1En janvier 2014 Francis Jauréguiberry – que l’on connaît bien à la Maison des Sciences de l’Homme d’Aquitaine, et aussi, même s’il est sociologue, au sein des Sciences de l’information et de la communication – publiait dans hal, les conclusions de la recherche devotic. devotic, qui veut dire déconnexion volontaire des tic, est un projet de recherche, entièrement financé par l’anr (Agence de la Recherche – France), ayant mobilisé une quinzaine de chercheurs, cinq laboratoires dont le mica et des laboratoires canadiens, et qui avait aussi cherché le concours d’éminents spécialistes. L’objet de l’étude était de s’intéresser à qui se déconnecte volontairement des technologies de communication, pourquoi et comment ?
2« L’évocation de cette étude me permet de mettre en évidence la manière dont est abordée l’étude des usages des tic et les points de vue et perspectives déterminants de la recherche en la matière. On peut dire à l’écoute des communications récentes sur le sujet qu’il y a des avancées. Cette recherche s’intéresse principalement aux conduites et s’appuie autant sur les observations que la représentation qu’elle se fait des raisons de ces conduites. On peut aller beaucoup plus loin. Je voulais profiter de cette occasion pour parler de ce que je considère comme des facteurs manquants, pas forcément dans les études, mais dans les analyses.
3Les terrains choisis par devotic sont très riches. Les groupes d’utilisateurs étudiés sont:
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les cadres, qui sont en situation de coordination, de prise de décision et qui ont besoin de rester connectés mais qui ont senti le besoin de se déconnecter et qui le font d’ailleurs,
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les voyageurs, qui ont pour principe objectif, dans leur entreprise de voyage, de se déconnecter du monde, mais qui vont quand même se connecter pour avoir des nouvelles de la maison,
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les universitaires dont l’une des raisons principales de la mise en connexion est une meilleure disponibilité et la facilitation des contacts avec leurs interlocuteurs, eux, vont se déconnecter pour limiter les intrusions et les sollicitations trop fréquentes;
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les étudiants, qui doivent être curieux de tout et s’ouvrir à toutes les connaissances sans aliéner toutefois leur sentiment de liberté. Le choix de ce public d’étudiants n’est pas innocent puisqu’il représente la fameuse génération millenium (qui inclut les générations y et z).
4L’intérêt de cette étude réside dans l’originalité de l’approche anthropologique (ici ethno-culturelle). Ce que propose devotic repose déjà sur une déconstruction de l’opposition que l’on peut supposer entre la déconnexion et l’état contraire, celui de connecté, pour évoquer l’univers des interactions entre ces deux états ou situations. Mais cette évocation va plus loin puisqu’elle s’intéresse non seulement aux interactions virtuelles, mais aussi au degré de réalité que l’on peut prêter aux pratiques à travers l’observation ou la mesure objective et les représentations des acteurs eux-mêmes de ces pratiques.
5Si les conditions de déconnexion apparaissent clairement à l’issue de l’étude comme une volonté de maîtrise des technologies, le premier constat que les terrains d’étude ont, semble-t-il amené à établir, est que si ces pratiques existent bien, elles sont bien moins importantes que leurs représentations: on parle plus de déconnexion que l’on ne se déconnecte.L’étude affirme que la déconnexion est devenue une référence, mais les pratiques ne suivent pas, il y a comme un hiatus entre le discours sur la déconnexion et sa réalité.
6Le second constat est que ce discours ne relève pas pour autant d’une mode ou d’une pose: il est alimenté par de réels problèmes. Mais pour mieux cerner les situations et les classer, l’équipe propose d’établir une distinction entre différents types de déconnexions. Elle propose d’opposer la déconnexion volontaire à deux autres formes: la déconnexion mécanique et la déconnexion réactive.
7Or, c’est là que je ne suis pas tout à fait d’accord même si j’ai beaucoup apprécié le travail. En fait, la déconnexion volontaire résulte de ces deux formes. Premièrement, elle procède d’une démarche réactive qui n’est pas forcément impulsive ou instinctive. Et deuxièmement, elle se manifeste par un acte très concret qui relève de la déconnexion mécanique.
8La conclusion finale de l’étude est que les conduites de déconnexion peuvent être abordées comme des révélateurs de situations sociales, organisationnelles et institutionnelles qu’il est urgent de traiter. Or, cette conclusion est éminemment anthropologique et là je donne un sens flatteur à « anthropologique ». Mais elle semble faire l’impasse sur un facteur, que l’étude a néanmoins mis en exergue, la question de la maîtrise d’utilisation des outils, le problème du « savoir-faire ».
9C’est peut-être une limite de l’approche anthropologique qu’on privilégie, me semble-t-il, dans l’étude des tic, que de faire l’impasse, dans l’analyse des comportements humains, sur le facteur de l’ignorance. Si l’on ne veut pas utiliser le mot « ignorance », on peut aussi parler de « déficit de connaissance », de « défaut de maîtrise », etc. Mais il s’agit en tous cas d’un facteur que l’on ne peut ignorer dans l’utilisation des outils techniques ou de celle de l’innovation technologique. En Sciences de l’information et de la communication, on est, qu’on le veuille ou non, aux confins de l’anthropologie et des sciences de l’ingénieur.
10Cette étude a pourtant mis en évidence ce facteur en s’intéressant aux pratiques des étudiants qui ne sont autres que les fameux représentants des Générations y et z et ce n’est d’ailleurs pas innocent: elle relève par exemple que si 85% des étudiants déclarent savoir désactiver la géolocalisation de leur Smartphone, seulement 41% parviennent à se déconnecter du réseau cellulaire et 16% à désactiver la géolocalisation des photos. La mise en évidence empirique de ces écarts nous amène selon l’étude, à questionner les seuils d’irréversibilité qui sont sans doute en train d’être franchis en matière de transparence et de visibilité.
11Ce qui est tout à fait une inquiétude qu’il faut prendre en compte parce qu’on est en train de basculer dans l’utilisation de ces outils comme des boîtes noires: on ne veut pas s’intéresser à ce qui se passe à l’intérieur. Donc « les capacités pratiques et les savoir-faire concrets des utilisateurs ne sont en rien à la hauteur de la croyance que l’on arrive à maîtriser les outils » (Jauréguiberry, 2013).
12J’ai moi-même signalé, après une observation cette fois-ci clinique des étudiants de première année de Licence de l’isic de Bordeaux (eutic 2013, Waterford) que 95% des étudiants qui se déclaraient familiers des applications informatiques ignoraient ce que pouvait recouvrir la notion de « fichier ». Et deux années plus tard, le pourcentage était de 100%.
13Le fait de penser pouvoir être capable de découvrir certaines fonctions et applications trop intrusives du point de vue de la vie privée chez les étudiants, rassure et permet sans doute, comme le dit l’étude devotic, de les utiliser d’autant plus. Mais cette croyance ne correspond que très partiellement à la réalité, a conclu l’étude.
14En effet, la réalité est que, du point de vue technique et au regard des technologies qui permettent la liaison ou la communication d’utilisateurs avec une application, un service ou un organisme, la suppression des voies normales bloquant la transmission, ce que l’on appelle la déconnexion, est souvent automatique. En d’autres termes, avant toute forme de déconnexion, volontaire ou réactive, il en existe une autre que seule l’action ou l’intervention de l’utilisateur peuvent empêcher, c’est la déconnexion mécanique. Et cette déconnexion mécanique, elle est automatique.
15En effet, nous avons beau vivre dans un monde hyperconnecté, la déconnexion, sur les réseaux informatiques, arrive plus fréquemment et plus rapidement qu’on ne le souhaiterait: la connexion à un site web (ou un serveur de messagerie) dure à peine quelques secondes même si l’on passe la journée sur ce même site; en voyage, quelques minutes de pause sur son ordinateur pour répondre à un appel téléphonique et la liaison Internet est perdue au point qu’il faut procéder à sa réinitialisation complète si l’on veut revenir à sa navigation; un mot de passe erroné ou oublié et l’on n’a plus accès à son compte. Un instant d’inattention et c’est la déconnexion, aussi bien sur les réseaux informatiques que sur les réseaux de télécommunication.
16La réalité d’un monde hyperconnecté reposerait-elle plus sur les perspectives d’interconnexion que donnent à rêver les potentialités des dispositifs d’information et de communication que sur les réalisations possibles et vraisemblables des technologies à l’oeuvre? D’ailleurs, avoir toute l’information dont on a besoin à sa portée suffit-il pour être hyperconnecté? L’Internet des Objets ne comporte pas que des objets connectés, loin de là; la plupart des entreprises ne se connectent aux réseaux publics interplanétaires que pour sauvegarder leurs données ou collecter les messages laissés par leurs clients; les futures voitures connectées, pour leur sécurité, seront en fait protégées de toute connexion à un réseau extérieur; et la plupart des terminaux mobiles comme des systèmes sécurisés ne savent pas communiquer entre eux…
17Les processus d’accès aux services en ligne et les contraintes de la liaison dite permanente ne semblent pas présager d’un monde hyperconnecté. Et pourtant ce monde semble bien persuadé de la réalité de cet état.
18Le deuxième facteur manquant sur lequel je voudrais attirer l’attention est la prise en compte des fonctionnalités techniques des objets ou des dispositifs qui rentrent en ligne de compte lorsqu’on utilise les tic. Elles peuvent en effet être des limites ou offrir des potentialités.
19C’est pour cette raison que je trouve la prise en compte de l’écriture, non pas en tant que signe mais en tant que technologie, de Jean-Thierry Julia dans son analyse de l’utilisation des terminaux mobiles et des processus de déconnexion, dans son intervention à tic’is 2017, tout à fait pertinente. La plupart des applications, et notamment celles qui assurent la présence ou la communication permanentes sur les réseaux informatiques passent par l’écriture et exigent de l’utilisateur connecté sa pratique régulière pour se prémunir de la déconnexion.
20Parmi les exemples de déconnexion automatique, le plus emblématique est sans doute celle qui s’opère lors de la consultation d’un site web: la connexion dure en fait quelques secondes, le temps que la requête de l’utilisateur parvienne au bon serveur et que celui-ci délivre la page demandée à l’ordinateur client. Même si l’on passe le reste la journée sur cette page, on ne reste pas connecté à l’Internet.
21Ces situations de « connexion déconnectée » ou de « connexion par rémanence » dans laquelle l’utilisateur croit être connecté alors que physiquement et techniquement il ne l’est plus ou pas, amène au moins deux questions.
22La première sur le fonctionnement réel et le degré de connexion des Objets dits connectés, voire de l’Internet des objets: un ordinateur embarqué qui centralise les données provenant de divers capteurs placés sur un véhicule et les affiche pour le conducteur est-il connecté si ces données ne sont pas envoyées à un serveur distant?
23Lorsque cet ordinateur embarqué assiste la colonne de direction d’une voiture dans une manœuvre d’aide au parking, il n’a pas besoin d’un réseau informatique (cellulaire ou internet). Un tel réseau sera en revanche nécessaire, si le conducteur ou son assistant électronique doivent lancer un appel à l’aide. Des interactions entre des objets techniques dans un même environnement ou dans un environnement proche n’impliquent pas la connexion automatique avec d’autres environnements. Mais il est vrai que le vocabulaire est peu précis dans le champ des réseaux informatiques et cette imprécision peut générer des représentations qui n’ont pas lieu d’être.
24La seconde question est celle des limites de la connaissance intuitive des objets techniques et surtout des technologies. Pour comprendre et bien appréhender le mécanisme réel de la communication entre les dispositifs d’information qui fonde nos croyances en matière de connexion, il faut connaître les mécanismes de base de la transmission des données et l’économie de ces dispositifs de communication. On comprend alors pourquoi nous ne pouvons pas tous rester connectés en permanence et comment les raisons de la consultation compulsive de nos terminaux ne peuvent être motivées uniquement par les injonctions et sollicitations à la consommation numérique. Si nous étions aussi connectés que nous l’imaginons, les dispositifs techniques de communication s’effondreraient sans doute.
25Ce n’est toutefois pas l’avis ni le raisonnement de tous les analystes: certains préfèrent ignorer les questions techniques et raisonner à partir des comportements sociaux.
26Je voudrais invoquer à ce propos une autre étude ou plus précisément la thèse d’un autre scénariste de la déconnexion, Raphaël Suire, de l’Université de Nantes. Il n’est pas en Sciences de l’information et de la communication, mais en Économie. C’est un chercheur en Économie numérique et son essai s’intitule « la déconnexion: nouvelle fracture numérique » (2015). Il explique, à la manière de Montesquieu et à travers un dialogue avec un ami fictif, comment, à travers ses attitudes sur les réseaux numériques, on peut laisser des traces: il lui apprend ou lui fait découvrir, par un jeu de questions et réponses, l’existence d’un citoyen intégré, dans un monde connecté. La vision de cet observateur est toutefois purement économiste: son internaute est une figure centrale de l’homme connecté, orienté, voire déterminé par sa dépendance au réseau. Le piège qu’il décrit comme une séquence, commence par la découverte de l’idée que l’internaute peut trouver son bonheur dans la sérendipité du réseau. Suit la promesse d’un bien-vivre au sens économique que lui apporte petit à petit la prédictivité de ses comportements de consommateur par les algorithmes des Gafam. Pris au piège du business model de la dépendance, la consommation numérique devient l’acte économique fondamental de sa vie par rapport auquel se positionnent les autres.
27Mais il propose un moyen de s’extraire de cette séquence qui peut devenir cauchemardesque. Il appelle cette issue, la « déconnexion raisonnée ». Cette déconnexion raisonnée n’est pas à la portée de tout le monde elle pourrait même devenir la source d’une nouvelle fracture sociale, la fracture numérique. Dans le fond, écrit-il, « être fracturé en 2015, c’est être dans le vortex des services et des contenus prédictifs et être en incapacité de s’en extraire. Les déterminants cognitifs et sociaux qui permettaient de bénéficier pleinement des dispositifs numériques au début des années 2000 sont les mêmes qui vont permettre de s’extraire de façon raisonnée du numérique . Et cela pourrait ne concerner qu’une petite élite » (Suire, 2015).
28Les conditions pour arriver à cette déconnexion raisonnée volontaire sont de deux ordres: cognitif, c’est-à-dire former et éduquer aux usages afin de faciliter l’e-inclusion et social, c’est-à-dire de connaître les opportunités illimitées du réseau mais d’être en capacité de rationaliser sa pratique.
29À partir de là, c’est-à-dire de la prise de conscience et de la capacité à se payer le luxe de résister, le chercheur propose, entre les deux solutions extrêmes de l’abandon au numérique et de l’abandon du numérique, une voie médiane, celle de « la déconnexion par partie, raisonnée ».
30Faisant l’hypothèse que les entrepreneurs numériques se sont déjà mis en quête de nouvelles offres dans le sens de ce nouveau mode de consommation du numérique que serait la déconnexion, l’économiste estime (Suire, 2015) « qu’il y a plus que jamais nécessité à former au fonctionnement du numérique et réfléchir aux conséquences de la numérisation rapide de tous les segments de la vie. »
31L’inquiétude de l’économiste est donc que dans cette mise en scène d’une théorie unifiée de la détermination numérique, une élite numérique, paradoxalement celle-là même qui pourrait fabriquer tous ces services de l’aliénation numérique, essaie de plus en plus de s’en extraire et y parvienne en confinant les autres dans leur statut d’« analphanets ».
32Si la principale inquiétude de Raphael Suire se rapporte à la question de l’ignorance du fonctionnement des technologies de l’information et de la communication, cette préoccupation n’est pas nouvelle: déjà, un certain Jacques Perriault voulait inventer l’ethno-technologie pour qu’on s’intéresse à la manière d’utiliser les outils à l’époque de nouvelles technologies de l’information et de la communication. Il avait lancé l’appel au tout début des années 1980, l’avait renouvelé dans les années 1990. Dans les années 2000, comme il avait démarré ses travaux en la matière quand il était à Bordeaux, les Bordelais ont pris le relais: un certain Roland Ducasse que le Pôle universitaire de Bordeaux avait chargé de réfléchir à un campus numérique régional et de mettre en place l’Université numérique en Région et les Environnement numériques de travail, insistait beaucoup pour qu’à côté de la culture scientifique universitaire, il y ait aussi une culture technologique. Il disait même que cette culture technologique devrait être obligatoire à l’Université. Et quand nous avons lancé dans notre laboratoire de recherche le concept Africampus pour « Les usages intelligents des technologies de l’information et de la communication dans la réorganisation universitaire », l’idée était aussi que dans les universités nouvelles et plus précisément dans celles engagées dans un processus de refondation, il fallait prendre en compte la maîtrise des outils numériques pour pouvoir les utiliser à bon escient et avec intelligence.
33Les deux facteurs manquants sur lesquels je voulais attirer l’attention, ce sont la prise en compte de l’ignorance, celle des utilisateurs pour commencer, mais aussi des penseurs et la prise en compte des éléments techniques et de leurs fonctionnalités. Seulement, comment amener nos penseurs d’aujourd’hui à intégrer dans leurs représentations non pas leurs connaissances intuitives ou leurs croyances, mais des connaissances objectives dont ils ignorent les fondements, voire l’existence? Les penseurs d’aujourd’hui sont un peu comme ceux d’hier qui n’ont pas voulu intégrer ce facteur de l’ignorance dans leurs raisonnements. Socrate par exemple, lorsque Menon lui demanda « Et comment t’y prendras-tu, Socrate, pour chercher ce que tu ne connais en aucune manière? Quel principe prendras-tu, dans ton ignorance, pour te guider dans cette recherche? » (Platon, p. 22) proposa de nombreuses démonstrations et réponses y compris métaphysiques, en excluant toute idée d’ignorance. Certes, Platon précise explicitement plus loin dans le texte de la conversation entre le philosophe et ses disciples, que les choses de la science s’enseignent et s’apprennent: les pratiques d’usagers relèvent des représentations de l’anthropologie sociale et culturelle, mais les propriétés et le fonctionnement des objets techniques qui interviennent dans ces pratiques relèvent des sciences de l’ingénieur.
34Il faudra donc arriver à nous convaincre d’intégrer ces facteurs, quite à se rendre compte qu’on a soi-même une part d’ignorance. Dans l’approche de ces outils technologiques et de leurs effets, il faut poser la question et voir comment on peut pallier ces manques et faire pénétrer ces deux facteurs dans l’épistémologie des Sciences de l’information et de la communication. Comment allons-nous pouvoir faire entrer ces facteurs manquants donc dans nos analyses?