1Le présent article se propose d’examiner la problématique suivante : comment s’actualise la différence ontologique de l’Être au travers de l’usage des réseaux socio-numériques ? Une première partie présente les balises conceptuelles ; une seconde analyse la problématique dans le contexte de l’usage des réseaux socio-numériques. Nous explicitons enfin en conclusion la relation de connexion entre la problématique concrète, sur un terrain d’observation, et sa connaissance théorique.
2L’ontologie est la science qui étudie l’Être en tant qu’être (Aristote, 1968). Toutes autres sciences, dites par Aristote sciences particulières, permettent cette étude de l’Être, mais à partir d’un point de vue particulier ou singulier. Sur le plan scientifique, ce point de vue délimite l’objet et la relation entre le chercheur (un sujet) et son objet de recherche, consécutivement ses résultats de recherche. Sur le plan du raisonnement logique, le chercheur reste cependant dans un questionnement. Il est en effet inévitable que le chercheur investit son objet de recherche d’un certain point de vue dont il doit se tenir à distance, mais dans un champ, en l’espèce pour ce qui concerne cette recherche et ce papier, l’usage des réseaux socio-numériques, à savoir plus largement l’usage en réseau d’un objet technique. Le champ, qui détermine un point de vue hodologique (du grec « hodos » = « chemin »), détermine donc déjà à la base le point de vue de l’être. Quel qu’il soit d’ailleurs ; c’est un invariant. Sallaberry (2009, 41) rappelle que dans le mouvement de la construction des sciences, deux perspectives s’opposent ; l’une rattache cette construction à des théories du champ et porte son attention sur les relations entre les objets dans l’espace ; le seconde procède à des descriptions discontinues en découpant les objets.
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3La notion d’Être est ancrée dans une approche aristotélicienne, à savoir l’Être en puissance (en mouvement) ; mais si l’Être existe en soi, il est donc aussi permanent y compris en puissance. Par conséquent, il faut se placer dans l’interstice laissé vacant par les pensées de Platon et Aristote, conforme selon notre thèse1 à la pensée des auteurs de la théorie du constructivisme générique (Savall et Zardet, 2004) que nous mobilisons comme cadre théorique2,3. Nous nous référons également à la critique de l’hylémorphisme aristotélicien de Simondon (2005), qui marque encore les paradigmes de l’épistémologie, en particulier en sciences de gestion, dès lors que, y compris l’étude des processus, reste celle des états et configurations. Ce qui nous intéresse, et qui définit l’objet de notre recherche, ce sont les transformations, par conséquent les opérations qui les réalisent4. Nous réfutons donc que l’objet de la science ne serait que celui de la connaissance de la Forme. La science doit avoir pour objet de connaître également tout ce qui relève des constructions d’invariants (Piaget, 1968, 1990), soit effectivement de les rendre Intelligible, y compris dans le domaine du sensible.
4Cette perspective impose deux déplacements d’obstacles épistémologiques (Bachelard, 1938-2004, 1949). Le premier concerne la nature de la connaissance à connaître. La connaissance des aspects figuratifs, caractérisant des structures (cf. états et configurations), reste indispensable, mais il faut connaître à partir des aspects opératifs, attendus que les opérations sont également des structures (Simondon, 2005, 561) ; il faut considérer le rapport entre les opérations et les structures à partir duquel on observe des transformations, par conséquent des changements, et le rapport entre les opérations entre-elles qui définissent l’acte en puissance. Le test d’hypothèses porte essentiellement sur cet aspect. Ce qui nous conduit à mobiliser le concept de l’individuation (Simondon, 2005). L’une de ces hypothèses déjà posée est par exemple de montrer que l’objet technique est le dépositaire de transformations d’invariants.
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5Le second dépassement concerne le placement et le déplacement dans l’espace. La connaissance ne peut pas être universelle car l’espace est un facteur de contingence ; le placement ou le déplacement est toujours particulier ou singulier, dans un contexte plus ou moins hétéronome, dans un champ. Il faut pouvoir faire le tour de l’objet de recherche en se déplaçant dans l’espace et dans le temps, soit dans une variété de contextes, donc des points de vue dont on se situe. Cette démarche a été initiée par Leibniz (1710) ; c’est pourquoi nous mobilisons le concept de l’espace hodologique (Lewin, 1917 ; Bollnow, 1984). La notion d’hodologie a été introduite par Lewin (ibid., 440-447) (Sartre, 1943, 3475)6. Elle désigne le cheminement de l’être dans un espace de vie, que l’auteur a réduit au champ de force dans un espace psychologique total ; pour une application à la gestion du changement ; il est étonnant que Lewin ait opéré une réduction physicaliste7 de cette notion qui nous apparaît pleine d’intérêt pour comprendre l’espace de la transformation. Cet espace est le lieu concret, éprouvé et vécu, dans lequel l’organisation et ses acteurs adviennent8.
6Le chercheur se déplace dans un espace hodologique, qui en fait est un espace de Riemann (en géométrie). Nos recherches antérieures ont montré qu’il fallait tenir compte des significations, notamment de la relation entre le cognitif et l’affectif. C’est pourquoi nous avons redéfini cet espace comme univers hodologique (Bonnet, 2007) qui permet de considérer la relation d’objet des deux points de vue, épistémologique et analytique (cf. psychanalyse). L’objet de la recherche est évidemment de connaître les invariants de transformation, que Bion (1982, 7) définit comme un élément qui rend compte de l’aspect inchangé. Cette approche trouve sa source dans l’épistémologie du constructivisme générique (Savall, Zardet, 2004), en particulier le principe de la contingence générique (encadré n° 1).
Encadré n° 1 – Principe de la contingence générique
Pour Savall et Zardet (2004), le principe de la contingence générique est au centre d’un cadre épistémologique, le constructivisme générique, admettant la présence de spécificités dans le fonctionnement des organisations, mais posant l’existence de régularités et d’invariants qui constituent des règles génériques dotées d’un noyau dur de connaissances présentant une certaine stabilité et une certaine universalité.
7L’individuation quant à elle s’opère dans le processus de la transformation de l’être, permettant à celui-ci de s’intégrer collectivement et de se différencier individuellement dans un milieu. La part du processus devenant consciente à l’individu contribue à sa différenciation, tandis que la part inconsciente est une part en conjonction. Il n’en connaît que les représentations (cf. les aspects figuratifs de la connaissance chez Piaget) et en ignore les opérations.
8L’individuation est un principe qui a pour conséquence de devoir considérer l’eccéité de l’individu à rebours : Il faut chercher à connaître l’individu à travers l’individuation plutôt que l’individuation à partir de l’individu. C’est ce principe que nous appliquons pour connaître la transformation. C’est en effet la transformation qui explique le changement. L’individu n’est pas considéré de manière substantive, mais comme système en transformations (Piaget, 1968 ; Simondon, 2005). Il assure son devenir à travers un processus d’échanges opératifs, par sauts quantiques réalisant les équilibres successifs. La prise de forme de ces équilibres caractérise les états et les configurations. L’individuation est un processus de résolution de problèmes qui intègre en son sein la dimension collective, constitutive du processus. Cette dimension définit la relation au milieu.
- 9 Pour des raisons de commodité, on raisonne en considérant un seul invariant de transformation. Une (...)
- 10 La perspective dans le plan géométral est appelée ligne de terre en géométrie.
- 11 L’univers hodologique peut-être représenté comme une sphère. La notion d’espace et d’univers se dif (...)
9L’observation d’un phénomène sous les différentes perspectives et points de vue, permet de repérer les relations en conjonction constante (Bion, 1982, 81). Merleau-Ponty (2002, 174) et Deleuze (1988, 29) avaient réalisé ces observations et montré qu’elles définissaient l’invariant de transformation. Merleau-Ponty (2002, 147) considérait que l’essence des choses est un invariant. C’est en effet la recomposition de la relation de conjonction constante qui permet d’identifier l’invariant de transformation. Elle se saisit en faisant varier activement la chose et le champ afin d’en observer les changements, autrement dit en provoquant un changement que l’on observe (Savall, Zardet, 2004, 355). L’invariant rapproche la perspective de l’essence des choses. Mais, l’invariant n’a de sens que par rapport aux transformations qui le préservent, et il n’existe pas hors de la variation (Deleuze, 1988, 29). Il n’est pas possible d’identifier tous les invariants. Il faut cependant passer en revue les différents points de vue pour les identifier, et opérer des transformations entre ces différents points de vue. Ces transformations permettent de rechercher le rapport exact entre la chose et sa représentation. Ce qui fait écrire à Deleuze (1969, 203) qu’il n’y a pas de point de vue sur les choses, mais que les choses sont des points de vue. Dans un univers hodologique, l’ensemble des perspectives, déterminées par les invariants de structure dessine le plan projectif9. Le plan projectif de dimension deux tel qu’il a été conceptualisé par Leibniz (1710)10,11, coupe toutes les perspectives concourantes. Il porte le nom de plan géométral. Il permet de représenter un objet complexe dans toutes ses perspectives.
- 12 Pour ces auteurs, l’espace géométral est le champ de la perception constitué par les projections gé (...)
10Chez Deleuze comme chez Merleau-Ponty, la recherche des perspectives12 permet d’accéder à la conjonction constante (Bion, 1982), si cette recherche explore les différentes perspectives ou points de vue, puisque cette conjonction en sera la représentation exacte. Cette conjonction constante est l’invariant de transformation (Deleuze, 1988, 29), que nous pouvons rapprocher d’une notion voisine chez Leibniz qui est le rapport constant et réglé qui établit la projection géométrique exacte. Bion enregistrait lui-même cette conjonction au moyen du terme de transformation (ibid.,82). Le rapport géométrique, quant à lui, établit la relation spatio-temporelle aux lieux. Cette relation permet de balayer les différentes perspectives, d’accéder aux différents points de vue. Nous la définissons comme la relation hodologique. La relation au milieu est une relation hodologique.
- 13 Les travaux de K. Lewin s’inscrivent en effet dans la géométrie de Georg F. B. Riemann.
11On trouve chez Lewin (1934) la référence à cette notion d’espace hodologique. Elle désignait la conception qu’a un individu de la structure de sa relation à l’environnement13. Elle caractérisait plus précisément la connexion des rapports topologiques et de la dynamique des processus psychologiques et psycho-sociaux (Kaufmann, 1968). Cette structure permettait à Lewin d’analyser l’espace subjectif caractérisant ce qu’il a appelé la voie optimale d’exécution des fins et des moyens, ou encore le chemin de satisfaction.
12Le développement technologique, notamment l’usage des systèmes d’information, des technologies de l’information et de la communication (tic), l’avènement du big-data… modifie profondément les conditions et les modalités de l’apprentissage par l’expérience, l’acquisition des savoirs et des compétences, la création de connaissances. Cet argument définit l’une de nos hypothèses descriptives. Notre recherche vise à définir des hypothèses explicatives et des hypothèses prescriptives, en perspective d’applications managériales. Cette définition s’opère sur le terrain de recherche (recherche intervention) en observant l’objet de recherche en mouvement.
13On observe par ailleurs un changement des comportements, individuel, collectif, et du mode de fonctionnement des organisations, du normal au pathologique, invitant à l’étude de nouvelles problématiques ; afférant à la construction des relations sociales, à la fixation de nouveaux besoins de consommation, au développement de l’innovation…, par exemple. Donc, un ensemble d’éléments qui signalent des transformations et des métamorphoses, qui montrent une possible transformation du mode d’Être en puissance. Cette notion de transformation du mode d’Être constitue pour notre recherche une unité d’analyse. Elle implique une recherche de type longitudinale.
- 14 Et, comme nous l’avons souligné, également dans le cadre d’une théorie du champ.
14Si nous inscrivons cette recherche dans une perspective épistémologique étayée sur le concept de l’individuation (Simondon, 2005)14, la transformation ne relève pas de la seule adaptation, mais peut également être engendrée par des mutations qui engendrent elles-mêmes des individuations nouvelles plus vastes que la propre individuation de l’individu (ibid., 2005, 28). Simondon (ibid., 31) établit que l’individu possède une unité transductive, c’est-à-dire qu’il peut se déphaser par rapport à lui-même, se déborder, ce qui est une condition de la transformation.
- 15 Le concept du réel a différentes acceptions selon la discipline. Nous avons rapproché l’acception d (...)
- 16 Explicitation : L’être ne possède pas une unité d’identité, qui est celle de l’état stable dans laq (...)
15Simondon (ibid., 2005, 36) souligne aussi que l’individuation du réel15, extérieur au sujet, est saisie par le sujet grâce à l’individuation analogique de la connaissance dans le sujet. En épistémologie génétique (Piaget, 1970), cette perspective fait référence aux aspects figuratifs de la connaissance à partir desquels se structurent les représentations. Aussi, l’apprentissage, la création de connaissances et la construction des savoirs doivent être saisies au travers de l’être transductif (en transformation, pour établir le lien avec le positionnement épistémologique de Savall et Zardet, 2004). La transduction est chez Simondon l’opération, physique, biologique, mentale, sociale, qui réalise la prise de forme des structures de proche en proche16. Cela signifie donc que des mécanismes opératoires sont à l’œuvre. Ils concernent les aspects opératifs de la connaissance et les constructions d’invariants.
- 17 Il y a peu de travaux de recherche qui établissent un lien entre les structures cognitives et les s (...)
- 18 Transduction : Opération, physique, biologique, mentale sociale… par laquelle une activité se propa (...)
16Saisir ces mutations suppose de changer radicalement la manière de raisonner le phénomène de l’adaptation, et consécutivement de l’apprentissage, en particulier de l’apprentissage par l’expérience. Certes, la représentation des changements d’états, correspondant à une différenciation des formes, se satisfait d’une représentation numérique. Mais, saisir ces mutations implique une connaissance systématique des opérations qui les réalisent et qui favorisent les transformations. Ces opérations sont généralement identifiées par des relations, qui en sont la prise de forme. Mais, les relations étant elles-mêmes des structures, et faisant consécutivement l’objet d’une prise de forme, il faut aller plus loin dans le raisonnement, notamment considérer que les structures sont parcourues par une énergie de transformation (Cristallini, 2001) qui les potentialise17. Cependant, comme il n’est pas possible de définir une opération à partir d’une structure (Simondon, 2005, 561), il faut concevoir que ces opérations se déroulent dans un champ qui les potentialise, c’est-à-dire permet la transmissions des informations de la transformation, et selon la terminologie de Simondon rend ces formes métastables – d’où la référence au concept de la transduction. Simondon (ibid., 549) souligne alors que la pensée recèle un tel processus dans lequel se fonde l’analogie. A un certain niveau de contingence, le risque de désadaptation est tel qu’il faut qu’une nouvelle structure jaillisse et se cristallise dans une nouvelle forme. Simondon utilise à cet égard l’expression d’invention (ibid., 550). Il souligne également que la désadaptation n’est pas une dégradation mais une condition de la genèse d’une énergie potentielle permettant la transduction18, dans un champ métastable qui est celui de l’expérience (ibid., 547). La transformation du mode d’Être caractériserait donc une mutation expérientielle permise par l’usage de l’objet technique.
- 19 Nous faisons référence notamment aux terrains de recherche qui nous ont permis de réaliser des rech (...)
- 20 L’objet et le signe existent en soi, ici et là ou quelque part, ou en puissance, dès lors qu’ils so (...)
17Le terrain de recherche caractérise une application contemporaine de cette approche dans le contexte (et en regard) de l’usage de réseaux socio-numériques considérés comme modalité opérative participant au mode d’être19. A cette aune, le réseau existe en soi (cf. la priméité chez Peirce) ; la relation est au centre ; lorsqu’il est actif (cf. la secondéité chez Peirce), ce sont les interactions et les connexions qui le font évoluer, consécutivement les transformations (cf. la tiercéité chez Peirce)20 ; il est individué ; il est social en puissance. Ces transformations sont d’essence hodologique (physique, biologique, spatiale, sociale, psychologique…). L’unité significative est la signification. Notre seconde unité d’analyse est le mode de signification (Bonnet, 2012).
18La notion de mode de signification, qui permet d’associer un discours et un comportement, s’inscrit elle-même dans une chaîne signifiante qui est celle constitutive de l’individuation. Cela implique de travailler sur de la connaissance générique (Savall, Zardet, 2004) pour identifier les constructions d’invariants.
19L’individuation hodologique signifie que l’être s’actualise dans un espace hétéronome (soit en fonction de facteurs de contingence), dont le réseau social est (aussi) une modalité. L’unité de l’être, physique, biologique, sociale, psychologique, est réalisée dans cet espace. L’être y exerce ses dispositions hodologiques, à savoir développe des capacités qui adviennent du fait de l’expérience humaine et des conditions de vie. Elles sont déterminées par les conditions topologiques, physiques, intellectuelles, sociales, affectives et imaginaires propres au milieu de vie, mais aussi fantasmatiques. Ces conditions agissent comme des circonstances influentes (cf. les circonstances contextuelles en sémiologie). Dans cet espace, chacun est un centre à partir duquel s’opèrent des mises en correspondance, des interactions et des transformations. Il y a donc autant de centres que d’être (cf. géométrie de Riemann). Les conjonctions constantes se dégagent dans le plan projectif. Elles se conservent, même si elles sont par nature dissipative, car elles existent en puissance. Chacun connaît bien l’un des principes qui est de sortir du cadre pour entraîner un changement.
- 21 Selon cette propriété de l’objet, nos structures mentales sont en prise avec ses prises (affordance (...)
20Dans ce contexte, et relativement à notre objet de recherche, nous posons l’hypothèse que la réticulation sociale de l’être, à partir de laquelle se constitue le collectif, devient consubstantielle de la réticulation propre à (ou permise par) l’objet technique. Celui-ci est alors dépositaire des opérations de la réticulation sociale. Certes, c’est un référent, mais il est un objet de l’espace hétéronome, doté de propriétés affordantes21. Il peut ne pas être toujours présent, mais son modèle ou sa catégorie l’est toujours dès lors qu’il est un objet de connaissance (cf. nos représentations ou les aspects figuratifs de la connaissance). Il étaye et amplifie les transformations sociales et culturelles, par-delà même les cultures et les civilisations. Il serait alors possible d’identifier une sémiotique des réseaux socio-numériques qui contribuent à expliciter la construction des relations sociales en leur sein, toujours sans perdre de vue le principe d’opposition puisqu’il n’y a pas d’actualisation des oppositions qui ne soit liée à leur polarité. Quel que soit le mode et les modalités d’actualisation (rivalité-concurrence ou attraction-coopération), cela implique que ces modes et modalités demeurent en puissance.
21Le champ est à la fois l’espace hodologique du processus de l’individuation psychique et collective, qu’il faut considérer dans son unité, et l’espace d’action, au sein duquel s’opèrent les transformations, dont l’enjeu n’est pas seulement la domination de l’homme sur la nature, mais également la domination de l’homme sur l’homme. L’objet technique devient à cet égard le dépositaire de l’énantiosémie de l’homme, à savoir qu’il contient en puissance les polarités de la réversibilité de son comportement. Il étaye la coopération au travers de la réticulation sociale de la rivalité que fonde la différence ontologique. Cette différence s’équilibre sur un continuum des facteurs, dont la polarité des uns met à distance (rivalité, concurrence, subjectivation…) tandis que la polarité des autres créent de l’unité (intersubjectivité, objectivation, coopération, amour…). L’équilibre (métastable) relativise les oppositions. Selon notre hypothèse, il n’existe pas seulement des modèles dualistes ou holistes, mais également des modèles énantiosémiques.
22L’espace d’individuation hodologique est un espace de transformations. La transformation doit y être saisie au travers des aspects opératifs de la connaissance que l’on en a. C’est peut-être sur cet aspect que Lewin a buté, qui ne pouvait cependant ignorer les travaux de Piaget et de Freud. Les aspects figuratifs ne caractérisent qu’un état du changement. Il est très récent cependant que J.-L. Le Moigne (1977, 1990, 105, 206) annonçait la nécessité de remettre en cause le postulat de l’invariance temporelle des structures pour mieux connaître le fonctionnement d’un système, lorsqu’il s’agit pour ce système de s’adapter à de nouvelles stabilités par rapport à de nouvelles finalités. Il faut considérer que les structures aussi varient écrivait-il (ibid., 206).
23C’est pourquoi, notre recherche se positionne dans le cadre épistémologique de la théorie du constructivisme générique (Savall, Zardet, 2004) qui permet de conjuguer théorie des structures et théorie des opérations. L’objet technique apparaît alors comme le dépositaire de la transformation des invariants.
- 22 Soulignons que l’ontologie de l’événement est également au centre de l’œuvre de G. Deleuze.
- 23 La connexion entre les Idées et les choses concrètes et temporelles est régie par une relation d’in (...)
24Dans The Concept of Nature, Whitehead (1919, 2005) soulignait que l’objet scientifique est toujours solidaire d’un champ théorique. Il introduisait dans cette œuvre à une ontologie de l’événement (du latin evenire : advenir) dont la connaissance nécessite une stabilité22. Il soulignait que cet objet, qui comporte une référence à l’idéalité, est abstrait à deux conditions : d’une part, il peut être compris isolément de l’événement ; d’autre part, il est indépendant. Mais, il est relié par une relation d’ingression, qui n’est pas une relation de tout ou partie (comme dans l’épistémologie de la complexité chez Edgar Morin), mais une relation de connexion indépendante, soustraite au temps23.
- 24 Les travaux de référence ont porté sur près de 1200 interventions dans 32 pays dans le monde (Saval (...)
25La connaissance des transformations et des métamorphoses nécessite de surmonter une difficulté particulière. A savoir, que l’on ne connaît que leurs états et configurations. Y compris la connaissance des transitions (dans la conduite d’un changement, par exemple) ne sera que celle des états et configurations successives. On ne peut accéder à la connaissance des opérations, qui s’inscrivent dans la face cachée du comportement humain et du fonctionnement des organisations, que par le moyen d’une théorie analogique, comme l’ont montré dans leurs travaux, Piaget (théorie des morphismes et catégories) et Simondon (allagmatique). Il s’agit donc bien d’observer l’objet en mouvement (intervenir sur l’objet avec une méthode interactive à visée transformative dans l’épistémologie de Savall et Zardet (2004, 79) afin de créer des occurrences d’invention)24, et en appliquant le principe de l’individuation pour le connaître en puissance. Cette démarche, écrivent les auteurs (ibid., 2004, 79) se traduit d’abord par une observation de ce qui se passe sur le terrain, puis se poursuit par l’aide et la mise en œuvre de changements concrets et observables. Le plus souvent, le chercheur applique une démarche de raisonnement logique, de type abductive, en faisant référence à des connaissances théoriques établies. Mais, pour ce qui concerne la connaissance du comportement humain et du fonctionnement des organisations, cette connaissance est toujours contextuelle. L’apport de l’épistémologie génétique (cf. travaux de J.-M. Dolle, note 15) et de la psychanalyse (cf. note 15) montre cependant que la connaissance s’actualise toujours dans un mode de signification, dont la forme pure est le mythe (Barthes, 1957). Nous montrons que la connaissance des significations constantes (Bonnet, 2012), permise par l’application du principe de la contingence générique, permet d’accéder à la connaissance de la transformation de l’objet. Toutefois, cette connaissance étant par nature contextuelle, nous avons été conduits à poser l’hypothèse de son actualisation en termes d’individuation hodologique. La posture et la démarche épistémologiques permettent d’extraire de la connaissance générique, à partir de laquelle le chercheur identifie des régularités et des invariants. N’oublions pas cependant que le contexte est toujours celui d’une ontologie d’événement. Dans la relation au réel, son abstraction est toujours une relation de connexion indépendante.