- 1 Les auteurs tiennent à remercier Michel Grossetti pour ses relectures et suggestions ainsi que les (...)
1En Chine, 7 millions de nouveaux étudiant-e-s intègrent l’enseignement supérieur tous les ans, soit 29 % d’une tranche d’âge. Ce chiffre en forte augmentation implique une adaptation des structures universitaires et de formation, mais aussi pose la question des débouchés. Aujourd’hui, les jeunes diplômés ne trouvent pas forcément un emploi, et le principe d’affectation à des postes dans l’administration ou les entreprises publiques ne fournit pas de postes pour tous. Pendant des années, l’affectation à une tâche, à une entreprise, à une unité de travail était organisée par l’administration même si, comme l’a montré Yanjie Bian, le guanxi, version chinoise des réseaux, jouait là aussi un rôle (Bian, 1994). Maintenant, les étudiant-e-s trouvent en partie des emplois dans les nouvelles entreprises privées nées du changement de paradigme économique en Chine dans les années 1980. Comme en Europe, la question de l’adéquation de la formation des étudiants à la demande des entreprises se pose donc et fait l’objet de nombreux travaux. En France, les enquêtes Génération du Céreq et les nombreux travaux qui en découlent permettent de bien connaître la trajectoire des jeunes sortis du système scolaire et de comparer les taux d’insertion, en fonction des filières, de l’origine sociale, ou du contexte économique (Lemistre, 2003 ; Calmand, Epiphane, 2012 ; Ménard, 2014)1.
2Mais la question du mode d’accès à l’emploi est plus rarement traitée que ce soit en Chine ou en Europe. En Chine aujourd’hui il devient particulièrement intéressant de comprendre comment les étudiants diplômés du supérieur trouvent un emploi, puisque l’affectation bureaucratique à des postes précis n’est plus le principal débouché pour les diplômés. L’importance des relations professionnelles de la famille a été démontrée dans certaines études en Europe, mais l’évolution récente du marché de l’emploi en Chine conduit à s’interroger sur les éventuelles spécificités du pays dans ce domaine.
3Pour ce faire, l’analyse en termes de relations sociales s’avère particulièrement fructueuse et notamment l’étude des chaînes relationnelles. Dans la lignée des travaux de Mark Granovetter, Nan Lin, Yanjie Bian, elle permet de comprendre comment les étudiants trouvent un emploi, mais aussi quel est exactement le rôle des tiers mobilisés pour accéder à un poste. C’est l’objet de cet article fondé sur une étude de terrain menée en Chine auprès de 189 étudiants de différentes universités de Chengdu, qui permet de confirmer l’importance du réseau familial dans l’accès à l’emploi des diplômés, mais en montrant l’articulation de celui-ci avec le réseau professionnel des proches.
4Nous rappellerons dans un premier temps le contexte des études en Chine, puis présenterons la méthode d’enquête de terrain mise en œuvre, avant d’expliquer les principaux résultats et la manière dont ils éclairent la compréhension que nous avons de l’accès à l’emploi, notamment grâce à la mise en regard avec une enquête proche menée en France.
5Depuis la réforme économique chinoise lancée en 1978 et la transition d’une économie centralisée et planifiée vers un modèle libéral, l’enseignement supérieur chinois a dû s’adapter aux changements. Toutefois, le système de la formation supérieure et de l’accès à l’emploi était en transition permanente depuis le début du 20e siècle quand l’abolition de l’examen impérial national en faveur d’un modèle occidental a bouleversé l’ordre social. Datant de 200 avant J.-C., cet examen méritocratique permettait la reproduction d’une classe éduquée destinée à intégrer la bureaucratie d’État. L’idée que l’acquisition d’un diplôme donne accès de manière certaine à un emploi était donc très présente depuis des siècles en Chine, mais cela s’est compliqué au fur et à mesure que les marchés s’ouvraient et que le gouvernement perdait le contrôle de ces derniers.
6Afin de maintenir le lien entre éducation et accès automatique à des postes (souvent de cadre au sein de l’administration), le gouvernement chinois avait dans un premier temps limité le nombre d’inscriptions à l’université, notamment par l’institution de l’examen d’entrée appelé gao kao (高考), suspendu pendant la « révolution culturelle », et rétabli par Deng Xiaoping. En 1978, l’examen est devenu ce qu’il reste aujourd’hui, le régulateur principal d’accès au supérieur géré au départ uniquement par le gouvernement central, puis depuis 1985, par certains territoires, pour limiter les inégalités territoriales.
7La Chine connaît depuis les années 1990 un accroissement fulgurant du nombre d’inscrits dans l’enseignement supérieur et une forte augmentation du nombre d’institutions de formation. L’objectif était de former un plus grand nombre de personnes pouvant travailler dans la nouvelle économie, et d’absorber un certain nombre de chômeurs à un moment de crise financière généralisée en Asie. Après un lent départ dans les premières années de cette décennie, en 1999, les nouvelles inscriptions d’étudiants ont augmenté de près de 50 % par rapport à l’année précédente puis de 45 % en 2000 (Soo, 2015). Suite à cette expansion, et jusqu’en 2013, le nombre d’universités a plus que doublé et le corps d’enseignants universitaires a également été multiplié par plus de 3,5, pour atteindre près de 1,5 million, pour 7 millions de nouveaux étudiants chaque année, 25 millions d’étudiants au total et 6,4 millions de diplômés par an (ministre de l’Éducation RPC, 2010). Actuellement le taux moyen d’inscription dans le supérieur chinois est de 29 % d’une tranche d’âge, ce qui est très proche de la moyenne mondiale (31 %), même si cela ne correspond qu’à la moitié du niveau européen (66 %). Toutefois ces adaptations se heurtent à la rapidité de l’expansion et à la transformation de l’économie. Les recherches en cours posent la question de l’adéquation des compétences des diplômés aux nouvelles exigences du marché de travail (Cao, 2011 ; He, Mai, 2015 ; Soo, 2015 ; Liu, 2014), estimant notamment que ces décalages s’expriment par des difficultés d’accès à l’emploi voire des périodes de recherche du travail prolongées.
- 2 En 2015, 4,7 millions d’étudiants ont été diplômés d’un établissement d’enseignement supérieur dans (...)
8À la différence des générations précédentes, pour lesquelles un diplôme fournissait une garantie d’avoir un accès à un poste qualifié, les nouveaux diplômés risquent pour un grand nombre de passer par des périodes de chômage. Bai (2006) rapporte que le chômage des diplômés a atteint 690 000 en 2004, soit un pourcentage élevé du nombre de diplômés universitaires, un chiffre supérieur à celui de l’annuaire statistique national de Chine, qui estime que le nombre de diplômés au chômage est passé de 50 000 à 1 890 000 entre 1996 et 2005, alors que dans la même période, le nombre annuel de diplômés passait de 870 000 à 5 590 000. Une troisième source plus récente, le « Rapport sur l’emploi des étudiants universitaires de la Chine 2016 (Employment Blue Book) », parle de 7 650 000 diplômés universitaires en 2016 et d’un taux d’embauche autour de 92 % six mois après le diplôme. Selon ces projections, le nombre d’étudiants chômeurs serait d’environ 612 000 en 20162.
9Au-delà de la difficulté à connaître l’ampleur du problème, tous les chercheurs s’accordent sur l’existence nouvelle d’un chômage des étudiants. Certains expliquent ce phénomène par la désertification du monde rural et l’urbanisation galopante, (Bai, 2006 ; Wu,Yao, 2003 ; Zhu, 2002). Lian Si, sociologue à Pékin (University of International Business and Economics) décrit ce nouveau groupe de diplômés chômeurs sous-payés, souvent migrants dans les grandes villes, et il estime qu’il existe plus de 3 millions de ces jeunes diplômés ne travaillant que peu ou pas du tout (2010). Liu Ziqin (2014) a étudié les étudiants diplômés du supérieur migrant vers les grandes villes, notamment Pékin, et décrit leurs relations avec un monde du travail partagé en deux, celui formel des postes publics et des grandes entreprises qui procure stabilité, protection sociale et celui du monde qualifié d’informel, composé de PME et d’entreprises privées ne cotisant pas pour leurs salariés. L’auteur a également pointé l’écart entre le niveau et l’offre de la formation du supérieur, et les réalités du monde du travail actuel nourri par un marché de plus en plus libéral (Cao, 2011 ; Wang, 2007). Un rapport de la Banque mondiale (2007) indiquait que de nombreux diplômés universitaires ne pouvaient pas trouver d’emploi en raison de ce décalage entre l’enseignement universitaire et les nouvelles exigences du marché du travail, notamment en informatique, anglais ou management, en raison des effets de la mondialisation en Chine et que le problème principal était la pénurie d’investissements dans la formation et la reconversion des adultes. Park et al. (2003) montrent qu’il y a une augmentation de la demande de main d’œuvre formée à l’université adaptée aux conditions actuelles du marché du travail en zone urbaine.
10Toutes les universités ne sont pas équivalentes en termes de moyens et de types de formation. Les établissements d’enseignement supérieur regroupent des universités, des instituts de recherche, des institutions spécialisées, des collèges indépendants (depuis 2008), des universités professionnelles, des institutions militaires, des écoles et collèges de médecine et des écoles de formation de cadres. L’admission à l’université dépend des résultats de l’examen d’entrée national. Les universités et autres établissements d’enseignement supérieur offrent des programmes orientés sur la pratique généralement de deux ou trois ans, conduisant à l’obtention d’un diplôme. Les titulaires d’un diplôme peuvent continuer jusqu’à une licence en complétant par une période supplémentaire de trois ou deux ans d’études (cinq ans dans le cas de la médecine, la médecine traditionnelle chinoise, l’architecture et l’ingénierie) (UNESCO, 2011).
11Aujourd’hui les soixante-quinze institutions du supérieur les plus prestigieuses opèrent directement sous la supervision du ministère de l’Éducation (comme l’Université de Pékin et l’Université de Tsinghua). Historiquement on les appelait les « universités nationales prioritaires » (guo jia zhong dian da xue 国家重点大学) en référence à la sélectivité du recrutement et aussi aux aides financières supplémentaires fournies par le gouvernement central. Actuellement il existe une catégorie constituée d’institutions dirigées par les gouvernements provinciaux. En termes de nomenclature, les termes de « collège » (学院 xueyuan) et « université » (大学 da xue) sont parfois utilisés de façon interchangeable, mais « collège » désigne habituellement une institution moins prestigieuse qu’une université. Toutefois le mot chinois pour « université » (大学 Daxue) est parfois aussi traduit par « collège » (NUFFIC, 2010).
12La recherche a porté sur 9 des 50 universités et collèges de la région de Chengdu de manière à représenter les grands types d’établissements, en fonction de l’ordre d’affectation aux examens (voir tableau n° 1). L’accès au terrain était facilité par le fait que l’auteur de la recherche est elle-même originaire de cette ville. À la fin de 2014, dans la ville de Chengdu, on décomptait 14,4 millions d’habitants, ce qui en fait la 4ème ville de Chine. La population de Chengdu représente environ 17,6 % du Sichuan et 1,1 % de celle de toute la Chine3. Il y a 700.000 étudiants dans les collèges et universités de Chengdu, dont 433.000 en premier cycle (undergraduates).
13En 2015, considérée comme l’année la plus difficile pour la recherche d’emploi, le nombre de diplômés des collèges était de 7,5 millions en Chine, de 360.000 pour la province du Sichuan et de 42.000 à Chengdu.
Tableau 1 : répartition des 9 établissements dans lesquels a été conduite la recherche
Classe 1 : Universités d’État, majeures
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Université du Sichuan
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University of Electronic Science and Technology of China
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Southwest jiaotong University
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Classe 2 : Universités provinciales
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Sichuan normal University
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Chengdu University
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Chengdu University of Information Technology
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Classe 3 : Autres universités
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Sichuan University Jincheng college
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Sichuan normal university wenli college
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Yinxing Hospitality Management College of Chengdu University of Information Technology
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14Le fait que les étudiants ne trouvent pas tous un emploi tient aussi à une profonde évolution du fonctionnement du marché du travail des diplômés. L’accès à un travail rémunéré a été profondément modifié par les réformes des dernières années. Avant les années 1990, un programme d’affectation par le gouvernement était le noyau du système d’allocation des emplois en Chine. Des années 1950 jusqu’au milieu des années 1980, ce programme a contrôlé le nombre, la croissance et la distribution des emplois urbains. En effet, les mesures de contrôle incluaient le rationnement alimentaire, l’enregistrement des résidences et les quotas de main-d’œuvre planifiés. Après l’obtention de leur diplôme, les jeunes devaient attendre l’attribution d’un emploi par l’État, et une fois affectés à un emploi, ils ne devaient pas changer de lieu de travail (Walder, 1986, 68-74 ; Davis, 1990 ; Lin, Bian, 1991, 78). Par conséquent, le premier emploi jouait un rôle important dans la vie professionnelle des jeunes diplômés. Il n’existait pas d’autres façons de trouver du travail, en particulier dans les secteurs de l’État ou de l’économie collectivisée.
15Lorsque les demandeurs d’emploi attendaient des affectations, ils ne se contentaient pas de patienter passivement. Ils s’efforçaient de leur mieux de contacter les autorités attribuant les emplois (les « agents de contrôle ») à travers leurs relations en espérant ainsi obtenir un meilleur résultat. Toutefois, explique Bian (1997, 371), les informations étaient fonction de la position des agents de contrôle dans une bureaucratie gouvernementale hiérarchisée, qui ne leur donnait accès qu’aux postes affectés à leur service. L’information sur l’emploi était très secrète. Il était difficile pour les citoyens ordinaires d’obtenir des informations par eux-mêmes.
- 4 Cette politique a été initiée par Deng Xiaoping en 1978, et repose sur la création de zones économi (...)
16Depuis les années 1990, avec la réforme et la politique de la « porte ouverte »4, les demandeurs d’emploi ont été autorisés à trouver du travail par eux-mêmes et à en changer librement (Wand, Bian, 1994). Le recours au guanxi est devenu plus important qu’auparavant sur tous les marchés du travail chinois, puisque les intermédiaires pouvaient jouer un rôle crucial dans l’accès aux nouveaux postes. Pour les diplômés universitaires, d’autres façons de trouver un emploi sont apparues : les centres d’orientation des collèges qui sont en contact étroit avec les autorités locales et des milieux sociaux variés, les conférences sur le campus qui accueillent les entreprises les plus connues, les sessions « d’échanges de talents » qui visent à collecter et publier des informations sur les offres et les demandes, internet pour la recherche d’informations, les médias qui diffusent des offres d’emploi mais aussi des publicités des entreprises les rendant visibles des étudiants, les visites de celles-ci organisées dans le cadre des enseignements, et les différents réseaux sociaux, qu’ils soient associés à des supports d’échanges numériques ou non. L’enquête Mycos 2010 réalisée par l’institut éponyme auprès des diplômés de l’enseignement supérieur, indique que 18 % des premiers emplois seraient trouvés par relation, 33 % par école, 8 % par des salons de l’emploi, 17 % par des sites web de recrutement, 9 % par des annonces dans les média, 11 % par des candidatures spontanées, 4 % autre (Liu, 2014). Pourtant les travaux récents montrent que l’emploi des diplômés universitaires est étroitement lié à leurs antécédents familiaux, et que le statut socio-économique de la famille a un effet important sur l’obtention des emplois (Li Huiqin, 2003 ; Zheng Jie, 2004 ; Chen Chengwen, 2004 ; Li Liming, 2008 ; Fang, 2010 ; Huang Juan, 2010). Li Huiqin (2003) a fait remarquer que lorsque les parents ont un niveau d’éducation plus élevé, la probabilité est forte que l’emploi du diplômé soit élevé également. Par ailleurs, le statut socio-économique de la famille est le principal facteur influant sur le niveau de capital social des diplômés (Zheng Jie, 2004). D’autres chercheurs contestent ce point de vue. Par exemple, Yue Changjun (2004) montre que les niveaux d’études du père et de la mère, et la profession du père n’ont pas une influence significative sur l’emploi des diplômés.
17Le rôle important du statut socio-économique de la famille s’explique par le fait que celui-ci permet de mobiliser des relations professionnelles donnant à des postes plus qualifiés, en raison d’une forte homogénéité sociale des relations (Bian et al., 2005, Wen-Hong Zhang, 2004). Liu Ziqin estime que « si les jeunes diplômés, notamment des instituts techniques, se voient attribuer un emploi par leur école, cette facilité est considérée comme une contrainte liée au manque de ressources relationnelles ou économiques : « la famille n’a pas de réseau social qui peut aider » et « les offres d’emploi exigent de l’expérience professionnelle ». « Les offres ainsi pourvues sont essentiellement à la chaîne ou dans les usines de fabrication » (Liu, 2014), et les jeunes pratiquent le job-hopping, changeant très rapidement d’emploi, en guise de protestation contre des entreprises qui ne leur proposent pas de postes satisfaisants. L’enquête Mycos 2007 indiquait selon l’auteur que 69 % des jeunes diplômés de 2007 avaient changé de poste trois ans plus tard, contre 54 % des diplômés du supérieur en France pour la même année, selon l’enquête Génération du Cereq (Arrighi, 2012).
18Le recours aux relations dans l’accès à l’emploi des jeunes diplômés est donc une question essentielle pour comprendre les trajectoires professionnelles de ceux-ci sur les nouveaux marchés du travail en Chine.
19Qui dit relations sociales en Chine nécessite d’aborder la notion de guanxi, même si l’objet n’est pas ici de préciser ce concept en détail. La plupart des chercheurs chinois pensent que le guanxi est une sorte de réseau social spécial ou le capital social dans la société chinoise. Il est défini en Chine comme une sorte d’extension de la famille. C’est la perspective adoptée par Liang Shuming (1949), Fei Xiaotong (1999), Morton Fried (1969), Yang Ching (1959), King Yaoji (1985). Pour ces auteurs, la parenté et les relations de mariage sont au cœur du réseau personnel. En outre, grâce à l’extension de l’éthique de la famille, le guanxi est devenu un mécanisme nécessaire du capital social, des ressources sociales. Nan Lin considère que le guanxi est une relation d’échange social asymétrique, au cours duquel les deux parties obtiennent un résultat positif : celui qui a été aidé acquiert une série de satisfactions instrumentales, et celui qui aide obtient un statut et l’amélioration de sa place dans le réseau.
20Dans une perspective sociologique, on pourrait utiliser le terme d’« art des relations personnelles » pour exprimer la signification subtile du guanxi qui inclut notamment le don, le retour, l’affection, le calcul, l’intérêt public et l’intérêt personnel (Bian, 1997). En fait, il faudrait plutôt parler d’une obligation de réciprocité et de l’accumulation d’un « capital social » de dettes relationnelles. Plutôt que d’« art », il s’agirait alors d’une injonction ou d’une norme. Par conséquent, le guanxi n’est jamais pur, mais mélangé à la confiance, l’affection, l’obligation et au calcul. L’augmentation ou la diminution de la quantité de ces éléments, et des liens forts ou faibles de ces éléments, détermine la nature ou le type de guanxi. Ce qui signifie que ces contenus relationnels renvoient aux principes qui définissent et aux propriétés relationnelles qui qualifient les différentes forces de liens et les interactions entre les acteurs de ces liens.
21Dans ces conditions, le fait d’avoir recours à un tiers pour trouver un emploi signifie s’engager dans une contrepartie directe ou indirecte, et finalement avoir une dette envers la personne à moins que celle-ci ne soit justement en train de régler la sienne. Il ne s’agit pas ici d’un simple espoir de retour, mais bien d’une obligation forte, dont le non-respect conduirait à un étiquetage négatif vis-à-vis des proches mais aussi du cercle constitué des différents liens de guanxi, tissés au fil des ans par les individus, leurs familles et leurs contacts professionnels. Selon la théorie du Chaxogeju de Fei Xiaotong, chacun est au centre d’un cercle concentrique de relations. Et une personne jouit d’une considération plus ou moins grande selon la façon dont elle gère ses relations avec ceux qui l’entourent. Ceci permet de comprendre la définition de Bian qui voit dans le guanxi un ensemble de « connections interpersonnelles qui facilitent les échanges de faveurs entre personnes sur une base dyadique » mettant en évidence la quasi légitimité du fait d’essayer d’obtenir des avantages par intervention auprès des bureaucrates adéquats » (Bian, 1997). Interroger l’accès à l’emploi des jeunes étudiants en Chine permet donc d’éclairer la nature des relations à une période où le marché du travail change. Comment comprendre le mode d’accès à l’emploi des jeunes étudiants dans ces conditions ?
- 5 Il y a environ 700.000 étudiants dans les collèges et universités de Chengdu dont 433.000 dans le p (...)
22L’enquête a été menée par questionnaire auprès d’étudiants issus de 9 universités de Chengdu divisées en trois catégories (tableau 1)5. 450 questionnaires ont été collectés, soit directement en cours, soit en face-à-face, soit par courrier dont 189 font l’objet de l’analyse présentée ici. Ils portaient sur l’entrée à l’université et sur l’accès à l’emploi ou la création d’entreprise à la fin des études. En effet, en Chine, les étudiants de premier cycle de grade le plus élevé (4ème année pour les élèves des collèges ou 3ème année pour les étudiants des collèges de formation professionnelle) n’ont souvent pas de cours dans la dernière année ou le semestre qui précède l’obtention du diplôme formel. Dans cette période, les étudiants peuvent trouver des emplois, des stages, obtenir des offres, un contrat avec une future unité de travail et ainsi de suite. Parmi les 189 enquêtés, 90 étaient dans cette situation au moment de l’enquête en 2014, et 99 avaient déjà obtenu leur diplôme l’année précédente. Le questionnaire permettait de renseigner le mode d’accès à 3 emplois, de manière détaillée, et comportait aussi des questions sur les personnes citées, leur statut, leur relation avec l’étudiant. Au total, nous disposons donc d’informations sur 289 embauches concernant 189 personnes et sur 175 personnes intervenues dans celles-ci. 74 personnes ont décrit deux embauches, 26 trois embauches.
23Commençons par un portrait rapide des enquêtés. 30 % ont de 19 à 21 ans, 43 % de 22 à 25 ans, 27 % plus de 26 ans. Les femmes sont surreprésentées (58 %). 20 % ont un diplôme spécialisé (que l’on pourrait apparenter à un DUT ou un BTS), 63 % sont titulaires d’une licence, 17 % un master ou un doctorat. On sait aussi que 21 % sont membres du parti communiste. Au moment de l’enquête, 14 % occupent des postes d’encadrement dans le public ou le privé, ou sont entrepreneurs, 31 % exercent des fonctions intellectuelles ou techniques, 37 % sont employés, 18 % ont des postes d’ouvriers, d’agriculteurs, ou sont sans emploi. La plupart (87 %) travaillent dans de grandes agglomérations, soit à la capitale Chengdu, soit dans des villes sous le contrôle direct du gouvernement central comme Chongqing.
2438 % des enquêtés sont issus d’universités d’État, 19 % d’universités régionales importantes, 11 % d’universités régionales de rang moindre, 17 % d’établissements privés ou indépendants, 15 % de formations techniques après le bac.
25Pour chaque embauche, les enquêté-e-s pouvaient mentionner plusieurs moyens d’accès en répondant à la question : « comment avez-vous trouvé cet emploi ? », par exemple, en indiquant « par des gens que je connais », et « j’ai remplacé quelqu’un de ma famille ». 189 enquêtés ont répondu à cette question (voir tableau 2).
Tableau 2 : Moyens d’accès à l’emploi
Moyens d’accès à l’emploi
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% de l’ensemble des réponses (choix multiples)
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Par des gens que je connais
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59 %
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J’ai remplacé mes parents
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8,6 %
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J’ai remplacé quelqu’un de ma famille
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11 %
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Par une affectation officielle
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5,5 %
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Salon de l’emploi universitaire
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33,8 %
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Salon de l’emploi public
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20,3 %
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Candidature directe
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10 %
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Autre
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7,6 %
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Légende : 59 % des réponses fournies par les 189 enquêtés concernent un accès à l’emploi par une personne connue, pour 289 séquences d’accès à l’emploi
26Dans 6 cas sur 10, l’accès à l’emploi s’est fait par une personne connue de l’enquêté, sachant que dans respectivement 8,6 et 11 % des cas, celui-ci a remplacé un parent ou quelqu’un de sa famille. Les affectations officielles, qui étaient normalement le seul moyen d’accès à l’emploi avant le changement de paradigme économique, ne représentent pour ces enquêtés que 6,2 % des modes d’accès à l’emploi.
- 6 Dans un premier cas, un étudiant explique être allé voir une voyante très connue la veille de ses e (...)
27L’intérêt d’avoir posé une question à choix multiples est de permettre de comprendre comment l’accès à l’emploi se fait par une combinaison de plusieurs moyens. En effet 63 % des enquêtés répondants ont mentionné plusieurs moyens d’accès à l’emploi, pour l’essentiel 2, ou 3. Dans 25 % des cas, il s’agit uniquement de moyens de type réseaux personnels : ils estiment qu’ils ont trouvé leur emploi à la fois par l’intermédiaire d’une personne qu’ils connaissaient et parce qu’il s’agissait de remplacer les parents ou la famille. Dans 12,1 % des cas, ce sont uniquement des moyens formels (salons, affectation officielle) qui ont permis d’accéder à l’emploi, dans 9 % par candidatures directes souvent associées à l’intervention de tiers pour des conseils. Dans 22 cas, les enquêtés ont mentionné d’autres moyens, souvent le fait de retourner à un emploi qu’ils occupaient précédemment et qui leur convenait, mais nous avons aussi deux autres histoires d’embauche très particulières, codées « autres »6.
28Notons également l’importance de l’association entre les relations et les moyens formels dans l’accès à l’emploi : 36,2 %. Le fait (mentionné par Bian) de solliciter des personnes en situation de fournir des informations sur les affectations officielles entre dans cette catégorie. Avoir une information sur une offre d’emploi par l’ami d’un proche et postuler dans le cadre d’une procédure officielle de recrutement pourrait aussi amener les enquêtés à répondre ainsi. C’est le cas par exemple d’une jeune femme ayant postulé à un concours dans une école après en avoir été informée par une de ses amies qui le passait également.
29Le poids des modes d’accès à l’emploi associant relations et moyens formels est relativement important, notamment par rapport aux autres enquêtes déjà menées sur la question. Cela pourrait tenir à la valorisation des relations comme moyens d’accès à l’emploi, sous la forme du guanxi, alors qu’au contraire, en France par exemple, ce sont les moyens formels qui sont mis en avant par les enquêtés, l’embauche par relations étant souvent associée au « piston », terme à connotation négative qui suppose que ce ne sont pas les compétences de la personne qui ont amené à son embauche. La valeur relative des modes d’embauche a été interrogée notamment par Catherine Dubernet (1995) montrant l’importance de processus sélectif dans la manière dont les salariés valorisaient leur histoire d’accès à l’emploi, et l’impact que cela avait sur le regard porté par les collègues sur eux.
Tableau 3 – Moyens d’accès à l’emploi regroupés
Moyens d’accès à l’emploi regroupés
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Pourcentage
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Uniquement relations
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25,5
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Uniquement moyens formels
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12,1
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Candidatures spontanées
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9
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Relations et moyens formels
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36 2
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Autres
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17,2
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Total
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100,0
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Légende : 25 % des embauches se sont faites uniquement par relations
30La part des embauches dans lesquelles les relations sont mentionnées est de 70,6 %, ce qui est à mettre en regard des enquêtes déjà menées sur la question, celle de Granovetter, 56 % pour des hommes, cols blancs, ayant changé de ville (1995), celle de Lazuech auprès de diplômés d’écoles d’ingénieurs et de commerce dans le bassin nantais (33 % pour les enfants d’ouvriers, 55 pour les enfants de cadres) (2000) ou celle menée à Toulouse par une des auteurs (51 % pour l’ensemble de la population, 56,4 % pour les premiers emplois d’étudiants) (Chauvac, 2011).
31L’enquête menée à Chengdu par Xue Liu porte sur 289 embauches concernant 189 étudiants de 9 universités de la ville, diplômés de l’année 2015 ou des 4 années précédentes. Elle est réalisée à partir de questionnaires et d’une trentaine d’entretiens. L’enquête menée par Nathalie Chauvac en 2011 porte sur 223 histoires d’embauche. Une trentaine de personnes correspondent aux caractéristiques des enquêtés de Xue Liu. Elles ont été pour la plupart collectées au cours d’entretiens semi directifs, puis codées selon la méthode des narrations quantifiées. Elle est complétée par une enquête sur les modes d’accès à l’emploi des étudiants et jeunes diplômés (2017) qui porte sur les séquences d’embauches racontées par des étudiants de trois formations universitaires toulousaines. L’analyse des chaînes relationnelles peut se faire par questionnaire ou par une méthode mixte, la méthode des narrations quantifiées qui permet à partir d’entretiens d’identifier des séquences d’accès à l’emploi, les relations ou dispositifs impliqués dans celles-ci, et de quantifier notamment la part des unes et des autres (Grossetti, 2011 ; Chauvac, 2013).
32Pour mémoire, l’enquête de référence de Mark Granovetter portait sur l’accès à l’emploi de 282 cols blancs venant d’arriver dans la ville de Newton. Dans cette enquête, la question était de comprendre par quelles relations les informations essentielles sur un emploi circulent, et notamment comment des tiers peuvent être amenés à faire le pont vers des univers professionnels auxquels n’ont pas accès les futurs recrutés. C’est particulièrement le cas pour les jeunes diplômés, qui n’ont pas encore constitué de réseaux professionnels et vont donc s’appuyer sur celui de leurs proches, ou des enseignants de l’organisme de formation dans lequel ils évoluent (Chauvac, 2013). La chaîne qui les relie au monde professionnel est donc composée de relations prêtes à s’engager pour les recommander à leurs contacts professionnels, que ce soit en raison de leurs liens personnels ou de leur fonction. Les travaux de Gilles Lazuech éclairent la question en montrant que la mobilisation des relations personnelles ou des moyens mis à disposition par les organismes de formation est fonction de la catégorie socio-professionnelle des parents, certains milieux transmettant comme une norme la mobilisation de ceux-ci.
33Les étudiants chinois étudiés ici s’appuient, comme les étudiants interrogés en France par Nathalie Chauvac ou les cols blancs étudiés par Mark Granovetter, sur les relations sociales pour trouver leur emploi. L’intérêt de la méthode utilisée est de fournir également des informations sur les 289 personnes qui ont aidé à trouver un emploi et le rôle qu’elles ont joué.
34Ce sont dans 55 % des cas des personnes dont l’enquêté se sent proche, alors que dans 37,9 % des cas il ou elle déclare juste les connaître. 7,1 % de ces aidants n’ont été connus par l’enquêté qu’à l’occasion de cette embauche. 37,2 % des personnes citées font partie de la famille de l’étudiant, 21,6 % sont des amis de la famille, ou des connaissances de celle-ci (5,2 %). Les amis des enquêtés sont également cités (22,7 %) ainsi que ses connaissances directes (13,4 %) mais le poids de la famille est important, surtout si l’on compare ces chiffres aux données sur l’enquête menée en France où celle-ci ne représente qu’une des personnes citées sur 10 quand on sélectionne les cas d’embauche d’étudiants après l’obtention de leur diplôme (n =39). 23,8 % des aidants sont cadres de l’État, managers ou chef d’entreprise, 33,1 % exercent une profession intellectuelle ou sont ingénieurs, techniciens, 17,5 % employés. Les membres de la famille cités sont plus souvent ouvriers, paysans ou chômeurs (51 %). Les emplois les plus qualifiés sont plus souvent fournis par des amis de la famille que par celle-ci directement.
35Quels types d’aide apportent ces alters ? La méthode des chaînes relationnelles (Granovetter, 1995 ; Grossetti, Bès, 2001 ; Grossetti, Barthe, Chauvac, 2011 ; Grossetti, 2011) présente l’avantage d’ouvrir la boite noire du recours aux relations et de répondre à cette question. Les aides apportées sont en premier lieu des informations (26,5 % de l’ensemble), des conseils (23 %), des recommandations (21,9 %), le fait de présenter l’étudiant à une autre personne (17,3 %), d’offrir directement un emploi (11,4 %), sachant que les enquêtés pouvaient combiner les types d’aide. Nous avons regroupé ces aides en trois catégories : les informations (qui comprennent aussi les conseils), les mises en relation (recommandations et présentation à un tiers) et le recrutement direct.
Tableau 4 : Type d’aide apportée par les alters – comparaison entre les différentes études
Type d’aide/ Enquête
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Enquête Xue Liu Chengdu
|
Enquête NC /Thèse 2011
|
Enquête NC Jeunes diplômés 2017
|
Information
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44,6*
|
19
|
12,5
|
Mise en relation /appui
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22,7
|
51
|
58,3
|
Recrutement
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11,2
|
20
|
29,2
|
Aides combinées
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21,6
|
10
|
|
Total
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100
|
100
|
100
|
Légende : * dans 46,8 % des embauches étudiées à Chengdu l’aide apportée par les personnes mentionnées consistait à fournir des informations, dans 19 % des cas étudiés en 2011 par Nathalie Chauvac, 12,5 % pour l’enquête sur les jeunes diplômés (non encore publiée)
36Dans 11,4 % des cas, les personnes citées ont directement recruté les enquêtés, ce qui est moins élevé que le résultat trouvé dans l’enquête de Toulouse (19 %). La famille est plus présente dans les aides de type mise en relation (introduction), les amis de l’enquêté plus souvent cités comme ayant donné des informations. Par ailleurs, les alters exerçant des fonctions de cadres, managers, entrepreneurs, ont plus souvent recruté directement les enquêtés (76,7 %), l’information est plus souvent fournie par des amis, les connaissances étant citées comme ayant mis en relation avec des tiers.
37Combien d’intermédiaires sont intervenus entre l’enquêté et son recruteur ? Dans l’enquête de Chengdu, il y a plus d’intermédiaires mobilisés pour l’accès à l’emploi des étudiants qu’à Toulouse (échantillon jeunes diplômés ou enquête globale) et que dans le travail de Granovetter.
Tableau 5 : Longueurs de chaînes : comparaison entre les différentes enquêtes.
Longueur de chaine/ Enquête
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Enquête Xue Liu Chengdu
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Enquête NC /Thèse 2011
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Enquête NC /Jeunes diplômés 2017
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Enquête M. Granovetter 1974
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1
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11,7 %
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34 %
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30,5 %
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39 ,1 %
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2
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71,7 %
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61 %
|
65 %
|
45 %
|
3
|
16,6 %
|
5 %
|
4,5 %
|
15,6 %
|
Légende : Dans l’enquête de Chengdu, 71,7 % des chaînes sont de rang 2, c’est-à-dire qu’il y a un intermédiaire entre le recruté et le recruteur, soit deux intervalles.
38La mise en regard des enquêtes présente des limites : le contexte socio-économique, et les publics ne sont pas les mêmes. Pourtant, elle permet dans un premier temps de noter des similitudes : à Chengdu comme à Toulouse, aux États-Unis ou dans de nombreux pays (Granovetter, 1995 ; Marsden, Gorman, 2001) l’accès à l’emploi passe par des relations sociales et, surtout dans le cas des jeunes, celles-ci vont plutôt fournir de l’information, mettre en relation, ne recrutant directement que dans un cas sur cinq. Mais elle pointe des différences notamment en termes d’implication de la famille et de nombre d’intermédiaires impliqués.
39L’importance des relations familiales n’est pas propre à l’accès à l’emploi comme ont pu le démontrer dans un autre article de ce même numéro Jin Huang et Michel Grossetti (Huang, Grossetti, 2017). Un autre aspect de l’enquête menée à Chengdu par Xue concerne l’accès à l’université, et dans ce cas aussi, on note une mobilisation importante des relations familiales, notamment dans les milieux les plus aisés.
40Pour comprendre ces différences et similitudes, l’approche en termes de chaînes relationnelles s’avère particulièrement intéressante. L’enquête menée en France avait permis d’émettre l’hypothèse qu’il y aurait deux types de chaînes relationnelles permettant l’accès à l’emploi. Celles qui se construisent essentiellement dans le milieu professionnel et interviennent surtout dans le recrutement et dans l’information sur les postes vacants, qui sont plus souvent composées de contacts directs ou avec un intermédiaire, et celles qui se construisent essentiellement dans le milieu hors travail, dans la famille, le cercle amical, le reste de la vie sociale, qui sont plus souvent composées de chaînes relationnelles faisant intervenir un ou deux intermédiaires, qui sont intervenus à la fois pour faire circuler l’information et pour appuyer une candidature. La première catégorie de chaînes relationnelles concernerait plutôt les salariés expérimentés, en poste, recherchant un emploi proche géographiquement et techniquement. Ils sont immergés dans un milieu professionnel qui leur donne un accès direct ou quasiment à des informations sur des postes ou aux recruteurs. La deuxième catégorie concernerait plutôt des salariés débutants ou au chômage, ou en retour sur le marché du travail, ou recherchant un poste différent de celui qu’ils occupaient jusqu’alors ou dans une zone géographique plus éloignée. L’absence d’immersion dans un milieu professionnel limite l’accès à l’information, les occasions d’échanges sur les postes par exemple. Les chaînes relationnelles qui interviennent sont alors en partie composées de liens personnels des futurs salariés : à défaut de relations professionnelles directes, ceux-ci s’appuient sur celles de leurs relations personnelles (Chauvac, 2011).
41L’enquête menée à Chengdu semble confirmer que les jeunes ont besoin de s’appuyer sur un réseau relationnel de proches ayant des contacts professionnels pour accéder à des informations ou à des recruteurs, et ce d’autant plus si le chômage est important. Pourquoi trouve-t-on des chaînes plus longues, et plus d’informations que de mises en relation ? Le contexte chinois, évoqué plus haut, peut fournir une première explication. Même si le marché de l’emploi des jeunes diplômés s’est ouvert aux entreprises privées, les enquêtés sont employés dans la moitié des cas dans des structures publiques, administrations ou entreprises d’État. Les circuits d’accès à l’information analysés par Yanjie Bian y sont donc toujours nécessaires pour limiter l’incertitude de l’attribution de postes par l’État. Dans ce cas, si les salariés sont le plus souvent en contact avec l’employeur par des liens faibles, il semble que les liens forts soient essentiels pour construire ces liens faibles (Bian, 1997). L’exemple en encadré illustre particulièrement ce propos, il est tiré d’un entretien avec deux étudiants.
42Xiaojun étudiant en informatique, diplômé de l’université des sciences et technologies électroniques de Chine a obtenu son doctorat en 2013. Excellent étudiant, lauréat de prix en informatique pendant sa thèse, il fit un certain nombre de candidatures et reçut des offres de différentes « work unit » avant l’obtention de son diplôme. Mais il souhaitait intégrer l’université du Sichuan, classée dans les 10 premières en Chine. La mère de sa fiancée, salariée d’une école importante, mobilisa ses nombreux amis et collègues travaillant dans le système éducatif à Chengdu, mais en vain.
43Dian avait 16 ans, élève de l’école moyenne n° 3 de Chengdu, il souhaitait intégrer le prestigieux lycée n° 4, mais n’avait pas obtenu un score suffisant. Son père, officier du gouvernement, prit contact avec la femme de son chef, enseignante dans le lycée n° 4 qui l’informa de la possibilité de compenser le mauvais score de Dian par une contribution financière importante à la construction du lycée.
44La situation évolua deux semaines plus tard, au cours du mariage de Xiaojun, auquel les parents de Dian assistèrent comme invités du beau-père. Ils préparèrent une pochette rouge de 10.000 yuans (bien plus que les pochettes rouges classiques) pour montrer leur reconnaissance pour la lettre de recommandation de Yu, la belle-mère de Xiaojun. En Chine, les gens s’offrent souvent des « pochettes rouges » avec de l’argent liquide pour célébrer des événements comme un mariage, des funérailles, l’entrée à l’école, l’obtention d’un diplôme, etc.
45À la soirée, Yifei apprit les problèmes de recherche d’emploi de Xiaojun. Il expliqua que la grand-mère de Dian était la doyenne du département de droit de l’université de Sichuan. Elle avait 60 ans, et se préparait à prendre sa retraite, ce qui libérerait un poste intéressant et stable. En tant qu’intermédiaire, Yifei persuada la grand-mère de Dian d’aider Xiaojun pour le poste. Au final, Xiaojun obtint le poste autorisé à l’université de Sichuan. Pour exprimer leur gratitude, Yu, accorda à Dian le privilège d’entrer au lycée n° 4 de Chengdu, et même d’étudier dans la meilleure classe sans payer de contribution à la construction de l’école. Pour célébrer cet événement, Xiaojun donna à Dian 20 000 yuans en liquide dans une pochette rouge pour la remercier de son aide.
46Ici, les relations familiales permettent à des jeunes qui démarrent dans la vie professionnelle d’accéder à des relations professionnelles tout comme la plupart des jeunes trouvant un emploi par réseau en France (Chauvac, 2013). L’échange d’informations, de soutiens, se double d’un échange financier par les pochettes rouges, marqueurs de la gratitude. Plus le contenu de la pochette est élevé, plus il marque l’importance de la reconnaissance et donc de l’engagement. Mais la légitimité à demander de l’aide à des amis ou connaissances de la famille d’un étudiant s’appuie aussi sur la capacité de celle-ci à financer cet appui. Cet exemple et les analyses permises par les chaînes relationnelles confirment aussi les propos de Liu Xiqin, qui indique dans sa thèse que le privilège des étudiants issus de milieux favorisés est surtout de pouvoir attendre pour mobiliser des relations leur donnant accès à des postes plus intéressants que ceux des usines à la recherche de main-d’œuvre (Liu, 2014).
47Comme l’indiquait Marsden, « quasiment tous les changements d’emploi impliquent des contacts personnels : rencontre avec un responsable pour une candidature spontanée, premier entretien dans une agence qui diffuse des offres » (Marsden, Gorman, 2001), mais tous les contacts personnels ne donnent pas accès aux mêmes informations, mises en relation ou recrutement. Dans la Chine actuelle, les difficultés des jeunes diplômés à trouver un emploi semblent favoriser l’investissement de leur famille dans leurs recherches. Elles mobilisent leurs réseaux professionnels pour fournir des informations sur les postes disponibles, mettre en relation, voire faire recruter, ce qui contribue à faire dépendre la réussite des étudiants du statut professionnel des parents, confirmant en cela les travaux menés sur l’accès à l’emploi des jeunes Allemands (Graaf, Flap, 1988) et les travaux plus récents menés en Chine (Liu, 2014). L’approche en termes de chaînes relationnelles affine la compréhension de ce phénomène, montrant notamment la combinaison des moyens formels (offres d’emploi, concours, sessions de recrutement) et des relations pour aider les jeunes à trouver un travail mais l’homogamie des relations sociales est forte en Chine.
48La part importante des relations familiales pour donner accès aux bonnes informations, à un appui dans un processus de recrutement renforce sans doute les inégalités entre les étudiants, à l’image de ce qui se déroule en Europe. Le travail mené à Chengdu permet de poser cette question, qui serait sans doute encore plus importante s’il l’on pouvait faire des comparaisons entre les différentes régions chinoises. En effet, les nouveaux diplômés sont confrontés à des inégalités territoriales très marquées entre les régions Est et Ouest ainsi qu’entre les zones urbaines et rurales, inégalités renforcées par un système de permis de résidence hukou restrictif et souvent source de discrimination quant à l’accès aux études et au marché de travail (Wang, Moffat, 2008), même si ce dispositif a été largement assoupli et que les étudiants peuvent désormais s’inscrire plus facilement dans d’autres universités que celles de leur territoire (Liu, 2016).