1Les réseaux personnels constituent un domaine de recherche très actif qui a vu s’accumuler de très nombreuses études depuis les années 1950 (Wrzus et al., 2013). La plupart utilisent des questionnaires comportant des « générateurs de noms », c’est-à-dire des questions destinées à susciter chez les enquêtés l’énumération de personnes avec lesquelles ils sont en relation. Ces questions peuvent porter sur des confidences (« À qui pourriez-vous parler en cas de problèmes graves ? ») ou sur des activités de loisirs (« Avec qui êtes-vous allé au cinéma durant les trois derniers mois ? »). Les enquêtés sont ensuite interrogés sur chacune des personnes citées (ou un sous-ensemble de celles-ci) et sur les liens qu’elles ont entre elles. Un des intérêts de ces études est de permettre des comparaisons dans le temps et dans l’espace. En effet, lorsque la méthodologie de leur construction est bien contrôlée, les réseaux de relations interpersonnelles ont pour particularité de présenter une certaine stabilité de leurs caractéristiques fondamentales (taille, composition et densité du réseau, corrélations avec les hiérarchies sociales ou avec l’âge, effets d’homophilie – le fait que l’on entretient plus souvent des relations avec des personnes qui nous ressemblent socialement).
2Dans les comparaisons internationales, le plus fréquent est de s’appuyer sur les grandes études nord-américaines des années 1970, en particulier celle dirigée par Barry Wellman sur Toronto (Wellman, 1979) et celle conduite en parallèle par Claude S. Fischer à San Francisco (Fischer, 1982). Dans l’étude de San Francisco, les chercheurs ont collecté des informations relationnelles complexes à partir d’une dizaine de générateurs de noms alors que la plupart des autres enquêtes (dont celle de Wellman) n’en comportaient qu’un. Transposée en Israël (Fischer, Shavit, 1995) et en Iran (Bastani, 2007), cette méthode a permis de montrer que les réseaux pouvaient se comparer, mais avec une densité plus grande en Israël et une part plus élevée de la famille en Iran. En 2001, cette méthode a été transposée dans la région de Toulouse à des fins de comparaison. Les réseaux obtenus se sont avérés assez similaires à ceux de l’enquête californienne de référence, avec toutefois quelques différences très intéressantes comme la moindre proportion de personnes isolées dans l’enquête de Toulouse (Grossetti, 2007). Les Etats-Unis et la France sont des pays anciennement industrialisés qui présentent de nombreuses similarités. Les réseaux étudiés en Israël et en Iran présentent des différences intéressantes mais limitées. Obtiendrait-on un résultat similaire en Asie, en particulier en Chine ?
3Depuis la fin des années 1970, avec la restauration et la reconstruction d’une discipline longtemps interdite, la sociologie chinoise a connu un essor important (Li, Qu, 2015 ; Roulleau-Berger et al., 2008). L’étude des réseaux s’y est développée rapidement sous l’influence de chercheurs nord-américains (Zhang, 2011). Si beaucoup de recherches ont été consacrées aux relations interpersonnelles sur le marché du travail (Bian, 1997), plusieurs enquêtes sur les réseaux personnels ont été également réalisées (la plus ancienne est probablement celle qui est présentée dans Blau et al., 1991). Cependant, la plupart de ces enquêtes utilisent un seul générateur de noms ou, lorsqu’elles en utilisent plusieurs, se prêtent mal à des comparaisons avec les enquêtes aussi détaillées que celle conduite par Fischer (questionnaires moins précis, générateurs de noms différents). L’existence de plusieurs comparaisons internationales utilisant cette approche, et l’avantage de disposer des données d’origine de l’une de ces enquêtes, celle qui porte sur la région de Toulouse, incitaient à tenter l’exercice d’une comparaison avec un échantillon choisi au sein d’une ville chinoise afin de tester sur ce type de terrain la robustesse des tendances observées dans les enquêtes existantes. Moins dépendants des cadres institutionnels formels (lois, système administratif) que d’autres aspects de la vie sociale, les réseaux permettent de révéler des variations intéressantes à interpréter sans postuler d’emblée l’existence de spécificités culturelles des contextes d’enquête.
4En Chine, les réseaux sont souvent discutés en rapport avec la notion de Guangxi, qui désigne selon les interprétations les relations elles-mêmes, les ressources accessibles grâce à elles (le « capital social » des analystes de réseaux) ou une obligation morale de réciprocité. Le Guanxi est très étudié en sociologie économique (Bian, 2004 ; Bian, Ang, 1997). Comme les chercheurs chinois spécialistes des réseaux, nous faisons l’hypothèse que l’on peut appliquer les méthodes d’analyse des réseaux en Chine, et que les variations observées peuvent éventuellement s’interpréter en faisant référence à cette notion, mais qu’il est préférable de ne pas postuler une spécificité des relations en Chine qui interdirait toute comparaison. Nous préférons éviter de recourir à une conception englobante de la culture pour expliquer toutes les différences entre des contextes sociaux.
5Nous avons donc fait le choix d’une méthode directement transposée de la lignée des enquêtes initiée par Claude Fischer. Encore faut-il pouvoir mettre en œuvre sur le terrain une méthodologie relativement intrusive (puisque l’on explore les relations personnelles, y compris les plus intimes). Pour réduire les difficultés, nous avons décidé que le questionnaire serait rempli durant un entretien approfondi réalisé par une sociologue formée à l’analyse des réseaux (Jin Huang) et non passé par des enquêteurs ou auto-administré. Nous nous sommes également concentrés sur une population urbaine ayant un niveau d’éducation relativement élevé (dans une proportion proche de ce qu’elle est dans l’enquête de Toulouse), ce qui a facilité les comparaisons.
- 1 Cette recherche a fait l’objet de la thèse de Jin Huang, 2017, « Les réseaux personnels dans la Chi (...)
6La recherche présentée dans cet article1 avait donc pour objectifs d’une part de tester la possibilité de transposer dans une ville chinoise une méthode complexe d’analyse de réseaux personnels utilisée entre autres à San Francisco et à Toulouse, et d’autre part, dans l’hypothèse où cette transposition s’avèrerait faisable, de réaliser une comparaison des réseaux personnels entre les trois villes. La réalisation de l’enquête et l’analyse des données recueillies a permis de vérifier que la transposition est possible : les enquêtés ont répondu de façon suffisamment précise pour les besoins d’une analyse des réseaux personnels, les données recueillies se situent dans des ordres de grandeur qui permettent la comparaison, et enfin, les corrélations habituelles dans ce type de recherche se retrouvent dans les analyses. Même si l’échantillon est de taille limitée, il permet tout de même d’évaluer les paramètres habituels des réseaux personnels (taille, composition, densité) et l’étude dépasse le stade exploratoire pour procurer une première analyse de certaines caractéristiques des réseaux personnels en Chine. C’est pourquoi il s’est avéré possible d’entreprendre une comparaison systématique des réseaux et c’est celle-ci qui fait l’objet du présent article. Nous nous sommes intéressés particulièrement à la composition des réseaux autour de la question suivante : étant donné le poids important des familles dans la vie sociale de ce pays, observe-t-on des spécificités fortes dans la composition des réseaux personnels, ou au contraire, assiste-t-on à une convergence des structures relationnelles (du moins dans les couches sociales moyennes et en milieu urbain) avec celles observées dans les pays déjà étudiés ? Au-delà, comment les caractéristiques des réseaux sont-elles liées aux situations sociales des enquêtés (sexe, âge, niveau d’études, etc.) ?
7Un réseau personnel est un ensemble de relations entre un individu et des personnes à qui il est connecté par toute sorte de liens sociaux directs fondés sur des interactions. Ce réseau peut être très vaste et complexe à reconstituer. Par conséquent, habituellement, certaines relations seulement sont étudiées, au moyen des générateurs de noms. Pour cette enquête, la méthode est inspirée de celle de Fischer avec quelques modifications. Six générateurs de noms ont été utilisés :
81. Quand les gens partent de chez eux pendant un certain temps, ils demandent parfois à quelqu’un de prendre soin de leur logement, par exemple pour arroser les plantes, ramasser le courrier, nourrir les animaux ou tout simplement vérifier si tout est en ordre. Si vous deviez vous absenter, pourriez-vous demander à quelqu’un de prendre soin de votre logement pour cette période de temps ?
92. Auxquelles des activités suivantes avez-vous participé au cours des 3 derniers mois ?
-
Recevoir quelqu’un pour le déjeuner ou le dîner,
-
Vous rendre chez quelqu’un pour le déjeuner ou le dîner
-
Recevoir la visite de quelqu’un
-
Se rendre chez quelqu’un pour une visite
-
Rencontrer quelqu’un que vous connaissez hors de chez vous (par exemple dans un restaurant, un bar, un parc, un club, etc.).
-
D’autres activités du même ordre :
Si oui, pouvez-vous me dire avec qui vous avez partagé ces activités ?
103. Avez-vous des amis à qui vous parlez de vos loisirs ? (Exemple : pratiquer un instrument de musique, jouer aux échecs, faire de la calligraphie ou de la peinture). Si oui, avec qui ?
114. Supposons que vous vous sentiez un peu déprimé et que vous vouliez en parler avec quelqu’un. Avec qui pourriez-vous le faire ?
125. Supposons que vous ayez besoin de conseils au sujet d’un changement important dans votre vie, par exemple changer d’emploi, partir vivre dans une autre zone, vous marier ou divorcer. Pourriez-vous demander à quelqu’un de vous donner quelques conseils ?
136. Supposons que vous ayez besoin d’emprunter une grosse somme d’argent (juste une grosse somme d’argent dans votre esprit). Pourriez-vous demander à quelqu’un de vous aider ?
14La liste des noms (ou prénoms ou pseudonymes) une fois établie, elle était soumise aux enquêtés avec la question : « manque-t-il quelqu’un d’important pour vous ? ». Ensuite la liste complète était présentée aux enquêtés à qui il était demandé de qualifier les relations (« famille », « amis », « voisins », etc.). Enfin pour un échantillon de 6 personnes citées au maximum (les premiers noms cités en réponse aux générateurs), des questions complémentaires étaient posées. Un sous échantillon de 10 enquêtés a fait l’objet d’une cartographie plus complète du réseau constitué de l’ensemble des personnes citées.
- 2 Congrès national du peuple de la République populaire de Chine (14 Mars 1997), décision de la cinqu (...)
15Nous avons choisi de réaliser cette enquête à Chongqing. Il s’agit d’une très grande circonscription administrative, d’une population de 33,75 millions d’habitants, qui comprend plusieurs noyaux urbains plus denses. On peut y trouver des personnes dans des situations sociales et économiques très diverses. C’est l’une des quatre municipalités directement sous la responsabilité du gouvernement central en Chine (les trois autres sont Pékin, Shanghai et Tianjin)2. En comparaison avec les autres villes mentionnées, Chongqing est la seule ville de l’intérieur, qui est situé dans le sud-ouest de la Chine. Récemment, des recherches de réseaux sociaux ont été conduites à Pékin, Shanghai, Tianjin, mais il existe peu d’études sur Chongqing.
- 3 Il s’agit d’une définition du gouvernement local, qui délimite ainsi la zone censément accessible d (...)
16Les échantillons ont été constitués dans trois secteurs : le premier est le centre de Chongqing et le « cercle économique d’une heure »3 ; le deuxième est Wanzhou, qui est situé dans le nord-est de Chongqing, en bordure du Sichuan au nord-ouest et du Hubei au sud-est. Cette localité est située à 374 km du centre-ville de Chongqing ; le troisième est Qianjiang, au sud-est de Chongqing, qui est surnommée « La Gorge du Sichuan et du Hubei », parce qu’elle se situe à l’intersection des routes Sichuan-Hubei et Sichuan-Hunan. Elle est située à environ 425 km de Chongqing. Selon les critères habituels, bien qu’elle soit considérée par le gouvernement chinois comme une agglomération, Chongqing est plutôt une « région urbaine ».
17La procédure d’enquête a cherché à varier les âges, les genres et les niveaux d’études. C’est donc un échantillon diversifié de façon raisonnée à partir des lieux et personnes les plus accessibles pour la chercheure, sans chercher une représentativité parfaite de la population de Chongqing ou de la population chinoise, ce qui serait illusoire à cette échelle. Nous avons en effet privilégié la qualité des réponses par une passation des questionnaires lors d’entretiens approfondis.
18Cependant, l’analyse des caractéristiques sociales des enquêtés montre qu’ils se situent pour l’essentiel dans les couches moyennes urbaines plutôt diplômées (65 % des enquêtés ont effectué des études supérieures, ce qui est beaucoup plus que dans la population chinoise où cette proportion est d’environ 9 %), ce qui laisse de côté toute la Chine rurale, les couches très populaires, ainsi que les parties les plus fortunées de la population. L’intérêt de cet échantillon est qu’il est assez proche en termes de répartition des niveaux d’études de celui de l’enquête de Toulouse avec lequel il est comparé (celui-ci comportait 51 % de diplômés du supérieur de niveau supérieur ou égal à bac+2 et 17 % de bacheliers).
19113 entretiens ont été réalisés, ce qui permet de documenter 1 616 liens actifs et 546 noms pour le sous-échantillon.
20Nous présentons ici les principales caractéristiques des réseaux reconstitués à partir des réponses des enquêtés.
21La taille est une caractéristique importante des réseaux personnels. Lorsque nous avons calculé le nombre de personnes citées, nous avons pris en considération certains facteurs qui pourraient avoir influencé le résultat. Par exemple, l’attitude des enquêtés vis-à-vis d’un questionnaire abordant des questions très personnelles. Fischer a essayé de contrôler cet aspect en demandant aux enquêteurs d’observer l’attitude des personnes interrogées avant et pendant l’entretien (Fischer, 1982). Dans ce cas, la situation était plus favorable, parce qu’il y avait une seule enquêtrice (Jin Huang), qui a donc pu évaluer l’attitude des personnes interrogées et ajuster la méthode lors de l’entretien. Un autre problème portait sur la façon d’enregistrer les noms donnés par les enquêtés. Dans l’étude dirigée par Michel Grossetti, les enquêtrices notaient tous les noms (Grossetti, 2007), mais la méthode de Fischer consistait à enregistrer seulement les huit ou dix premiers noms selon les questions (Fischer, 1982). Après avoir effectué un pré-test à Chongqing, nous avons opté pour la méthode de Fischer. En effet, le pré-test a montré que la plupart des enquêtés ont mentionné moins de 8 noms pour chacun des générateurs, donc enregistrer seulement huit noms ne fait pas perdre trop d’information. L’étude conduite par Michel Grossetti permet de se ramener à 8 noms pour comparer. Il est donc possible de comparer les données de cette enquête à celles des deux études prises pour modèle, celle de San Francisco et celle de Toulouse.
22Le tableau 1 résume les tailles moyennes de réseaux obtenues dans les trois enquêtes. Dans l’enquête de Fischer, les enquêtés ont cité en moyenne 12,8 noms en réponse aux 9 générateurs utilisés dans cette étude. En réponse à la question « est-ce que quelqu’un qui est important pour vous n’apparaît pas dans la liste ? », les enquêtés ajoutent 5,7 noms en moyenne. En fin de compte, le nombre moyen de noms donnés par les enquêtés était de 18,5. Dans l’enquête de Grossetti, avant la correction, les chiffres correspondants étaient de 23,4 pour les noms issus des générateurs, 4 pour les noms supplémentaires et donc 27,4 noms en tout, en moyenne. Après avoir limité les noms comme Fischer à 8 pour chaque générateur de noms (et 10 pour la question sur les sorties), il a obtenu 14,6 noms en moyenne.
Tableau 1. Taille des réseaux personnels dans les trois études
Enquête
|
Enquêtés
|
Relations citées et enregistrées
|
Nombre moyen de noms issus des générateurs
|
Nombre moyen de noms supplémentaires
|
San Francisco
(9 générateurs)
|
1050
|
19417
(18,5)
|
12,8
|
5,7
|
Toulouse
(9 générateurs)
|
399
|
10932
(27,4)
|
23,4
|
4
|
Toulouse
(9 générateurs avec correction)
|
|
14,6
|
3,5
|
Toulouse
(6 générateurs)
|
13,1
|
3,5
|
Chongqing
2015
|
113
|
1623
(14,4)
|
11,8
|
2,5
|
23Dans l’étude de Chongqing, les moyennes du nombre de noms sont de 11,8 à partir des générateurs de noms, 2,5 ajoutés en complément et 14,3 pour le total. Comme mentionné précédemment, au lieu d’utiliser 9 générateurs de noms comme Fischer et Grossetti, cette enquête comporte seulement 6 générateurs de noms. Il était donc tout à fait logique que l’on obtienne moins de noms que dans les enquêtes de San Francisco et Toulouse. En raison de la possibilité d’obtenir l’accès aux données de l’enquête de Toulouse, nous avons choisi les six générateurs de noms similaires de l’enquête de Grossetti. Nous avons estimé que le nombre moyen de ces six générateurs de noms dans cette enquête est 13,1, et, en tenant compte des variations qui peuvent être dues à la taille limitée des échantillons, il est très proche du résultat de Chongqing (11,8). Nous pouvons également voir sur la figure 1 que les distributions statistiques de la taille des réseaux à Chongqing et Toulouse sont assez similaires.
24L’effet du genre sur la taille du réseau personnel semble être minime. Les hommes et les femmes ont rapporté pratiquement le même nombre moyen de relations. Cependant, la composition du réseau personnel est différente. Les réseaux personnels des femmes se composent de plus de membres de la famille et de liens plus intimes que ceux des hommes. Les collègues forment une plus grande proportion des réseaux des hommes que de ceux des femmes. Fischer et Grossetti ont identifié des tendances similaires dans leurs enquêtes.
25Les enquêtés les plus âgés participent à moins d’activités sociales et, par conséquent, ont en moyenne une taille de réseau plus restreinte. Ceci est dû entre autres à la diminution des revenus et aux problèmes de santé qui restreignent la participation à des activités qui pourraient maintenir ou élargir le réseau personnel. Les personnes âgées comptent également davantage sur les membres de la famille et les relations anciennes. Les personnes âgées de 28 à 45 ans ont plus de relations hors famille dans leur réseau, mais, après 45 ans, la proportion de ce type de relation régresse régulièrement. La décroissance de la taille des réseaux avec l’âge est un résultat habituel des études de réseaux personnels, cette décroissance étant très différenciée socialement (ce que nous ne pouvons tester ici pour des raisons d’étroitesse de l’échantillon).
26Le statut professionnel et le revenu des enquêtés sont corrélés positivement à la taille du réseau. Les personnes à revenu plus élevé citent plus de relations hors famille que les enquêtés à faible revenu. Les gens mariés ont cité plus de membres de la famille proche ou élargie que les célibataires. Là encore, Fischer et Grossetti ont observé des tendances similaires.
- 4 La densité moyenne dans les enquêtes de San Francisco et Toulouse était la même, elle est du même o (...)
27Pour compléter la liste des similarités entre les trois études, signalons que la densité moyenne des réseaux semble être du même ordre4 et que l’on retrouve des tendances similaires concernant l’homophilie (le fait de fréquenter des personnes ayant des caractéristiques similaires sur le plan du genre, de l’âge, du niveau d’études, de la profession ou du revenu).
28Nous nous concentrons à présent sur la composition des réseaux, qui fait apparaître des différences intéressantes.
29Le nombre moyen de membres de la famille répertoriés par les enquêtés de Chongqing est de 4,5, ce qui est un peu plus élevé que dans le cas de Toulouse (4,1).
30L’importance des relations familiales apparaît dans le tableau suivant, qui permet de comparer les résultats des trois enquêtes générateur par générateur.
Tableau 2. La part des relations familiales dans les différents générateurs
Générateurs
|
San Francisco
|
Toulouse
|
Chongqing
|
Prendre soin du logement durant une absence
|
|
43.4 %
|
63.2 %
|
Sorties
|
26 %
|
42.8 %
|
42.8 %
|
Loisirs
|
|
35.9 %
|
24.7 %
|
Discussion sur des problèmes personnels
|
48 %
|
50.4 %
|
42.6 %
|
Demande d’avis pour des décisions
|
|
68.4 %
|
79.5 %
|
Prêts d’argent
|
67 %
|
80.3 %
|
60.2 %
|
31Le tableau 2 présente le pourcentage de membres de la famille cités en réponse aux différentes questions. Pour des questions comme celle qui concerne les personnes qui pourraient prendre soin du logement, celle qui porte sur les demandes de conseils et celle qui concerne les emprunts d’argent, les enquêtés de Chongqing ont cité plus de membres de la famille que ceux de Toulouse. En revanche, les enquêtés de Toulouse citent plus la famille en réponse à la question sur les personnes avec qui l’on pourrait discuter de questions personnelles, ou à qui demander des conseils ou emprunter de l’argent. Il semble donc que la famille est plus souvent associée par les enquêtés de Chongqing à une dimension utilitaire et pratique, alors que les enquêtés de Toulouse lui associent plus facilement des échanges de type affectif (sauf pour les aspects financiers où le différentiel de moyens entre les générations est souvent important). Pour mieux comprendre le rôle des membres de la famille dans la vie des Chinois, considérons l’exemple suivant.
32Mme Ying est une femme de 30 ans qui gère un petit salon de beauté. À la question sur les personnes avec qui elle pourrait discuter de « questions personnelles », elle a répondu en citant son amie Jie et sa cousine Hu (tableau 3), les deux personnes les plus centrales de son réseau (figure 3). Elles ont à peu près le même âge qu’elle, ce qui fait qu’elle se sent plus à l’aise avec elles qu’avec ses parents pour discuter des choses personnelles. De plus, elle dit ne pas vouloir inquiéter ses parents en leur parlant de ses problèmes personnels. Dans la période contemporaine en France et dans certaines couches sociales, la relation entre parents et enfants ressemble parfois à une relation amicale. En Chine, il semble qu’il existe encore pour les enfants une sorte de hiérarchie des générations qui limite les sujets qu’ils peuvent aborder avec eux.
Tableau 3. Réponses de Mme Ying aux questions sur les relations
|
Prendre soin du logement durant une absence
|
Sorties
|
Loisirs
|
Discussion sur des problèmes personnels
|
Demande d’avis pour des décisions
|
Prêts d’argent
|
Noms ajoutés
|
Noms perdus
|
Premier nom
|
Jie*
③
|
Di*
③
|
Hu*
①
|
Jie*
③
|
Hu*
①
|
Mère*
①
|
Jiang*
|
Li
|
Deuxième nom
|
Mère*
①
|
Hu*
①
|
Chen
②
|
Hu*
①
|
Père*
①
|
|
|
Tang
|
Troisième nom
|
|
Jie*
③
|
Mei
②
|
|
|
|
|
|
Quatrième nom
|
|
Wang
③
|
Jie*
③
|
|
|
|
|
|
Cinquième nom
|
|
Deng
③
|
Deng
③
|
|
|
|
|
|
Sixième nom
|
|
|
Dan
③
|
|
|
|
|
|
Note : 1. ① Famille ② Collègues ③ Amis
2. * Les personnes dont Mme Ying se sent proche.
Figure 3. Réseau personnel de Mme Ying
33En réponse à la question sur les personnes qui pourraient « s’occuper de son logement », Madame Ying a cité seulement son amie proche Jie, ainsi que sa mère. Lorsqu’on lui demande pourquoi elle ne demanderait pas ce type de service à ses voisins, elle déclare qu’elle ne les connaît pas très bien et qu’ils changent fréquemment, ce qui ne laisse pas le temps de faire vraiment connaissance. Son amie Jie réside près de chez elle, et elle préfère donc demander son aide. Si Jie était occupée, elle demanderait à sa mère de venir à sa place, même si celle-ci doit voyager plus d’une heure pour se rendre chez elle, simplement parce qu’elle se sent plus à l’aise et confiante avec elle. Ce n’est pas le seul cas. Le tableau 2 montre que la proportion de membres de la famille sollicités pour ce type de service est plus élevée qu’à Toulouse. Il semble que les enquêtés de Chongqing fassent plus souvent confiance que ceux de Toulouse aux membres de leurs familles pour ce type de service, ou plus exactement qu’ils aient moins confiance envers des personnes qu’ils connaissent peu, comme les voisins.
34Les personnes interrogées dans les deux villes choisissent presque la même quantité de membres de la famille en réponse aux générateurs de noms, mais le rang de citation diffère. À Chongqing, les membres de la famille sont cités beaucoup plus souvent avant les autres relations (tableau 4). C’est d’ailleurs ce qui se passe pour Mme Ying.
Tableau 4. Pourcentage des membres de la famille dans les enquêtes de Chongqing et Toulouse
|
Ensemble des noms cités
|
Noms cités en premier
|
Chongqing
|
37.1 %
|
51.5 %
|
Toulouse
|
37.8 %
|
42.2 %
|
35La parenté est partout un élément important des réseaux personnels. En Chine, les membres d’une même famille se sentent peut-être un peu plus qu’ailleurs obligés de s’aider matériellement les uns les autres, même s’ils n’ont pas beaucoup d’interactions entre eux. La plupart des gens se sentent plus à l’aise pour demander des aides diverses (emprunter de l’argent, confier leur propriété, leur logement ou leur boutique par exemple) à leurs parents ou frères et sœurs qu’à leurs amis. Réciproquement, les parents et les frères et sœurs semblent plus disposés à aider les membres de leur famille. Nos résultats retrouvent sur ce point ceux d’autres chercheurs qui ont étudié la question de la confiance (Zheng, 2006 ; Wang, 2002 ; Li, 2002 ; Zou, 2012). Tous constatent que les Chinois semblent faire encore confiance en priorité à leur famille et entretenir une certaine méfiance envers les personnes qu’ils ne connaissent pas ou connaissent peu. On sait toutefois que des facteurs tels que le niveau d’éducation et le genre influencent la confiance que les personnes peuvent accorder à des inconnus ou de simples connaissances (Wang et al., 1999). On peut faire l’hypothèse que la difficulté à accorder sa confiance à des personnes inconnues, qui ne sont pas présentées par des intermédiaires sûrs, a probablement des effets sur la fréquence de création de liens nouveaux, ce que nous ne pouvons vérifier avec nos données.
36La méthode adoptée dans cette étude est inspirée des enquêtes de Fischer et de Grossetti conduites respectivement à San Francisco et à Toulouse. Bien qu’il y ait un écart de plusieurs décennies entre la première étude et celle-ci, et que ces trois villes aient une histoire culturelle et politique très différente, diverses caractéristiques du réseau personnel semblent relativement stables dans le temps et l’espace.
37Chongqing est une agglomération immense dont la population avoisine les 40 millions d’habitants et Toulouse est en comparaison une ville européenne de taille moyenne. Chongqing a par ailleurs une histoire politique et culturelle très différente de celle de Toulouse et de San Francisco. Cependant, nous avons essayé de comparer les caractéristiques fondamentales des réseaux personnels dans ces trois villes. Cette comparaison semblait possible parce que nous faisions l’hypothèse que l’effet sur les réseaux de certaines caractéristiques comme le genre, le revenu, le niveau d’études ou la profession peut persister malgré la variation des contextes urbains et culturels. Et de fait, dans cette enquête, pour la plupart des caractéristiques des relations (homophilies) et des réseaux (densité, taille, composition), les résultats sont très similaires à ceux que l’on obtient dans les enquêtes de référence. Au fond, ces caractéristiques sont conformes aux tendances observées dans la plupart des enquêtes relatives aux réseaux personnels, toutes méthodes confondues.
38Dans son enquête, Fischer observait que le niveau d’études semble être la variable qui affecte le plus la taille des réseaux personnels. La même tendance apparaît également nettement dans l’enquête de Toulouse. Aux Etats-Unis et en France, le niveau d’études est un bon indicateur des hiérarchies sociales, les corrélations qui le concernent vont globalement dans le même sens que celles qui concernent la profession ou le niveau de revenu. Dans l’enquête de Chongqing, la taille du réseau personnel s’accroît avec le niveau d’éducation des enquêtés, mais de façon statistiquement non significative. Outre la taille limitée de l’échantillon et sa concentration dans les couches moyennes diplômées, l’une des raisons réside aussi dans l’évolution rapide du système éducatif qui complexifie le lien entre l’âge et le niveau d’études. Plus les personnes sont âgées, plus il est probable que leurs études aient été courtes. C’est également vrai aux Etats-Unis et en France, mais en Chine, la transformation est plus récente et rapide (Lin 2015). Comme l’enquête porte sur des personnes d’âges variés, il serait en principe nécessaire de faire des calculs en contrôlant l’âge mais l’effectif est trop limité pour cela. Notre hypothèse est que sur un échantillon plus important, avec la possibilité de contrôler l’âge, la corrélation serait plus nette. Cependant, par rapport à la France, le lien entre le niveau d’études et le statut social, tel que l’on peut l’estimer par le revenu par exemple, est moins marqué en Chine et on peut faire l’hypothèse que la corrélation du niveau d’études avec la taille et la composition du réseau serait un peu moins forte.
39Une caractéristique spécifique des réseaux personnels de l’enquête de Chongqing est l’importance plus élevée de la famille pour certains types d’échanges. Le nombre moyen de membres de la famille cités est similaire à ce qu’on observe à Toulouse, mais la force des liens est différente : les relations familiales sont citées plus souvent en premier et elles sont particulièrement présentes dans toutes les formes de soutien matériel. Dans les sociétés occidentales, la dépendance des personnes envers les membres de leur famille est plus limitée. Lorsque les enfants atteignent un certain âge, et surtout lorsqu’ils ont eux-mêmes des enfants, ils quittent le plus souvent le domicile des parents pour travailler ou poursuivre des études, habiter leur propre logement et devenir aussi indépendants que possible, malgré le développement récent de cohabitations intergénérationnelles liées aux difficultés financières des jeunes adultes. Les parents soutiennent en général leurs enfants et il est fréquent qu’ils gardent leurs petits-enfants pour de courtes périodes, mais en général ils ne vivent pas au quotidien avec eux. En Chine, encore actuellement, les obligations entre les générations sont plus fortes. Les enfants vivent avec leurs parents beaucoup plus longtemps que leurs homologues de l’Ouest. Si un jeune adulte étudie dans la ville où vivent ses parents il préfère en général résider avec eux. Certaines personnes vivent avec leurs parents même après le mariage. D’autres, qui quittent leurs parents pour vivre de façon autonome après le mariage, maintiennent toujours des contacts très étroits avec eux. Les parents aident aussi les enfants à payer le loyer, et il n’est pas rare qu’ils s’occupent au quotidien des petits-enfants. Par ailleurs, en raison des limites du système de sécurité sociale en Chine, les personnes dépendent de leur famille pour une assistance en cas d’urgence. Parallèlement, on peut faire l’hypothèse que les liens familiaux et les obligations qui vont avec résultent en partie du maintien de certaines traditions auxquelles renvoie la notion de Guangxi.
40L’importance accordée par les enquêtés aux relations familiales dans la résolution de problèmes pratiques (notamment prendre soin du logement) signale en creux le manque de confiance envers les voisins, et plus généralement les inconnus ou les personnes avec lesquelles ils entretiennent des liens faibles. Cela retrouve des résultats d’autres études qui mettent l’accent sur l’importance des liens « forts » dans la société chinoise (Bian, 1997), importance qui diffère de la situation qui prévaut dans les couches moyennes des sociétés occidentales et qui a été théorisée par Mark Granovetter dans un article célèbre (Granovetter, 1973). Remarquons que la défiance envers les personnes qui ne sont pas des proches marquait également les réseaux analysés dans les années 1980 en Allemagne de l’Est sous le régime politique qui prévalait avant la chute du Mur (Völker, Flap, 1995). Pour la Chine, on peut penser que le lien avec les voisins se présenterait différemment en contexte rural où existe une forte interconnaissance.
41En revanche, dans l’enquête de Chongqing, la famille est moins présente que dans les enquêtes occidentales pour les questions sur les échanges plus émotionnels, pour lesquels des amis proches lui sont le plus souvent préférés. Tout se passe donc comme si la famille se trouvait investie d’un rôle plus important de soutien matériel et pratique, pour lequel les liens faibles sont jugés insuffisamment fiables, mais moins perçue sur le registre de l’intime, plutôt réservé à des liens avec des personnes de la même génération.
42Ces tendances sont cohérentes avec celles observées dans d’autres études, que celles-ci portent sur les réseaux personnels en général ou sur la société chinoise. Notre échantillon reste de trop petite taille et trop limité aux couches moyennes diplômées et urbaines pour donner une vision d’ensemble des réseaux personnels en Chine, cependant les résultats concernant les spécificités des liens familiaux rejoignent ceux d’autres études et sont très probablement généralisables. Cette enquête démontre la faisabilité de ce type de comparaison, grâce à la robustesse des structures relationnelles, bien moins sensibles que d’autres aspects du monde social à des variations institutionnelles (au sens des institutions formelles), historiques et contextuelles. Les réseaux personnels présentent un écho en quelque sorte amorti des variations qui affectent les cadres sociaux, ils sont un instrument de mesure aux intervalles de variation suffisamment limités pour permettre des comparaisons. En même temps, associant des relations familiales, collégiales, d’études, de voisinage, et autres, ils donnent des indications sur les sphères d’activité les plus variées. Dans le cas de cette étude, cela nous a amenés à mettre l’accent sur certaines particularités du statut des relations familiales dans le monde chinois contemporain.