller, 2000 ; Surel, 2000), l’approche par les instruments d’action publique (Lascoumes, Le Galès, 2005 ; Halpern, Lascoumes, Le Galès, 2014), par les acteurs de l’action publique (Duran, 2010 [1999] ; Hassenteufel, 2008) ou encore à la socio-histoire de l’action publique, qui saisit l’institutionnalisation des catégories d’intervention étatiques sur le temps long (Desrosières, 2003 ; Laborier, 2003 ; Payre, Pollet, 2013). L’autonomisation de ces différents sous-champs les a parfois conduits à dialoguer à distance les uns des autres. Dans le même temps, de nombreuses approches ont émergé dans d’autres sphères académiques, notamment anglo-saxonnes, apportant leur contribution originale à l’étude de l’action publique et du changement politique. Sans qu’il ne soit possible d’entrer plus en détail ici, relevons qu’un approfondissement du dialogue entre les études francophones et internationales serait également le bienvenu pour faire avancer la compréhension de l’action publique. Alors que les dynamiques de structuration et de compétition du champ scientifique ont conduit à ces spécialisations (Abbott, 1988 ; Lamont, Molnár, 2002), qui ont permis des avancées notables sur les questions dont elles se sont emparées, il paraît aujourd’hui important d’accroître les espaces de discussion. Ce numéro entend jeter un pont entre différentes traditions afin de gagner en transversalité sur ces questions, quitte à concéder un léger desserrement de l’unité thématique à travers laquelle l’action publique sera appréhendée.

4L’abondance de littérature sur l’action publique peut prendre la forme d’un véritable « tue l’amour » cognitif. S’observent en effet parfois une formalisation extrême des sous-champs et une accumulation poussée de recherches qui abordent des questions qui, à défaut d’être identiques, renvoient à une série de figures et de logiques devenues pour ainsi dire incontournables (l’analyse multi-level, la gouvernance, les réseaux d’action publique…). Il nous paraît opportun de ne pas laisser de côté ces thématiques importantes, dont l’actualité est cependant peut-être moins impérieuse que le succès de certains concepts ne pourrait le laisser penser. Nous avons voulu ancrer ce numéro et les contributions qu’il accueille dans un double mouvement de mise en dialogue de différentes disciplines (sociologie, surtout, mais aussi science politique et anthropologie) et de mise en avant de travaux qui, solidement fondés empiriquement, contribuent à critiquer autant qu’à affiner les théories dominantes sur l’État et l’action publique.

5Bien qu’encore trop rarement mis en œuvre dans la pratique, les appels à faire dialoguer les différentes spécialisations disciplinaires sont pourtant légion, et généralement issus de différents espaces de l’échiquier scientifique (Muller, Palier, Surel, 2005 ; Payre, Pollet, 2005). Ainsi, l’analyse des politiques publiques a été souvent critiquée pour sa propension à se concentrer sur les aspects formels de la mise en œuvre, courant le risque de passer sous silence les luttes de pouvoir entre acteurs et l’historicité des secteurs dans lesquels leur action se déploie (Neveu, 2015). Par sa focale plus macro et souvent comparative, elle permet en revanche d’observer certaines récurrences, et d’appréhender l’action publique en la replaçant dans le contexte plus large du système politique dont elle est le fruit. La sociologie de l’action publique, en particulier dans une approche de socio-histoire, permet quant à elle « de reconstituer les catégorisations sociales et leurs usages », retraçant la naissance des problèmes publics sur le temps long (Lascoumes, Le Galès, 2018 [2007], 17). Concernant l’émergence sans cesse renouvelée de technologies de gouvernance, l’approche historique constitue un outil de choix pour « interroger les instruments de connaissance et de légitimation par lesquels se font puis se défont les modèles d’action gouvernementale » (Ihl, Kaluszynski, Pollet, 2003, 3). Quant à la sociologie des mobilisations, le potentiel de son apport à la sociologie des problèmes publics et de l’action de l’État dans ses interactions avec la société est évident (Cefaï, 2013). Les liens entre ces différents territoires analytiques mériteraient toutefois d’être encore davantage approfondis. L’éclairage des mutations contemporaines de l’action étatique se saisit en effet particulièrement bien à l’aune de la réaction des individus ou groupes sociaux concernés. À ce titre, la sociologie des mobilisations collectives et des résistances individuelles devrait être un élément incontournable de toute sociologie du fait étatique. Il s’agit ici de ne pas opérer un pré-découpage a priori de l’objet de recherche s’en tenant aux seuls acteurs d’essence étatique, pour intégrer leurs interactions avec différents secteurs sociaux, dont les porosités avec les pouvoirs « publics » sont une constante.

6À côté de ces approches politistes et sociologiques, l’ethnographie permet enfin de saisir la fabrique de l’action publique sur le vif, notamment à travers les interactions entre les représentants des autorités et leurs publics (Dubois, 1999 ; Weller, 1999). Là encore, des appels à importer les méthodes ethnographiques en science politique et en sociologie, ainsi que les apports de courants tels que l’interactionnisme, l’ethnométhodologie ou la sociologie pragmatique se sont multipliés (Beaud, Weber, 1997 ; Hamidi, 2006 ; Fassin, Bensa, 2008 ; Cantelli et al., 2009 ; Cefaï, 2010). L’usage de cette approche pour étudier l’action publique est désormais largement admis. La focale d’un courant d’études administratives anglo-saxonnes tel que la « street-level bureaucracy » (Lipsky, 1980) annonçait déjà les prémices d’un intérêt pour une telle posture de recherche. Considérant les street-level bureaucrats davantage comme des policymakers que des policytakers, cette approche tend en effet à appréhender l’action de l’État à travers les désobéissances et détournements se produisant en cours de mise en œuvre, et les effets que ces détournements peuvent avoir en retour sur les normes d’action publique (Gofen, 2013). Combinée à une approche politiste replaçant les politiques sectorielles dans les cycles et les régimes politiques plus larges qui les abritent, et à une approche sociologique soucieuse de l’historicité des catégories de pensée et d’action au sein desquelles se joue l’exercice quotidien de la puissance publique, l’analyse ethnographique de l’État offre des perspectives de recherche hautement stimulantes.

7Ces dernières décennies, des changements importants se sont produits dans les relations entre l’État et ses partenaires tels que les organisations non gouvernementales (ong), les institutions parapubliques ou les associations. Ces organisations sont impliquées à divers degrés dans la mise en œuvre de l’action publique, au point que dans certains secteurs, les partenariats sont devenus quasi-organiques. Ainsi les politiques de santé, les politiques sociales ou les politiques de l’emploi sont-elles souvent caractérisées par de telles coopérations, au sein desquelles les frontières mouvantes de l’action publique nécessitent un travail constant de co-définition du contenu et de la forme des interventions. De même, c’est au travers de nouveaux instruments de gouvernance et de procédures comprenant une dimension plus ou moins participative que l’action étatique se redéploie bien souvent auprès des citoyens. Les registres contemporains de la normativité étatique méritent également d’être mis en lumière, en particulier dans leurs manières d’ignorer ou – au contraire – de nommer, catégoriser et traiter des segments de la population qui constituent autant de cibles de l’intervention publique pour une instrumentation en perpétuelle réinvention. Ces mutations sont à ramener aux recompositions de l’emprise étatique sur la société civile : affaiblissement des modes traditionnels de régulation étatique et morcèlement des catégories sociales, mutation des registres légitimes de l’action administrative, globalisation et européanisation, émergence de nouveaux registres de participation citoyenne et/ou de contestation. Contrairement au diagnostic parfois formulé d’une perte d’intérêt généralisée pour le politique, on peut plutôt émettre le constat d’une recomposition des rapports à l’État et aux autorités publiques (Cantelli, Damay, Donnay, 2004 ; Le Galès, Vezinat, 2014). Ces évolutions nécessitent de questionner les nouvelles formes de la légitimation étatique ainsi que les modalités renouvelées d’adhésion, d’adaptation et de contestation qu’elles supposent.

Mutations de l’action publique et négociations des cadres d’intervention

8Pour satisfaire à ces ambitions, trois axes d’analyse ont été explorés dans ce numéro. Premièrement, les contours d’un « État gestionnaire » se dessinent dans de nombreux domaines, à la croisée d’injonctions contradictoires, entre nécessité d’autonomie locale/sectorielle et expansion des impératifs gestionnaires néolibéraux (Couty, 2010). Il n’est alors pas uniquement question de désengagement de l’État, mais bien des recompositions de son action dans un contexte qui met à l’honneur des normes émergentes et disputées, telles que le screening dans le domaine de la coopération internationale ou la « capacitation » dans le secteur de l’aide sociale, toutes deux impulsées par l’État. De nouvelles formes de relations entre opérateurs et usagers de l’action publique se font alors jour, influencées par des tendances de fond qui prennent forme au-delà des divisions sectorielles. Cet « esprit gestionnaire » influence les catégories d’intervention sur le terrain au moyen d’« un mécanisme qui échappe à la perception, mais dont on peut cependant postuler l’existence : l’attribution, du seul fait de les employer et de les diffuser dans les documents et les formulaires officiels de l’administration, d’une certaine légitimité à quelques catégories de pensée » (Ogien, 1995, 61). Comme le souligne Alain Supiot (2015, 228), l’action publique a pris le tournant de la quantification et de la « gouvernance par les nombres » : « cette mobilisation des esprits passe par une révolution du langage de l’action publique, désormais tout entière orientée vers la réalisation d’objectifs chiffrés ». Notons ainsi que les liens entre l’action publique et les subjectivités se sont renforcés, ce qui s’observe notamment dans les pratiques des professionnels qui mettent en œuvre des politiques publiques sectorielles sur le terrain, en contact direct avec les publics qu’elles visent (Cantelli, Genard, 2007).

9Les articles de ce dossier rappellent que loin de sonner le glas de l’État en tant que force sociétale motrice, les nouvelles normes et instruments d’action publique lui permettent de conserver un rôle clé dans le pilotage des politiques publiques, tout en déléguant un nombre important de tâches à toute une série d’organisations. Ces dernières ne sont pas pour autant de simples exécutantes ou sous-traitantes d’une volonté étatique exprimée en dehors d’elles, mais contribuent également à forger les normes d’intervention à travers les arbitrages, prises de distance et décisions opérés lors de la mise en œuvre quotidienne des politiques publiques. Ce que ce dossier met ainsi en évidence est la manière dont les nouveaux mantras étatiques sont reformulés, détournés et négociés aux interfaces de l’action publique, corolaire inévitable du recours accru aux citoyens et aux organisations de la société civile en tant que co-producteurs des politiques publiques.

10Les mutations dans les processus de prise de décision et de mise en œuvre des politiques auprès de leurs publics méritent ainsi, deuxièmement, un examen approfondi, dans un contexte également marqué par une certaine innovation dans les mécanismes démocratiques. Ces phénomènes convergent pour dessiner les contours d’un « État participatif ». Comme ce dossier le met en évidence, certaines formes de participation citoyenne à la prise de décision collective connaissent actuellement un essor important, par exemple sous la forme d’assemblées participatives. Dans d’autres cas, les citoyens sont constitués en véritables multiplicateurs de la mise en œuvre de nouveaux programmes d’action publique. À l’heure où les citoyens sont érigés au rang de co-producteurs des politiques publiques par les pouvoirs publics via la multiplication des procédures appelant à leur contribution, la réalité et les effets de ces mutations affichées doivent être interrogées. Ce nouvel habit de l’action publique ne cache en effet pas l’impossibilité ontologique à mettre en œuvre une réelle horizontalité dans la relation gouvernants-gouvernés, mettant ainsi au jour les paradoxes inhérents à ce nouveau paradigme d’action publique. Toutefois, ces interfaces entre l’État et ses usagers sont à prendre au sérieux, en ce qu’ils constituent de véritables « espaces où se fabriquent des subjectivités politiques » (Neveu, 2011, 205). Composant avec l’injonction participative, les citoyens dessinent en effet différents modes d’appropriation de ces modalités renouvelées d’interaction avec l’État, dans un contexte où les « citoyennetés ordinaires » (Carrel, Neveu, 2014) gagnent en importance. La palette des manifestations politiques les plus traditionnelles telles que le vote se retrouve ainsi complétée par de nouveaux modes d’action politique.

11Face à l’injonction à participer, à adopter une norme d’action ou à endosser une identité assignée – ainsi par exemple du phénomène désigné par la notion de « non-recours » à des prestations sociales, devenu un véritable tropisme de l’action publique – les refus peuvent troisièmement aussi se comprendre en termes de participation citoyenne. Il s’agit donc de ne pas uniquement les saisir en creux comme une absence de participation, mais bien comme des réactions à la troisième figure de l’État contemporain identifiée dans ce numéro, que l’on a qualifiée d’« État normatif ». À l’instauration de nouvelles normes d’intervention étatiques répondent en effet différentes formes de contestations individuelles et collectives sur lesquelles ce dossier se centre également. Des individus ou des collectifs remettent ainsi en question les catégories d’intervention étatique, au nom d’un horizon démocratique les habilitant à formuler des propositions concurrentes. Aussi par exemple les étudiants ou différentes catégories de « précaires », dont les mobilisations sont retracées dans ce dossier, rejettent-ils – au moins partiellement – le récit forgé au sein des arènes publiques les prenant pour cibles. Des principes supérieurs émergent de ce travail de négociation politique et identitaire, et peuvent concerner la gratuité des études, le droit au travail ou le droit à un revenu universel. Parfois l’État parvient au contraire à susciter une adhésion conséquente à de nouvelles formes de normativités en acte, comme par exemple dans le cas de certains programmes sanitaires. Dans une perspective de sociologie de l’action étatique, ces réactions gagnent à être étudiées dans leurs interactions avec l’émergence de nouvelles normes de régulation sectorielle et de paradigmes d’action publique. De l’adhésion au rejet en passant par la négociation de référentiels politiques alternatifs, les modalités de co-production de l’action publique sont assurément multiples.

12Il est éclairant de suivre en cela la proposition de Desmond King et Patrick Le Galès (2011), selon qui les politiques publiques sectorielles constituent un lieu d’observation privilégié des recompositions contemporaines de l’État. Alors que le « cœur » de l’État est souvent considéré comme étant constitué par ses missions régaliennes, il s’agit également de voir combien les mutations à l’œuvre dans différentes politiques sectorielles sont tout autant révélatrices de la nouvelle essence de la souveraineté contemporaine. Ainsi, tant la définition de nouveaux paradigmes d’intervention dans le haut de l’État que leur négociation avec les acteurs de la mise en œuvre et leurs réceptions par les publics concernés sont passés en revue dans ce numéro. Cette approche permettra, au fil de ce dossier, de naviguer entre les niveaux d’action micro, méso et macro à la recherche des nouvelles formes d’intervention étatique. Plusieurs réalités nationales sont traitées (France, Belgique, Suisse et Chili), permettant également d’explorer une diversité des modèles d’action publique, qu’ils soient centralisés, fédéraux ou déconcentrés. Un élément ressort toutefois fortement des articles de ce dossier, et relie les trois figures de l’État gestionnaire, participatif et normatif identifiées ici. Il s’agit du riche éventail des activités d’enregistrement, de mesure et de suivi des publics-cibles à la fois construits et visés par les différents secteurs d’action publique. Ce mouvement à l’œuvre dans de nombreuses politiques publiques traduit une tendance observable dans les modes de légitimation actuels de l’État, qui semble justifier son action dans l’accumulation de données sur les caractéristiques et les actions de ses publics, à défaut d’être en mesure de résoudre les grands problèmes sociétaux contemporains. Cet aspect se retrouve tant dans l’action sociale à destination de catégories spécifiques d’ayants droit que dans le monitorage des ong ou dans les plans sanitaires régionaux. Les articles de ce numéro interrogent ces modes d’action étatique qui se caractérisent parfois plus par le catalogage et l’ordonnancement (mesurer, connaître, chiffrer…) que par des interventions substantielles.

13Le parti pris de ce dossier est donc de rassembler des contributions qui s’inscrivent dans différentes approches disciplinaires, afin de montrer ce que leur recoupement offre en profondeur d’analyse sur les faits sociaux éminemment mouvants que sont l’État et l’action publique. Pour approcher les facettes multiples de l’action publique, les contributeurs et contributrices de ce numéro recourent à différentes méthodologies basées sur autant d’opérations scientifiques spécifiques. Cette diversité méthodologique favorise une cumulativité des apports, tout en densifiant le regard qui peut être porté sur l’action publique. Plusieurs auteurs ou autrices ont recouru à l’ethnographie, ou a minima à l’observation directe, ce qui leur a notamment permis de resituer la normativité de certaines politiques en actes, dans le cours des interactions entre usagers et agents de l’État. Ce parti pris méthodologique leur a permis de saisir in vivo les opérations de moralisation ou de séduction déployées par les représentants de l’État dans leurs tentatives de s’assurer l’indispensable coopération des citoyens. Ces observations s’avèrent particulièrement utiles pour approcher l’éventail des résistances opposées à l’action publique, que celles-ci se traduisent par des résistances individuelles morcelées ou des oppositions collectives porteuses d’alternatives explicitement articulées. Les observations directes permettent de voir comment ces oppositions se construisent dans la dynamique même des interactions, en particulier dans le jeu des contre-positionnements entre parties prenantes autour d’une thématique (pouvoirs publics, générations antérieures ou contemporaines de militants…). L’observation directe des instruments d’action publique et de leurs usages permet aussi de voir que ceux-ci ne sont pas naturellement porteurs d’une vision du monde prédéfinie, mais font l’objet d’appropriations contradictoires, pouvant servir différents intérêts dans un conflit de gouvernance.

14Quant à la réalisation d’entretiens semi-directifs par plusieurs contributeurs et contributrices de ce numéro, elle vise essentiellement à reconstruire les discours des agents et destinataires de l’action publique. La place accordée à ces discours dans l’analyse permet de saisir les manières dont les acteurs pensent et, surtout, justifient leurs vues, leurs pratiques et leurs décisions. La constitution de corpus documentaires (archives d’organisations, documentation militante ou institutionnelle, textes législatifs, médias…) permet aussi de donner à voir un certain air du temps qui contribue à façonner un environnement cognitif, des catégories politiques, des manières de définir les problèmes. Si la plupart des auteurs et autrices du numéro s’intéressent à l’action publique in situ, sur la base d’unités d’analyse spécifiquement resserrées sur l’action en train de se faire, plusieurs contributions de ce dossier mettent également en perspective les phénomènes sociaux et politiques observés dans un temps plus long, voire même dans une approche généalogique. Cette dernière permet de retracer les inflexions temporelles de l’action publique ou des paradigmes d’intervention étatique, ainsi que leur rôle dans le façonnement des identités collectives. La combinaison des méthodologies et des unités d’analyse dans ce numéro montre toute l’importance du dialogue entre les différentes approches autour d’une thématique commune, pour un renforcement mutuel de la compréhension des processus à l’œuvre.

15D’autres fils rouges sont identifiables dans les articles présentés dans ce dossier, notamment en ce qui concerne la frontière fragile entre politiques intégratives et action excluante de l’État. En créant des catégories de citoyens-usagers associées tant à certains droits qu’à certaines obligations, un certain nombre d’exclusions sont immanquablement créées dans le même mouvement. De même, les programmes publics participatifs opèrent inévitablement des effets de sélection de leurs publics, dont les dispositions doivent être en phase avec les modus operandi administratifs. Une tension est également souvent palpable entre horizontalité et verticalité de l’action publique. Dans un contexte de co-production des politiques publiques et de spécialisation des domaines d’intervention publique, l’État nécessite le concours de la société civile dans bien des domaines, tout en gardant la main haute sur les modalités de l’interaction avec cette dernière, de même que sur le choix des instruments et des critères d’action publique. En effet, force est de constater que l’État, dont les différentes missions se sont morcelées et complexifiées, a impérativement besoin du concours des usagers, administrés, résidents, groupements professionnels et organismes spécialisés pour garantir la continuité de son action. Les expertises des uns et des autres s’agencent alors dans des configurations changeantes, au sein desquelles les interlocuteurs de l’État sont appelés à jouer un rôle décisif dans le succès ou l’échec d’une politique. Que ce soit en activant des compétences pointues (juridicisation de l’action publique), en opérant des détournements sur le terrain (adaptations lors de la mise en œuvre) ou en usant de leur pouvoir ordinaire en tant que destinataires de l’action publique (non-participation, refus d’identification), les savoirs et compétences des différents publics s’entremêlent pour venir remodeler les programmes politiques. Le constat maintes fois renouvelé de la porosité entre l’État – à saisir comme une entité sociologique complexe dans ses différentes ramifications – et la société civile (Nay, Smith, 2002) se confirme pleinement à travers les situations de co-production de l’action publique étudiées ici. De la même manière, au-delà de la question de la privatisation de l’action publique, c’est bien la « multiplicité des gouvernementalités » qu’il s’agira de considérer en fonction de leur historicité (Hibou, 1999, 8).

État désengagé, ou recomposé ? Pilotage par délégation et organisation des contraintes de l’action associative

16Prenant pour objet les organisations issues de la société civile, une première série d’articles de ce dossier analyse les modalités de la délégation de larges pans de l’action publique à des organisations à but non lucratif (axe 1 : État gestionnaire). D’importantes tensions inhérentes à la dynamique de délégation et de contrôle sont alors observables. Les pouvoirs publics tendent à déléguer la mise en œuvre à des organismes spécialisés, tout en faisant usage d’une instrumentation complexe leur permettant de garder la main sur le pilotage de ces secteurs d’action. Dans ce contexte, Maëlle Meigniez étudie la construction conjointe de nouveaux registres d’action publique à travers les interactions entre État et associations actives dans la lutte contre la pauvreté. En fonction des priorités respectives de ces deux acteurs, un continuum d’action est créé, allant de l’aide sociale traditionnelle aux actions ressortant du paradigme émergent de la « capacitation ». Ce continuum est le résultat des négociations permanentes entre l’État, les organisations caritatives et leurs publics. Les divergences entre acteurs étatiques et associatifs se donnent principalement à voir dans les paradigmes d’intervention privilégiés, ceux-ci reposant sur différents degrés de « responsabilisation » des destinataires de l’action publique. L’auteure dresse alors le constat d’une hybridation des formes de l’action publique, qui repose sur l’entremêlement étroit des registres d’action, les associations n’agissant pas en-dehors mais bel et bien aux marges de l’État. En dernière instance, l’invocation générale de la problématique de la pauvreté, qui fonctionne comme « évitement du politique » (Eliasoph, 2010 [1998]), permet de légitimer à la fois l’action étatique et l’action associative dans ce domaine.

17S’attachant à un objet d’étude similaire, Marine Maurin analyse les tensions qui caractérisent l’action sociale d’urgence régie par la norme de l’accueil inconditionnel. Partant de la définition de l’inconditionnalité comme étant une aide universelle dont l’obtention est fondée sur l’urgence des situations personnelles, l’auteure montre comment cette norme théorique peut être mise à l’épreuve dans sa déclinaison pratique. Elle examine le décalage qui existe entre l’idéal d’une aide universelle et exempte de toute opération de catégorisation sociale, et une réalité associative marquée par des impératifs de terrain. Son analyse d’un dispositif d’accueil de jour destiné aux grands marginalisés montre que les femmes victimes de violence ainsi que les personnes en situation irrégulière ou de demande d’asile tendent à y être aiguillées vers d’autres structures. Certains facteurs expliquent l’émergence de ces limites opératoires à la notion d’inconditionnalité. Les dynamiques de fragmentation des publics qui caractérisent l’action sociale, les institutions se spécialisant dans le ciblage de certaines catégories sociales construites comme telles, mettent à mal le principe d’inconditionnalité. De même, deux autres principes sur lesquels l’État a progressivement érigé ce secteur vont à l’encontre de l’inconditionnalité : les exigences en termes de turnover ainsi que le caractère limité de l’aide (dans le temps et dans son ampleur) par crainte de la chronicisation. À travers l’étude de ces opérations d’assignation identitaire, l’auteure constate que, dans la pratique, la norme de l’inconditionnalité peut produire de la conditionnalité. Cet article permet de rappeler que ce n’est pas nécessairement le législateur qui produit des taxinomies sociales à travers la promulgation de lois, règlements et programmes, mais que la morphologie d’un secteur d’intervention, et notamment ses spécialisations fonctionnelles historiquement constituées, constituent autant de paramètres qui pèsent de manière subtile sur les pratiques des acteurs associatifs et sur la construction de leurs publics.

18En adoptant une approche par les instruments d’action publique (Lascoumes, Simard, 2011), Justine Contor saisit quant à elle les mutations néo-managériales qui marquent les injonctions étatiques à l’égard des ong actives dans la coopération internationale. Sa contribution permet de mettre en évidence les formes de contrôle et de normalisation opérées par l’État dans sa gestion de ce secteur, pour grande partie délégué à des organisations non-gouvernementales. Faisant appel à une sociologie de la résistance et des détournements, l’auteure analyse la manière dont ces organisations s’approprient la nouvelle instrumentation imposée par le haut. Les nouveaux registres de régulation des relations entre ong et États s’opèrent notamment à travers la technique du screening, symbole émergent du paradigme de l’efficacité néo-managériale dans le domaine de la coopération internationale. Les relations top-down de financement et de monitoring des ong par la puissance publique s’actualisent alors dans cet instrument, qui opère de forts effets de sélection sur le terrain. Les organismes capables de s’adapter aux nouvelles conditions d’accréditation partagent certaines caractéristiques en termes de taille, de modes d’organisation et d’orientations managériales. Les différentes stratégies mises en œuvre par les ong afin de s’adapter à cette instrumentation sur le terrain, entre respect des nouveaux standards et travail de maintien de l’identité organisationnelle, sont analysées par l’auteure. Dans le premier axe de ce dossier, l’instrumentation est ainsi saisie comme un révélateur des redéploiements de l’action de l’État dans ses actes de délégation de l’action publique.

Nouvelles formes de légitimité étatique : grammaire de la co-production et adhésion citoyenne

19Une deuxième série d’articles se propose d’étudier des nouveaux modes de co-production à la croisée de l’action publique et de la participation citoyenne (axe 2 : État participatif). Les citoyens sont ici constitués en experts par les pouvoirs publics, qui sollicitent leur participation active, que ce soit pour les besoins de programmes de vigilance sanitaire ou pour la production du consentement autour de décisions urbanistiques. Ainsi Marion Le Tyrant retrace-t-elle l’émergence de nouvelles modalités d’interaction entre collectivité locale et citoyens-résidents, constitués en cibles et bénéficiaires d’un nouveau programme de lutte contre le moustique-tigre. Ce programme donne lieu à une rencontre administrative d’un nouveau type, visant à façonner le rapport individuel au risque sanitaire local. Les résidents sont institués en acteurs proactifs de la lutte contre les foyers d’explosion épidémique (résidences privées, jardins). L’auteure émet le constat d’un transfert partiel de responsabilité de l’État vers les particuliers dans la lutte sanitaire, à travers un subtil jeu d’influence, de persuasion, de contrôle et de séduction des agents de la collectivité publique auprès des résidents. Au sein de ce nouveau régime de responsabilité mixte, les citoyens sont invités à devenir des « médiateurs de la surveillance » (Fortané, Keck, 2015). Dans ce glissement de l’action étatique du « faire » au « faire faire », ce sont les dynamiques mêmes du contrôle social qui se retrouvent profondément altérées. Ces nouvelles modalités de co-production reposent sur la figure idéale-typique du citoyen engagé et responsable. Elles sont caractéristiques des interventions préventives dans le domaine de la santé. Elles peuvent toutefois également trouver un écho grandissant dans d’autres secteurs de l’action publique, proposant ainsi une lecture individualisante du politique.

20En examinant les différences entre dispositifs participatifs et consultatifs en matière d’urbanisme, ainsi que les contraintes associées à ces deux types de gouvernementalités distinctes, Olivier Struelens propose quant à lui un questionnement sur les modes de co-production politique qui en résultent. Des différences fondamentales dans les logiques de fonctionnement de ces dispositifs sont mises en évidence. Alors que tous deux engagent un dialogue avec leurs publics, les dispositifs consultatifs peuvent favoriser une logique agonistique, qui culmine dans le recours par les participants à différentes stratégies de voicing. Pour les citoyens, la participation à ces arènes peut être liée à la volonté de mieux les dénoncer, et de faire valoir les actions menées en dehors de ces dernières (pétition, recours juridictionnels, manifestations, occupations). L’auteur parle alors d’une certaine « impertinence participationnelle » comme forme d’investissement nécessaire pour espérer être entendu dans les arènes de type consultatif, marquées par cette relation agonistique entre les autorités publiques et la population. À la lumière des controverses urbaines qui se jouent dans ces arènes mixtes, les usages sociaux du droit opérés par les élus et les citoyens peuvent y être finement observés. L’auteur dresse un constat paradoxal : alors que les élus tentent d’opérer une dépolitisation par le droit au sein de ces dispositifs, les citoyens politisent au contraire ces arènes par la menace juridique. Ces différents usages stratégiques du droit, bien que contradictoires, concourent néanmoins tous deux à un phénomène de juridicisation du politique qui contribue à brouiller les frontières entre les régimes d’action étatique. Les deux articles du deuxième axe de ce dossier donnent ainsi à voir les nouveaux lieux de co-production des politiques et les modalités renouvelées d’interaction entre citoyens et pouvoirs publics, à la croisée des politiques sectorielles et de leurs implantations locales. Il convient toutefois de relever que la frontière entre participation et contestation est parfois bien mince, mais aussi que l’État participatif et l’État normatif peuvent constituer les deux facettes d’une même médaille.

Radicalisation, rejet et constitution de référentiels alternatifs : les mutations de l’action étatique saisie par ses contestations

21Une troisième série d’articles se penche enfin sur la contestation frontale de certaines politiques, et se propose de saisir l’action publique au prisme des résistances opposées par certains des groupes qu’elle vise (axe 3 : État normatif). Ces articles traitent des processus d’assignation identitaire opérés sur certaines catégories de la population, et des dynamiques de négociation et de rejet qui en résultent. Les individus mobilisés sont habilités à contester ces politiques de par leur nature-même de groupes-cibles, ce qui permet d’éclairer la dépendance inhérente de l’État à ses administrés dans la réussite ou la faillite de ses programmes. Les dynamiques mises en évidence sont ici encore à saisir sous forme de continuum, allant de mobilisations collectives contre des mesures gouvernementales à des résistances individuelles. L’article d’Angelo Montoni sur les mobilisations estudiantines contre la privatisation et le coût des études universitaires au Chili prend le parti d’une approche socio-historique mettant en lumière la dynamique contestataire sur le temps long. L’auteur retrace l’érosion progressive du système de représentation politique durant la période post-dictatoriale. L’adoption volontariste d’une politique de l’oubli à la tête de l’État ainsi que la mise en place de partis politiques et de syndicats échouant à se faire le reflet de la diversité des aspirations sociétales cristallisent un sentiment contestataire au sein de la jeunesse chilienne, dont les ambitions professionnelles se voient contraintes par un système éducatif privatisé et excessivement sélectif. Les interdépendances entre l’État et ses publics se donnent alors à voir à travers la dynamique de mobilisation et de répression qui caractérise le cycle de protestation estudiantine sans précédent de l’année 2011. En déniant aux étudiants le droit à prendre part au débat politique qui les concerne au premier chef, l’État enclenche un processus de radicalisation du conflit social. Celui-ci se manifeste par la montée en puissance des contestations et un durcissement des modes opératoires. À nouveau, les dynamiques d’interdépendance entre l’État et ses publics ainsi que les tensions entre verticalité et participation se font jour. La focale sur les épisodes contestataires permet de souligner les limites du monopole décisionnel de l’État sur un secteur aussi crucial et symbolique que l’éducation, dans un contexte où les aspirations de la population en termes de démocratie et de représentation sont déjà fortement contrariées.

22Dans un registre différent, Julie Voldoire montre la manière dont la faillite de l’action publique peut lui être signifiée par ses publics sous la forme d’une indifférence à ses sollicitations. En émerge notamment un phénomène que la puissance publique, confrontée aux limites de son action et de sa mission d’intérêt général, a rapidement constitué en problème public : le non-recours aux aides sociales. L’auteure prend le parti original d’étudier non pas seulement la réaction des individus aux sollicitations d’une collectivité territoriale, mais également la réaction contrariée de la puissance publique face au refus des catégories ciblées de réagir à son plan d’action sociale. Cette approche a pour effet de mettre en lumière la dépendance des secteurs administratifs porteurs de la politique sociale envers leurs publics, effectifs ou potentiels. La problématique émergente du non-recours modifie alors profondément les normes d’action des professionnels de l’aide sociale, en particulier le travail de construction de leurs publics. L’auteure montre que le « non-recours » en tant que catégorie d’entendement étatique concorde avec l’émergence des paradigmes de nouvelle gestion publique. Ceux-ci reposent notamment sur un ciblage précis des destinataires de l’action sociale ainsi que sur un morcellement poussé des catégories d’ayants droit. Ce mouvement est parallèle à la perte de crédibilité de l’action sociale de l’État au vu de l’émergence des nouvelles formes de pauvreté contemporaine. Dans ce paradigme d’action publique, l’accent est alors mis sur les capacitations individuelles comme nouveau principe d’intervention et de sélection des récipiendaires. L’État social impulse ici encore des dynamiques d’assignation identitaire. La négociation peut alors prendre la forme de refus individuels d’identification aux catégories de l’action publique. Ces rejets ne sont pas à voir comme des attitudes passives mais bien comme des démarches actives. L’État en lutte contre le désaveu de ses mécanismes d’action sociale se heurte à des résistances qui sont par ailleurs révélatrices du passage entre politiques de redistribution collective et politiques méritocratiques individuelles.

23Dans la même veine, Adrien Mazières-Vaysse se penche sur la manière dont les publics de l’action sociale réagissent aux dynamiques de labellisation dont ils font l’objet. À travers une étude fine des registres militants de trois mouvements de mobilisation autour de la cause des « précaires », l’auteur retrace les réappropriations différentielles d’une identité assignée autour de la question du revenu de solidarité active. Réagissant différemment au risque de welfare stigma (Horan, Austin, 1974), la gamme des réponses militantes étudiées montrent les jeux qui se trament entre les dispositifs régaliens d’assistance producteurs d’identités stigmatisées et les référentiels alternatifs qui sont le fruit de mobilisations symboliques multiples au sein de l’espace des mouvements sociaux. La typologie qui résulte de cette analyse se compose d’un pôle syndical défendant la logique assurancielle héritée de l’après Deuxième Guerre mondiale, d’un pôle générationnel de jeunes précaires revendiquant un revenu d’insertion dans la vie active pour les nouveaux entrants sur le marché du travail et d’un pôle radical revendiquant une déconnexion entre emploi et revenu, qui passerait par la mise en place d’un revenu universel. Comme le relève l’auteur, au-delà de leurs différences en termes de composition sociale, d’aspirations professionnelles et de ressorts identitaires, ces mouvements contestataires se rejoignent autour d’une « exigence démocratique d’assistance universelle ». Des modèles de solidarité alternatifs à ceux mis en place au sein des dispositifs étatiques sont imaginés, et l’opposition se fonde en partie sur le non-recours des destinataires potentiels aux prestations de la politique sociale. Ainsi, ces trois articles permettent de mettre en évidence les liens d’interdépendance – mêlés de défiance – qui unissent dépositaires du pouvoir public et destinataires de l’action publique. Cette relation se décline sur divers registres pouvant aller de la contestation à l’indifférence. Les oppositions signifiées aux pouvoirs publics contribuent à remettre en question le monopole des circuits établis du pouvoir décisionnel sur ces questions. Au final, le troisième axe de ce dossier permet de comprendre comment les mutations de l’action étatique s’opèrent notamment via la transformation de ses publics ainsi que leurs résistances, créant de nouvelles formes de (dé)liaisons sociales.

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