1La société malaisienne vit une période de modernisation rapide. Une classe moyenne a émergé et les modes de vie traditionnels des différents groupes ethniques se modifient. En quelques décennies, la population est passée de la sous-alimentation à la suralimentation. Dans le même temps, les taux de mortalité dus aux maladies transmissibles, aggravés par la sous-alimentation, ont diminué alors que la prévalence de la mortalité liée aux maladies non transmissibles a augmenté. Les taux de natalité sont orientés à la baisse, les structures de ménages se diversifient et la situation présente voit cohabiter les ménages étendus (regroupant plusieurs générations sous un même toit), des formes nucléaires et des ménages uniquement composés d’un homme ou d’une femme.
2Pendant de nombreuses années, des études nutritionnelles ont analysé ces transformations. Tee (1980 ; 1994) en a réalisé une bibliographie commentée pour la période de 1900 à 1993. Après 1993, les recherches sur la nutrition se sont intensifiées et ont débouché sur la réalisation de la Malaysian Adult Nutrition Survey de 2003 (Ministry of Health Malaysia, 2008a), reconduite en 2016 et 2017. La production d’études nutritionnelles sur des populations spécifiques, de Malaisie péninsulaire ainsi que de Sabah et de Sarawak (la partie malaisienne de Bornéo) se poursuit. L’ensemble de ces travaux se concentre sur les consommations alimentaires individuelles, évaluées en termes de composition nutritionnelle. Quelques aspects ethnoculturels sont inclus dans les variables descriptives.
3En parallèle, il existe une abondante littérature ethnographique. Elle porte sur les pratiques, croyances et tabous alimentaires des populations montagnardes indigènes Orang Asli - chasseurs-cueilleurs vivant dans la jungle - ou sur des peuples nomades de pêcheurs de la péninsule malaise (Wilson, 1967), ou encore sur des périodes particulières de la vie, comme la grossesse ou le post-partum par exemple.
4Des pyramides alimentaires – qui sont des guides visuels qui représentent des recommandations nutritionnelles de la ration alimentaire quotidienne – adaptées aux cultures locales ont été élaborées pour tenter de prendre en compte la diversité des populations malaisiennes, mais leur impact sur les comportements est mal connu et mériterait d’être évalué. Cependant il n’existait pas d’étude sur les déterminants socioculturels des pratiques alimentaires en Malaisie. L’objectif du Malaysian Food Barometer (MFB) 2014 (Poulain et al.) était de combler ce manque. Le projet consistait à étudier la diversification sociale, ethnique et culturelle des pratiques alimentaires. Il s’intéressait aussi à l’évolution de la consommation alimentaire au domicile d’une part et hors domicile d’autre part, tant sur l’organisation technique et économique de la filière alimentaire que sur leurs conséquences en terme de santé publique.
- 1 Dans le cadre du Laboratoire International Associé (LIA) du CNRS : Food, Cultures and Health, créé (...)
5Cet article s’appuie sur des données empiriques issues d’une recherche réalisée entre 2012 et 2014 dans le cadre des travaux de la Chaire Food Studies : Food, Cultures and Health créée conjointement par la Taylor’s University (Malaisie) et l’Université de Toulouse Jean Jaurès (France)1. Après avoir montré les effets de la modernisation sur la société malaisienne, nous présenterons la méthodologie mobilisée et les objectifs du MFB. Puis nous exposerons une partie des résultats relatifs à deux principales caractéristiques du modèle alimentaire malaisien. Enfin, dans une dernière partie, nous verrons en quoi la théorie de la « modernisation compressée » permet de rendre compte de la situation malaisienne.
6Le processus de modernisation malaisien se caractérise par plusieurs phénomènes concomitants qui transforment les relations à l’espace et au temps. L’urbanisation rapide et l’exode rural - la population urbaine est passée de 11 % en 1951 à 51 % en 1991, 62 % en 2000 et 72,7 % en 2012 (Jaafar, 2004, BMCE trade, 2013) - ont accompagné l’industrialisation induite par la New Economic Policy Era entre 1971-1990 (Aziz, 2012) et le développement de l’économie des services à partir de 1970 (Hutton, 2003).
7L’augmentation du pouvoir d’achat des nouveaux employés et des salariés est un facteur supplémentaire qui s’ajoute à la réduction de la taille de la famille pour annoncer l’émergence d’une nouvelle classe moyenne (Shamsul, 1999 ; Embong 2002 ; 2007) et d’une nouvelle classe ouvrière avec une plus grande capacité à consommer.
8Avec la transition démographique (Hirschman, Guest, 1990 ; Leete, 1996 ; Hirschman, 2011 ; Masayu et al., 2012), la structure de la société malaisienne se transforme. Les taux de fécondité baissent – de 3,29 enfants par femme en 2000 à 2,53 en 2016 (Index Mundi, 2017). La taille moyenne des ménages qui était de 5,22 en 1980 et 4,62 en 2000 passe à 4,31 en 2010 (Census, Malaysian Government, 2017).
9La transition épidémiologique se caractérise par le passage d’un contexte dans lequel la mortalité épidémique est dominante, vers un second dans lequel les cardiopathies, les cancers et les maladies dégénératives deviennent les principales causes de décès. Le succès de la médecine moderne dans la compréhension et « l’apprivoisement » (Drulhe, 1996) de ces pathologies pointe les modes de vie et les habitudes alimentaires comme des leviers d’action, tant pour la prévention que pour la prise en charge lorsque la pathologie chronique est installée. Il se traduit également par une augmentation de l’espérance de vie de 3,2 ans entre 2000 et 2012 (Ismail, 2002 ; Index Mundi, 2013). Dans le contexte d’épidémie d’obésité en Malaisie, et plus largement dans le monde entier, les inquiétudes se portent sur les effets négatifs potentiels de ces transformations et invitent les chercheurs à concentrer leurs travaux sur le rôle des cultures alimentaires et des styles de vie dans le développement de celles-ci.
10Ces transformations ont un impact considérable sur les modes de vie et habitudes alimentaires des différents groupes ethniques qui composent la population malaisienne. Ce stade de modernité alimentaire peut être considéré comme la conséquence de la modernisation de la société malaisienne et il se caractérise par le changement de l’offre alimentaire, des profils de consommation, des nouvelles attentes et aspirations alimentaires des consommateurs.
11Au-delà de ces caractéristiques que l’on retrouve dans la plupart des pays développés, la consommation alimentaire en Malaisie présente deux traits distinctifs majeurs. Le premier est lié à la multiethnicité de la Malaisie qui comporte officiellement trois principaux groupes ethniques (Malais, Chinois et Indiens) plus quelques minorités ethniques. Chaque groupe a sa propre culture alimentaire avec ses plats et ingrédients typiques, ses tabous et restrictions alimentaires, ses rituels, ses types et structures de repas et ses dimensions symboliques de l’alimentation. Posée en ces termes, la question peut paraître simple. Toutefois, ces catégories « raciales » ne sont pas tout à fait homogènes en Malaisie. Les Indiens, par exemple, peuvent appartenir à différentes religions : Hindouisme, Islam, Sikhisme, Bouddhisme, Christianisme ou nouveaux courants religieux. De la même façon, ils peuvent parler le Malais qui est la langue officielle et probablement l’anglais mais aussi différentes langues maternelles telles que le tamil, l’hindi, l’ourdu ou le malayalam ; ils peuvent s’identifier plus ou moins étroitement à une caste, sont originaires de différentes régions de l’Inde ou de pays proches de l’Inde tels que le Pakistan ou le Sri Lanka ; leurs familles peuvent résider en Malaisie depuis plusieurs générations ou y être arrivées récemment. Les Chinois peuvent être bouddhistes, taoistes, chrétiens, convertis à l’islam et ils peuvent parler le hakka, le hollien, le cantonais, le teochew ou le mandarin. Ils peuvent appartenir aux peuples mins, hakka, cantonais ou wu. En outre, certains Malaisiens sont classés dans la catégorie « autres » qui recouvre les Bumiputra (fils du sol) non malais, les Dusuns, les Ibans et les Kadazans. À cela, il convient encore d’ajouter les étrangers vivant en Malaisie. Ce groupe très hétérogène comprend les expatriés (cadres et personnel de maison), les retraités internationaux bénéficiant du programme « second home » et les touristes (Tan, Ho, 2014).
12Les frontières entre ces trois ethnies principales ne sont pas totalement hermétiques. Il existe une certaine porosité liée aux relations interpersonnelles qui vont bien au-delà de ces frontières ethniques : liens d’amitié, mariages mixtes, appartenances religieuses qui se superposent et compétence linguistique. À cela viennent s’ajouter les coutumes derrière l’identité « raciale » première, la conversion à une religion, le « métissage » lié aux mariages mixtes historiques et institutionnalisés (par exemple au sein de la communauté Baba-Nyonya dans les temps anciens) ou le véritable brassage entre les ethnies accompagné ou non de conversions religieuses (Hirschman, 1975 ; 1987 ; Clammer, 1980 ; Tan, 1982) et la montée de l’individualisme, cadre dans lequel les Malaisiens expriment des préférences personnelles dans leur choix alimentaire.
13Il existe également un certain « métissage » entre les différentes cultures alimentaires. C’est ainsi que la cuisine Nyonya de la région de Malacca résulte de l’association entre la cuisine chinoise et la cuisine malaise à laquelle il convient d’ajouter l’influence de la cuisine portugaise. Certains restaurants, tels que ceux connus sous l’appellation de restaurants mamak, qui étaient au départ réservés aux Tamouls musulmans, sont maintenant fréquentés par des consommateurs de tous les autres groupes ethniques, contribuant ainsi de façon significative au développement de la culture alimentaire « mixte malaisienne ». Tout ceci signifie que certains plats et certaines pratiques alimentaires sont communément partagés ou compatibles avec plus d’un groupe « ethnique ».
14Le deuxième trait distinctif concerne la fréquence élevée de la consommation alimentaire hors domicile par la population urbaine de Malaisie, fréquence qui est probablement une des plus élevée dans le monde (Poulain et al., 2014). Les dernières études nutritionnelles (Ministry of Health Malaysia, 2008a ; 2008b) montrent l’incidence élevée de la consommation alimentaire hors domicile et la forte corrélation positive avec le niveau d’urbanisation. Les possibilités de manger hors domicile se sont considérablement accrues étant donné que les prix sont parfois moins élevés que ceux d’un repas préparé au domicile. L’idée selon laquelle l’urbanisation accrue s’est traduite par une augmentation de la consommation alimentaire hors domicile donne à penser que la prévalence de ce type de consommation a maintenant une plus grande portée au sein de la culture malaisienne.
15Dans ce contexte, le MFB est un outil permettant d’identifier et d’étudier de façon approfondie les déterminants socio-culturels des habitudes alimentaires malaisiennes. Il propose une description de « l’espace social alimentaire » de la population malaisienne (Poulain, 2012). Il met également l’accent sur les pratiques et représentations des cultures alimentaires. L’objectif est de comprendre les modes et les différents contextes alimentaires des différents groupes ethniques malaisiens ainsi que ceux des « classes moyennes » afin d’expliciter les processus de prise de décision alimentaire mis en œuvre. Par ailleurs, dans la mesure où le MFB est une étude de suivi, il permet une analyse longitudinale de la transformation des habitudes alimentaires en Malaisie. Enfin, ces différents jeux de données et leur analyse sont utilisés pour appréhender l’infrastructure sociale des décisions alimentaires des Malaisiens (modes alimentaires, scenarii et leurs contextes).
- 2 Pour un exposé plus détaillé voir le Malaysian Food Barometer (Poulain et al., 2014), les enjeux mé (...)
16Les baromètres alimentaires sont des enquêtes qui étudient les déterminants socio-économiques, démographiques et culturels des consommations alimentaires et tentent de repérer leurs éventuelles influences sur des problématiques de santé, notamment celles des maladies non transmissibles dans le développement desquelles l’alimentation est impliquée2. Ils complètent les enquêtes nutritionnelles classiques et ont pour ambition de participer à l’élaboration de programme de prévention (Poulain et al., 2015). Ces baromètres alimentaires sont aussi des enquêtes qualitatives et quantitatives développées au niveau national pour étudier la transformation des habitudes alimentaires.
17Le MFB étudie les habitudes alimentaires à travers l’approche socio-anthropologique dans le but d’établir un dialogue interdisciplinaire avec la nutrition au profit de la santé publique. L’analyse des déterminants socio-culturels des structures de repas, de journées et plus largement de modèles alimentaires, permet d’enrichir l’approche en terme de décision individuelle dominante dans le secteur de la nutrition et de la santé (Warde, 2005 ; Poulain, 2017).
Figure 1. Objectif général du Malaysian Food Barometer
18Le but du MFB est de dresser un panorama des pratiques alimentaires malaisiennes et d’analyser leur diversité en termes de déterminants socioculturels. Il s’attache à décrire, pour différentes populations malaisiennes, leur "espace social alimentaire", c’est- à-dire leurs "cultures alimentaires" dans différentes dimensions : normes sociales, pratiques, représentations et croyances (Poulain, 2012). Il s’agit d’analyser les effets du statut social, du niveau d’éducation, de l’appartenance ethnique, du genre, de la génération, de la taille du foyer et de l’urbanisation. Nous mesurons l’importance des repas hors domicile et de l’utilisation des aliments prêts à manger. Nous identifions les modes d’alimentation en nous intéressant particulièrement au rôle de l’appartenance ethnique dans les classes moyennes. Nous étudions la corrélation entre le mode de vie et les facteurs sociaux cités plus haut, et les caractéristiques corporelles comme le surpoids et l’obésité (Fournier et al., 2016). Ces données facilitent l’analyse comparative de différentes étapes de l’histoire et du développement économique de la Malaisie, et celle de différents pays.
19Les objectifs opérationnels du MFB sont donc de produire des données utiles pour différentes catégories d’acteurs : les professionnels de santé publique, les acteurs économiques (industrie alimentaire, restaurants) et les chercheurs en socio-anthropologie ou en sciences de la nutrition.
20Le premier objectif est de revisiter les théories de la « convergence » (Mahbunani, 2013) qui affirment que, avec le développement économique et l’émergence d’une classe moyenne, les modèles de consommation alimentaire sont moins déterminés par des facteurs socioculturels (dans le cas de la Malaisie, l’appartenance ethnique, les religions) que par une culture de consommation distinctive de la classe moyenne. L’étape qui suit la convergence devrait être l’homogénéisation des modes de vie de la classe moyenne. Les pratiques alimentaires étant fortement déterminées par la culture et la religion, quelle est alors la place des systèmes de normes, de prescriptions, d’interdits, de représentations d’origine culturelle, dans les conventions qui régissent la consommation alimentaire des classes moyennes ? Quelles relations entretiennent-elles avec les discours nutritionnels « modernes » ? Le contexte malaisien est très pertinent pour étudier les transformations des pratiques alimentaires en général, dans un but de comparaison inter-pays, afin d’améliorer notre compréhension de ces phénomènes à un niveau théorique.
Figure 2. Objectifs opérationnels et scientifiques du Malaysian Food Barometer
21L’enquête est axée sur les pratiques alimentaires à deux niveaux, national et international. Au niveau national, elle cherche à répondre aux questions suivantes : y a-t-il une homogénéisation des modes de vie des différents groupes ethniques et des différentes classes sociales ? Quelles sont les conséquences, en termes de consommation alimentaire, de fréquentation des restaurants, d’achat de plats à emporter, de pratique de la cuisine domestique, de modalités de consommation, etc. ? Comment et à quelle vitesse ces phénomènes se développent-ils dans les différents groupes constituant la société malaisienne ? Quel est le lien entre ces pratiques et le développement de l’obésité ? Au niveau international : y a-t-il une convergence des modèles de consommation alimentaire due au processus de développement économique ; par exemple, y a-t-il une augmentation des aliments d’origine animale dans le régime alimentaire quotidien ? Comment décrire et mesurer le phénomène « d’inertie des cultures alimentaires » ?
Figure 3 : Modèles alimentaires ethniques et décisions alimentaires
22Cet article s’appuie sur les données suivantes : la distribution du eating out et du eating at home et l’analyse des structures des repas dans les normes et dans les pratiques mises en œuvre.
23Dans le contexte malaisien, deux types de données sont disponibles. Les premières sont produites par des économistes et s’intéressent aux lieux où s’opère l’acte d’achat. La notion centrale est celle de Food Away From Home, et celles issues des enquêtes nutritionnelles et du MFB qui se concentrent sur l’acte de consommation alimentaire lui-même. Dans ce cas, on parle de Eating out. Ces deux données ne sont donc pas équivalentes car dans le cas de l’alimentation, « consommation économique » et « consommation alimentaire » sont parfois temporellement déconnectées et non individualisées (cas de l’alimentation au foyer) et parfois simultanées et plutôt individualisées (cas de la restauration hors foyer).
24Les économistes qui travaillent sur le budget alimentaire des ménages distinguent la proportion des dépenses consacrées à l’alimentation consommée au domicile de celle consommée hors domicile. Les données mobilisées par Lee Siew Heng et Tan Khee Guan (2007) montrent que la part des dépenses de Food Away From Home des ménages a sensiblement augmentée entre 1973 (4,6 %) et 1999 (10,9 %). Nous avons agrégé à leurs données des chiffres plus récents (2009 ; 2014) pour élaborer le graphique ci-dessous. Même si ces éléments ne sont pas complètement comparables, ils permettent cependant de mettre en évidence un mouvement continu d’augmentation des dépenses consacrées à une alimentation hors du foyer.
Figure 4 - Dépenses d’alimentation consommée au domicile et hors domicile en pourcentage du total des dépenses des ménages
D’après: Department of statistics, Malaysia (2000)
Siew Heng, Khee Guan (2007)
25D’autres travaux (Ali, Abdullah, 2012) centrés sur la question des risques (sociaux, pour la santé, etc.) et la pratique du eating out sans considération nutritionnelle, ont mis l’accent sur le développement des consommations hors domicile pour des publics spécifiques (des étudiants, des familles et des personnes sur leur lieu de travail) avec des démarches d’observation dans certaines zones de la Malaisie (Bandar Baru Bangi, Jitra et Sagamat). Les auteurs, même s’ils ne livrent pas de données explicites, expliquent ce mouvement par des facteurs comme l’éloignement du lieu de travail par rapport au domicile, l’augmentation du travail des « mères » mais aussi par la richesse de l’offre alimentaire en restauration. Les restaurants permettent non seulement de se restaurer à « l’heure des repas » mais ils offrent aussi la possibilité de manger à toute heure dans de multiples contextes de prise alimentaire (réunion de travail, célébration, etc.). Même si l’objectif de ces analyses est de montrer les risques (pour la santé, sociaux et familiaux) du développement du eating out dans les pratiques alimentaires, elles viennent compléter un premier panorama qui esquisse l’importance du eating out en Malaisie.
26Dans le MFB nous avons utilisé deux principaux indicateurs pour étudier les pratiques de eating out :
-
La reconstruction des prises alimentaires la semaine précédente : la valeur de la prise hebdomadaire est de 1 lorsque toutes les prises alimentaires sont consommées à l’extérieur et la valeur est de 0 lorsque toutes les prises sont consommées à la maison ;
-
Le rappel de 24 heures avec : un ratio de fréquence de prise hors foyer basé sur les prises alimentaires (nombre de prises hors foyer/ nombre de prises totales) et un ratio de fréquence par individu (nombre d’individus ayant au moins une prise hors foyer).
27Deux perspectives peuvent être mobilisées pour décrire le eating out : la proportion des repas consommés à l’échelle de la population ou la fréquence de eating out pour des individus.
28C’est ainsi que plus de 38,3 % des repas malaisiens (petit déjeuner, déjeuner, dîner et souper) sont consommés hors du domicile. Et si l’on ajoute les prises alimentaires consommées au domicile, dont les plats proviennent de l’extérieur (repas livrés ou achetés prêts à emporter, y compris dans des restaurants mamak), la fréquence s’élève alors à 47,5 %. Ces pratiques sont positivement liées au niveau d’urbanisation ; 32,9 % chez les ruraux contre 39,7 % chez les urbains et 40,2 % chez les suburbains (Poulain et al., 2014).
Tableau 1. Eating out pour les repas - Petit déjeuner/Déjeuner/Dîner (Poulain et al., 2014)
Type de données
|
Repas
|
Total des prises alimentaires
|
5 556
|
100 %
|
Total des prises hors foyers
|
2 134
|
38,3 %
|
Total des prises au domicile
|
3 422
|
61,7 %
|
Total des prises consommées au foyer mais l’alimentation est achetée hors du foyer
|
515
|
9,2 %
|
Tableau 2. Eating out pour les individus (Poulain et al., 2014)
Type de données
|
Individus
|
Total des individus
|
2 000
|
100 %
|
Total des individus qui consomment au moins un repas à l’extérieur
|
1 282
|
64,1 %
|
Total des individus qui consomment au moins un repas au foyer dont l’alimentation est achetée hors du foyer
|
455
|
22,7 %
|
29Si on se situe au niveau de la fréquence individuelle, plus de 64 % des personnes prennent au moins un repas par jour hors domicile. Découle de ces données un paysage alimentaire dans lequel le nombre de repas consommés hors domicile et l’importation de repas consommés au domicile sont à un niveau relativement élevé (22,7 %).
Figure 5 : Eating out en Malaisie - Repas et individus (Poulain et al., 2014)
30L’enquête réalisée par le ministère de la Santé en 2008 associait ces pratiques au phénomène d’urbanisation. Les opportunités pour les Malaisiens de sortir de chez eux pour manger ont considérablement augmenté d’autant plus que les prix sont parfois inférieurs au coût de repas qui seraient fabriqués à la maison. Tenant compte des principales évolutions socio-économiques et de l’évolution sociodémographique de la société malaisienne, on peut prévoir une augmentation des pratiques de eating out.
31Il en découle que « l’industrie » de la restauration est un acteur en première ligne de la problématique de l’augmentation de l’obésité et des maladies non transmissibles (Laporte, 2018). Les contextes dans lesquels les consommateurs malaisiens décident de ce qu’ils mangent diffèrent considérablement de ceux des Occidentaux. Les programmes de santé publique, principalement centrés sur l’alimentation familiale, mis en œuvre en Europe et aux Etats-Unis ne peuvent donc pas être transposés en Malaisie sans risque d’effets contre-productifs probables.
32La modernité alimentaire en Malaisie se caractérise par une augmentation de l’individualisation des pratiques alimentaires qui se repère à plusieurs niveaux et notamment à partir des structures de repas.
33Claude Lévi-Strauss (1958) a identifié deux formes de structures de repas. La forme synchronique qui se traduit par le service de plusieurs plats simultanément au cours d’un même repas. Et la forme diachronique qui se traduit par le service de plusieurs plats, les uns après les autres, selon des règles socialement prédéfinies. Le repas français contemporain, qui suit une séquence de l’ordre de « entrée-plat-fromage-dessert » est un exemple de repas diachronique, même si on relève des variations dans le temps et d’un groupe social à l’autre (Fischler, 1990 ; Corbeau, 1992 ; Aymard, Grignon, Sabban, 1993 ; Poulain, 2002 ; 2017). Certains repas sont aussi organisés autour d’un produit principal, qui est systématiquement présenté, et qui s’accompagne d’autres produits complémentaires qui peuvent varier d’un repas à l’autre. Le repas chinois est de cet ordre. Dans d’autres modèles alimentaires, comme le repas français, les produits changent en permanence.
34Dans la société malaisienne le niveau d’individualisation est plus ou moins marqué selon les repas.
Figure 6 - Structure de Petit déjeuner - Normes vs Pratiques (Poulain et al., 2014)
35L’individualisation des structures sur le petit déjeuner est forte (73,6 %) sur les normes et encore plus marquée sur les structures de pratiques (+ 6,1 %).
Figure 8 - Structures de Déjeuner - Normes vs Pratiques (Poulain et al., 2014)
36Le processus d’individualisation est beaucoup plus marqué sur le Déjeuner où 27 % seulement des individus déclarent des structures individuelles alors que 74,9 % ont des pratiques de déjeuner individualisées. Cette dissonance forte norme vs pratique (+ 47,9) traduit ce mouvement d’individualisation de l’alimentation.
Figure 9 - Structures de Dîner - Normes vs Pratiques (Poulain et al., 2014)
37Ce constat est identique pour le dîner où seulement 18,3 % des enquêtés déclarent des structures individuelles alors que 66,2 % de la population met en œuvre des pratiques individualisées. Cette forte dissonance entre norme et pratique (+ 47,9) pointe un attachement au modèle collectif dans les normes cohabitant avec une individualisation des pratiques. Cette situation peut s’expliquer par la rapide modernisation de la société malaisienne. Cependant, on observe des groupes sociaux hermétiques à l’individualisation. C’est le cas notamment pour les petits déjeuners des individus vivant en zone rurale ou de certains groupes comme les Non-Malais Bumiputra. Cette permanence se retrouve aussi pour les individus ayant un faible niveau d’éducation et qui sont en bas de la hiérarchie sociale.
38Le modèle alimentaire malaisien se caractérise donc par une pratique de la restauration hors foyer très élevée et par une rapide transformation qui porte sur l’individualisation des structures de repas, principalement pour le déjeuner et le dîner. Ce contexte particulier peut être resitué dans le cadre de ce que certains sociologues appellent la « modernisation compressée » (Chang, 1999 ; 2016 ; Rouleau-Berger, Neng, 2017, Augustin-Jean, Poulain, 2018).
39La Malaisie est un bon exemple de « modernisation compressée ». Nous avons vu plus haut que depuis l’ère de la nouvelle politique économique d’industrialisation (1971-1990) une classe moyenne importante est apparue. Les modes de vie traditionnels des différentes communautés ethniques changent profondément. En quelques décennies, ce pays est passé de la sous-nutrition à la surnutrition, et fait face à présent à ce que les spécialistes de la santé publique appellent « la transition épidémiologique » et au « double fardeau » de la malnutrition (Gillespie, Haddad, 2003).
40Le premier phénomène se caractérise par la transition des taux de mortalité causée par les maladies épidémiques, dont l’importance est renforcée par la pénurie alimentaire, vers des mortalités par maladies non transmissibles (maladies cardiovasculaires, cancers, etc.) pour lesquelles l’obésité est un facteur de risque significatif. Le deuxième phénomène dit du double fardeau est la cohabitation dans une même population et à une même période des problèmes de sous-nutrition et de surnutrition.
41La rapidité avec laquelle se produit la modernisation dans certains pays d’Asie a conduit le sociologue coréen Chang Kyung-Sup (1999) à proposer le concept de modernisation compressée. Elle correspond à un contexte civilisationnel dans lequel les changements économiques, politiques, culturels et sociaux se produisent d’une manière extrêmement condensée tant dans l’espace que dans le temps. Et dans lequel cohabitent des éléments historiques et sociaux disparates qui contribuent à la construction et à la reconstruction d’un système social complexe et caractérisé par une fluidité (Chang, 2016).
42Le phénomène de compression de l’espace-temps a été décrit au milieu des années 1980 par le géographe Harwey David (1990). Il serait la conséquence d’innovations technologiques développées dans les secteurs de la communication (télégraphe, téléphone, télécopieurs, internet, etc.), des transports et des voyages (TGV, démocratisation des transports aériens) qui réduisent ou parfois annulent les distances spatiales et temporelles. Ces innovations technologiques sont au cœur du développement économique et contribuent à ouvrir de nouveaux marchés, à déplacer les barrières spatiales, à accélérer les cycles de production et à réduire le temps de rotation du capital.
43Dans des travaux plus récents Beck et Grande (2010), articulant la théorisation en terme de modernité compressée (Chang, 1999) et de première et deuxième modernité, proposent de la définir comme une situation dans laquelle les processus d’urbanisation, d’industrialisation et de libéralisation économique se font avec une rapidité telle que le passage par une première modernité et la transition vers une seconde modernité sont quasi simultanés. Rappelons que la première modernité correspondrait à la montée en rationalité et à la « dé-traditionalisation » des sociétés et la seconde à un affaiblissement de la légitimité des « appareils normatifs », débouchant sur une « individualisation des modes de vie » (Beck, Lau, 2005).
44La seconde modernité correspondrait à des sociétés post traditionnelles, non pas au sens où il n’y aurait plus de transmission inter générationnelle mais au sens où les modèles normatifs auraient perdu de leur force et de leur évidence. La modernité compressée présente dans certains pays d’Asie correspond au télescopage de ces deux formes de modernité.
45Chang décrit deux sous-phénomènes qui ont un impact sur les dimensions temporelles et spatiales : la « condensation » et la « compression ». Le premier, la condensation, renvoie aux processus physiques requis pour que le mouvement et le changement qui s’opère entre deux moments (époques) et entre deux endroits (lieux) soit abrégés ou compactés. La seconde, la compression, correspond à un phénomène selon lequel diverses composantes de civilisations ayant existé dans différentes zones et/ou lieux cohabitent dans un même espace-temps délimité et s’influencent mutuellement.
46Prolongeant la réflexion sur le plan de l’alimentation, Poulain (2018a ; 2018b) montre que la modernité compressée se caractérise par trois phénomènes : le renforcement du processus de patrimonialisation des cultures alimentaires, le développement des cultures alimentaires cosmopolites et la montée d’une certaine anxiété alimentaire.
471. La patrimonialisation des cultures alimentaires. La réduction du temps intensifie la désignation des cultures alimentaires « traditionnelles » comme patrimoine et comme dispositifs centraux de la construction et de l’expression des identités ethniques et sociales. On observe déjà clairement ce phénomène avec l’augmentation du nombre de restaurants de chaîne dans les grands centres commerciaux tels que Madam Kwan’s, Little Penang Café, Secret Recipe et Old Town White Coffee, ce qui répond à la fois au besoin de « manger dehors » et de céder à la nostalgie du patrimoine. Selon l’OMT, le nombre de touristes en Malaisie a fait un bond en avant considérable passant de 5,56 millions en 1998 à plus de 28 millions en 2017. S’ajoutent à cela les touristes nationaux qui sont également sensibles à cette nostalgie alimentaire. Ces concepts de restauration et leurs produits alimentaires « patrimoniaux », chargés de références culturelles, sembleraient bénéficier de cet apport de clientèle supplémentaire. Dans le même temps, les attentes des touristes en matière de nourriture locale et « authentique » accélèrent encore davantage la tendance à la patrimonialisation de l’alimentation (Poulain, 1997 ; Bessière, 2008 ; 2018 ; Bessière, Tibère, 2013 ; Tibère, Aloysius, 2013 ; Ramli et al., 2017 ; Mognard, 2018 ; Tibère et al., 2018). Ce contexte offre de nouvelles opportunités aux acteurs de la chaîne agro-alimentaire et du secteur de la restauration, leur permettant de développer de nouveaux produits et services tels que les aliments diététiques ou des aliments perçus comme ayant des attributs culturels et d’encourager des circuits courts entre producteurs et consommateurs. Il les expose également à de nouvelles responsabilités sociales face à la montée des maladies non transmissibles pour lesquelles l’alimentation est un déterminant (Laporte, Poulain, 2014). Il se repère enfin au niveau des actions du ministère de la Culture et du Tourisme et dans la multiplication de livres de cuisine malaisienne ou des différentes composantes de la Malaisie (Ibrahim, 1991 ; Sauw, 2009, 2014 ; Hutton, Invernizzi Tettoni, 2015 ; Teong, 2016).
482. Le cosmopolitisme alimentaire. Nous avons vu que la Malaisie était un espace alimentaire multiculturel dans lequel se mêlent plusieurs grandes cultures indienne, chinoise et malaise et que au sein de ces grands ensembles d’autres sous divisions existaient, selon les régions d’origine, les religions, etc. La relation à l’alimentation est également traversée dans les groupes diasporiques par des systèmes de tensions positives et négatives avec les cultures d’origine. Avec la superposition de différentes cultures alimentaires dans le même espace social se développe un certain cosmopolitisme alimentaire. La réduction de la distance dans l’espace augmente la mobilité des aliments et des populations, au niveau national (entre les régions et entre les zones rurales et urbaines), mais aussi au niveau international, entre pays et continents. Cette mobilité développe l’interconnexion ou l’entrecroisement des cultures alimentaires ; et dans certains contextes, leur hybridation voire leur créolisation (Tibère, 2016). Une des conséquences du développement du tourisme et de l’hôtellerie internationale est de mettre à disposition sur des territoires urbains de la Malaisie une offre représentant aussi bien les cultures européennes (française, espagnole, italienne, etc.) que les cultures asiatiques (japonaise, chinoise, coréenne, etc.), mais encore transnationales comme KFC, etc. L’habitant de Kuala Lumpur est donc installé dans un univers cosmopolite qui mêle parfois de façon étonnante les différentes cultures alimentaires comme dans le cas de cette publicité vue sur la devanture d’un restaurant affichant l’expression de Tapas Italien.
493. La montée de l’anxiété alimentaire. La modernité alimentaire s’accompagne du télescopage de plusieurs dimensions susceptibles d’être à l’origine de crises comme le contrôle des fraudes, la gestion de la sécurité alimentaire, la maîtrise de la sécurité sanitaire des aliments et les controverses sociotechniques relatives aux technologies utilisées dans la production, la transformation et la commercialisation des aliments. Ces différentes dimensions sont apparues en Occident à des époques différentes et se sont développées selon des rythmes différenciés. Les dispositifs de gestion et d’administration se sont alors mis en place (services ministériels de répression des fraudes, de gestion des crises sanitaires ou de sécurité alimentaire) et les compétences des populations elles-mêmes pour choisir, préparer et utiliser les aliments ont évolué. Dans certains pays d’Asie, ces dimensions des crises alimentaires (fraudes, sécurité alimentaire et sanitaire et enfin controverses) sont présentes simultanément et de surcroît interagissent les unes sur les autres créant ainsi des contextes singuliers.
50Les données du MFB ont permis de voir l’importance des pratiques de consommation hors-foyer dans une société soumise à un processus de modernisation compressée. Le MFB se pose en outil d’observation de la modernisation de l’espace social alimentaire de cette société d’Asie du sud-est. Il permet de décrire et de suivre les transformations des modèles alimentaires, notamment la répartition des lieux de consommation et le processus d’individualisation des pratiques. Les champs d’application son nombreux tant dans le domaine de la santé que dans celui de la consommation. Concernant la lutte contre l’obésité par exemple les modèles de prévention développés en Europe, et dans une certaine mesure aux États-Unis, reposant largement sur la valorisation de l’alimentation dans le contexte familial, se révèlent déconnectés de la réalité sociale malaisienne et pourraient même se révéler contre-productifs. Du point de vue économique, ces données mettent en évidence une organisation de la filière alimentaire dans laquelle le poids relatif de l’alimentation hors foyer et au foyer (achetée hors foyer) tient une place particulièrement importante. Ceci pointe également l’importance de la responsabilité sociale de des acteurs de la restauration hors foyer depuis les différentes formes de restauration jusqu’à leurs fournisseurs de l’agro-industrie ainsi que du rôle qu’ils sont appelés à jouer face au développement des maladies non transmissibles d’origine alimentaire.
51La configuration des consommations alimentaires en Malaisie montre que les frontières entre le « hors » et le « au domicile » peuvent se dessiner de façon très différente qu’en occident. Cela se traduit entre autre par une distribution variable du poids des acteurs dans l’économie de la filière alimentaire. Dans ce cas précis, les restaurateurs et les sources d’approvisionnements dédiées, ont un poids conséquent dans l’organisation de ce secteur d’activités.
52Enfin, la société malaisienne par les caractéristiques de son multiculturalisme (ethnicités assignées et longue période de politique de discrimination positive) se pose en champ empirique d’observation privilégié pour l’analyse des modalités de modernisation des modèles alimentaires des différents groupes ethniques. En d’autres termes, elle permet de repérer l’évolution du poids relatif des variables sociologiques et culturelles au cours de la modernisation. La Malaisie constitue également un terrain pour adapter les outils aux cultures alimentaires chinoises, indiennes et indonésiennes. Le MFB est ainsi la première étape du développement actuel dans le cadre du Laboratoire International Associé CNRS : Food, Cultures and Health, d’un Asian Food Barometer (AFB).
53Plus largement, à travers l’étude de ces mutations des modes vie, des logiques d’approvisionnement et des manières de manger, il offre l’opportunité de repérer les conditions favorables à l’apparition de nouvelles formes de crises alimentaires (Simoulin, 2018, Augustin-Jean, Poulain, 2018).