1L’économie vietnamienne était au bord de l’effondrement dans les années 1980 pour ensuite décoller dans les années 1990 avec une forte croissance (au sens du PIB) comprise entre 5.0 % et 9.5 % sur la période 1995-2015, et avoisinant les 6.0 % pour l’année 2017. Le pays est récemment passé du statut de pays pauvre à pays à revenus intermédiaires selon les critères de la Banque mondiale (au regard du revenu national brut) : de 110 USD par habitant en 1991 à 1890 USD par habitant en 2014. Cette forte croissance économique du Vietnam est suffisamment spectaculaire pour que l’on tente d’en expliciter les dynamiques et les tensions qui l’accompagnent.
2Si l’on en juge par le développement économique tel que le mesure le taux de croissance, si l’on se réfère à la réforme de ses institutions et en particulier du mode d’intervention de l’État, si l’on considère la réorganisation des entreprises publiques comme la création de nombreuses petites entreprises privées, si l’on prend en considération la multiplication d’entreprises mixtes associant des capitaux étrangers et des ressources vietnamiennes, alors l’incontestable tournant économique du Vietnam reste à expliquer. Comment analyser l’émergence de cette zone développée en Asie du Sud-Est ?
3La modernisation au Vietnam n’est pas qu’une affaire de réformes décrétées, de ressources financières ou naturelles, mais bien d’hommes et de femmes qui prennent des initiatives et agissent pour sortir de la pauvreté selon diverses modalités : selon les évolutions démographiques importantes (Gubry, 2000 ; Hénaff, 2000) et ses effets sur l’urbanisme en lien avec les migrations (Harms, 2011) ; selon la mobilité de la main d’œuvre et des évolutions du marché du travail (Hénaff, 2001 ; Oudin, 2004 ; Cling, 2010) ; selon les transformations de l’économie du pays (Delande, 2003, 2007 ; Dung Cao, Tran, 2005 ; Hayton, 2010), de la hausse des revenus et du recul de la pauvreté (Minh Nguyen, Popkin, 2003) ; selon les changements de politique générale (Gainsborough, 2002, 2007), structurels au niveau de l’État (Gainsborough, 2010) et plus généralement de la vie quotidienne des Vietnamiens (Papin, 2003 ; Gironde, Maurer, 2004). Ces travaux – et bien d’autres – ont en commun une approche empirique robuste, des focales disciplinaires originales (économistes, sociologues, anthropologues, historiens, etc.) et tous s’intéressent aux processus de changement à l’œuvre dans les campagnes, les banlieues, les familles, les commerces ou les institutions (de Terssac, Truong, Catlla, 2014 ; Catlla, de Terssac, 2014).
4Notre article propose d’explorer cette dynamique de changement tournée vers la création d’entreprises, dynamique conduite par les acteurs permettant de combiner un « moins d’État » et un « plus de marché ». Ces espaces d’action ne sont plus réglés d’avance au niveau central, mais occupés par des individus qui apprennent à les gérer par leurs initiatives.
5La modernisation emprunte plusieurs voies au Vietnam que nous reconstituons à partir de micro changements dans les activités de travail, des « états de passage » (Sainsaulieu, 2001). D’un côté, cette dynamique n’est pas réductible à un ensemble de réformes décrétées, car le système ne peut pas mécaniquement imposer des changements par décret. D’un autre côté, ce n’est pas non plus le résultat d’arrangements que les individus construiraient en marge ou contre le système. Il s’agit plutôt de microdécisions que les acteurs prennent pour ordonner, dans leur vie quotidienne, leurs actions et leurs interactions dans un contexte qu’ils façonnent pour résoudre les problèmes auxquels ils sont confrontés.
6Le processus de création de petites entreprises familiales ou artisanales au Vietnam à la fin des années 1990 (l’enquête empirique s’est effectivement déroulée entre 2005 et 2010 et porte sur des entreprises créées à la fin des années 1990), objet de notre recherche, permet de comprendre de quelles manières les acteurs s’y prennent pour sortir de la pauvreté par la création d’activités productives et marchandes, mais aussi d’identifier les composantes de la pérennisation de ces entreprises fragiles et d’en évaluer la robustesse.
7Pour mettre à l’épreuve cette hypothèse nous avons procédé à des études de terrain auprès d’une vingtaine d’entreprises du secteur de l’hôtellerie, du bois et du textile dont nous reproduisons des extraits d’entretiens traduits. Nous en utiliserons trois pour mettre en lumière les aspects liés à la création d’une entreprise dans le contexte original d’une économie socialiste de marché. Puis, à l’aide de l’étude de trois autres entreprises, nous analyserons les ressorts du bricolage entrepreneurial que les entrepreneurs pratiquent au quotidien.
8La forte croissance économique du Vietnam est avant tout le résultat des décisions politiques prises à la fin des années 1980 et au début des années 1990. En 1986, le Congrès national du parti avait décidé une ligne politique de renouveau ou de modernisation et, en 1993, l’État vietnamien l’avait légitimée dans ses lois et ses politiques. En effet, la modernisation du Vietnam « par le haut », appelé « Doi Moi », a démarré en 1986. Elle définit politiquement les conditions du développement économique et en particulier les nouvelles frontières entre l’État et le marché, en limitant la portée d’une économie extrêmement planifiée et en ouvrant la voie à une économie de marché. Cette modernisation a été institutionnalisée par le Parti Communiste Vietnamien dès 1991 afin « d’éliminer les restes du système de gestion centralisé, bureaucratique et d’assistance (et de) constituer un système de marché avec la régulation de l’État » (Truong, 2007).
9D’incontestables espaces d’actions ont émergé en partie grâce à cette ouverture prônée par les instances politiques, qui mettent en avant le concept « d’économie socialiste de marché ». Sur quels éléments repose la mesure de la performance chez les chefs d’entreprises qui s’engagent dans cette voie ? Les cas exposés permettent d’identifier les indicateurs retenus pour mesurer les résultats de leur entreprise (coûts, délais, qualité), c’est-à-dire pour évaluer la distance parcourue entre le monde agricole dont les entrepreneurs sont issus et le monde marchand qu’ils investissent.
10Pour illustrer cette volonté de sortir de la pauvreté ou d’améliorer sa situation quand bien même on serait agriculteur ou fonctionnaire, nous prenons appui sur le cas de la création d’un hôtel que nous appelons Lodge. La décision de construire l’hôtel Lodge à Hai Duong est le fruit d’une réflexion menée en famille pour augmenter les revenus et pour offrir de nouveaux emplois à d’autres membres de la famille. Le responsable de l’hôtel nous raconte : « le salaire est insuffisant, alors on veut trouver un travail à côté et on veut aussi créer un emploi pour les membres de la famille ». Au sein de cette famille, les membres cherchent d’abord un porteur de projet, font une étude de marché, demandent le permis, empruntent des fonds, etc. Revenons sur les étapes de ce projet singulier qui sont autant de balises pour comprendre le phasage d’un processus de conduite de projet.
11Il y a d’abord eu une étude de marché et, en famille, un porteur de projet a été désigné pour ses compétences : « pour décider entre nous, il a fallu 12 mois, et faire une étude de marché, puis trouver le porteur du projet. Dans notre cas, c’est le frère aîné et sa femme, parce qu’ils étaient partis en Tchécoslovaquie pour travailler, car ici ils avaient arrêté les études et ne trouvaient pas d’emploi satisfaisant. Là-bas, ils ont appris le commerce et sont donc revenus ici avec une expérience et de l’argent. Le projet a mûri pendant 12 mois en famille. On a discuté et vu ailleurs ce qui se faisait ».
12Ensuite, la famille a dû sélectionner un lieu pour l’implantation et définir la nature du produit : « on a choisi la ville qui est bien située entre les deux villes de Hanoi et Haiphong. Il y a beaucoup de petits hôtels à Hai Duong, mais pour les étrangers il n’y avait pas d’hôtels qui convienne. On pense qu’il y a une clientèle potentielle. (…) Concernant le terrain ce n’est pas difficile à obtenir et son accès est facile, mais la construction est chère ».
13Puis, les démarches administratives et financières doivent être engagées : « on a demandé le permis de faire telle activité au niveau provincial, un commerce d’hôtellerie. Une fois qu’on a décidé du choix du terrain, on nous donne le droit de louer 2 500 m2 et en plus nous, on a acheté 50 % du terrain en plus pour faire une aire de jeu comme un terrain de tennis. (…) Financièrement, il a fallu emprunter à la banque. Mes 5 frères et sœurs ont leur logement qui sert de caution pour le prêt ».
14La conduite du chantier a été vécue comme une longue épreuve d’autant que l’apprentissage s’est fait sur le tas : « la construction dure deux ans. Sans expérience, c’était dur pour nous. L’architecte contribue à l’élaboration et au suivi du projet. On a eu de sérieuses difficultés car on n’avait pas d’expérience sur la construction. On a démarré sans savoir comment faire pour avoir l’électricité, à qui demander l’eau, comment se conformer aux normes. En fait on apprend en faisant, on ne sait pas auprès de qui s’informer, ni où aller ». Une telle démarche confronte ces entrepreneurs en herbe aux formalités administratives et aux contrôles réguliers : « on dépend du fonctionnaire qui viendra donner l’autorisation. Surtout il faut attendre un fonctionnaire qui vienne contrôler. Pendant la construction il y avait des contrôles de tous les services et ça ralentit : on a même eu des amendes ».
15Enfin, une fois le chantier terminé, l’activité peut démarrer et l’on peut mesurer la progression : « le taux de remplissage progresse : il était de 10 % la première année, puis on est passé à 50 % pendant 2 ans et à partir de la quatrième année on est à 70 % ».
16La logique dominante selon laquelle cette entreprise hôtelière s’est bâtie est basée sur la recherche de la maîtrise des coûts. Ces derniers concernent l’approche économique du business plan échafaudé par ces anciens étudiants en économie en Tchécoslovaquie, le prix du terrain, le coût des matériaux de fabrication du bâtiment, les taxes, les contraventions, les autorisations et les dessous-de-table nécessaires pour les obtenir, les emprunts auprès d’un établissement bancaire et de la famille, le calcul de la rentabilité selon le taux de remplissage de l’hôtel Lodge. C’est selon cette logique que ces nouveaux entrepreneurs contrôlent et mesurent la performance de leur hôtel Lodge.
17Créer une entreprise n’est pas le problème, mais la solution à la situation de pauvreté des années 1980 au Vietnam. La difficulté est de se maintenir sur le marché et de conserver sa place face à des concurrents. Notre étude se place au cœur d’une entreprise déclarée en 2003 qui fabrique des équipements de bureaux pour les banques : nous appelons cette entreprise Furniture.
18L’unité de mesure de l’activité correspond, pour le chef de l’entreprise, au volume et surtout à la répartition des commandes sur l’année (tables, chaises, armoires, etc.). De plus, il répond à des demandes spéciales (coiffeuse, autel des ancêtres, table de salle à manger, etc.) qui sont plus difficiles à anticiper. L’entreprise, se situe sur un terrain de 1 200 m2 loués au Comité populaire pour 30 ans : « on espère que le contrat sera prolongé. Avant, c’était des rizières qui appartenaient aux paysans et s’ils veulent le reprendre on doit négocier pour le pouvoir. L’État reste propriétaire du terrain ». On sait qu’il y a des conflits liés à la reprise des terres par l’État (Fanchette, 2007 et 2011).
19Une aire de travail en plein air permet à trois femmes de poncer tout près d’un point d’eau. On note que le hall d’entrée se trouve juste en face du bureau des taxes locales du Comité populaire, ce qui rend difficile de sortir du matériel sans s’acquitter de la taxe locale.
20Explicitons ce que le dirigeant de l’entreprise Furniture opère pour se faire une place sur le marché et s’y maintenir : d’une part, il constitue un carnet de commande grâce à des relations privilégiées qui lui permettent d’anticiper les commandes ; et d’autre part, il met en place une organisation de l’activité suffisamment flexible au regard de la fréquence et des volumes des commandes.
21Pour cette entreprise, se faire une place sur le marché, c’est avoir un carnet de commandes suffisant et régulier. Comment s’assurer de telles commandes ?
22Le chef d’entreprise de Furniture a deux enfants qui ont terminé leurs études et qui travaillent dans le secteur bancaire. Son épouse travaille également dans le milieu de la banque. Ce sont eux qui informent le père des besoins des agences – ce qui permet d’anticiper les commandes – et le contenu des appels d’offre – et par conséquent de se positionner sur le marché à temps.
23L’entreprise Furniture a ainsi pu établir une relation privilégiée avec un client qui pèse à lui seul pour environ 70 % des commandes. Il nous raconte : « un chef de bureau d’agence me dit par exemple qu’il a 500 millions de VND à disposition. On conçoit l’aménagement de son l’agence et on fait un contrat qui va durer trois mois. […] Le contrat type avec les agences c’est 20 tables et 20 chaises ».
24L’entrepreneur de Furniture ajoute que sa dépendance à l’égard de son principal client est atténuée par le réseau dont il dispose : « je suis en confiance parce que ma femme est dans la banque. Ça assure un bon relationnel et une fidélité dans le temps. J’ai commencé avec eux il y a neuf ans. On a démarré avec seulement quelques tables et quelques chaises. Maintenant les commandes sont plus importantes parce que les délais sont respectés ».
25Il a aussi des clients privés qui représentent 30 % des commandes. Ces clients ont des demandes spécifiques, en petites quantités et « il est donc plus difficile de fabriquer pour eux, parce que ce n’est pas standard ». L’entrepreneur de Furniture ne souhaite pas se développer davantage car « le plus difficile, c’est d’avoir des commandes faciles à réaliser ». Pour y répondre au mieux il combine des salariés stables dans la durée et des salariés sans contrat qui interviennent à la demande. Au moment de l’enquête il y a une vingtaine de personnes travaillant dans l’entreprise – environ 12 sous contrat et 8 sans contrat – mais ces effectifs peuvent encore varier selon le volume et la nature des commandes.
26Le salaire des employés est au « rendement mensualisé » ce qui signifie qu’il y a un comptage individuel des journées travaillées et des objets produits et que le paiement se fait en fin de mois Aucun temps hors travail n’est rémunéré : « il n’y a pas de congés payés, pas de jours de vacances, pas les pauses de midi non plus. S’ils sont malades il n’y a pas d’indemnité, mais je donne un peu quand même ». Ce travail de contrôle du temps est en partie effectué par deux employés, qui sont des membres de la famille et à qui le chef d’entreprise fait confiance.
27La logique dominante de cette entreprise d’ameublement repose sur la recherche de la maîtrise du temps. Cela se traduit par un bail long avec l’État pour implanter son entreprise et son prolongement souhaité, par le développement de relations qui lient l’entreprise à certains clients de manière durable, par le choix de produire des objets selon des procédures standardisées qui sont un gain de temps, par la mise en place de certains dispositifs de flexibilité permettant d’absorber des commandes originales entre deux commandes standardisées – faire varier le volume de salariés non permanents – par le système de rémunération, etc. C’est selon cette logique temporelle que ces nouveaux entrepreneurs contrôlent et mesurent la performance de l’entreprise Furniture.
28Pour gérer la concurrence, les entrepreneurs rencontrés misent sur d’autres leviers que la maîtrise des coûts et des délais. En effet, la qualité des produits apparaît également comme un élément central dans le développement des petites entreprises au Vietnam. La qualité est un élément permettant de « faire la différence » sur le marché, surtout lorsque ce dernier est saturé. Ainsi, le chef d’entreprise de Drywood nous précise : « pour prendre des marchés, bien sûr il faut travailler vite avec des coûts bas, mais si on fait de la qualité, c’est-à-dire si l’on se place à un niveau bien supérieur aux autres, alors on a une chance de prendre des marchés même si on est un peu plus cher que les autres ».
29L’entreprise Drywood produit des meubles en bois, mais selon une logique dominante distincte de celle de Furniture. La matière première est rare car finement sélectionnée et les compétences requises pour exécuter les tâches de transformation sont riches ce qui implique des qualifications spécifiques.
30Développer une entreprise s’associe alors au développement d’une double démarche qualité : au niveau des matières premières et à celui des compétences sollicitées. « Pour moi, le critère le plus important c’est la qualité. Cela veut dire d’abord garantir la qualité du bois même si mes concurrents ont le même, mais garantir aussi la finition, le montage, le processus de fabrication dans son ensemble. Il ne doit y avoir aucun défaut. Le critère majeur c’est le séchage du bois à l’air, car le bois travaille et peut casser. Quand il pleut pendant deux mois ça ne sèche pas, quand on le stocke en plein soleil il craque. Il faut savoir s’y prendre pour avoir la meilleure qualité de séchage ». L’enjeu devient alors d’être régulièrement approvisionné en bois de qualité déjà sec permettant d’entamer sa transformation en vue de répondre aux commandes. Le chef d’entreprise de Drywood précise : « on ne peut pas industrialiser le séchage du bois. Alors il faut s’arranger. Avant toute commande il faut faire en sorte d’avoir suffisamment de bois séché ».
31La concurrence avec les entreprises voisines est telle qu’il ne faut pas escompter un système de prêt, de partage ou de mutualisation de matière première entre elles. En effet, le coût du bois correspond à 60 % des frais de l’entreprise. L’unique voie d’approvisionnement passe alors par l’importation de ce bois précieux d’origine laotienne. Or ce commerce entre le Vietnam et le Laos est strictement réglementé, voire interdit. Le recours aux sources d’approvisionnement illégales devient alors nécessaire pour ce type d’établissements qui souhaitent maintenir un standing élevé au regard des matières transformées.
32La question de la qualité apparait également au niveau des compétences requises pour transformer des troncs bruts en meubles raffinés.
33La technologie semble à première vue rudimentaire, mais le savoir-faire des employés est élevé. Plusieurs opérations sont nécessaires : découpe, forme, polissage, laquage, incrustation de nacre, etc. Selon les compétences requises, l’employeur de Drywood a mis en place une politique de rémunération spécifique valorisant les qualifications et le temps qui a été nécessaire à l’apprentissage des bons gestes : « il y a deux types d’employés. D’un côté les qualifiés et de l’autre les non qualifiés. Pour les non qualifiés, ils sont au polissage et on les paye 16.000 VND par jour, soit environ 1 USD. Pour ceux qui ne sont pas qualifiés, mais qui travaillent plus vite, on peut aller jusqu’à 20.000 VND par jour. Après il y a les employés qualifiés qui eux sont payés de 20.000 VND jusqu’à 40.000 VND par jour ». Au moment de l’enquête, l’entreprise venait d’investir pour 400 millions de VND en matériel permettant de meilleurs rendus : scie circulaire, ponceuse électrique, raboteuse, etc.
34La logique dominante de cette entreprise d’ameublement se base sur une démarche qualité aussi bien dans la sélection de la matière première, que dans l’investissement dans du matériel performant ou la valorisation salariale du travail hautement qualifié. Cela se traduit par une fine sélection du bois qui constitue la matière première, les techniques de séchage, la captation des ouvriers compétents et leur fidélisation sur la base d’une politique salariale reposant sur la valorisation du savoir-faire artisanal, l’investissement dans l’achat d’outils adaptés. C’est selon cette logique qualité que ces nouveaux entrepreneurs contrôlent et mesurent la performance de l’entreprise Drywood.
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35Que retenir de ces trois entreprises ? D’abord, les entrepreneurs issus du monde agricole (Gironde, 2001 ; Nguyen Duc Truyen, 2006) se lancent dans l’aventure de l’économie socialiste de marché sans pour autant avoir été initiés au rôle de chef d’entreprise ou avoir fréquenté de centre de formation leur permettant par exemple d’acquérir des compétences en matière de gestion de projet, d’animation d’équipe, de communication ou encore d’analyse des postes. Pour autant, et presque contre toute attente, tous parviennent à animer leur entreprise, à produire des biens et des services et à en retirer des revenus conséquents.
36Ensuite, même si les nouveaux standards occidentaux du management (responsabilité, satisfaction des salariés, gestion des compétences, communication, qualité de vie au travail, etc.) ne guident pas l’action de ces entrepreneurs, la question de l’évaluation de la performance est prégnante : partout il faut être en mesure de contrôler les résultats au regard des coûts, des délais ou de la qualité. L’objectif est bien d’optimiser la performance pour atteindre les objectifs des organisations : anticiper les attentes des clients, s’adapter à la concurrence, être réactif aux commandes, etc.
37Enfin, si la dynamique à l’œuvre permet de combiner un « moins d’État » et un « plus de marché », il n’en demeure pas moins que l’État est toujours présent dans le développement de ces nouvelles entreprises, même si sa place peut surprendre l’observateur occidental. Pour Lodge, c’est la distribution ciblée de pots-de-vin qui a permis d’obtenir les autorisations nécessaires pour démarrer les travaux de construction de l’hôtel et son ouverture au public : « il a fallu seulement deux mois pour avoir le permis. Comme on a beaucoup de relations en province, ça a écourté les délais ». Le cas de Furniture met l’accent sur le trucage des marchés publics en matière d’équipements : « certes, il y a les appels d’offres, mais le bouche-à-oreille fait le reste ». Avec Drywood nous avons affaire à de la contrebande organisée de matières premières comme déjà évoquée à quoi s’ajoutent les arrangements locaux avec les autorités « si on sort un meuble sans payer, on reçoit une amende, mais on a des règles coutumières. On sait que pour telle table on doit payer tel montant qui n’est pas très élevé. A chaque fois que je vends une table je vais donner une somme d’argent au Comité populaire et j’obtiens un reçu qui ne sert à rien ». Dans cette économie socialiste de marché, l’État ne se retire pas. Ses agents ou représentants ferment simplement les yeux sur certaines pratiques monnayant finances – autre voie que l’entreprenariat permettant de sortir de la pauvreté – ce qui par ailleurs ouvre à ces nouvelles entreprises la possibilité de se développer et de pérenniser leurs activités.
38Face à ces difficultés fort diverses – financières, administratives, locatives, commerciales, juridiques, marchandes, relationnelles, etc. – la débrouille managérial permet structurer et pérenniser l’activité.
39Créer une entreprise au Vietnam est possible, mais il faut également reconnaître que ces entreprises sont vulnérables du fait d’une concurrence forte, d’aléas tels que des approvisionnements en matières premières difficiles ou bien des variations de leur prix, de changements dans les préférences des clients, mais aussi de l’incertitude des taxations légales et parallèles. Comment dès lors pérenniser l’activité d’entreprises aussi fragiles ?
40Cette dernière repose sur trois composantes indissolublement liées : d’abord l’élaboration d’une stratégie qui consiste à fixer un cap quitte à en changer ou rebrousser chemin en cours de route ; ensuite l’animation d’une équipe de travail composée en partie par des membres de la famille ; enfin la conduite du changement qui se traduit par une série de prises de décisions.
41La première composante de la pérennisation concerne l’élaboration d’une stratégie, formalisée par le chef d’entreprise. Élaborer une stratégie est une activité pleine d’hésitations qui débute par une phase de diagnostic prenant en considération les éléments de l’environnement, ses évolutions et les ressources disponibles. Le point de départ des entrepreneurs rencontrés est similaire : c’est la prise de conscience de l’état de pauvreté – et surtout la prise de conscience de la possibilité d’en sortir – qui constitue la matrice du diagnostic de départ.
42La préparation d’une stratégie signifie alors que les acteurs vont d’une part, faire l’analyse de leur propre situation ; et d’autre part, en fonction de cette analyse, décider d’opérer des choix relativement structurants concernant le secteur d’activité à investir, le type de bien ou de service à produire, le niveau de technologie envisageable, le type de structure possible, etc.
43La création d’une entreprise est une décision qui implique une prise de distance d’avec l’activité précédente généralement agricole, même si chacun garde par précaution quelques arpents de terre au cas où l’entreprise ne marcherait pas. Il y a bien un choix de réorientation qui est formulé, mais c’est un choix à la fois raisonné et sécurisé. Par exemple, l’entreprise Tailor, au moment du lancement de l’activité de confection, prendra ses distances avec l’activité agricole tout en y conservant une attache : « on ne s’intéresse plus aux travaux agricoles. J’ai loué des salariés pour travailler les terres en leur payant des jours de travail. Ce qui compte pour moi, c’est de pouvoir garder mon droit d’utilisation de mes terres pour éviter des risques alimentaires si mes activités de confection sont un jour menacées ».
44Si élaborer une stratégie consiste bien à poser un diagnostic et à formuler des choix, cela consiste également à pointer des objectifs et à les ordonner sous l’apparence d’un plan d’action. Or, un tel processus n’est que très rarement linéaire, il présente au contraire des tentatives, des retours en arrière, des passages à l’acte avortés, des ajustements permanents.
45C’est typiquement le cas de l’entreprise Tailor qui a connu une phase préalable avant d’affiner ses objectifs et de préciser son organisation finale. Le chef d’entreprise nous raconte comment son activité a été initiée durant les années 1980, période durant laquelle les activités de commerce n’étaient pas autorisées : « en 1986, on a suivi les gens du village pour faire le commerce de veloutine apporté de Saïgon vers le Nord en passant par la ville de Ha Dong où il y a beaucoup de tisserands et de commerçants de coton. Ce commerce était alors considéré par l’État comme une activité illégale car le marché libre était à ce moment-là interdit. Mais c’est la seule chose qu’on pouvait faire pour débuter un petit commerce avec un capital de seulement quelques dizaines de milliers de dôngs ». Ce témoignage revient sur des éléments de diagnostic (état de pauvreté, circuits de la veloutine, réseaux villageois, concentration de professionnels, aspects légaux, ressources financières, etc.) et pose déjà les premiers jalons des choix qui structurent l’élaboration de la stratégie de Tailor.
46Une telle stratégie n’est pas figée, elle évolue en même temps que les éléments conjoncturels : ouverture au marché, possibilité d’exercer une activité commerciale, accès à des technologies, évolution du prix des produits, etc. En effet, à partir de 1989, cet entrepreneur a pu acheter du coton au marché pour confectionner des vêtements et les vendre. Grâce aux revenus, « j’ai acheté trois machines de confection dont une machine à aiguille unique, une machine à faire des lignes de forme Z et une machine à surfiler. Durant cette période, chaque mois je fabriquais de 1 500 à 2 000 pièces. Je les vendais au sein de ma propre commune avec un taux de profit de 10 %, tandis que le commerce de coton ne gagnait que 5 % ». Un nouvel ajustement de la stratégie intervient au début des années 1990 : « en 1993 les choses ont changé. Le marché du coton est devenu plus rentable que l’activité de confection. On a donc mis de côté la confection et on a réinvesti le commerce de coton ».
47La pérennisation d’une petite entreprise est directement liée à la flexibilité de la stratégie (diagnostic, choix, objectifs), c’est-à-dire aux marges de manœuvre qu’il reste une fois un choix d’activité décidé, à la variété des expériences antérieures soit du commerce, soit de la confection qui pourront être mobilisées pour s’adapter au contexte. La flexibilité par changement d’activité consiste à réinvestir dans l’entreprise des savoir-faire, des activités délaissées au cours du temps et des réseaux liés aux positions occupées précédemment dans le secteur agricole.
48Ce cas nous invite à repenser la figure de l’entrepreneur schumpétérien qui se caractérise par son dynamisme et sa capacité à envisager autrement l’activité. C’est effectivement le cas de l’entrepreneur Tailor qui ne ménage pas ses efforts pour basculer d’une activité agricole vers une activité commerciale d’abord illégale puis légale. En revanche, la dimension aventurière de l’entrepreneur schumpétérien prenant des risques et sortant des sentiers battus n’est guère au rendez-vous. Le récit permettant de restituer l’élaboration de la stratégie de Tailor souligne plutôt la volonté de suivre les tendances et d’agir par similitude (faire comme les autres au village), de copier les procédures et rester en phase avec les notifications officielles (on passe de la confection à la vente et réciproquement selon les tendances à court terme des marchés), de rendre tout engagement réversible (retour à la terre toujours possible). Bref, l’observateur occidental peut être surpris de l’absence de dimension créatrice chez cet entrepreneur vietnamien – processus de fabrication, responsabilité de l’entreprise, qualité des produits, choix du design, circuits de vente, etc. – ce qui explique en partie des objectifs affichés se résumant à une recherche de profits comme simple contrepartie des efforts productifs. Cela se traduit globalement par une quête de réduction des coûts de production entrainant certaines conséquences : salaires bas, qualité minimale, durée du travail élevée, etc.
49Créer une entreprise au Vietnam est fréquemment une affaire de famille. La question du management des collaborateurs ne peut pas faire l’impasse sur cette dimension singulière qu’aucun organigramme n’est en mesure de restituer. Une telle configuration suppose des relations particulières entre le chef d’entreprise et les salariés, des comportements distincts selon que vous soyez membre proche de la famille ou plus éloigné, des coopérations plus ou moins fluides, des modalités de résolution de différends mêlant sphère professionnelle et sphère domestique. Bref, cette dimension familiale a des effets sur l’ensemble des pans de la vie d’une entreprise : communication interne, gestion des conflits, modalités de résolution de problèmes, voies de recrutements, transmission des compétences, etc.
50L’entreprise Lounge fabrique des salons pour une clientèle de particuliers depuis une dizaine d’années. Son chef d’entreprise nous présente son établissement employant une centaine de salariés dont une dizaine de membres de sa famille. Ces derniers occupent les postes les plus importants au sein de l’organisation : responsable de la comptabilité, directeur commercial, de chefs d’ateliers, de chefs de dépôts, etc.
51Durant l’entretien, le chef de Lounge se réjouit du fait que son fils aîné ait abandonné ses études au niveau du baccalauréat pour avoir « une bonne vie » auprès de sa famille. Selon ce père de famille « se lancer dans des études à l’université c’est trop long et ça ne garantit pas un emploi ». Il est heureux de nous annoncer que le frère cadet, en Terminale, « va poursuivre la même route de son père et de son frère aîné : pas trop d’études, mais rejoindre la famille pour travailler dans l’entreprise ».
52Dans tous les cas observés, parents (père) et enfants (fils) sont engagés dans l’aventure entrepreneuriale avec une forte concentration des positions d’encadrement aux mains des membres de la famille. Le patron de Lounge précise les raisons de ce type de recrutement : « au sein des ateliers, il y a des groupes de 8 à 10 personnes qui sont encadrés par des gens de confiance qui sont des membres de ma famille ou des amis très proches ».
53Plusieurs remarques s’imposent ici. D’abord, la place des femmes au sein de ces familles d’entrepreneurs est importante, mais elle n’est pas au cœur de l’établissement. Les femmes – les mères et les filles essentiellement, mais il peut également s’agir des tantes ou des cousines – contribuent au développement et à la pérennisation des entreprises, mais en périphérie : soit chez des fournisseurs, soit chez des clients visés, soit chez des entreprises partenaires, soit au sein d’administrations en lien avec l’activité de l’entreprise.
54Ensuite, le recours à des membres de la famille constitue autant un moyen d’exercer un contrôle sur ces employés issus de la famille sur le registre de l’allégeance pour service rendu (l’obtention d’un emploi stable et bien rémunéré), qu’un moyen de contrôle fiable des employés n’appartenant pas à la sphère familiale (difficile de corrompre les responsables par ailleurs membres de la famille). La tension entre confiance et contrôle est ainsi maintenue.
55Enfin, la caractéristique du management paternaliste de ces entreprises configure un type d’animation des équipes mettant en parallèle le succès de l’employeur avec celui supposé des employés. Le chef de l’entreprise Lounge arbore les questions posées avec le ton de la réussite, annonce qu’il fabrique plus de 1.500 salons par an, ne manque pas de préciser qu’il possède quatre véhicules pour aller voir les clients, que son entreprise est répartie sur plusieurs ateliers, que sa grandeur doit aussi se mesurer aux plus de cent salariés qui y travaillent.
56Animer une équipe consiste à transformer un ensemble d’individus en un collectif relativement stable. Bien évidemment cela passe par la composition des membres de cette équipe qui se traduit généralement par le recrutement de membres de la famille comme nous l’avons déjà développé. Mais, dans un contexte concurrentiel important, il s’agit également d’attirer les salariés ayant les aptitudes les mieux adaptées au travail à réaliser. Pour cela, le management paternaliste met en place des dispositifs qui valorisent et récompensent les meilleurs salariés – primes au rendement, meilleur ouvrier du mois – ainsi que des avantages : « on a donné des logements aux gens qui travaillent dans notre entreprise. On leur donne aussi des repas et d’autres choses pour qu’ils se sentent comme chez eux. Ils n’ont rien à payer, on s’occupe de tout : le loyer, la nourriture, l’électricité et l’eau ». Ce qui est en jeu c’est bien la captation par l’entreprise de certains salariés sur le marché de l’emploi extrêmement volatile, mais également la fidélisation de ces salariés au sein de l’entreprise. En effet, ces derniers sont eux-mêmes d’origine rurale, sont d’anciens travailleurs agricoles que l’entreprise cherche à fixer dans l’environnement urbain. Pour cela, l’entreprise rompt le lien de dépendance – revenir aux champs lorsque c’est la saison et générer des roulements du personnel importants – qui lie le salarié avec son environnement d’origine en lui fournissant un panel de services. Ainsi, avant d’animer une équipe, encore faut-il en amont la constituer et la stabiliser.
57L’animation de l’équipe s’apparente alors à une forme de légitimation du rapport salarial auprès de cette population encore imprégnée d’une culture agricole (Teissier et Fontanelle, 2000). Pour cela, le chef de l’entreprise Lounge manifeste de manière explicite auprès de ses employés toutes les démarches engagées afin de remplir le carnet de commandes et ainsi fournir du travail à chacun : « les commandes n’arrivent pas seules. Il faut aller les chercher et négocier avec chaque personne les quantités et les prix. Bien sûr que je le fais pour mon entreprise et ma famille, mais aussi pour les cent salariés dont je m’occupe. (…) En fonction des commandes, je lisse la charge de travail pour que tous puissent travailler ». Le patron fait ici figure de responsable du bien-être des salariés qui en contrepartie devront lui manifester du respect et de l’obéissance (on ne compte pas ses heures par exemple).
58Ensuite, la légitimation du rapport salarial passe par l’insertion des salariés dans une carrière, c’est-à-dire un engagement à long terme et une possibilité de promotion. Le patron de Lounge nous raconte : « lorsqu’on se développe on investit dans du nouveau matériel. Le problème c’est que tous les salariés n’ont pas les compétences pour utiliser ces nouvelles machines spécialisées. Alors, avec le chef d’équipe on repère le meilleur ouvrier et on lui offre une formation dans une école technique ». On touche ici au thème de la reconnaissance des compétences des membres de l’équipe, à la spécialisation des tâches, aux moyens alloués pour réaliser le travail demandé et aux rapports entre employeur et employés. Sur cette relation dissymétrique le patron est en mesure d’asseoir son autorité : cadences de travail, affectation à certains postes de travail, récompenses souveraines, etc.
59Enfin, le patron et ses relais familiaux permettent d’engager des relations de proximité avec l’ensemble des salariés, même lorsque l’entreprise embauche une centaine de personnes. Les contacts y sont directs et francs ce qui semble être apprécié par les salariés. Une employée de l’entreprise Lounge questionnée en face-à-face nous dit : « j’aime bien le travail ici. On est bien traité. On apprend des choses. Quand il y a un problème on le dit directement et on trouve une solution rapidement ». Cette dimension relationnelle, éloignée d’une forme de management participatif, est inhérente au management paternaliste dont la mesure de la performance se confond avec la personnalité du patron.
60L’entreprise Rags produit des habits à destination d’une clientèle rurale en forte transition tant au niveau démographique qu’au regard de ses attentes, ses préférences, ses ressources. Cela s’ajoute au fait que la vente ne se fait pas en ville, mais directement auprès de la population cible en milieu rural.
61Les marchés locaux présentent certaines spécificités : la négociation des prix est une pratique généralisée même pour des transactions à l’unité ; l’intensité des ventes est liée au rythme des saisons et des exigences des récoltes agricoles ; les clients locaux ne cherchent pas à suivre les tendances – comme ceux de la ville – mais sont sensibles à l’ergonomie des vêtements qui servent à travailler et à leur robustesse nécessaire pour assurer leur longévité ; l’achat d’un habit n’est pas un acte de shopping ludique mais un investissement annuel dont la fonction est de tenir chaud en période hivernale et ainsi préserver la santé ou de participer à un événement particulier (fête annuelle, mariage, rentrée scolaire, etc.) pour lequel la présentation de soi importe.
62Pour toutes ces raisons, l’entreprise Rags s’efforce d’adapter ses produits aux attentes spécifiques de la clientèle visée et d’anticiper les saisons et les fêtes afin d’adapter le rythme du travail au sein de ses ateliers de confection. En somme, la direction de Rags prend une série de décisions, pas toujours conscientes ni formulées en tant que telles, qui permettent de s’adapter au marché. Au moins trois types de décisions sont à l’œuvre.
63Le premier est le niveau stratégique qui vise à considérer l’entreprise vis-à-vis de son environnement. La décision a été prise – probablement suite à un diagnostic, des conseils, des tentatives préalables – de lancer une production à destination d’une population spécifique c’est-à-dire d’engager l’entreprise au cœur d’un marché qui induit certains produits, certains réseaux de distribution, certaines contraintes et opportunités. Le chef de l’entreprise Rags nous raconte : « on s’est lancé dans cette affaire parce qu’en ville, à Hanoï, c’était déjà saturé. On a développé ce type de produits parce qu’il y avait quelques opportunités et que la concurrence était moins importante qu’ailleurs même si aujourd’hui ça a changé ». L’idée est bien ici de prendre une décision stratégique visant à adapter l’entreprise à son environnement, cette dernière n’étant ni abrupte, ni irréversible.
64Le deuxième niveau de décision est tactique et concerne la gestion des ressources de l’entreprise. Les propos du chef de l’entreprise Rags illustrent ce point : « Pour rester compétitif par rapport à d’autres ateliers on doit diminuer le coût du travail. Pour cela on a parfois recours à des ateliers sous-traitants. Je leur donne les matières premières secondaires comme le fil, les cotons ou les fermetures éclairs, que j’ai préalablement achetées en grandes quantités pour avoir des prix intéressants ». Ce niveau de décision renvoie ainsi à des changements relatifs aux voies d’acquisition des matières premières, à l’organisation même de l’entreprise avec le recours à la sous-traitance, aux pistes de développement et de conquête de marchés.
65Le troisième niveau de décision concerne les changements opérationnels et ces derniers touchent directement à l’exploitation comme la politique salariale de l’entreprise : « en fonction du travail demandé, le salaire varie. Si on fait des pièces classiques les ouvriers touchent 30.000 VND par jour. Mais si on leur demande un travail d’imitation Lacoste ou Boss alors le travail est plus délicat et on paie environ 70.000 VND par jour ». Cela concerne également la distribution des produits : « les clients achètent nos produits sur les marchés ce qui représente 80 % de nos ventes. Mais on a aussi développé un petit stand de vente directement à l’atelier. Ce sont les clients qui viennent chez nous et on leur fait un meilleur tarif ». Ainsi, s’insérer dans le marché de la contrefaçon suppose une masse salariale plus importante tout comme la fidélisation de la clientèle oblige à engager des aménagements et à offrir des remises.
66La modernisation « par le bas » (Tarrius, 2002) s’accompagne de l’émergence d’un corps d’entrepreneurs en cours de constitution comme nous avons pu l’illustrer. La création d’une entreprise au Vietnam ne résulte pas d’un processus linéaire, mais d’une pratique d’essai-erreur, d’avancée et de retour en arrière, visant à expérimenter des solutions viables, à apprendre des résultats obtenus, à corriger la trajectoire lorsque les résultats ne sont pas satisfaisants. Ces pratiques qui sont autant de preuves de changement, concernent l’invention d’un produit ou d’un service et sa fabrication, la réunion de savoirs faire de métier et de moyens financiers ou technologiques, la mobilisation de connaissances sur les besoins supposés des clients et sur l’état du marché, la formation de réseaux sociaux et familiaux, etc.
67Quelle interprétation donner aux changements sociopolitiques au Vietnam qui s’engage dans une économie socialiste de marché ? Certes, ils ont permis le décollage économique du fait d’initiatives individuelles ayant pour objet la création d’entreprises et l’invention d’activités marchandes. Le principal changement de la société vietnamienne, depuis la réforme, réside dans « le relâchement de l’encadrement étatique qui régissait les relations de travail de la plupart des citoyens à travers les entreprises publiques ou les coopératives » (Oudin, 2004). La modernisation par le haut se traduit par des changements institutionnels et politiques qui ont ouvert incontestablement des espaces d’action et qui ont rendu possible l’initiative individuelle, avec comme résultat le fait que les entreprises jouent un rôle central dans l’économie du pays (Pham Phi Long, 2007).
68Le management observé au sein de ces entreprises, aussi balbutiant et bredouillant soit-il, répond aux canons organisationnels. En effet, les pratiques visent à mettre en conformité les comportements et les conduites avec les objectifs et les visées de l’entreprise. Un équilibre entre mise en œuvre de contraintes et recherche de consentement est alors recherché. Ensuite, la question du maintien et de la stabilité de l’entreprise se pose pour ces jeunes entreprises qui doivent faire face à un environnement versatile au niveau social, politique, économique et culturel. En même temps que l’ancrage est requis, un effort pour se transformer est nécessaire pour ces entreprises qui cherchent à s’adapter et à s’ajuster. Enfin, le management vise à mesure la performance de l’organisation et de ses membres afin de gagner en efficacité.
69Pour toutes ces raisons, le management des entreprises vietnamiennes ne se distingue pas foncièrement des formes managériales standardisées. La spécificité est probablement à rechercher au niveau de la composition des mondes sociaux que constituent ces entreprises. En effet, la dimension familiale y est particulièrement prégnante et marque l’entreprise vietnamienne de certaines spécificités tant au niveau relationnel (réseaux, coopération) que cognitif (représentations, croyances). De plus, l’entreprise vietnamienne se construit et évolue dans les charnières d’autres mondes (Abbott, 2003) avec lesquels les interactions sont incessantes (monde agricole et marchand) et la recherche d’alliances permanente (monde administratif et familial).
70Les résultats de cette modernisation sont assez spectaculaires, mais ne doivent pas nous exonérer de la prise en compte des conséquences sociales incertaines de ces transformations qui peuvent conduire à un problème de cohésion sociale, de dérives managériales et à l’apparition de nouvelles poches de pauvreté.
71Insistons pour finir sur le déroulement singulier – pour un chercheur Français – des entretiens menés auprès de la vingtaine de chefs d’entreprises. La prise de contact se fait par l’intermédiaire des collègues chercheurs Vietnamiens qui mobilisent leurs réseaux personnels (amis, membres de la famille) permettant d’obtenir un rendez-vous. Il est vivement recommandé de se rendre au sein de l’établissement en ayant préalablement fait l’achat de cadeaux si possible en provenance de France. La rencontre débute invariablement par un thé. C’est le chef d’entreprise qui prend la main dans la conduite des discussions et vous questionne sur des sujets éloignés de l’objet de l’enquête : quel âge avez-vous ? êtes-vous marié et avez-vous des enfants ? Quelle équipe de football suivez-vous ? On joue le jeu en montrant des photos, en souriant lorsqu’on vous propose de rencontrer les filles du village et en commentant les exploits de tel joueur. La discussion est agréable et permet d’instaurer un climat de confiance. L’entretien peut alors démarrer, rarement enregistré, et les moments nécessaires à la traduction permettent une prise de notes complète. Certaines questions, anodines pour le chercheur Français, surprennent nos interlocuteurs qui nous comparent alors à des contrôleurs. Réciproquement, certaines réponses nous apparaissent comme inattendues tant elles sont éloignées des cadres occidentaux. Suite à l’entretien une visite des ateliers est organisée permettant également des échanges avec les salariés. La visite se termine par le verre de l’amitié qui est également l’occasion pour le chef d’entreprise de vous demander si vous souhaitez passer une commande. Ajoutons que ce travail de terrain au Vietnam mené conjointement par l’équipe Française et l’équipe Vietnamienne s’est prolongé en France puisque Truong An Quoc et Nguyen Duc Truyen ont été invités pour des séjours de recherche au sein du laboratoire CERTOP de l’Université Toulouse – Jean Jaurès.
72Au-delà des données empiriques brutes recueillies, cette coopération de recherche franco-vietnamienne a permis de prolonger le processus de « désoccidentalisation » de la pensée scientifique (Roulleau-Berger 2011) dans le sens où les discussions entre auteurs ont permis de se dégager – du moins en partie – des carcans universalistes de la science occidentale. Ce dialogue franco-vietnamien rend possible la sortie d’une vision hégémonique et parfois moralisatrice pour réinterroger les faits sociaux (corruption, exploitation, pollution, pauvreté, conditions de travail, etc.) et la méthodologie d’enquête qui évitent les caricatures et s’éloignent d’idées préconçues. Toute approche ethnocentrée est ainsi mise sous contrôle par un processus de décolonisation de la pensée et du savoir scientifique.