1Ce texte a été écrit avant les évènements de 2019, alors que Carrie Lam, la Cheffe de l’exécutif, venait d’être élue. Il montre que face à la montée des inégalités, à l’absence d’opportunités pour les jeunes, à des salaires qui n’augmentent que faiblement malgré la croissance, et, surtout, à des coûts prohibitifs de logement, la situation économique et sociale était explosive. Dans l’article, nous avons écrit que le rapport entre le prix d’achat d’un logement et le revenu médian était de 12,6 ans en 2011 et de 15 ans l’année suivante ; ce rapport est maintenant passé à 21 ans ! Des réformes structurelles et de gouvernance devaient donc être entreprises de façon urgente. Durant sa campagne électorale, Carrie Lam avait semblé comprendre la situation, et s’était directement adressée aux jeunes avec son slogan « We Connect ». Malheureusement, les mesures adoptées ont été très insuffisantes et ne se sont jamais adressées aux problèmes structurels. Ainsi, le projet le plus ambitieux (actuellement ajourné) était de construire une île artificielle afin de répondre à la crise du logement. Ce projet a été combattu en raison de son coût très élevé et du fait que les premiers logements n’auraient pas été disponibles avant des années. Enfin, s’il est relancé, il permettrait, aux compagnies immobilières d’engranger des profits considérables.
2Face à ce système économique peu porteur d’espoir, les jeunes ont tenté d’obtenir plus de démocratie en 2014. Mais les conditions imposées par Pékin pour la mise en place de réformes « démocratiques » n’étaient pas satisfaisantes aux yeux de la population qui les a rejetées. Avec ce double blocage (économique et social ; politique), les protestations ne pouvaient que reprendre – c’est d’ailleurs la conclusion de notre article. Pourtant, il existe une différence majeure entre les deux mouvements : en 2019, l’enjeu originel n’était pas l’implantation de la démocratie à Hong Kong – ceci n’est apparu que dans un second temps – mais le refus d’un rapprochement entre les systèmes judiciaires chinois et hongkongais, effectué grâce à une loi d’extradition, dont le projet a été suspendu par Carrie Lam, mais non officiellement abandonné.
3En clair, les habitants de Hong Kong et, en premier lieu, la jeunesse, cherchent à préserver leur mode de vie – en défendant d’une part leur identité face à la Chine continentale et, d’autre part, en influant sur l’organisation économique. L’ampleur des manifestations qui ont rassemblé jusqu’à deux millions de personnes selon les organisateurs (soit près du tiers de la population locale), montre la force du sentiment identitaire. Selon un sondage effectué par l’Université de Hong Kong en juillet 2019, 53 % des personnes interrogées se sentent Hongkongaise, contre seulement 11 % qui se disent Chinois (chiffre le plus bas depuis 1997). Dans le même sondage, 71 % des sondés indiquent ne pas se sentir fier d’être de nationalité chinoise ; ce chiffre monte à 90 % pour les jeunes de 18 à 29 ans.
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- 3 Ce mouvement tire son nom de l’utilisation par les manifestants de parapluies pour se protéger des (...)
- 4 Pour plus de détail sur le mouvement Scholarism qui s’est ensuite développé en parti politique, voi (...)
- 5 Cheng et Yuen, 2014.
4Par une Décision du 31 août 2014, le gouvernement chinois avait alors décidé d’accorder aux Hongkongais le droit d’élire le chef de l’exécutif de la Région Administrative Spéciale de Hong Kong au suffrage universel. Cependant, les conditions stipulées dans cette décision, connue comme la Décision 31.8, furent jugées « au rabais » par de nombreux Hongkongais. Elles ont poussé les étudiants à boycotter les classes, puis à occuper certains quartiers tels que le quartier d’affaires et le siège du gouvernement à Admiralty. À cette occupation spontanée qui prit ensuite le nom de « Mouvement des Parapluies »3, se sont également jointes des organisations plus structurées telles que « Occupons Central avec Amour et Paix » (Occupy Central with Love and Peace, ci-après « Occupons Central ») ou le mouvement pro-démocratique lycéen Scholarism4. À son apogée, l’occupation, qui a duré 79 jours, a rassemblé plus de 100.000 manifestants, en majorité des étudiants et des personnes jeunes avec un haut niveau d’études : selon une enquête réalisée durant le mouvement, plus de 75 % des participants avaient de 18 à 39 ans (dont 37 % qui avaient moins de 24 ans), 26 % étaient étudiants et 56 % possédaient une formation universitaire (alors que le chiffre pour l’ensemble de la population était seulement de 27,1 % en 2011)5.
5Les revendications des manifestants – le retrait de la Décision 31.8 et la mise en place de ce qu’ils appelaient « une démocratie véritable » (genuine democracy) – étaient essentiellement politiques. Elles reposaient sur une base légaliste, dans le sens où elles s’inscrivaient toutes dans le cadre de la Loi Fondamentale (la Basic Law, la « mini-constitution » de Hong Kong) – et ce, bien que le mouvement se réclamât du principe de désobéissance civile et que l’occupation fût en elle-même illégale. De fait, les manifestants ne remettaient en cause ni le régime politique, ni le système capitaliste (dont la pérennité est garantie par la loi fondamentale), ni la mondialisation – ce qui constitue une différence notable avec d’autres mouvements tels que « Occupy Wall Street », ou « Les Indignés » en Espagne (Veg, 2015, 55-56).
6Le « Mouvement des Parapluies » partageait cependant avec ces derniers certaines valeurs, telles que le désir de construire, sinon une société moins inégalitaire, du moins une société où l’égalité des chances serait réelle. Cet aspect constituait d’ailleurs l’une des rares demandes à visée « économique », bien que les manifestants l’aient présentée sous son aspect politique – l’égalité des chances étant conçue comme une composante intégrale de la démocratie (Ortmann, 2015 et 2016 ; Veg, 2015). Il s’agissait de même de cibler les promesses non tenues du capitalisme (et de son idéologie) et non de le renverser. Comme le note très justement Ma Ngoc :
« Pendant des décennies, [le bien-fondé de] l’idéologie néolibérale à Hong Kong était justifié par le fait qu’elle assurait « l’égalité des chances ». Les enquêtes réalisées dans les années 1980 montrent que les Hongkongais en général, et la classe moyenne en particulier, faisaient leurs les maximes de l’égalité des chances, de la mobilité sociale et de l’autonomie [self-reliance] au sein de l’ordre capitaliste […]. [Cependant, ces dernières années], de plus en plus d’individus ont commencé à remettre en cause les principes néolibéraux. En 1988, des enquêtes ont révélé que 58 % [des interviewés] étaient favorables à la politique du laissez-faire, contre seulement 42 % en 1994. [Enfin, les Social Indicators Surveys] de 1999 ont souligné […] que de plus en plus de personnes doutaient de l’équité du système. » (Ma, 2011, 688 et 702-3 ; traduit par les auteurs).
7Cette tendance s’est accélérée à la fin des années 2000, notamment de la part de la jeune génération. Une enquête de 2010, spécialement centrée sur ces jeunes, montre que le fossé entre les riches et les pauvres est considéré comme le problème numéro un par 20 % des moins de 30 ans contre seulement 10 % des personnes de plus de 60 ans (Hong Kong Transition Project, 2010, 59, tableau 76).
8De ce fait, alors que le « Mouvement des Parapluies » n’a pratiquement été analysé que sous son aspect politique (Ortmann, 2015 et 2016 ; Veg, 2015), il apparaît important de cerner les raisons économiques qui ont poussé des individus, en particulier jeunes et bien éduqués, à bloquer des quartiers entiers du territoire. Dans ce cadre, nous avons souhaité laisser parler les faits plutôt que de faire une analyse plus théorique d’économie politique ou de sociologie économique. Nous pensons que cette manière de présenter les choses montre bien, et de façon plus objective, les différents challenges économiques qui ont conduit au Mouvement des Parapluies – et qui restent non résolus à ce jour.
- 6 La promulgation d’une loi anti-subversion par le gouvernement de Hong Kong est un devoir constituti (...)
- 7 Le programme d’« Education Morale et Nationale » était perçu comme présentant sous un jour trop fav (...)
9Il n’est cependant pas question de remettre en cause les recherches portant sur l’aspect politique du « Mouvement des Parapluies ». Ces travaux ont d’ailleurs clairement montré la filiation qui existe entre le « Mouvement des Parapluies » et au moins deux autres évènements récents : les manifestations qui ont conduit à ajourner la promulgation d’une loi anti-subversion en 20036 et, en 2012 le retrait d’un programme d’« Education Morale et Nationale » (« Moral and National Education ») jugé biaisé par de nombreux lycéens et leurs parents7. Le second mouvement, surtout, mené par des étudiants, a été annonciateur du boycott de classes et des occupations de 2014, et a contribué à la politisation des étudiants.
10Cependant, au-delà de ces considérations politiques, il s’agit aussi de voir si les impressions dégagées par ces différentes enquêtes sont confirmées par les faits, et si le système économique génère des inégalités dont souffriraient particulièrement les jeunes protestataires. Pour vérifier cette hypothèse, il sera montré qu’il existe, au sein du système économique, des contradictions qui ont favorisé la montée des inégalités, l’amenuisement des opportunités pour les jeunes diplômés et des difficultés d’accès au logement.
11Ces contradictions ont été générées par deux types de dynamiques, qui seront présentées dans les sections 2 et 3 de cet article. D’une part, les forces de la mondialisation qui, à Hong Kong, ont pris une tonalité particulière du fait de la proximité de Hong Kong avec la Chine. Ces forces exogènes ont particulièrement pesé sur la montée des inégalités et sur la polarisation salariale (Section 2). D’autre part, l’évolution de l’économie locale depuis les années 1960 qui a favorisé la création de monopoles et d’oligopoles, notamment dans des secteurs tels que le logement, le commerce alimentaire de détail, les transports, etc. En clair, ces forces endogènes ont agi sur les principaux postes budgétaires des ménages hongkongais, tandis que les forces exogènes jouaient sur les revenus (Section 3). Dans l’un et l’autre cas, nous verrons que la situation a particulièrement affecté les jeunes diplômés qui doivent encore trouver leur place dans la société. Dans la section 1, les modalités institutionnelles du rattachement de Hong Kong à la Chine seront présentées de façon succincte. Ce rappel servira non seulement à préciser les conditions du large degré d’autonomie octroyé au territoire selon la formule « un pays, deux systèmes », mais aussi à introduire les conditions fixées dans la Décision 31.8 et les raisons pour lesquelles elles ont été rejetées par les milieux démocrates et au-delà. La conclusion mettra en lumière les relations entre cette situation économique et le « Mouvement des Parapluies ».
12La signature, en 1984, de la « Déclaration conjointe sino-britannique » a scellé le destin de Hong Kong, colonie britannique depuis 1842. Cet accord spécifiait les modalités du retour du territoire sous souveraineté chinoise. Il indiquait aussi que Hong Kong serait géré selon le principe « un pays, deux systèmes » pendant 50 ans. Ce principe se trouva ensuite sacralisé dans la Loi Fondamentale, promulguée en 1990 et mise en application le 1er juillet 1997.
- 8 Ceci s’explique par le fait que ce large degré d’autonomie ne concerne pas la politique étrangère e (...)
13La Loi Fondamentale accorde aux Hongkongais, outre une large autonomie (« high degree of autonomy »), le respect de leur mode de vie et des libertés civiles, l’indépendance de leur système judiciaire et le maintien du système capitaliste. Elle permet aussi au territoire de conserver le contrôle de son économie, y compris sur le plan budgétaire (la Chine ne peut y lever des impôts) et sa monnaie (le dollar de Hong Kong : HK$). Hong Kong garde le contrôle de sa politique d’émigration (par exemple, les Chinois du continent doivent se munir d’un visa pour s’y rendre) et les frontières avec la Chine ont été maintenues. Enfin, Hong Kong est membre de droit de plusieurs organisations internationales telles que l’Organisation Mondiale du Commerce (mais pas de l’Organisation des Nations Unies ou des institutions de Bretton Woods8).
14Hong Kong demeure donc une entité économique et administrative séparée de la Chine, où les lois de la République populaire ne sont pas applicables. Il est gouverné par le Chef de l’Exécutif (Chief Executive) qui doit être un résident permanent ayant habité le territoire depuis au moins 20 ans et être un citoyen chinois. Hong Kong a également son propre parlement, le Legislative Council (ou LegCo).
- 9 Cf. Basic Law, Annexe 1 : « The Chief Executive shall be elected by a broadly representative Electi (...)
15Bien entendu, « large autonomie » n’est pas équivalent à « indépendance » et Pékin garde un contrôle certain sur le territoire. Un premier élément de ce contrôle réside dans le mode de désignation du Chef de l’Exécutif, élu par un comité électoral (Election Committee) de 1.200 personnes, censé être « largement représentatif » des diverses forces économiques et sociales du territoire9. La composition du comité garantit de fait que le candidat de Pékin est systématiquement élu. Si, malgré tout, ce n’était pas le cas, Pékin conserve un droit de veto, le Chef de l’Executif devant être, in fine, nommé par le gouvernement central.
16Un second moyen d’intervention se situe dans les conditions de modification de la loi fondamentale. Ces changements peuvent être initiés par le Conseil d’État ou le Comité Permanent de l’Assemblée Nationale Populaire (CPANP) au niveau national, et, au niveau local, par la Région Administrative Spéciale (sans mention d’institution spécifique). Pour entrer en vigueur, ces modifications doivent remplir trois conditions : elles doivent être votées à la majorité des deux-tiers par les membres du LegCo, être acceptées par le Chef de l’Exécutif, puis être ratifiées par le CPANP – qui a donc, une nouvelle fois, le mot de la fin.
- 10 « The ultimate aim is the selection of the Chief Executive by universal suffrage upon nomination by (...)
- 11 Il manquait 4 voix aux forces pro-gouvernementales pour obtenir la majorité des deux-tiers. Cependa (...)
17La Décision 31.8 s’est appuyée sur cette base légale. Elle se référait à l’article 45 de la Loi Fondamentale, qui indique que l’élection du Chef de l’Exécutif au suffrage universel doit être l’« objectif ultime »10. Elle précisait aussi, toujours en accord avec l’article 45, qu’un comité (le Nominating Committee, similaire au Comité Électoral) serait constitué, avec pour fonction de nommer deux ou trois candidats : seuls les candidats ayant le support de plus de la moitié des membres du comité seraient autorisés à se présenter devant les citoyens hongkongais. En pratique, cela signifiait que seuls deux ou trois individus présélectionnés par Pékin pouvaient être candidats. La Décision fut considérée par certains comme une avancée par rapport au système existant, mais unanimement rejetée par les milieux proches des démocrates. Elle entraîna le Mouvement des Parapluies, à l’automne 2014. En guise d’épilogue, la Décision fut définitivement rejetée par le LegCo lors d’un vote historique en juin 201511.
18Cet arrière-plan permet de comprendre les raisons immédiates qui ont conduit à l’occupation d’Admiralty et de plusieurs autres quartiers de Hong Kong. Comme indiqué en introduction, ces raisons sont à mettre en relation avec d’autres actions plus anciennes confirmant la montée d’un sentiment démocratique qui se focalise maintenant sur la situation locale (à la différence du sentiment qui prévalait lors des évènements de la place Tiananmen en 1989). Elles sont également à mettre en relation avec la situation économique locale, les demandes pour plus d’égalité des chances et de justice sociale étant incluses dans les revendications démocratiques des manifestants. Ceci explique en partie pourquoi les jeunes éduqués, qui sont davantage concernés par des phénomènes tels que la baisse de la mobilité sociale, la montée des inégalités ou l’accès au logement ont été les principaux acteurs du mouvement. En conséquence, les deux dernières sections seront consacrées à ces phénomènes économiques.
- 12 Sauf mention spéciale, les chiffres donnés dans cette section proviennent du Census and Statistics (...)
19Quelques chiffres vont nous permettre de mieux visualiser la montée des inégalités. D’un côté, le territoire a connu une croissance économique soutenue, malgré des crises économiques à répétition (crise financière de 1997 ; crise liée au syndrome respiratoire aigu sévère en 2003 ; crise de 2008). Le PIB (produit intérieur brut) par tête est ainsi passé de 199.186 HK$ en 1997 à 321.487 HK$ en 2016 (en dollars constants 2014), soit une augmentation de 61,4 % en moins de 20 ans12.
20Dans le même temps, les inégalités ont également progressé, ce qui implique que les fruits de la croissance ont été inégalement partagés. Le coefficient de Gini, calculé pour le revenu des ménages, est passé de 0,42 en 1976 à 0,525 en 2001 et à 0,537 en 2011 (le dernier chiffre disponible). Selon un rapport des Nations Unies, Hong Kong occupait le 132e rang (sur 175) en termes d’égalité au début des années 2000 (Sing, 2010, 117). Enfin, de façon significative, les 10 % des ménages les plus riches gagnaient 45,7 fois plus que les 10 % les plus pauvres en 2001, mais 68,3 fois plus en 2011 (Education Bureau, 2015, 8-9).
21Si l’on s’intéresse maintenant uniquement aux revenus salariés – afin d’éliminer les effets dus à l’évolution de la taille des ménages (comme, par exemple, l’augmentation du nombre de ménages composés de personnes âgées vivant seules) et à l’importance des revenus non-salariés –, on constate un phénomène identique : le coefficient de Gini est passé de 0,488 en 2001 à 0,50 en 2006 puis à 0,509 en 2011.
22Ces chiffres montrent la présence d’une inégalité extrême, qui apparaitrait encore plus flagrante si l’on disposait de données précises pour les niveaux de richesses. Une enquête du Crédit Suisse indique ainsi que les 10 % des ménages les plus riches possédaient autant que les 69,3 % les plus pauvres en 2009, et 77,5 % en 2014 (Noble, 2014).
23Ces inégalités doivent être contextualisées et analysées comme révélatrices de déséquilibres existants dans le système économique et social. La situation présente ainsi des similitudes avec celle d’autres villes mondialisées (Mok, 2015) ou de pays développés (Piketty, 2013). Pour expliquer l’accroissement des inégalités dans les villes mondialisées, des sociologues comme Castells (2000) ou Sassen (2000) ont avancé le concept de « polarisation », qui s’articule autour de la concentration des revenus en haut et en bas de l’échelle salariale. Selon ces chercheurs, cette polarisation s’accompagne d’une diminution quantitative des classes moyennes. Un document publié par le Central Policy Unit (le think tank officiel du gouvernement de Hong Kong, pour schématiser) reprend à son compte ce type d’explications :
« Des recherches internationales montrent que les villes mondiales telles que Londres ou New York connaissent une montée des inégalités de revenus. Alors que Hong Kong se sépare progressivement de sa base industrielle pour devenir une ville mondiale axée sur les services (…), l’expérience de ces métropoles globales devient pertinente.
L’émergence des villes mondiales entraîne une concentration de services haut de gamme […]. En accomplissant ce type de fonctions transnationales, ces villes […] utilisent un très grand nombre de professionnels et d’élites transnationales, elles-mêmes épaulées par un personnel auxiliaire. […] L’emploi tend donc à se polariser aux deux extrémités de l’échelle des emplois et des salaires, au détriment des salariés situés au milieu. […] » (Commission on Strategic Development, Income Inequality and Social Mobility, 2006, 2-4 ; traduit par les auteurs)
24Dans le cas de Hong Kong, les effets de cette polarisation sont renforcés, d’une part, par le nombre de sièges sociaux et de bureaux régionaux de multinationales (respectivement 1.389 et 2.395 en 2014) et, d’autre part, par l’arrivée de migrants chinois, souvent faiblement qualifiés, qui bénéficient de la politique de regroupement familial (le quota est de 150 migrants par jour).
25Sans remettre en cause ces remarques, un examen plus approfondi présente un tableau plus complexe, dans la mesure où le « personnel auxiliaire » mentionné dans la citation n’est pas seulement constitué d’agents d’entretien ou de serveurs, mais aussi de personnel hautement qualifié et spécialisé. Il se développe ainsi une catégorie intermédiaire (les « associate professionals » dans les statistiques hongkongaises) dont le salaire médian (18.000 HK$ en 2011) est exactement 50 % plus élevé que le salaire médian à Hong Kong (12.000 HK$) et environ la moitié de celui des « managers and administrators » (36.250 HK$) et des « professionals » (32.160 HK$). Bien que l’augmentation de ces associate professionals se soit tassée ces dernières années (voir infra), leur progression a été impressionnante, passant de 500.000 en 2001 à près de 700.000 en 2011, soit environ 20 % de la main-d’œuvre totale.
26Cette constatation a amené les spécialistes locaux de la polarisation à proposer deux types d’explications. Un premier groupe classe les professionals et associate professionals dans une même catégorie, confirmant ainsi la thèse de la polarisation (Chui, Lui, 2009). Un second groupe conteste cette perspective et effectue une séparation nette entre les associate professionals et les professionals. Dans ce cas, on a l’apparition d’une classe intermédiaire (Lee et al., 2007) qui peut être éventuellement considérée comme une « nouvelle classe moyenne ».
- 13 Ces chiffres incluent à la fois les titulaires d’un diplôme de niveau licence (Bachelor’s degree) e (...)
27Au-delà de ce débat académique, il demeure que le diplôme conditionne l’accès à ces deux catégories. Il est donc devenu indispensable – mais néanmoins insuffisant. En effet, comme dans les autres villes mondiales, la globalisation a également favorisé l’apparition d’un crowding out effect (« effet d’éviction »), provoqué par l’accroissement du nombre de diplômés. En 1991, seulement 11,3 % de la population possédait un diplôme universitaire. En 2006, ce pourcentage avait plus que doublé pour atteindre 23 %, et il atteignait 27,3 % en 201113. Cette même année, la proportion de Hongkongais âgés de 25 à 34 ans avec une formation post-secondaire était de 48,4 %, un chiffre supérieur à la moyenne de l’OCDE (38,09 %) (OECD, 2015).
28Dès lors, la question qui se pose est de savoir si le marché du travail est en mesure d’absorber une telle augmentation de diplômés. Alors que certains économistes néoclassiques influents comme Richard Wong (2013) poussent à une ouverture plus grande de l’éducation supérieure, les sociologues s’inquiètent au contraire de l’écart entre l’accroissement du nombre de diplômés et celui de la création du nombre d’emplois qualifiés. Ils indiquent que la finance, l’assurance, l’immobilier et les services aux entreprises, qui sont les principaux débouchés pour les diplômés, semblent incapables d’en embaucher suffisamment (Lui, 2013, 55). Une étude du LegCo Research Office confirme leur inquiétude et indique que, de 1994 à 2015, le nombre de diplômés (les possesseurs de sub-degrees non inclus) a augmenté de 854.000 personnes, tandis que, dans le même temps, seulement 666.000 emplois qualifiés (y compris les emplois d’associate professionals) ont pu être créés (LegCo Research Office, 2016, 8).
- 14 La même étude apporte les précisions suivantes: “During 2008-2015, managerial, administrative and p (...)
29Ces chiffres montrent que nombre de diplômés ne peuvent trouver d’emploi correspondant à leur qualification – une tendance qui s’est renforcée ces dernières années14. Le diplôme étant obligatoire pour l’obtention d’un emploi qualifié, la demande pour l’accès à l’enseignement supérieur continue à progresser, même si les jeunes Hongkongais sont parfaitement conscients qu’un diplôme risque fort de ne les mener nulle part.
- 15 Le chômage a également suivi la même tendance, mais il est resté modéré en comparaison avec la situ (...)
30Autre conséquence négative, l’arrivée sur le marché du travail d’un nombre de diplômés plus important qu’il n’en peut absorber a un impact non négligeable sur les salaires. Malgré la surcote (premium) dont les diplômés continuent à bénéficier (en accord avec la théorie de la polarisation), des sources non publiées du Census and Statistics Department montrent que les salaires des jeunes diplômés ont peu progressé depuis 1997. Les revenus des individus âgés de « 20 à 24 ans ayant reçu une formation post-secondaire » ont stagné, voire même légèrement régressé, passant de 11.000 HK$ par mois en 1997 à 10.800 HK$ en 2014, alors que, dans le même temps, le PIB par tête augmentait de 56,6 %. Dans le détail, on constate que ces salaires ont été extrêmement réactifs à la situation économique – après la crise asiatique et le SRAS, ils n’étaient plus que de 8.000 dollars en 2004, avant de connaître un rattrapage ces dernières années15.
31Enfin, dernier facteur aggravant, cette relative stagnation des salaires s’accompagne d’une baisse de la mobilité sociale, qui s’explique aussi par la faible création d’emplois qualifiés qui limite les possibilités de promotion. Ceci est confirmé par deux rapports du LegCo Research Office. Le premier indique que la première génération de diplômés (nés au milieu des années 1960) a pu obtenir un salaire mensuel médian de 33.500 HK$ (dollars de 2013) à l’âge de 35-39 ans. Cependant, les diplômés de la troisième génération, quant à eux, ne pouvaient plus espérer qu’un salaire de 26.100 dollars au même âge. Et, même si les diplômés de la cinquième génération n’avaient pas encore atteint 30 ans en 2013, il était déjà évident que leur salaire médian serait encore inférieur (LegCo Research Office, 2016, 11). Dans le second rapport, il est indiqué que les jeunes Hongkongais ont 3,7 fois plus de chance de pouvoir s’inscrire à l’université lorsqu’ils viennent d’une famille aisée que lorsqu’ils sont issus d’une famille pauvre (LegCo Research Office, 2014-2015, 8), ce qui constitue une évolution majeure puisqu’en 1991 les possibilités d’accès étaient à peu près équivalentes (Mok, 2015, 129).
32Il est donc clair que la situation économique du territoire ne procure pas suffisamment d’opportunités aux jeunes diplômés et à l’ancienne classe moyenne. Une théorie élargie de la polarisation explique en partie cet état de fait. D’une part, les effets de la polarisation à Hong Kong sont accentués par sa situation géopolitique : le territoire sert de siège social pour l’Asie à de nombreuses firmes multinationales alors qu’il accueille par ailleurs un grand nombre de Chinois du continent, souvent faiblement diplômés. D’autre part, ce regroupement en haut et en bas de l’échelle salariale n’a pas empêché le développement d’une catégorie intermédiaire, les associate professionals, mais qui voit ses possibilités de promotion compromises. En effet, le nombre de diplômés ayant crû plus rapidement que les besoins, les possibilités qui leur sont offertes se sont largement réduites. D’une manière générale, les revenus, non seulement de cette catégorie de jeunes mais aussi des salariés dans leur ensemble, ont progressé moins rapidement que le PIB, ce qui implique que la croissance a profité davantage aux détenteurs de capitaux. De plus en plus de Hongkongais comprennent cet état de fait et aussi que les années fastes sont derrière eux. Cela n’a pas (encore) abouti à une remise en cause du système économique, mais a certainement renforcé la volonté des manifestants de promouvoir une société plus juste. Cela a d’ailleurs été d’autant plus le cas que les forces de la mondialisation, renforcées par l’influence de la Chine, n’ont pas été les seules à jouer un rôle sur la baisse des opportunités pour les classes moyennes et les jeunes diplômés. L’évolution de l’économie locale depuis les années 1960 a également fortement pesé, en particulier sur l’accès au logement et sur l’essor d’une économie oligopolistique qui crée des situations de rente. C’est ce que nous allons étudier dans la dernière partie de cet article.
33Dans la section 2, l’accent mis sur les salaires a occulté le fait que les inégalités proviennent aussi des revenus non-salariés et de la formation de rentes économiques. De fait, l’évolution du marché de l’immobilier a joué un rôle de premier plan en permettant la création de rentes qui se sont répercutées dans d’autres secteurs de l’économie locale.
34Pour illustrer ce point, nous partirons des difficultés pour les jeunes à accéder à un logement décent et montrerons comment ces difficultés ont été générées par l’évolution du marché de l’immobilier depuis les années 1960 d’une part, et, d’autre part, par celle des politiques de logements publics.
- 16 Pour une analyse approfondie du rôle des logements publics dans le développement de Hong Kong, voir (...)
35Commençons par le secteur public. La politique de logements publics à Hong Kong a débuté en 1954, après qu’un incendie dans le bidonville de Shek Kip Mei a laissé 53.000 personnes sans logement à la Noël 195316. Dans les années 1960, la politique volontariste du gouvernement a permis une expansion du nombre de logements publics. En 1961, 12 % des ménages bénéficiaient d’un logement public (tous programmes confondus) ; ce chiffre passait à 44 % en 1971 puis à 54 % en 1988 (Augustin-Jean, 2005, 4). En 1997, le Chef de l’Exécutif nouvellement nommé, Tung Chee-hwa souhaita relancer cette politique volontariste et afficha son ambition de construire 85.000 logements annuels, dont 35.000 publics, pendant 10 ans. Cependant, la crise de 1997, alliée à une programmation défectueuse (Scott, 2010, 193), eut raison de ce projet : de 2002 à 2007, le nombre de logements publics n’a augmenté que de 14.600 par an, contre 38.900 de 1997 à 2002 (Goodstaadt, 2013, 90). Le pourcentage de ménages vivant dans un logement public a alors largement baissé : il n’était plus que de 49 % en 2004 et 45 % en 2009 (Hong Kong Housing Authority, 2015).
36En conséquence, les files d’attente se sont considérablement allongées. Pour les jeunes célibataires qui ne peuvent s’inscrire sur la liste d’attente générale et doivent passer par un système de points, l’attente se montait à 24 ans en moyenne en 2010 (Liu et Chan, 2010, 24-25). En novembre 2016, la situation était tellement critique que certains jeunes ont saisi la Haute Cour de justice, au motif que le système leur interdisait l’accès à un logement public et donc violait leur droit à la protection sociale garanti par l’article 36 de la Loi Fondamentale. Selon leur avocat, il n’est alors pas possible pour un jeune de 18 ans d’obtenir un logement subventionné avant l’âge de 50 ans (Lee, 2016)… Pour les jeunes diplômés, l’accès au logement public est encore restreint par un plafonnement qui interdit aux célibataires et aux couples de postuler pour un logement social lorsque leurs revenus sont respectivement de 10.100 HK$ et de 16.140 HK$ par mois.
37Devant la faible probabilité d’obtenir un logement public, les jeunes peuvent se tourner vers le secteur privé. Mais là, ils doivent faire face à des obstacles d’autant plus difficiles à surmonter que ces derniers touchent à l’organisation de l’économie dans son ensemble. Le chiffre suivant résume parfaitement la situation : selon Edward Yiu, ancien Professeur Associé à la Chinese University of Hong Kong, le rapport entre le prix d’achat d’un logement et le revenu médian annuel était de 12,6 ans en 2011 et de 15 ans l’année suivante (Yiu, 2013). Et selon le cabinet de conseil Demographia, Hong Kong a remporté en 2015 pour la quatrième année consécutive le titre (peu convoité) de ville où le logement est le plus inabordable au monde (Davey, 2016).
38Selon nous, le facteur explicatif essentiel de ces chiffres tient à la nature oligopolistique du secteur immobilier – les rentes dégagées dans ce secteur ayant, à leur tour, servi à développer d’autres monopoles et oligopoles. Avant de présenter ce point, il est à noter que, pour certains économistes néoclassiques, les promoteurs immobiliers n’ont fait qu’utiliser les failles présentes dans l’organisation économique et ne sont pas responsables de cette situation. Pour eux, il est également souhaitable de laisser la situation inchangée plutôt que de promulguer des règlements visant à limiter ces oligopoles et introduire plus de concurrence, car cela risquerait de créer des distorsions encore plus dommageables pour le marché (Wong, 2015, 216-217). Ce type de raisonnement néglige le fait que non seulement ces oligopoles créent des rentes, mais aussi que ces mêmes compagnies immobilières ont largement influencé la mise en place de ces politiques.
39La nature oligopolistique du secteur de l’immobilier à Hong Kong s’explique par deux facteurs convergents. Le premier, très ancien, remonte à 1841 (un an avant la signature du traité de Nankin par lequel l’île de Hong Kong fut cédée aux Britanniques). Il fut alors décidé que l’ensemble du territoire serait la propriété de la couronne britannique et mise à la disposition de son représentant. Il s’ensuivit l’organisation de ventes aux enchères (land auctions) qui fournissent toujours une part conséquente du budget du territoire. Lors de ces enchères, les terrains ne sont pas à proprement vendus, mais sont loués à bail pour un certain nombre d’années (en général 75 ou 99 ans). L’acquéreur doit immédiatement s’acquitter du « premium » qui équivaut plus ou moins à la valeur du terrain puis, chaque année, d’un loyer modéré.
40Le deuxième facteur est lié à l’évolution du tissu économique local. À partir des années 1960, mais plus encore à partir des années 1980, dès lors que le retour de Hong Kong à la Chine leur paraissait inévitable, certaines firmes britanniques « historiques » (les fameux « hongs ») telles que Wheelock Marden ou Hutchison se sont localement désengagées. Grâce à des fonds levés en bourse, leurs actifs, cédés à bas prix, furent rachetés par des firmes familiales chinoises en plein essor comme Cheung Kong, Sung Hung Kai et New World Development. Ces firmes se sont alors constitué des domaines totalisant des millions de mètres carrés – une stratégie qui a également largement bénéficié de la construction des villes nouvelles à partir des années 1960.
41La combinaison de ces deux facteurs a créé une pénurie de terrains et la montée des prix de l’immobilier. Les « portefeuilles de terrains » (land banks) contrôlés par les promoteurs ont ainsi constitué des réserves aboutissant à une déconnexion partielle entre le marché de la terre et celui de l’immobilier (Hui, 2004, 146). Par ailleurs, le produit des ventes aux enchères constituant une proportion significative du budget du gouvernement (par exemple, 22,6 % en 1997 et 15,7 % en 2016), ce dernier est toujours pris entre le désir de maximiser les profits qu’il tire de ces enchères et le bien-être pour la communauté qu’il est censé servir… ce qui tend également à faire monter les prix.
- 17 Les compagnies du continent qui disposent de liquidités importantes ont tendance à faire monter les (...)
42Dans la pratique, les budgets nécessaires pour financer le premium, de même que l’expertise indispensable pour valoriser les sites, ont créé des barrières d’entrée difficiles à franchir, donnant une prime aux premiers entrants (first mover advantage). Cette situation a été dénoncée dès le milieu des années 1990 par le Consumer Council, qui notait que 70 % des nouveaux logements privés étaient produits par sept promoteurs, et 55 % par seulement quatre (Poon, 2011, 24). Ces dernières années, seules quelques entreprises de Chine continentale ont pu pénétrer le marché, mais, du fait du phénomène de rareté, la concurrence accrue a encore fait monter les prix17. En conséquence, le coût payé pour les parcelles, auquel s’ajoute la situation d’oligopole des promoteurs, a provoqué une hausse artificielle du prix des appartements et des loyers. Ce surcoût ne constitue pas seulement une rente supplémentaire pour les promoteurs, mais aussi une « taxe invisible » pour le gouvernement : la politique de bas impôts n’a été possible que grâce aux revenus générés par ce système d’enchères.
- 18 Les gros promoteurs étant devenus des conglomérats, les pertes sur le marché de l’immobilier ont ét (...)
- 19 Selon les données du Consumer Council, 2013. Ce chiffre est d’autant plus impressionnant qu’une gra (...)
43Pour terminer sur ce thème, les profits substantiels réalisés sur le marché immobilier ont également permis aux gros promoteurs de résister aux crises économiques comme celles de 1997 – les prix de l’immobilier ont chuté de 45 % en octobre 1998 par rapport à leur niveau d’avant la crise et de 39 % supplémentaires de 1998 à 2003, avant de revenir à leur niveau de 1997 en 2009 (Wong, 2010, 5)18. Au contraire, durant les périodes de croissance, les profits engrangés ont été réinvestis dans d’autres activités, aboutissant à la création d’oligopoles et de monopoles dans d’autres secteurs, tels que les supermarchés (deux chaînes contrôlent plus de 60 % du commerce alimentaire de détail19), les services publics tels que l’électricité ou la distribution d’eau (respectivement un duopole et un monopole), les transports, etc. Les promoteurs profitent aussi de leur position dominante sur le marché de l’immobilier pour tirer des profits conséquents de la location de magasins, en particulier dans les shopping malls qu’ils possèdent. En clair, le salarié et le consommateur sont systématiquement désavantagés et doivent faire face à des surcoûts pour les principaux produits de la vie quotidienne : le logement, le transport, l’électricité, l’eau courante, le gaz, l’alimentation…
- 20 Par exemple, tandis que les prix de détail ont baissé de 5,6 % de 2000 à 2002, les deux chaînes de (...)
44La situation des promoteurs est d’autant plus favorable que Hong Kong n’a jamais eu de loi anti-monopole. Dès son arrivée dans le territoire, Chris Patten, le dernier gouverneur (1992-1997), a cherché à remédier à cet état de fait. Lors d’un discours au LegCo, en 1992, il insista ainsi sur le besoin de discipliner la concurrence. À sa demande, le Consumer Council réalisa plusieurs études sectorielles qui, toutes, indiquèrent un très haut degré de concentration de ces secteurs et insistèrent sur les conséquences négatives pour les consommateurs20. Les efforts de Patten et du Consumer Council n’aboutirent cependant à aucun résultat tangible, et il fallut attendre 2015 pour qu’une Competition Ordinance soit finalement introduite ; et encore, cette dernière ne contient pas de clause limitant les oligopoles (voir infra).
45Dans son style très imagé, Alice Poon, qui a travaillé pour l’un de ces promoteurs oligopolistiques, a parfaitement résumé la situation :
« Imaginez que vous soyez un citoyen ordinaire et que vous viviez dans un appartement situé dans un lotissement privé. Vous avez raclé vos fonds de tiroirs pour acheter cet appartement à un promoteur (…). Vous devez ensuite rembourser votre crédit tous les mois, et vous acquitter des frais de gestion de ce lotissement. Chaque fois que vous mangez dans un restaurant ou un fast-food du centre commercial du lotissement (qui appartient probablement au même promoteur), vous aidez son locataire à payer son loyer qui va directement dans les poches du promoteur. Le weekend, vous faites des achats dans d’autres shopping malls tenus par d’autres promoteurs. Une nouvelle fois, vous aidez les commerçants à payer leur loyer et leurs charges en leur achetant leurs produits. Pouvez-vous imaginer la part de votre salaire qui a été consacrée à payer les promoteurs à la fin du mois ? La réponse pourrait vous choquer. » (Poon, 2011, 89 ; traduit par les auteurs.)
46En résumé, le système politique et économique, tel qu’il s’est développé à partir des années 1960, a permis à quelques familles hongkongaises de concentrer le capital entre leurs mains. Dans les années 1980, le départ des hommes d’affaires britanniques a accentué cette tendance, tandis que les forces de la mondialisation commençaient à peser sur les salaires. Peu à peu, s’est créée une situation dans laquelle les jeunes diplômés se retrouvent sans beaucoup de perspectives d’avenir. Avec un salaire qui n’a que faiblement augmenté depuis 1997, ils doivent faire face à un coût du logement prohibitif, tandis que le prix des produits de première nécessité est artificiellement gonflé. Cela a conduit à une crise de confiance, à la fois envers le système économique et envers le gouvernement qui a promu ce système.
47Ainsi, dès 1999, une enquête conduite par Lau Siu-kai, un sociologue qui prit par la suite la tête de la Central Policy Unit, montrait déjà que le soutien pour ce système économique commençait à faiblir, en particulier chez les jeunes Hongkongais. Alors qu’en 1997, 83 % des personnes interrogées pensaient que Hong Kong était « un territoire aux nombreuses opportunités où tout le monde pouvait réussir par un travail acharné », en 1999, après la crise financière, ils n’étaient plus que 71 % à partager cette opinion (Lau, 2003, 384). Autre signe, le nombre de fois que des expressions telles que « profiteers », « hatred towards the business sector » ou « hatred towards the rich » ont été employées dans les médias locaux a été en très forte augmentation ces dernières années. Une recherche dans la base de données Wisenews a montré que ce nombre est passé de 0 en 2001 à 100 en 2009 et à… 1.257 en 2010 (Chan et al., 2014, 77). Une nouvelle fois, cela ne signifie pas qu’il y ait une remise en cause généralisée du modèle capitaliste : la Chine communiste toute proche ne procure pas une alternative crédible pour des populations qui se sont réfugiées à Hong Kong pour justement fuir ce système – d’autant qu’elle est marquée par la corruption et, comme à Hong Kong, la montée des inégalités.
48La plupart des recherches sur le Mouvement des Parapluies a porté sur les conditions politiques et sociales qui ont déclenché le mouvement. Les difficiles relations de Hong Kong avec la Chine dans le cadre du principe « un pays, deux systèmes » ou la question de l’identité hongkongaise ont ainsi été au centre des investigations. Les conditions économiques ou la situation des jeunes, lorsqu’elles sont mentionnées, sont davantage listées qu’analysées.
- 21 Les recherches sur l’identité hongkongaise ont débuté dans les années 1980 sous l’impulsion de Lau (...)
49Ces travaux, notamment sur l’identité hongkongaise et les relations entre Hong Kong et la Chine, sont fondamentaux.21 Cependant, ils ne doivent pas cacher que le mécontentement des jeunes diplômés vient également d’un système économique discriminant marqué par des oligopoles et l’existence de rentes. La situation a un impact non négligeable sur les principaux postes budgétaires des Hongkongais qui paient une rente aux conglomérats qui contrôlent les logements neufs, l’alimentation, l’eau, le gaz, l’électricité, etc. Dans le même temps, les salaires, eux, sont affectés par la mondialisation et par l’effet de crowding out.
- 22 Le « Lion Rock » est un mont de 495 mètres. Le sens de l’expression « Lion Rock Spirit » provient d (...)
50Dans ces conditions, il devient plus facile de comprendre pourquoi les jeunes se sont alors retrouvés en première ligne, non seulement dans le combat pour la démocratie, mais aussi dans celui, lié, de l’égalité des chances. Ils sont les premiers touchés par la crise du logement, le manque de mobilité sociale, etc. Ils comprennent aussi que l’investissement dans l’éducation, indispensable, ne leur offre qu’un espoir illusoire. Pour simplifier, ils pensent que l’« esprit du Lion Rock » (« Lion Rock Spirit »), selon lequel tout le monde est censé partir sur la même ligne et que le succès dépend de des capacités et du travail de chacun a vécu22. Ce n’est donc pas un hasard si certains des manifestants de 2014 ont grimpé en haut de ce mont pour y suspendre une banderole réclamant la démocratie. Lors de l’interview qui a suivi l’incident, l’un des participants déclara que le Lion Rock Spirit se manifestait aussi dans le combat contre les injustices (cité par Lo et al., 2014).
51L’établissement de la démocratie peut donc être compris, non seulement comme un objectif, mais aussi un moyen pour amender ce système (jugé) inéquitable. C’est ce qui ressort de l’exposition organisée par les étudiants de la Hong Kong Polytechnic University pour commémorer le « Mouvement des Parapluies » en mai 2015. Ainsi, les objets exposés faisaient référence à ces difficultés économiques et sociales. Par exemple, on pouvait lire sous une simple brique : « À Hong Kong, vous devez payer au moins quatre millions pour acheter un logement décent ». D’autres rappelaient la fermeture des magasins vendant des articles de bureau ou d’autres objets de la vie quotidienne et qui ont fait place à des boutiques de luxe destinées à des touristes chinois fortunés.
52Notre article ne suggère pas que des réformes du système économique seraient suffisantes pour rétablir l’harmonie sociale – au contraire. En revanche, faute de réformes économiques profondes, les mouvements de rue ne peuvent que se multiplier et se radicaliser. Pour éviter une crise généralisée, des réformes semblent donc nécessaires. Mais toutes les solutions qui permettraient, peut-être pas d’inverser le phénomène, mais tout au moins de le limiter, ont été rejetées. Ainsi, il a fallu 25 ans pour qu’une Competition Ordinance soit introduite sous la pression de la communauté internationale. Et elle ne contient aucune clause visant à limiter l’existence de monopoles.
53De même, la réforme du budget a été repoussée. Bien que Hong Kong ait des réserves fiscales atteignant deux ans de dépenses publiques, ses revenus ne proviennent que de sources limitées et sont vulnérables à la conjoncture (Hong Kong a connu des déficits substantiels durant les périodes de crise économique). Cependant, parmi toutes les options possibles, le gouvernement a voulu imposer une taxe sur les produits et les services, ce qui aurait pesé lourdement sur les familles modestes, alors qu’il n’existe aucun impôt sur les gains du capital. Enfin, il n’a jamais été question d’imposer les land banks constituées par les promoteurs. Peu de personnes, à l’exception d’Alex Lo, journaliste au South China Morning Post, ont même osé proposer ce genre de mesures (Lo, 2016).
54En résumé, le nouveau Chef de l’Exécutif, qui a pris ses fonctions le 1er juillet 2017, était condamné à faire preuve d’une grande habileté pour améliorer cette situation. La tentation était grande de distribuer le surplus de réserves fiscales, qui frôlait alors le trillion de HK$ afin d’acheter la « paix sociale ». Cela aurait pu procurer un répit au gouvernement, mais l’attention à la jeunesse et aux problèmes économiques qu’elle affronte a été clairement insuffisante.
55Ce répit n’aurait été qu’éphémère sans des réformes d’envergure. Car la multiplication de projets sociaux, si elle pourrait être bien reçue par les bénéficiaires, ne permettrait en rien de réduire les causes des inégalités. Tout autant que de rétablir des liens avec les milieux démocrates ou de renforcer la confiance avec le gouvernement chinois, les réformes du système économique devront constituer un chantier prioritaire pour l’équipe au pouvoir.