1La question de la nature du régime politique chinois, et de ses implications en termes de marge de manœuvre plus ou moins importante pour les individus, a été largement traitée par la littérature. Les politistes s’attachent plus directement à la nature du régime et à ses dégradés autour de l’autoritarisme (Cabestan, 2015), notamment de « l’autoritarisme fragmenté » (Lieberthal, 1992) à « l’autoritarisme délibératif » (He et Warren, 2011). Ce qui est pris en compte dans l’analyse relève alors d’une approche s’ancrant sur les formes de régimes et de dispositifs en place. Des sociologues donnent pour leur part à voir des espaces de « protestation » (Thireau, Hua, 2010). À l’instar de ces derniers, l’idée ici est de penser la production de pratiques situées à un niveau infra-politique, dans une conception interactionniste du pouvoir (Arsène, 2011). Il s’agit alors de prendre ensemble les formes d’autoritarisme qui se jouent en Chine dans des situations données, et la façon dont elles sont reçues, pensées, parfois décalées. Plutôt que d’opposer frontalement autoritarisme et démocratie, du fait des continuums entre l’un et l’autre, nous nous intéressons également aux logiques contextuelles, à la façon dont des idées s’insèrent dans un contexte et ne sont pas seulement des réinterprétations dans un cadre de pensée locale (Dabène, Geisser, Massardier, 2008). De fait, nous n’assimilons pas l’acceptation, le silence ou la participation à de l’obéissance ou à de la soumission, et ne prenons pas ce qui peut être vu comme de la docilité pour de l’adhésion (Hibou, 2011). Par ailleurs, s’il est souvent fait cas d’une distinction entre les différents niveaux de gouvernement en Chine, et des jeux d’agencements entre ces derniers pour in fine, permettre le retour à une forme de stabilité (Cao, 2011), il est à noter l’émergence d’une pluralité de mouvements locaux ces dernières années, faisant advenir au sein des villes chinoises des discours et revendications citoyennes (Shen, 2008).
2C’est dans ce contexte que nous analyserons des situations au sein desquelles des formes d’autoritarismes sont perçues, afin de penser comment elles sont reçues, et comment il s’agit de « faire avec » en situation, plutôt que de penser les débouchés politiques. Pour ce faire, nous reviendrons sur les modalités prises par cet État autoritaire, à partir de situations au sein desquelles il y a création d’incertitudes, ou d’instabilité, cette dernière ouvrant des brèches de négociation (Lee et Zhang, 2013). Par ailleurs, il s’agit également de voir comment les modalités de révélation de l’autoritarisme d’État dans des situations données imposent un jeu avec des contraintes et des temporalités politiques avec lesquelles il est plus ou moins possible de naviguer. De fait, ces situations informent l’émergence de figures temporaires de citoyenneté concrète là où la citoyenneté formelle n’est pas toujours visible voire présente (O’Brien, 2001, 423). La citoyenneté est ici pensée comme « un construit social et politique, une fabrique en constante évolution, un ensemble de processus pouvant varier dans les formes de son effectuation ». Celle-ci se réalise « selon les différentes ressources mobilisées et les enjeux en débat » et plus avant est vue dans des formes considérées comme « ordinaires ». Autrement dit, des « capacités des individus à percevoir, pratiquer et formuler des jugements sur le vivre ensemble et le bien commun notamment en dehors ou en marge des pratiques et lieux « labellisés » par les approches classiques de la citoyenneté (votes et campagnes électorales, mais également réunions publiques ou conseils de quartier) » (Carrel et Neveu, 2014, 6-7). Nous nous attacherons alors à voir comment se produisent ces figures en référence et oscillation vis-à-vis des formes prises par l’État autoritaire, ce dernier point justifiant la plasticité et le caractère temporaire des formes de citoyenneté données. Enfin, du fait des configurations du terrain d’enquête, ces figures ne sont pas esseulées mais dialoguent avec d’autres figures de citoyenneté, donnant alors à voir des conjonctions d’espaces dans certaines temporalités, nous amenant à penser la question de l’espace public en Chine contemporaine.
3L’idée ici est donc de montrer comment, en contexte autoritaire, il peut y avoir émergence de figures de citoyenneté temporaire informées par ce contexte contraint, dans des situations et temporalités données, dans le cas de nos terrains parmi certains jeunes diplômés de l’enseignement supérieur ; figures qui s’agencent par ailleurs avec d’autres figures de citoyenneté, nous enjoignant à penser des conjonctions d’espaces et les dialogues entre ces derniers.
Encadré méthodologique concernant l’enquête
Notre enquête a pris place au sein d’espaces appelés « espaces de jeunes » (青年空间qingnian kongjian). Ces derniers sont des lieux très urbains : ce sont des structures relativement nouvelles, appartements transformés en lieux de parole, d’échanges, de conférences voire de vie, qui sont pour l’instant uniquement le fait de grandes métropoles de Chine, très généralement dans des quartiers universitaires du fait des populations les plus propices à y venir, des étudiants aux emplois du temps relativement flexibles et de jeunes travailleurs. Si ce n’est pas une pratique majoritaire, dans le sens où seul un voire deux « espaces de jeunes » par ville sont présents dans une quinzaine de grandes villes chinoises, des milliers d’individus sont intéressés par ces lieux. À titre d’exemple, « l’espace de jeunes » de Pékin compte plus de 6000 personnes intéressées (关注guanzhu) sur son site Douban 豆瓣, plus de mille sur son Weibo 微博, l’équivalent de Twitter, près de 13 000 « fans » (粉丝fensi) sur ce même site, et près de 18 000 sur Renren人人网, l’équivalent de Facebook en Chine. En moyenne, quelques dizaines de personnes sont présentes physiquement chaque jour dans ce même espace, certaines venant régulièrement, d’autres de façon ponctuelle.
Nous avons commencé à nous rendre régulièrement dans « l’espace de jeunes » pékinois à partir de fin décembre 2012, jusqu’en mai 2013, date d’un premier terrain. Durant cette période, nous nous y sommes rendu plusieurs fois par semaine, sur des jours et périodes de la journée différentes, parfois pendant quelques heures, parfois à la journée, parfois sur des temps où une voire plusieurs activités précises (conférence, partage d’expériences, projection, etc.) étaient prévues, parfois sur des temps non assignés, avec donc moins de monde, des publics différents (chômeurs, bénévoles, gens de passages, etc.). Par la suite, deux autres temps d’enquête sont advenus : le premier de novembre 2013 à juin 2014, le second de septembre à décembre 2014. Ces deuxième et troisième temps d’enquête ont été l’occasion de naviguer entre trois « espaces de jeunes » dans trois villes différentes : la première déjà citée, Pékin, ainsi que Wuhan et Chongqing. Il s’agissait alors de prendre en compte à la fois les lignes d’interconnexions entre ces différents « espaces de jeunes » dont les membres fondateurs se connaissaient plus ou moins bien, et de penser les continuités et discontinuités entre les uns et les autres en fonction autant des contextes locaux que des temporalités plus globales. Ces observations ethnographiques, largement nécessaires pour retranscrire comment se mettent en pratique et en voix des expériences préalables, ont été complétées par une cinquantaine d’entretiens biographiques réalisés avec de jeunes travailleurs venant dans ces espaces, et s’y investissant plus ou moins (membre fondateur, bénévole, individu venant plus ou moins régulièrement) ; diplômés de l’enseignement supérieur, et âgés de 22 à 35 ans.
Les individus en question sont donc nés dans la décennie 1980, et font partie des 10 % de cette cohorte ayant obtenu un niveau licence à l’université (Li, 2013, 54). Ils sont en général issus de familles que l’on pourrait rapprocher des classes moyennes (parents salariés, petits commerçants, fonctionnaires, ouvriers dans des entreprises d’État, etc.) mais parfois difficilement qualifiables du fait de changements de statuts forts liés au contexte d’ouverture économique en Chine depuis 1978. Ils ont, pour une grande partie d’entre eux, un parcours lors des premières années d’entrée sur le marché du travail marqué par une fréquence importante dans les changements d’emplois, voire de secteur d’activité, le tout caractérisé par une forte mobilité sur le territoire chinois. Enfin, la présence et le statut au sein des « espaces de jeunes » sont fréquemment corrélés à leur situation professionnelle : les membres fondateurs sont souvent dans des situations de pluriactivité (activité au sein de « l’espace de jeune », cours particuliers, petits commerces par exemple), les bénévoles souvent dans des périodes de chômage liées à des volontés de changement de secteur professionnel, les individus venant plus ou moins régulièrement ayant quant à eux des situations d’emploi plus diverses.
4Les situations de terrains donnent à voir des façons d’appréhender certaines caractéristiques de l’État autoritaire, à savoir notamment la production d’une incertitude quant à l’information, celle-ci engageant à la fois, pour ces jeunes diplômés de l’enseignement supérieur, une mise à distance de normes politiques vues comme dominantes, mais également une façon de produire eux-mêmes de l’information soulignant une incorporation de cette incertitude, laquelle est révélatrice de la production de compétences de « faire avec » dans ce domaine. Par ailleurs, cette dernière mérite d’être qualifiée et bornée dans le temps. En effet, la façon dont cette incertitude quant à ce qu’il est possible de faire ou de ne pas faire est informée par des temps d’imposition plus ou moins forts de caractères autoritaires et engage alors des temporalités politiques plus ou moins sensibles.
5Extraits du carnet de terrain, Chongqing, « espace de jeunes », septembre 2014 :
« Très rapidement il me demande ce que je pense de ce qui s’est passé à Hong Kong. (…) Et lui qu’en pense-t-il ? « Oui peut-être des questions économiques, mais surtout la beauté de ce mouvement « pro-démocratique », parce qu’eux ne peuvent faire la même chose même s’ils en rêveraient et appellent la démocratie de leurs vœux… Qu’ils ont pu obtenir des informations sur le mouvement mais qu’en parallèle ils avaient la propagande de la presse officielle… » En face, BB entre en action : « putain de presse officielle, je ne la regarde même plus, on devient con avec ce genre de choses. Si t’écoutes ça tu entends surtout des grosses conneries, des mensonges ».
- 1 Nous prenons ici le sens donné par Goffman à ce terme, à savoir « le sens particulier qu’on attribu (...)
- 2 Pour plus de détails quant à la nuance d’un déterminisme technique imprégné d’un idéal de démocrati (...)
6Un des éléments qui revient régulièrement pour caractériser le rapport à l’État autoritaire est le rapport aux médias officiels, notamment dans la dénonciation de ces derniers, comme dans l’extrait ci-dessus, rappelant les questionnements, lors de la lecture de la presse officielle, quant à ce qui est vrai ou ne l’est pas, voire dans quelle mesure l’information est un agencement d’éléments plus ou moins plausibles. Les individus en question se trouvent alors au cœur de fabrications quant à ce régime informationnel, et lorsque des remises en cause de ce dernier adviennent de leur part, lorsqu’ils découvrent, pour telle ou telle information, « le pot aux roses », ce qui était tenu pour « réel »1 apparaît comme caduque (Goffman, 1991, 94). Ceci peut aller jusqu’à la suspicion, à l’instar de l’extrait de carnet de terrain ci-dessus, nous enjoignant à dévoiler des temps dans lesquels le régime informationnel est pensé comme une machination globale (Goffman, 1991, 130). Cependant, en écho de cette presse officielle, d’autres éléments d’information sont utilisés afin de confronter les voix. Sans donner une force unanime aux technologies de l’information et de la communication2, des possibilités plus diverses et complexes d’accès à l’information adviennent, ouvrant « une brèche dans les interstices des sociétés les plus étroitement contrôlées, créant des conditions favorables à une encourageante explosion d’exigences de démocratie de la part des populations » (Ong, 2010).
7Les caractéristiques prises par l’État autoritaire quant à la publicisation de l’information créent alors un double rapport d’incertitude, à la fois dans la réception, mais également dans la production d’information. Ce dernier point révèle toutefois une incorporation du premier.
8Extraits du carnet de terrain, 6 novembre 2013 – Pékin, « espace de jeunes » :
« Le thème d’aujourd’hui dans cette activité qui s’appelle « donne-moi trois minutes » c’est « le contexte de ma vie ». On commence par d’abord se présenter, juste son nom au tableau, parfois certains disent s’ils sont étudiants ou non et depuis combien de temps ils travaillent le cas échéant. Puis chacun passe et la plupart du temps explique sa vie, une partie, ce qui fait qu’il en est arrivé là. (…) À la fin, la discussion se fait plus informelle. Normalement il s’agit de décider du thème de la prochaine fois. Les débats sont vifs, souvent politiques, « mais c’est sensible », « est-ce que cela va passer dans l’annonce sur internet ? » « Quid des droits ? » « Oui mais les droits c’est un peu large ». (…) Après une vingtaine de minutes, finalement l’accord se fait sur le nouveau thème : « sauter le mur », c’est-à-dire contourner la censure. Pas de commentaires sur une possible sensibilité d’un tel sujet. »
13 novembre 2013 :
- 3 Application de messagerie instantanée, conjuguant les fonctions de communication directes et indire (...)
« Ce soir nouvel épisode de « donne-moi trois minutes ». Sur le message que je reçois par Weixin 微信3, le thème est devenu « mur ». De fait, beaucoup interviennent sur ce thème de « mur », même s’ils n’en ont pas une interprétation littérale. Il s’agit plutôt des obstacles qu’ils rencontrent ou ont rencontrés dans leur vie. D’autres interviennent quant à eux bien sur le thème de la censure. Ceux-là étaient tous présents la semaine précédente… »
9Produire de l’information, notamment lors de la publicisation d’une activité se déroulant dans un des « espaces de jeunes » révèle la prise en compte de la possibilité de censure, et indique la production de compétences vis-à-vis de ces autorités de censure. Il faut « faire avec » en restant dans une euphémisation des termes, porteuse elle aussi de formes d’incertitudes quant au contenu réel du temps proposé. Ces productions de compétences de « faire avec » des situations d’incertitude à partir de ressources individuelles et collectives marquent l’émergence « d’espaces intermédiaires » autour de « cultures de l’aléatoire » (Roulleau-Berger, 1999 ; 2011). L’utilisation différenciée de la langue joue sur une situation et un cadre afférent (Goffman, 1991, 432). Il y a une volonté de neutraliser provisoirement la portée politique symbolique de l’expression, posant alors une ambiguïté palpable seulement par ceux présents lors de la proposition du premier sens, qui voient son glissement lorsque le thème de la séance est rendu public. Pour les autres, il y a apposition de cadres différents, ce qui est révélé lors de la séance en question. Durant celle-ci, pour ceux qui n’ont été renvoyés à une présence et expérience préalable, qui n’ont été renvoyés donc à un engagement passé, le vocable « mur » est pris sans son acception de « censure ». Le « travail de signification » engagé par les différents acteurs pour comprendre la situation et possiblement engager des actions coordonnées se trouve alors bousculé.
10Une oscillation entre mise à distance d’un système médiatique vu comme très contrôlé par les autorités, et en cela, levier utilisé par l’État autoritaire, et obligation de se plier aux caractéristiques de la censure se dessine alors. La conjonction de ces deux éléments révèle des formes de brouillages informationnels coproduisant ces situations d’incertitude, lesquelles sont des marques fortes de l’État autoritaire, mais des marques à double tranchant : penser des négociations permet également de penser qu’il se joue des tentatives de questionnement de normes politiques vues comme majoritaires. Ces tentatives s’ordonnent autour de ce qu’il est possible de dire ou non, quand, et par qui, par la prise de brèches, d’interstices, permettant, par exemple, pour reprendre l’extrait précédent, de tenter des discussions quant à la censure sur internet, le tout en indiquant cependant sur internet même la tenue d’une telle activité.
11In fine, on retrouve un processus qui sous-tend d’autres formes d’interaction en Chine, ainsi que cela a été souligné à propos des relations entre individus tentant des formes de mobilisations collectives d’une part et officiels des plus bas échelons de l’administration publique d’autre part (Lee et Zhang, 2013), à savoir un intérêt commun à maintenir un niveau d’instabilité, dont l’usage est partagé et utilisé afin de créer une puissance de négociation. Si cela ne remet pas en cause les sentiments de duperie face au régime informationnel, ces incertitudes qui se croisent, s’agencent et parfois se font miroir, participent cependant d’une transformation des expériences subjectives des individus vis-à-vis de l’État autoritaire.
12L’autoritarisme politique que l’on retrouve dans certaines situations donne donc à voir la production de situations d’incertitude plus ou moins fortes, vis-à-vis desquelles les possibilités de « faire avec » sont, elles-aussi, plus ou moins importantes. Mais plus précisément, si le dégradé de ces situations est fonction des individus en jeu et de la coprésence ou non de certains acteurs, elles sont aussi largement informées par l’imposition de temporalités de plus ou moins grande légitimité politique.
13Extrait du carnet de terrain, Chongqing, septembre 2014 :
- 4 En chinois, les dates sont données sous la forme année-mois-jour ou mois-jour. De fait, 六四liusi, li (...)
- 5 被和谐 bei hexie : expression apparue à la fin des années 2000 suite au lancement, par Hu Jintao, de l (...)
« Il y a des choses autres maintenant qui se passent. Certains qui essayent de faire des activités au sein des écoles. Certaines de ces activités reçoivent un fort support. Certaines sont sensibles aussi.
Sensibles ? Par exemple ?
Par exemple en juin nous avons voulu faire un truc sur Taïwan (cf. mouvement des tournesols, qui a eu lieu en mars et avril 2014). C’était dans « l’espace de jeunes » vers l’université des beaux-arts, donc on voulait faire un truc avec ceux qui allaient être diplômés en art. Le truc c’est qu’en juin il y a « 六四 liusi4 ». Il y a quelqu’un qui m’a alors appelé pour me dire qu’il ne fallait pas que l’on fasse cette activité.
Quand tu dis que quelqu’un t’a appelé, sais-tu qui t’a appelé ?
Pas vraiment. (…) À l’époque j’avais aussi posté quelque chose sur Weibo. Je me « suis fait harmoniser »5. Cela arrive aussi souvent à « l’espace de jeunes » de Pékin. »
14Le contenu de ce qui peut être fait est certes important quand il s’agit de se voir autorisé ou non à le tenir. Cependant, certains moments sont plus propices que d’autres à la permission de voir le jour pour un certain nombre d’activités considérées comme plus ou moins sensibles. Ici, la sensibilité est d’ores et déjà présente dans le contenu du rassemblement, en lien avec Taïwan, et en partie avec un mouvement politique de jeunes dans l’île de Formose ayant eu lieu quelques mois auparavant. Mais au-delà de cela, l’anniversaire de la répression du mouvement des étudiants sur la place Tian’anmen en 1989, en date du 4 juin, est plus largement en Chine une temporalité sensible, durant laquelle nombre d’activités sont gelées et remises à plus tard. L’incertitude produite n’est donc pas uniforme et induit des temporalités politiques structurellement plus ou moins sensibles.
15Enfin, quand la contrainte politique est trop forte, notamment dans ces moments de faible légitimité d’action politique, et instille en cela des émotions elles-aussi importantes, les possibilités de négocier, de « faire avec », se retrouvent amoindries, voire impossibles.
16Extrait du carnet de terrain – Chongqing, « espace de jeunes », septembre 2014 :
« […] Assez rapidement la discussion revient vers la mobilisation en cours à Hong Kong. Ce n’est pas moi qui ai lancé cela, il me semble que c’est GJ ou bien son copain du Zhejiang… Ils me disent que c’est à la fois bien et dur pour eux de voir cela. Bien dans le sens où il y a des mouvements démocratiques, des gens qui se bougent pour leurs idées. Et en même temps dur parce que cela les remet devant le fait qu’ils ne peuvent, eux, faire cela. GJ m’explique qu’il a des amis (des continentaux) qui sont étudiants à Hong Kong. Ils ont reçu des coups de fil des autorités leur disant de ne pas se rendre aux manifestations. Leurs familles ont été prévenues aussi. Mais que peuvent-ils faire eux depuis le continent vu à quel point ils sont déjà contrôlés ? GJ le dit : « ce n’est pas l’envie qui me manque, parce que c’est à chier ici, c’est pas libre, c’est dur, c’est dur. On ne peut avoir confiance en rien. On n’a quasi aucun espoir… Mais voilà, je n’ose pas. Les risques sont trop durs à assumer. (Il a les larmes aux yeux quand il me dit ça. Il tremble.) J’ai un ami qui n’a plus pu supporter cette ambiance, ce manque d’espoir, cette privation de liberté, et qui a tout laissé tomber un jour. L’université il a abandonné, sa famille plus donné de nouvelles... Il a passé un moment dans la rue, désespéré. Il a trainé. Voilà nous c’est ce qu’on voit, ce à quoi on est exposés finalement parce qu’on est un certain nombre à être sur la sellette, sur le fil du rasoir. Psychologiquement c’est… Quand tu te rends compte qu’il n’y a pas trop d’issue, voilà… Cet ami maintenant il est encore entre deux eaux. De temps en temps il essaie de reprendre pied, il essaie d’aller à des salons, de faire des activités, au moins pour se rendre compte qu’il n’est pas seul en fait… Je me demande combien on est à pouvoir basculer et tout lâcher ».
17Les situations ici mises en lumière donnent à voir une présence autoritaire visible et forte. Cependant, ces situations s’agencent également avec des moments de moindre contrainte, durant lesquels ces espaces sont tolérés et insérés dans un tissu institutionnel plus large, et ce, d’autant plus que les formes prises par ces espaces, et les publics qui les constituent, ne sont pas toujours des plus sensibles. Or, la conjugaison de ces deux éléments se trouve au cœur des modalités prises en compte par l’État autoritaire lors de l’autorisation ou de la répression (ces deux pratiques étant réversibles) de telle ou telle association (O’Brien, 2008). Ces éléments de production d’incertitudes et d’imposition de temporalités politiques se retrouvent dans un décor qui informe des possibilités d’émergence de formes temporaires de citoyenneté, le tout dans un contexte « d’autoritarisme négocié » (Lee et Zhang, 2013).
18L’émergence temporaire de figures de citoyenneté est donc largement informée par les contraintes de l’État autoritaire. Ces figures naissent également de situations permettant la concomitance d’acteurs, et de fait, de la tentative d’agencement de compétences individuelles.
19Du fait des contraintes énoncées dans un premier temps, et liées aux modalités prises par l’autoritarisme d’État, les tentatives d’actions, que l’on pourrait qualifier d’infra-politiques, sont renseignées par ce contexte, et inclinent à penser plutôt le fait de faire « à côté », plutôt que de faire « contre ».
20Chongqing, septembre 2014. Carnet de terrain :
- 6 公益gongyi : mot polysémique, parfois traduit en « humanitaire », « intérêt public » ou encore « char (...)
« Fin du repas, on redescend au café. Discussion avec GJ. Il me parle du lieu, de comment il en est venu à le créer. Il me montre les vidéos prises dans un village extrêmement reculé de la campagne de Chongqing. Le gouvernement a fermé de nombreuses écoles de campagne pour les regrouper. En conséquence, certains enfants doivent maintenant marcher jusqu’à une dizaine d’heures pour se rendre à l’école. Souvent seuls car les parents sont partis dans des zones urbaines pour travailler. Une des activités de « 公益gongyi6 » qu’ils ont faites est d’être allé rénover une salle et d’en faire une bibliothèque. Ils ont ramené également des livres récents car les enfants apprenaient sur des livres antédiluviens, certains encore de l’ère maoïste. L’idée pour eux est donc de reconnecter ces enfants à des possibilités plus larges car sinon « leur avenir est d’ores et déjà foutu, coincés dans leur trou ». « C’est con, mais tu vois au moins quand on fait ça, d’un point de vue psychologique cela nous remonte un peu. Je disais que je n’osais pas faire des choses comme ce qui vient de se passer à Hong Kong car déjà en faisant des choses qui semblent inoffensives vis-à-vis du pouvoir on risque gros, alors défier le pouvoir politique cela semble impossible… Mais en commençant par ce genre de petites choses, on a l’impression de ne pas servir complètement à rien… Même si ce n’est pas cela qui va nous amener la liberté d’expression et la démocratie… »
GJ est né en 1986 dans le Zhejiang, province côtière de la Chine, dans une ville moyenne. Ses parents étaient ouvriers. Suite aux restructurations dans leur usine, ils ont dû quitter leur emploi au début des années 1990 et sont devenus commerçants. Ils tiennent depuis un petit magasin d’alimentation. GJ a grandi là-bas, a été poussé à travailler à l’école afin de pouvoir entrer à l’université, ce qu’il a réussi en 2004 à Chongqing, où il a suivi un cursus en licence puis master dans le domaine de la construction. À la fin de sa licence puis durant son master, il a eu quelques expériences de travail dans ce domaine-là, mais aucune ne l’a convaincu. Par ailleurs, il ne souhaitait pas avoir le style de vie qu’un tel emploi lui aurait promis, lui rappelant de trop celui de ses parents. De fait, très rapidement à la fin de ses études, avec des camarades de master, il loue et remet en état un appartement transformé notamment en café, espace de discussion, lieu d’activités à destination certes des étudiants du fait de la proximité de l’université, mais également des jeunes travailleurs car « les étudiants ils ont du temps, ils ne sont pas forcément frottés à des choses difficiles, ou ils n’ont pas encore forcément compris tous les enjeux, alors que les travailleurs ce sont des gens qui ont pu déjà s’éreinter. Ce sont des gens qui se font bouffer toute la journée par le travail sans fin, pour rentrer exténués chez eux et n’avoir rien d’autre. »
21Les formes prises ou supposées prises par cet État autoritaire engagent des décalages sur la nature de la prise d’engagement, dans un jeu d’oscillation et de tâtonnement. Ici, la façon dont sont mis en lien les deux « événements », à savoir un mouvement pro-démocratique à Hong-Kong d’un côté, et une action de plus petite ampleur, que l’on pourrait qualifier d’humanitaire, de l’autre, porte insistance sur une relation qui n’est pas forcément visible au premier regard. C’est parce qu’il n’est pas possible de porter des revendications politiques frontales, que d’autres tentatives, plus locales, moins sensibles, sont lancées. Par ailleurs, celles-ci se font sur des lignes de compétences éprouvées auparavant par les jeunes diplômés en jeu : ceux qui ont monté « l’espace de jeunes » se sont occupés de rénover l’appartement investi, apprenant sur le tas, parfois sur le conseil de telle ou telle connaissance, plus généralement par l’intermédiaire de sites internet, comment faire certains travaux. Dans l’action de rénovation d’une école rurale, ces compétences sont réutilisées et actualisées, voire passées à d’autres qui n’étaient pas là lors de la première rénovation. Par ailleurs, le domaine en jeu, l’éducation, se fait lui aussi l’écho de parcours préalables d’individus qualifiés et rend donc d’autant plus possible la légitimité de se lancer dans une telle action. Plus particulièrement, dans l’exemple de parcours brièvement rappelé ci-dessus, l’émergence d’une figure temporaire de citoyenneté se trouve à l’intersection de la mise à distance d’un style de vie éprouvé par la génération des parents, prenant les traits d’une vie uniquement centrée sur l’épuisement du travail quotidien, mise à distance caractéristique des jeunes diplômés nés dans les années 1980 et 1990 qui expriment de plus en plus des demandes de reconnaissance et de réalisation de soi dans le travail (Roulleau-Berger et Yan, 2017), de la réactualisation de compétences apprises lors de la formation universitaire, et d’un décalage d’une contestation politique vers la production d’activités moins sensibles, qui relèvent d’un domaine plus « humanitaire » ou « charitable », englobé sous le vocable, aux frontières floues, de 公益 gongyi.
- 7 Une flash-mob ou action éclair « se présente comme un investissement soudain d’un lieu public par u (...)
22La confrontation avec les modalités de l’État autoritaire, telles que certaines ont été amenées dans la première partie, joue aussi sur la construction, parfois, d’un « nous » qui rassemble pourtant des diversités de parcours, aspirations et formes prises par ces figures temporaires de citoyenneté. Un jeune homme, LC, alors âgé de 26 ans (né en 1987), vient un soir de mars 2013 à « l’espace de jeunes » de Pékin parler de la question de la discrimination à l’encontre des personnes atteintes par le virus de l’hépatite B en Chine. Il commence par son histoire personnelle puis passe aux mobilisations qu’il a déjà menées. Une discussion s’engage à la fin de son exposé. Les questions sont de deux ordres différents. Certaines portent sur le sujet même, à savoir les discriminations à l’encontre des individus atteints par l’hépatite B. D’autres portent sur la façon de porter cette lutte, façon qui a été soulignée lors de sa présentation par LC. Lors de la discussion faite après l’exposé de LC, le débat prend forme notamment autour de la possibilité de faire une action à vocation informative. La question de l’information advient dans le sens où pour une majorité des individus présents ce jour, la discrimination des personnes porteuses de l’hépatite B est une découverte que la présentation précise de LC a permis de mettre au jour. Pour eux, il faut donc d’abord passer par une information quant à cette question. Le mode d’action est assez facilement décidé. Ceux intéressés, la plupart des individus en présence, sortent dehors sur une place passante devant un centre commercial à deux pas, afin de faire une « flash-mob »7 et sensibiliser les passants à ces discriminations. Parmi les individus présents, certains étaient venus à la présentation de LC du fait d’une proximité avec le sujet traité, d’une sensibilisation déjà présente à la question. Ils sont donc plus prompts à aller au-devant des passants, possèdent un discours étayé quant aux discriminations en jeu, font parfois appel à des éléments liés à leur situation personnelle ou familiale, afin de soutenir leur propos.
23Pour d’autres individus présents sur la place lors de la « flash-mob », la visée de l’action donne à voir des formes de dramaturgie de la mobilisation. Plus que ceux déjà sensibilisés à la question, il y a dans cette mobilisation rare une tentative de « jouer à être engagé » c’est-à-dire prendre les postures de l’engagement, apprendre à mimer les gestes et les mots qui font sens, s’initier et révéler une scénographie de l’action. En cela, la situation propre de l’action menée n’est pas enclose dans le cercle spatio-temporel de la coprésence, mais est mise en lien avec d’autres références, d’autres temporalités, d’autres espaces. Comprendre ce contexte d’énonciation nécessite alors la connaissance de ces temporalités préalables à l’action, les premières informant la seconde. De ces visées multiples, de cette action située, naît la possibilité temporaire de faire corps sur une cause. Il n’est alors pas question d’un engagement qui se ferait seulement sur une « manifestation du libre arbitre d’une pure subjectivité » (Cefaï, 2007). Il est fonction de la logique des situations, des dynamiques de coopération entre acteurs et d’ajustements à leurs milieux. En ce sens cela produit une action située qui est hypothétique, sous-jacente et temporaire. Elle découle d’une situation dans laquelle les individus en présence se sentent investis de la possibilité de se mobiliser, temporairement, en vue d’un but qui peut sembler commun mais porte en son sein des visées différentes, permettant l’émergence de ces figures de citoyenneté temporaires.
- 8 L’utilisation d’un tel terme n’est pas propre à notre terrain et semble procéder d’une tendance dan (...)
24Ces figures de citoyenneté temporaire qui émergent parfois au sein de ces espaces de jeunes, sont certes renseignées par le contexte autoritaire et par l’agencement de compétences individuelles, par la temporalité des situations, mais également par des liens, parfois ténus, avec d’autres espaces et acteurs que nous pourrions qualifier « d’espaces citoyens ». Au cœur de ces interactions, se trouve la configuration même de ces « espaces de jeunes », se souhaitant être une plateforme (平台pingtai), plutôt que portant une étiquette claire d’association, d’ONG ou d’institution ayant un agenda précis8. Derrière ce choix se trouve en filigrane une protection vis-à-vis de l’autorité publique, a priori moins prompte à censurer voire défier une association aux contours souples. De fait, les figures temporaires de citoyenneté qui peuvent émerger dans ces « espaces de jeunes » peuvent se retrouver connectés à d’autres espaces, en Chine pour certains, à Taïwan ou Hong Kong pour d’autres, plus symboliques, donnant à voir dans ce cas-là des circulations de ressources entre « espaces de jeunes » du continent et acteurs et associations des « espaces diasporiques » que sont Taïwan et Hong Kong.
25Les interactions avec d’autres « espaces citoyens » en Chine se font sur des modes différenciés, de façon physique ou symbolique, notamment en fonction de la coloration plus ou moins sensible des acteurs en question. À l’hiver 2013, « l’espace de jeunes » de Pékin arrive à faire venir sur sa scène Liang Xiaoyan, activiste ayant notamment participé aux manifestations de 1989, et encore présente dans nombre d’événements mémoriels liés à ces manifestations. Sa présence se fait à titre individuel, sans lien avec d’autres espaces de discussion politique dans lesquelles elle navigue également (notamment très sensibles, par exemple des rassemblements mémoriels autour de la répression sur la place Tian An Men – durant lesquels certains individus présents se sont vus emprisonnés, ou tenus à l’écart de Pékin à cette occasion). À d’autres moments, ce sont des groupes, associations, notamment ONG, qui sont invités pour venir parler de façon plus ou moins formelle dans ces « espaces de jeunes ». Toujours à l’hiver 2013, nous retrouvons un soir à « l’espace de jeunes » des jeunes activistes d’une ONG (notamment de défense des droits de l’homme et des femmes), rencontrés à une autre occasion dans cette ONG. Quelques mois plus tard, un festival du film féministe est organisé à Pékin ; les projections sont réparties dans plusieurs lieux, dont l’« espace de jeunes » et cette même ONG.
- 9 « Amis de la nature » est une des plus anciennes et plus importantes ONG chinoise de défense de l’e (...)
26De fait, il peut y avoir conjonction de différents espaces, eux aussi figures de citoyenneté plus ou moins concrète. En fonction de la sensibilité de ces figures et/ou espaces, les liens se font plus ou moins visibles, plus ou moins affichés, et ont un caractère plus ou moins situé. Dans le cas de la venue de Liang Xiaoyan, cette dernière est annoncée comme une « personne très expérimentée dans le domaine de « l’intérêt public » », venant notamment en tant qu’« un des membres fondateurs des « Amis de la nature9 » ». Toute la présentation qui suit, incluant notamment une rapide biographie de Liang Xiaoyan, passe sous silence les implications de cette dernière dans des événements, mouvements, actions collectives à fort caractère contestataire. Ne sont laissés à la vue que des éléments relatifs à ce vocable flou de « 公益gongyi », notamment lorsque ces éléments sont relatifs à la défense de l’environnement. La sensibilité liée aux autres activités militantes de Liang Xiaoyan est trop marquée pour que cette dernière soit annoncée à ce titre. Ceci n’empêche pas, en situation, la venue d’individus et des discussions plus ou moins voilées autour d’enjeux plus sensibles. Les figures de citoyenneté temporaire se forment donc aussi à l’interface de ces différents espaces, ou tout au moins peuvent être informées par ces derniers.
27Outre un maillage local, souvent pékinois par exemple pour « l’espace de jeunes » de Pékin, avec différents espaces de citoyenneté, plus ou moins visibles, des interfaces avec des espaces d’action, notamment politique, de Hong Kong et Taïwan se dessinent également. Un exemple, mais d’autres pourraient également venir illustrer ce propos, la tenue d’un temps de parole par des étudiants taiwanais le 19 avril 2014 à propos du mouvement des Tournesols, sous le nom de « Cela devient lumineux : Discussion à propos des controverses sur l’accord de libre échange des deux rives et de la participation publique de la jeunesse taiwanaise ». Si, in fine, cette discussion entre jeunes Taïwanais et jeunes Chinois n’a pas eu lieu, du fait de son annulation sous l’injonction de la police, d’autres du même type ont été initiées par des activistes du mouvement de défense des droits homosexuels à Taïwan, ou de la part de jeunes ayant participé à des mouvements de protestation vis-à-vis de la reprise en main des programmes scolaires par Pékin à Hong Kong par exemple. Dans ces temps, une monstration de ce qui est possible dans d’autres espaces est donnée à voir, ainsi que la façon dont est tenu ce qui relève parfois de l’action collective. Là encore, il s’agit de liens qui peuvent être ténus, qui ne sont pas toujours maintenus dans une temporalité longue, mais de liens cependant pluriels avec d’autres espaces « citoyens ». Il n’y a alors pas tant la formulation de revendications précises ou tenues dans le temps selon une idéologie donnée, mais la volonté de produire, partager et faire adopter des pratiques de coopération entre ces différents espaces (Merle, 2014).
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28À la caractéristique générale de régime autoritaire pour qualifier la Chine, nous préférons penser les modalités de l’autoritarisme d’État dans des situations, laissant apparaître à la fois ce qui peut être qualifié « d’autoritarisme négocié », et des prises d’interstices, dans certaines temporalités, par de jeunes diplômés de l’enseignement supérieur en Chine, permettant l’émergence de formes de citoyennetés non pas distinguées par l’État, ne renvoyant donc pas à un statut, mais hypothétiques, et temporaires. Ces dernières se construisent notamment au sein « d’espaces de jeunes », renvoyant à la fois à des compétences préalables des acteurs, mais également à des cercles de coprésence, au sein desquels se dessine une incorporation de l’incertitude informationnelle, laquelle ressort lors de la production de nouvelles informations. Par ailleurs, les pratiques mises en œuvre par certains acteurs, et relevant de formes de citoyenneté temporaire, révèlent des tournures d’engagement qui font montre d’un « savoir décaler », c’est-à-dire que lorsque les contraintes politiques semblent trop fortes, la mise en action peut se faire sur des terrains moins sensibles, faisant du silence face à ces contraintes non pas une adhésion, ni une docilité mais renvoyant des tentatives d’actions sur d’autres domaines.
29Il est alors possible de penser des continuums de situations entre régimes dits démocratiques ou autoritaires autour de ces enjeux liés à des engagements de jeunes diplômés. Les conclusions précédentes font écho à des évolutions que l’on trouve dans d’autres situations politiques contemporaines marquées par une concomitance entre des engagements et militantismes plus ou moins distanciés (Ion, 1997), engageant une organisation plus souple de la contestation (Mathieu, 2013). Par ailleurs, les compétences individuelles et collectives que l’on retrouve ici actualisées par des figures temporaires de citoyenneté sont le fait d’individus qualifiés, diplômés de l’enseignement supérieur pour la plupart, tout comme engagement associatif et « capital » militant sont corrélés avec le niveau d’études en France (Roudet, 2011 ; Collovald, Mathieu, 2009). Voir ces continuités n’oblitère cependant pas les contraintes produites par un contexte autoritaire. Les parallèles cités précédemment concernant l’engagement polymorphe des jeunes en France et en Chine ne sont pas issus d’un environnement qui les contraint de la même façon. Les enjeux de censure ne sont pas aussi forts. Les risques, réels, perçus ou supposés ne sont également pas les mêmes et n’engagent donc pas les individus sur des voies similaires. Dans le contexte chinois, pour certains, l’infra-politique va de soi, pour d’autres il est le résultat d’une impossibilité symbolique à s’engager frontalement, risquant alors la dissidence. C’est cette plasticité, cet aspect temporaire et réversible du fait d’un contexte contraint qui est donc à souligner. C’est également du fait de ce contexte que les « espaces de jeunes » investis dans cette enquête doivent être saisis ainsi qu’ils sont souvent présentés, comme des « plateformes », mettant en lien différents « espaces citoyens », différents acteurs, et permettant la circulation de ressources, localement, voire internationalement.