Navigation – Plan du site

AccueilNuméros92L’entretien pour saisir les logiq...

L’entretien pour saisir les logiques à l’œuvre au sein d’une chaîne internationale de télévision

The interview to capture the logic at work in an international television channel
Desafíos de la entrevista en un enfoque comunicativo de la circulación internacional de discursos mediáticos
Nathalie Negrel
p. 41-57

Résumés

Dans cet article, nous nous proposons d’éclairer le rôle spécifique qu’ont eu nos entretiens avec les journalistes des chaînes internationales française et francophone par rapport à notre questionnement sur la circulation internationale des contenus audiovisuels. Cette approche, centrée sur les acteurs de production et les contenus médiatiques, est relativement originale au sein des recherches sur les médias internationaux ; nous souhaitons montrer ici le bien-fondé de l’élaboration d’un micro-terrain pour analyser les enjeux des discours télévisuels qui participent à la « globalisation culturelle ». Nous commencerons par présenter les différents partis pris théoriques et méthodologiques de notre recherche. Dans un deuxième temps, nous développerons les enjeux méthodologiques de ces entretiens menés avec les « experts de la parole » avant de conclure sur les apports de cette approche pour la question de l’internationalisation des médias.

Haut de page

Texte intégral

1Dans le cadre de notre thèse en sciences de l’information et de la communication, nous interrogeons la circulation internationale des contenus médiatiques à travers deux cas précis, ceux de TV5 Monde et France 24. À partir de l’étude empirique de ces acteurs de la « globalisation culturelle », nous avons pour objectif de mettre en évidence les différentes logiques qui les caractérisent. L’objet de cet article est de présenter la spécificité de notre démarche méthodologique, en mettant au cœur de notre recherche les entretiens menés avec les acteurs de la production de ces discours. « Le journalisme étant de plus en plus considéré, scientifiquement, comme une pratique discursive, voire socio-discursive [...], le chercheur doit faire l’effort constant de se situer au niveau du dévoilement des conditions de production du discours des journalistes, de son contenu, de ses effets, de ses intentions. » (Broustau et al., 2012, 7). Cet effort de mise au jour des conditions de production ne caractérise pas les recherches sur les rédactions internationales et nous souhaitons montrer ici le bien-fondé de l’élaboration d’un micro-terrain pour analyser les enjeux des discours télévisuels qui participent à la « globalisation culturelle ».

2Nous commencerons par contextualiser ces entretiens dans l’ensemble de notre projet de recherche, que nous synthétiserons à travers les différents partis pris théoriques et méthodologiques qui constituent le cadre de notre réflexion. Dans un deuxième temps, nous nous concentrerons sur les enjeux méthodologiques des entretiens que nous avons menés avec réalisateurs et journalistes avant de conclure sur les apports de ces entretiens à la question de l’internationalisation des médias.

Partis pris théoriques et méthodologiques

Partir des acteurs pour penser les enjeux de l’internationalisation des médias

3Tristan Mattelart a montré comment l’internationalisation des médias a été pensée jusqu’à présent à partir des théories interrogeant la « mondialisation » ou la « globalisation culturelle ». Nous nous positionnons dans la lignée de sa réflexion, appelant à la nécessité « d’adosser les théories de la globalisation culturelle à une théorie des médias » (Mattelart, 2006, 158). Il est en effet nécessaire aujourd’hui de remédier au défaut de théorisation spécifique des enjeux médiatiques, au manque de travaux empiriques permettant de légitimer les théories générales sur les effets de la globalisation, et au défaut de travaux concernant les processus de production, la plupart des auteurs analysant plutôt les effets du côté de la réception.

  • 1 Nous faisons ici un raccourci, l’approche « culturelle » étant aussi largement partagée par des soc (...)

4Outre la considération des limites théoriques relatives à la globalisation, il nous a fallu nous positionner au sein des réflexions, se partageant – pour résumer – entre l’approche critique (développant la notion d’impérialisme culturel) et l’approche assimilée à celle des Cultural Studies 1. En inscrivant notre étude dans le paradigme des médiacultures (Maigret et Macé, 2005), nous reprenons à notre compte le néologisme qui fonde la notion et qui rapproche les deux conceptions de la culture. Même si les médiacultures se construisent en dénonçant les faiblesses des approches critiques qui négligent le rôle et le poids des acteurs sociaux, elles se situent tout de même à la croisée des deux postures que nous venons d’évoquer. Les médiacultures deviennent alors non pas le reflet d’une vérité sociale, mais le reflet du niveau d’intensité des conflits à l’œuvre au sein de la sphère publique (Maigret et Macé, 2005). Notre objectif est ainsi de travailler à partir d’un cadre théorique permettant de penser spécifiquement les médias, tout en nous appuyant sur une étude empirique qui nous permette d’interroger de manière concrète les rapports de force au sein des acteurs infostratégiques. En nous appuyant sur le cas de deux chaînes de télévision, questionnées à partir du thème des migrations subsahariennes, nous travaillons donc à partir d’une micro-méthodologie qui nous permet d’éclaircir les enjeux de l’internationalisation des médias.

Appréhender deux configurations médiatiques à partir de différents discours

5Travailler en même temps sur deux chaînes aux objectifs et fonctionnements différents nous permet de faire émerger des similarités que l’on pourra – toutes précautions prises – élargir aux modèles des médias internationaux, mais également des spécificités, propres au système national français ou francophone, ou encore à chaque chaîne. Nous opérons cette comparaison en articulant l’analyse de trois types de discours : les discours institutionnels, les discours audiovisuels, et les discours des journalistes et réalisateurs.

L’analyse des discours institutionnels sur les chaînes

  • 2 Holding aujourd’hui renommée France Médias Monde depuis la dernière réforme.

6Appréhender le fonctionnement de ces chaînes aux forts enjeux diplomatiques nécessite d’interroger leur environnement politique et économique. Il ne s’agit pas pour nous d’une approche dite contextuelle ; nous considérons bien ces paramètres comme un ensemble de discours qui participent à définir et constituer notre objet de recherche. Nous menons donc une analyse de discours sur des documents de statuts différents avec d’un côté, les textes institutionnels tels que les rapports parlementaires, les rapports de la Cour des comptes, et d’un autre, les chartes des chaînes, le cahier des charges de l’Audiovisuel Extérieur de la France (aef) 2, ou les différents dossiers de presse présentés par les chaînes. Nous accédons ainsi à un pan des discours politiques, économiques et juridiques, mais passons à côté de certaines polémiques constitutives. Les discours étudiés peuvent parfois se révéler artificiellement homogénéisants et unifiants, et peuvent également refléter des contradictions et des divergences de définition d’objectifs (entre les partis de gauche et de droite par exemple) d’où l’intérêt de faire parfois un écart vers des discours de presse (rubrique médias de différents titres de la presse écrite française). L’analyse permet ainsi de faire émerger les enjeux politiques et diplomatiques, constitutifs de ces chaînes utilisées comme des outils de soft power, mais nécessite d’être complétée par un dispositif d’enquête permettant de faire ressortir les autres médiations à l’œuvre.

L’analyse du corpus d’émission, le cas particulier des discours sur les migrations subsahariennes

7Le thème des migrations subsahariennes nous sert de révélateur – au sens photographique du terme – pour comprendre les enjeux spécifiques des chaînes internationales. Thème qui déborde les catégories ordinaires, phénomène complexe qui concerne spécifiquement les bassins d’audience privilégiés des chaînes étudiées, les migrations subsahariennes possèdent pour nous une valeur heuristique forte. « Dans une littérature qui postule plus qu’elle ne démontre le rôle central que joue l’ubiquité des moyens de communication dans la constitution d’identités “en mouvement”, les recherches portant sur les médias et les diasporas vont constituer un véritable laboratoire pour penser les conséquences culturelles de la globalisation. » (Mattelart, 2006, 134)

8Nous travaillons ici sur les discours médiatiques – et non journalistiques –, car nous avons fait le choix de ne pas sélectionner seulement les documents produits par des journalistes, mais l’ensemble des documents qui traitent des migrations subsahariennes (reportages, émissions de plateau, films, documentaires). Distingués à partir d’une recherche documentaire sur les notices de l’ina (Institut National de l’Audiovisuel), nous les avons ensuite étudiés un par un à partir d’une grille sémio-pragmatique qui nous permet de repérer les éléments constitutifs de ces discours (désignation des migrants, angles journalistiques, discours genrés, distribution de la parole, images-symptômes, etc.)

9Deux enjeux se dégagent de cette analyse de programmes. D’une part, nous faisons émerger les spécificités énonciatives des deux chaînes en analysant la polyphonie des discours, l’imbrication des différents énonciateurs, la distribution des points de vue entre instances politiques, administratives, associatives, individuelles... D’autre part, nous nous intéressons également à la spécificité de ces discours télévisuels contemporains, à travers la mise en relation des discours médiatiques et non médiatiques : théâtre, littérature, cinéma et diachronique, et à travers une approche diachronique avec la relation post-coloniale entre les figures de l’esclave, de l’indigène et du migrant subsaharien. Ce double regard nous permet ainsi de replacer nos analyses situées dans un large contexte, celui des médiacultures contemporaines, mais aussi celui d’une généalogie des discours sur l’Autre.

Les entretiens avec les journalistes et réalisateurs

  • 3 Nous avons ainsi pu mener vingt et un entretiens avec un ensemble de journalistes, non pas sélectio (...)

10À la suite de l’analyse de notre corpus audiovisuel, nous avons sollicité pour un entretien l’ensemble des journalistes et des réalisateurs impliqués dans la production des programmes en question 3. « Dans l’analyse des pratiques journalistiques et des mondes professionnels des médias, le comportement, les attitudes, les productions discursives des journalistes ne peuvent en effet se comprendre qu’en relation avec les significations que ces journalistes donnent aux choses et à leurs actions (Pourtois et Desmet, 1988). » (Broustau et al., 2012, 7). Les discours recueillis pendant les entretiens ont un statut particulier puisqu’il ne s’agit pas de discours qui existent en soi, mais de discours provoqués par notre démarche et la situation d’entretien. Nous n’avons plus affaire à un discours médiatique ou institutionnel, mais bien à un discours réflexif d’acteurs, qui prennent de la distance par rapport à leurs quotidiens professionnels et permettent à la chercheuse d’accéder au sens qu’ils donnent à leur action, mais également aux aspérités, aux dissonances avec lesquelles les journalistes sont aux prises (et qui ne seraient pas apparues dans le seul corpus d’émissions).

  • 4 Nous nous sommes inspirée, pour construire ce dispositif d’entretien, des recherches menées par Éli (...)

11Nous avons choisi de mener des entretiens compréhensifs, qui nous permettent de « comprendre en profondeur des phénomènes complexes : les sujets livrent leurs conceptions du monde, leur système de valeurs ou de croyances » (Berthier, 2006, 27). Nous nous rapprochons ici de la réflexion de François Dubet sur la sociologie de l’expérience, qui « étudie des représentations, des émotions, des conduites et les manières dont les acteurs en rendent compte. » (Dubet, 1994, 256). À travers ces entretiens compréhensifs, notre objectif est de faire apparaître les différentes médiations (techniques, personnelles, hiérarchiques, politiques, économiques) qui participent à la production des discours médiatiques que nous étudions. Les entretiens ont donc pour fonction de nous donner accès aux représentations et interprétations que les acteurs ont de leurs métiers et de leurs pratiques. À cet effet, nous avons partagé concrètement nos entretiens entre deux temps distincts, un premier qui porte sur le profil du journaliste, son parcours, son quotidien professionnel, sa manière de concevoir son métier et le deuxième sur le ou les programmes portant sur les migrations qui figurent dans notre corpus. Cette partie réflexive, où le journaliste peut revenir sur les conditions concrètes de production de cet exemple, était précédée – quand cela était possible – du visionnage de ou des émissions en question 4. Enfin, nous amenions dans la discussion les pistes de réflexion qui n’avaient pas été abordées spontanément lors de l’entretien, ce qui nous permettait de combiner non directivité et semi-directivité.

Mener des entretiens avec des « experts de la parole » ou négocier en permanence la place et le rôle de chacun dans l’entretien

12Rendre compte d’une démarche d’entretien revient à un exercice d’équilibriste entre les choix faits en amont par le chercheur, l’adaptation sur le moment aux imprévus que comporte inévitablement l’entretien en tant que « rapport social, [...] situation d’interlocution et [...] protocole de recherche » (Berthier, 2006, 67), et la réflexivité méthodologique qui doit ensuite intervenir au moment de la retranscription et de l’analyse, sinon même au moment de la construction du cadre de la rencontre. « C’est dans cette superposition que réside la difficulté de l’entretien puisque l’on doit simultanément soutenir une relation sociale dialogique et une interrogation sur le fond. » (Berthier, 2006, 67).

Approcher un champ professionnel « inconnu »

13Les recherches en journalisme ont longtemps été menées par des chercheurs travaillant en parallèle dans une rédaction ou ayant eu une formation de journalisme (Broustau et al., 2012, 8). Cet état des faits sous-tend deux conséquences : les personnes qui mènent les entretiens ont un double statut en possédant une connaissance « de l’intérieur » du milieu qu’ils/elles étudient ; ils/elles ont également les réseaux qui leur permettent de rentrer en contact avec les journalistes plus facilement. Se dessine alors un enjeu essentiel de cette réflexion, puisque la première difficulté à laquelle nous avons été confrontée fut celle d’être complètement extérieure au milieu journalistique.

14Nous avons alors décidé d’utiliser les réseaux sociaux professionnels, Linked in et Viadeo qui constituaient pour nous un canal « sérieux » pour contacter les journalistes, et qui nous offraient également l’occasion de nous présenter de manière plus approfondie et de prouver l’honnêteté de notre demande. Cela impliquait une première « rencontre » à travers des identités numériques, dans le cadre des règles tacites de la présentation de soi en ligne, dans un contexte stratégique professionnel (Merzeau, 2008). Ce premier contact, dans un contexte de mise en récit de soi positive et socialement valorisée, plongeait notre « situation de communication » (Le Marec, 2002) dans une dynamique d’exposition symbolique qui n’était pas celle que nous souhaitions instaurer mais qui s’est pourtant avérée efficace.

Des journalistes engagés dans l’entretien

15La plupart des entretiens se sont déroulés avec une renégociation constante de la place de chacun, à des degrés divers selon les cas. Si cette négociation des rôles est selon nous l’apanage des entretiens, il nous semble toutefois que la récurrence de ses manifestations s’explique par la spécificité du métier de journaliste, et au-delà par celle du groupe particulier de journalistes que nous avons rencontré.

16La très grande proximité apparente entre les conditions de l’entretien et celles d’une interview ont eu selon nous pour effet de pousser les journalistes à tenter de contrôler eux-mêmes les conditions de l’entretien. Certains nous ont alors indiqué comment ils souhaitaient que nous occupions l’espace, nous indiquant par exemple où nous asseoir « Je vous laisse prendre la place du chef », d’autres nous retournant les questions qui les embarrassent dans une sorte de test « Mais qu’est-ce que vous entendez, vous, par migrations subsahariennes ? ».

17Par ailleurs, dans ce que nous avons analysé comme des tentatives plus ou moins fortes de prises de contrôle sur le déroulement de la rencontre, de nombreux journalistes ont tenté de montrer qu’ils maîtrisaient les règles de l’exercice et décryptaient notre méthodologie, certains parce qu’ils avaient suivi la même formation que nous à l’université, d’autres parce qu’ils avaient commencé une thèse, ou encore parce qu’un de leur proche avait fait des études en shs.

18Dans le même temps, respectant et acceptant le statut de notre recherche, nos interlocuteurs se sont mis à notre disposition, postulant parfois sur nos hypothèses, nous proposant des contacts qui leur semblaient essentiels pour notre recherche ou encore de retrouver des documents ou des données qu’ils n’avaient pas ou plus en leur possession et qu’ils souhaitaient nous fournir.

Faire émerger un discours singulier

De l’enthousiasme aux réticences

19Il nous semble essentiel d’insister sur le plaisir qu’ont eu la plupart des journalistes à parler de leur métier, à raconter leur parcours. « Dans cette capacité à parler si profond et si fort de soi, il y a un “bonheur d’expression”, un bonheur d’avoir à dire, de pouvoir dire, et de dire bien, qui pousse à dire toujours plus. » (Kaufmann, 2011, 63) Nous pouvons ici caractériser doublement cette satisfaction à s’exprimer, qui vient selon nous combler le besoin de retours sur le travail effectué. Si nous prenons l’exemple de l’aitv, agence très peu connue, y compris dans le milieu médiatique international, la présence d’une chercheuse au sein de ses murs représentait pour la rédaction l’opportunité de valoriser son travail, son savoir-faire et ses spécificités. Le même processus peut être également invoqué pour la rédaction de tv5 Monde, régulièrement attaquée pour son coût de revient. Nous avons de surcroît rencontré le même type de réactions au niveau individuel avec en particulier le cas singulier d’une journaliste qui venait d’apprendre la suppression de son émission – qu’elle animait depuis 1996. Plein d’émotion, l’entretien a permis en quelque sorte à cette journaliste de présenter avec nostalgie une sorte de nécrologie de son émission, revivant les conditions de sa naissance, se félicitant de ses évolutions, et exprimant avec amertume ses inquiétudes quant à son futur rôle dans la nouvelle émission africaine de la chaîne. Au-delà de ce plaisir se jouait donc une notion de reconnaissance – du travail, mais aussi de soi – pour des métiers peu reconnus au niveau institutionnel, au-delà de la méconnaissance du grand public. Alors que tous nous indiquaient regretter l’absence de réunions de débriefing ou de bilans, ainsi que l’absence de données sur leurs chiffres d’audience, nous pouvions incarner à leurs yeux la double figure d’une téléspectatrice captivée et d’une chercheuse intéressée par leur travail. L’entretien qualitatif permettait ainsi à l’expérience de se partager et de se dire, ce qui est un des atouts fondamentaux pour nous de cette méthodologie (Dubet, 1994).

  • 5 C’est l’expression qui revient dans tous les dossiers de presse présentant France 24.

20Des réticences sont néanmoins apparues sur deux thèmes. Alors que nous avions fait le choix de ne pas évoquer au préalable la démarche comparative que nous menions entre les programmations de tv5 Monde et France 24, nous avons systématiquement amené le sujet lors de nos entretiens afin de tenter de comprendre les relations entre les deux chaînes. Cette question a crispé la plupart de nos interlocuteurs, qui ont systématiquement nié le rapport de concurrence qui peut exister entre les deux rédactions, comme le montre les protestations de cette journaliste de tv5 Monde : « On peut pas comparer ! France 24 est une chaîne d’info, tv5 est une chaîne généraliste. On n’est pas sur le même créneau ! On peut pas comparer. Donc on est plutôt complémentaire je dirai. Même si on a le même bassin d’audience, mais on est des chaînes complémentaires. Une chaîne d’info, vous la regardez... Des infos qui tournent en boucle, à la fin de la journée, vous avez envie de voir autre chose ! Alors qu’une chaîne généraliste, vous avez de l’info, du cinéma, des documentaires, du sport, donc c’est pas tout à fait pareil. » Ce thème douloureux nous a alors permis d’aborder les médiations qui existent entre les rédactions et le champ politique. Il s’est alors avéré que le sujet de la tutelle était particulièrement délicat pour les journalistes de la rédaction de France 24. Le sujet de la ligne éditoriale – exprimée en termes de « regard français sur l’actualité internationale 5 » –, ainsi que la question de la nature des liens entre la rédaction et les instances politiques françaises a ainsi fréquemment dérangé nos interlocuteurs en dehors de ce journaliste de France 24 qui exprima son opinion sans détour : « Le regard français sur l’actu, moi j’ai toujours pensé que c’était un... un concept de communiquant. Parce qu’on est journaliste ou on l’est pas. Et quand on est journaliste, on a un regard de journaliste. Qu’on soit français, américain, japonais ou autre. Alors après, il y a des manières différentes de faire de l’info. »

21Pourquoi autant de gêne, à l’évocation des questions institutionnelles ? Une des spécificités majeures de ces chaînes provient du fait que la pression sur les rédactions n’est pas la conséquence des mesures d’audience (quasi-inexistantes) et des recettes publicitaires (pareillement). Considérées comme des outils diplomatiques, elles sont financées par les gouvernements qui voient en elles le moyen de diffuser dans le monde des valeurs singulières. La pression vient donc du champ politique et, notre approche, parce qu’elle est comparative, peut être vécue comme une évaluation et donc comme une menace. Les entretiens ayant lieu en pleine période de réforme, le regard extérieur porté sur les rédactions soumises à un contexte conjoncturel politique peut donc se révéler perturbant pour des personnes qui sont dans une situation professionnelle instable.

22Néanmoins, si ces réserves nous apparaissent essentielles à relever et analyser, force est de constater qu’elles restent mineures en comparaison avec le plaisir évoqué supra. Un indicateur en particulier nous permet de relativiser les craintes perçues ; aucun journaliste ne s’est inquiété des modalités de restitution des entretiens, et ont pour la plupart balayé nos explications sur l’anonymisation de leur témoignage dans notre travail et notre promesse de leur envoyer la retranscription de l’entretien avant la fin de nos travaux.

Un registre discursif inhabituel pour ces professionnels de l’interview

23Mener des entretiens avec les journalistes revient à installer un registre discursif inhabituel pour l’enquêté. Ce ne sont plus eux qui mènent l’enquête, mais nous qui les questionnons. Mais la mise en parallèle comporte des limites puisque le contrat de communication instauré diffère de celui d’un journaliste. Car si la démarche peut sembler similaire, en particulier en comparaison avec l’écriture d’un portrait journalistique, nos objectifs restent scientifiques.

  • 6 Ce dispositif permet d’ailleurs également parfois de déconstruire pendant l’entretien la mise en sc (...)

24Nous avons pu constater deux tendances parmi les journalistes rencontrés. Certains montrent moins d’aisance que d’autre à développer un discours réflexif sur leurs pratiques, dévalorisant sans cesse l’intérêt de leurs propos, souvent brefs et nécessitant de nombreuses relances. Le dispositif de réaction après visionnage des émissions est alors particulièrement précieux en ce qu’il permet de s’appuyer sur des exemples précis pour approfondir et parfois contredire le discours élaboré en première partie d’entretien 6. Toutefois, d’autres journalistes paraissent autrement plus à l’aise avec cet exercice de regard réflexif sur leurs pratiques. Pour les rédactions de tv5 Monde et de l’aitv, il nous semble qu’il s’agit en fait de journalistes qui ont l’habitude de défendre leurs métiers et leurs spécificités, ce qui suppose un certain usage du méta-discours sur la profession. Plusieurs de ces journalistes nous ont d’ailleurs indiqué être membres de syndicats (notamment au syndicat national des journalistes, snj) et nous avons pu retrouver dans leur discours la marque de la définition de l’identité du journaliste et de son éthique, dont Magali Prodhomme a pu montrer qu’elle était au cœur du méta-discours du snj sur la profession (Prodhomme, 2005). Une fois ces constantes repérées dans plusieurs entretiens, nous avons alors été extrêmement attentive au fait d’amener le journaliste, dans un exercice d’auto-exploration, à se centrer sur sa propre expérience, son implication personnelle (je), afin de dépasser un discours revendiquant des pratiques et une éthique communes à toute une rédaction ou une équipe (nous).

  • 7 Une journaliste laissa échapper plusieurs lapsus pendant l’entretien « Quand on est né... Quand Fra (...)

25Toutefois, nous avons également relevé ce discours au pluriel et cette absorption dans une identité de groupe chez d’autres journalistes, qui loin d’exprimer un discours militant manifestaient ainsi un parfait accord avec leur situation au travail 7. Tout à l’inverse, alors que nous rencontrions la journaliste qui venait d’apprendre la suppression de son émission et qui était donc en conflit avec sa hiérarchie, nous avons recueilli pendant près de trois heures un discours individualisant sur son parcours et celui de son émission (les deux se confondant d’ailleurs parfois), repoussant aux marges le contexte structurel de la chaîne ou de la rédaction.

Rendre compte et analyser, deux préalables à questionner

  • 8 Comment trouver un équilibre entre l’objectif de description et celui d’explication ? Comment s’app (...)

26Le travail d’interprétation des entretiens ne peut se faire sans une réflexion au préalable sur la manière, d’une part d’en rendre compte, et d’autre part de les analyser. Nos choix de retranscriptions correspondent donc à cette volonté de rendre compte au mieux de la pluralité des situations d’entretien que nous avons rencontrée : retranscriptions personnelles et intégrales, précédées d’un préambule fournissant des indications sur les choix de retranscription, et accompagnées d’un paragraphe introductif qui contextualise les conditions de la rencontre à l’aide des notes ethnographiques prises pendant les premières prises de contact et le rendez-vous lui-même. La retranscription, phase stratégique puisque transformant un matériau brut en discours exploitable pour l’analyse, interroge en effet la question de l’écriture du chercheur, la question de la trace du chercheur et de la mise en scène ou mise en écriture de la rencontre 8.

  • 9 Nous avons quand même accepté de rencontrer les personnes au sein de leurs rédactions quand elles l (...)

27La méthode d’analyse de discours que nous appliquons ensuite s’appuie sur un certain nombre de précautions. Nous insistons tout d’abord sur la nécessité de tenir compte – et de ménager – dans l’analyse l’hétérogénéité du corpus. Malgré le protocole de départ qui a été le même pour toutes les rencontres que nous avons souhaité organiser, il nous a fallu en effet rendre compte d’une diversité importante des situations de rencontre : entre une heure et trois heures par entretien ; sur le lieu de travail dans les bureaux de l’ina ou dans des lieux publics ; en face à face, par téléphone ou par Skype. L’analyse doit alors également prendre en compte l’impact du lieu où s’est déroulé l’entretien. La moitié environ de nos entretiens s’est déroulée sur le lieu de travail de nos interlocuteurs, et il faut donc considérer que les journalistes, contraints d’une manière ou d’une autre par le contexte de l’entretien étaient tout au moins réduits à une posture professionnelle qu’ils ne pouvaient pas complètement mettre de côté 9.

28Enfin, nous reviendrons sur la nécessité d’une réflexivité primordiale dans l’analyse de ces discours de professionnels qui sont amenés à donner une image d’eux-mêmes et de leur métier. L’autojustification n’est jamais loin, et le dispositif de l’entretien tout comme l’analyse qui suit doit absolument la prendre en compte. Une fois de plus, la mise en parallèle avec les émissions que nous avons analysées reste extrêmement efficace. Interroger des personnes en situation professionnelle, sur des choix et des pratiques professionnelles comporte des enjeux sensiblement différents par rapport à des pratiques personnelles.

Une approche micro-communicationnelle au service d’un questionnement sur l’international

29Nous revenons ici sur l’importance d’une micro-méthodologie pour saisir les processus de productions médiatiques à l’international. Inscrire notre réflexion dans ce cadre nous permet de ne pas « fantasmer » sur les intentions de l’instance de production et les effets de la circulation internationale de ces discours, mais bien d’étudier précisément le fonctionnement de cet univers, d’en saisir les acteurs et les rapports de force à l’œuvre.

Un univers médiatique mosaïque

30Les entretiens ont permis de faire émerger deux univers de références assez distincts, qui différencient les deux rédactions que nous comparons, mais dont les acteurs se croisent fortement, réduisant l’effet de distinction, et réunissant les deux rédactions dans un même et seul monde de référence. Le schéma ci-dessous rend compte de la complexification qu’ont permis les entretiens. À partir de l’étude de deux programmations, nous avons pu ainsi découvrir un univers de collaborations et de contributions que la seule étude des émissions ne pouvait laisser entrevoir.

Figure 1 - Réseaux de collaborations et de contributions autour des rédactions de France 24 et TV5 Monde

Figure 1 - Réseaux de collaborations et de contributions autour des rédactions de France 24 et TV5 Monde
  • 10 Cet enjeu va au-delà du constat du caractère fondamentalement composite de la programmation de TV5 (...)
  • 11 L’agence française AFP est citée rarement, seulement dans le cas de sujets sur la politique migrato (...)
  • 12 Basé à Bruxelles, le CIRTEF organise des formations sur le continent africain, produit des réalisat (...)

31Sans expliciter l’ensemble des enjeux présents dans ce travail de cartographie, nous souhaitons insister en particulier sur la multiplication des acteurs dans la constitution des programmes des deux chaînes 10. Nous avons en effet appris sans surprise que les journalistes des deux chaînes s’appuyaient fortement sur les agences de presse comme l’afp ou encore Reuters 11. Mais nous avons surtout découvert la forte présence de deux pôles producteurs, spécialisés sur le continent africain : i) l’agence de presse aitv (Agence Internationale d’Images de Télévision), spécialisée sur l’actualité du continent africain, financée par le Ministère des Affaires Étrangères français, et chargée depuis Paris d’alimenter les journaux des télévisions publiques africaines via cfi, l’organisme de coopération en matière d’audiovisuel ; ii) le cirtef (Conseil International des Radios-Télévisions d’Expression Française), association de coopération visant à soutenir la production audiovisuelle francophone 12.

32La forte présence de ses différents acteurs dans la programmation de TV5 Monde et France 24 interroge la notion de prise en charge éditoriale au sein de ces deux chaînes et en particulier la manière dont ces productions sont intégrées (ou pas) au sein des programmations, la manière dont ces énonciations spécifiques sont assumées (ou pas) par les chaînes.

33Malgré les croisements multiples entre ces acteurs, et les liens d’interdépendance qui existent parfois, émergent deux univers distincts pour tv5 Monde et France 24, mettant d’une part en relief la proximité de tv5 Monde avec le champ audiovisuel et culturel africain, et d’autre part la place de France 24 au milieu des autres chaînes d’information en continu. La place de rfi se révèle également extrêmement intéressante, puisque les journalistes de tv5 Monde et de l’aitv lui reconnaissent une réelle expertise par rapport au continent africain et revendiquent une grande proximité avec sa manière de travailler ; c’est pourtant avec France 24 que la réforme de 2009 a rapproché rfi en fusionnant les rédactions, contre l’avis de la radio qui est entrée en grève pendant de nombreuses semaines. Une journaliste de l’aitv exprime ainsi les liens qui unissent ou séparent les rédactions : « Parce qu’on peut pas nier qu’il y avait une logique ! Regrouper ce qu’ils appellent l’audiovisuel français extérieur, y’avait une logique ! Mais nous, on se reconnaît pas dans ce travail là quoi ! On se reconnaît plus dans rfi ! [...] on se reconnaît beaucoup plus dans tv5. […] Parce que sur leurs journalistes-commentateurs, présentateurs, ils en ont une tripotée qui vient de chez nous en fait. C’est à dire que les jeunes démarrent chez nous, sont formés etc, et à un moment, quand on n’a plus de travail, ils vont voir du coté de tv5 et en général, ils y font leur trou. […] Il y en a au moins sept ou huit qui sont passés par l’aitv.[...] Et puis sur le terrain, c’est des gens qu’on croise ! Avec France 24, y’a pas ce lien... »

  • 13 Les entretiens ont eu lieu en septembre 2012, au moment de l’attente de la réforme de l’AEF et de l (...)

34Quant à l’acteur politique qui apparaît dans le schéma à travers la holding France Médias Monde et à travers les missions et financements accordées aux rédactions, il est évoqué dans les entretiens autour de trois thématiques : i) la revendication de la liberté que les rédactions possèdent pour traiter l’information internationale ; ii) un discours critique sur les objectifs fixés (par exemple le regard français sur l’actualité internationale inscrit dans la charte éditoriale de France 24) ; iii) une inquiétude quant à la réforme annoncée par le gouvernement 13, accentuée par le mauvais souvenir de la réforme de 2009. Si certaines des personnes rencontrées n’abordent pas spontanément ce sujet, ou même l’évitent quand nous l’évoquons explicitement, c’est dans les réticences décrites ci-avant que la question du poids de l’instance politique apparaît de manière indubitable.

35Ce décryptage, certes sommaire, permet de mettre en exergue certaines dissonances entre les injonctions institutionnelles et politiques, et les pratiques effectives de coopération et de reconnaissance entre différents acteurs. Dans le même temps, malgré les spécificités des univers de référence des rédactions étudiées, les interconnections s’avèrent réelles et permettent de voir dans l’ensemble de ces acteurs un seul et même microcosme – au sens neutre du terme.

Des expériences individuelles traversées par des questions internationales

  • 14 Les résultats présentés ici sont issus des informations récoltées pendant les entretiens. Nous avon (...)

36La démarche qualitative permet ainsi de mieux appréhender un métier peu connu dans sa dimension internationale. Si le fonctionnement des rédactions nationales ou régionales est étudié depuis de nombreuses années, les rédactions internationales sont en effet restées à la marge de l’intérêt des chercheurs. À l’instar de l’hétérogénéisation des instances énonciatives, les entretiens ont permis de révéler la diversité des profils et des parcours des professionnels qui travaillent au sein de ces rédactions 14.

  • 15 la question des profils des journalistes a régulièrement été invoquée en entretien pour argumenter (...)

37Des distinctions émergent à nouveau entre la rédaction de France 24 et celle de tv5 Monde 15. Beaucoup plus jeunes, pour la plupart formés dans les écoles spécialisées en journalisme, ou dans des grandes écoles, les journalistes qui travaillent à France 24 sont un certain nombre à avoir été recrutés à la naissance de la chaîne pour leur premier ou deuxième poste. Ceux qui sont arrivés après plus d’expérience ont pour la plupart eu des postes dans des médias internationaux, ou ont travaillé comme journalistes à l’étranger. Les rédactions de tv5 Monde et de l’aitv sont sensiblement plus âgées, avec des journalistes issus d’univers plus divers, plusieurs ayant été formés sur le terrain. Le caractère francophone de la chaîne se traduit dans les origines de ses journalistes (belges, français, camerounais, etc.) La configuration spécifique de l’aitv, installée dans le même bâtiment que France O, a favorisé les passerelles entre la spécialisation outre-mer et le continent africain. Une partie de la rédaction a donc d’abord travaillé à rfo, occupant des postes dans les territoires d’outre mer français. L’expérience de l’international est donc sensiblement différente et correspond nettement aux univers des deux chaînes, information internationale et généraliste d’un côté, francophone de l’autre.

  • 16 Certains journalistes utilisent alors leur propre expérience de réception, la plupart esquissent le (...)

38Ces expériences distinctes se traduisent pourtant toutes dans une question que partage l’ensemble de ces rédactions : comment s’adresser à un public hétérogène et difficilement mesurable ? Toutes et tous ont souligné la difficulté de travailler avec cette représentation extrêmement floue des téléspectateurs visés. Dans le même temps, la plupart des journalistes se félicite également d’une plus grande liberté, due à l’absence de chiffres précis d’audience : « J’ai le souvenir d’avoir fait des passages éclairs en stage à M6 où les audiences étaient affichées le matin dans l’ascenseur ! On en est très loin ! Et en même temps, c’est ce qui fait aussi la force de cette chaîne, parce qu’on n’est pas tenu par l’audience jour après jour. Donc c’est difficile de savoir à qui on s’adresse, mais on travaille en fonction de nos choix de journalistes, en fonction de nos choix éditoriaux. » a souligné un journaliste de France 24 16. Pourtant, un autre entretien nous a amené à nuancer ce constat, les audiences du site internet de la chaîne s’étant transformé en outil de mesure et de performance : « On a un écran géant, dans la salle de rédaction, qui nous dit dès qu’il y a un clic. Donc par exemple ça monte dès qu’il y a un sujet qui est repris par un site américain, comme un google ou un yahoo. »

39Les deux premières parties de l’entretien nous ont donc bien permis de comprendre quelles expériences différentes de l’international ces journalistes pouvaient revendiquer. La spécificité de leurs pratiques, liée aux caractéristiques de leurs publics nous permet de mettre en évidence l’indépendance dont ils bénéficient. Contrairement aux hypothèses de subordination au pouvoir politique, la difficulté à mettre en place des mesures d’audience, ainsi que, par déduction, le faible poids de la publicité dans ces chaînes leur accorde une liberté rédactionnelle exceptionnelle qu’une étude précédente a qualifié de « journalisme de luxe » pour tv5 Monde (Pierru et Charpentier, 2006). Toutefois il nous paraît important de relever que la pression politique s’exerce bel et bien à travers les budgets accordés aux rédactions et à travers l’organisation des structures entre elles.

Discours sur l’altérité

40Les entretiens ont également permis de confronter notre analyse des programmes, effectuée au préalable, avec leurs producteurs. Or, ces entretiens nous ont confirmé les conclusions d’Élisabeth Bougeois qui montre dans sa thèse à quel point les pratiques journalistiques sont individuelles et sont les conséquences d’une stylisation personnelle, issue de manières de procéder propres aux acteurs ainsi que de représentations et valeurs idéologiques personnelles (Bougeois, 2009, 291-292). Les entretiens nous ont ainsi servi d’une part à caractériser les rédactions, et d’autre part à différencier ce qui était le résultat d’une identité éditoriale ou d’une identité professionnelle individuelle.

41Notre corpus d’émissions portant sur les migrations subsahariennes, nous avons trouvé pertinent de relever les éléments nous indiquant les représentations de nos interlocuteurs par rapport aux questions migratoires, et plus largement par rapport à l’altérité africaine. Le contexte post-colonial instaure des problématiques particulières, et nous verrons, qu’une fois encore, la question du profil des rédactions semble à nouveau être un paramètre de compréhension essentiel.

42L’ensemble des journalistes rencontrés aborde spontanément la question des stéréotypes véhiculés par les discours médiatiques comme le fait par exemple ce journaliste de France 24 qui revient sur la construction des sujets dans les premiers mois de la chaîne, à un moment où la rédaction manquait d’images : « Dans les images qu’on avait en archive, on en avait peu. Ça faisait un peu diaporama. Genre, on illustre les pauvres, on illustre les immigrés. On illustre les soldats qui surveillent les rives de la belle Europe toute blanche pour qu’elle ne soit pas envahie par les tout noirs. Je schématise, mais c’est un peu ça. » On retrouve également ici le type d’explications techniques qui nous ont été fournies par les journalistes, la question de la disponibilité des images, celle de la scénarisation sur un format court, ou encore de la nécessité de construire très rapidement un sujet. Notre questionnement sur le rapport à l’altérité passe alors pour ces journalistes au second plan, précédé par des procédés techniques qui sont les leurs. La plupart des journalistes généralistes ne mettent pas en avant une réflexion particulière sur le sujet et reviennent plutôt à la question de ce qu’ils ont pu montrer, si possible différent de ce qui se fait habituellement. C’est le cas de cette journaliste de France 24, qui revendique dans le même temps son point de vue occidental tout en revenant sur son interview de l’écrivain Fatou Diome : « En tout cas, j’avais aimé parce qu’elle parle de ces histoires d’immigration du point de vue des femmes qui voient leurs hommes, leurs maris, leurs fils partir. Parce que effectivement on les voit ces images de pirogues qui partent, on les a ces témoignages des hommes prêts à tout pour arriver jusqu’à nous. Et là, c’est une question qu’on se pose jamais : “Qu’est-ce qui se passe dans ces pays avec tous ces hommes qui sont partis ?’’ Et elle me disait très justement que partir c’était aussi mettre en danger son propre pays. Et ça m’avait beaucoup touché parce que moi c’était pas des réflexions que j’avais eues, en tant qu’occidentale. ». L’énonciation diffère parfois diamétralement pour les journalistes d’origine africaine, qui utilisent le nous pour évoquer les questions propres au continent, et qui s’incluent dans les enjeux soulevées par ces migrations.

43Ainsi, les journalistes qui travaillent dans des rédactions spécialisées sur le continent africain, au sein de l’aitv et de tv5 Afrique, revendiquent une approche spécifique, qui passe par une réflexion sur les mots – migration et non immigration par exemple – ou encore sur le problème que pose la représentation du continent africain comme un seul bloc, niant les distinctions qui existent à l’intérieur. Proches de leurs collègues journalistes africains, les questions des migrations, de la diaspora sont au cœur de leur métier et ils vont arriver spontanément aux enjeux de la médiatisation de ces thèmes comme le fait ici une journaliste de l’aitv : « En le revoyant, je me dis que c’est vraiment intéressant de montrer cet aspect là. De pas avoir un côté complètement angélique sur les personnes qui viennent en Europe. C’est-à-dire à la fois de montrer le côté humain, très délicat et très sensible, de ces vies brisées, de ces destins complexes, et en même temps l’opportunité que c’est, que parfois il y a des gens qui profitent aussi. Voilà donc au carrefour de personnes dignes de confiance au début, qui ont vraiment fait ce contrat... Parce qu’il y a plusieurs choses dans la migration. Et notamment en France, on le voit ! Y’a pleins de gens, ils veulent pas que vous filmiez là où ils vivent, parce que c’est des squats, c’est tout petit, et c’est pas ce qu’ils ont dit là bas ! C’est pas ce qu’ils racontent. Il y a souvent une distorsion très forte entre ce qu’ils vivent et ce qu’ils racontent. Ce qui aussi alimente l’immigration clandestine. Parce qu’il y a aussi une présentation des choses qui est mensongère. Parfois. » Ces journalistes revendiquent à travers ces questions une vision éthique et déontologique de leur métier. Un discours extrêmement précis et passionné se fait alors entendre concernant les difficultés à travailler sur ce terrain sensible, à la fois mouvementé et peu traité. La notion de médiation est au cœur de leurs considérations journalistiques, tentant de concilier les attentes de publics hétérogènes, tout en développant consciemment une pensée de la migration loin de tout raccourci.

44La réflexion que nous venons de mener sur l’environnement matériel et social de l’entretien nous permet d’affirmer la valeur méthodologique et théorique de la méthodologie qualitative pour tenter de comprendre le fonctionnement des médias internationaux. À contre-courant avec les nombreuses études sur la globalisation culturelle et l’internationalisation des médias qui laissent de côté les conditions de production des discours audiovisuels ainsi que leurs contenus, les articulations que nous avons faites entre les discours recueillis nous permettent d’approcher de manière pragmatique les processus à l’œuvre dans la circulation internationale des discours médiatiques français et francophones. Nous avons en particulier pu faire émerger les logiques individuelles à l’œuvre dans la production de l’information (habitudes techniques, expérience de l’international, discours sur l’altérité), ce qui complète de manière cardinale les analyses que nous avions pu faire des stratégies globales des chaînes et de leur programmation. En outre, la polyphonie ainsi mise en évidence et l’importance des acteurs issus du monde de la coopération Nord-Sud interrogent l’identité éditoriale des deux programmations, ainsi que les objectifs diplomatiques qui leur sont assignés.

Haut de page

Bibliographie

Berthier, N. (2006). Les techniques d’enquête en sciences sociales. Paris : Armand Colin.

Bougeois, É. (2009). Pratiques journalistiques en télévision régionale. Thèse en SIC : Université de Toulouse.

Broustau, N. et al. (2012). L’entretien de recherche avec des journalistes. Propos introductifs. Sur le journalisme, About journalism, Sobre journalismo, vol. 1, n° 1, 6‑13.

Charpentier, I., Pierru, E. (2006). Un journalisme de ‘’luxe’’. Les logiques spécifiques de production d’une ‘’information internationale’’ au sein de la rédaction de la chaîne de télévision TV5. In I. Chipin, J. Nollet, (dir.). Journalisme et dépendances. Paris : L’Harmattan, 213‑237.

Dubet, F. (1994). Sociologie de l’expérience. Paris : Seuil.

Kaufmann, J.C. (2011). L’enquête et ses méthodes. L’entretien compréhensif. Paris : Armand Colin.

Le Marec, J. (2002). Situations de communication dans la pratique de recherche : du terrain aux composites. Études de communication, n° 25, 15‑40.

Maigret, É., Macé, É. (2005). Penser les médiacultures. Nouvelles pratiques et nouvelles approches de la représentation du monde. Paris : Armand Colin.

Marchetti, D. (2002). L’internationale des images. Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 145, n° 5, 71‑83.

Marchetti, D., Baisnée, O. (2000). Euronews, un laboratoire de production de l’information “européenne”. Cultures et conflits, n° 39, 121‑155.

Mattelart, T. (2006). Comment les théories de la globalisation culturelle ont-elles transformé les façons de penser l’internationalisation des médias  ? HDR en SIC, Université Stendhal, Grenoble.

Mattelart, T. (2002). La mondialisation des médias contre la censure : Tiers Monde et audiovisuel sans frontières. Bruxelles : De Boeck.

Merzeau, L. (2008). Liens faibles sur courants faibles. Réseaux sociaux et technologies de communication. Informations sociales, n° 147, 20‑31.

Prodhomme, M. (2005). La place du discours sur l’éthique dans la construction de l’espace et de l’identité professionnels des journalistes. Université d’Auvergne-LGDJ, Fondation Varenne : Presses Universitaires de Clermont-Ferrand.

Haut de page

Notes

1 Nous faisons ici un raccourci, l’approche « culturelle » étant aussi largement partagée par des sociologues, des anthropologues comme Arjun Appadurai, ou encore par des géographes.

2 Holding aujourd’hui renommée France Médias Monde depuis la dernière réforme.

3 Nous avons ainsi pu mener vingt et un entretiens avec un ensemble de journalistes, non pas sélectionnés dans l’objectivité d’une représentativité, mais d’après notre premier travail de choix des émissions ; chaque journaliste figurant dans le générique a ainsi été sollicité.

4 Nous nous sommes inspirée, pour construire ce dispositif d’entretien, des recherches menées par Élisabeth Bougeois dans le cadre de sa thèse sur les Pratiques journalistiques en télévision régionale (Bougeois, 2009).

5 C’est l’expression qui revient dans tous les dossiers de presse présentant France 24.

6 Ce dispositif permet d’ailleurs également parfois de déconstruire pendant l’entretien la mise en scène de soi que le journaliste a proposée au cours de la première partie de l’entretien. Si nous prenons l’exemple de plusieurs journalistes de l’AITV, toute la description de la spécificité de leur métier et de leurs pratiques a largement tourné autour de leurs reportages sur le terrain. Or chaque journaliste ne part en moyenne qu’une fois par an sur le terrain, et le reste de l’année, reste à Paris pour pratiquer du journalisme de desk, à partir des dépêches Reuters ou des images envoyées par les correspondants africains de l’agence. Ce décalage est devenu apparent à plusieurs reprises lors du visionnage de reportages, qui avaient été construits et montés à Paris et dont les journalistes se souvenaient finalement assez peu.

7 Une journaliste laissa échapper plusieurs lapsus pendant l’entretien « Quand on est né... Quand France 24 est née ! (rires) On a l’impression que je mélange mon propre être avec France 24 ! (rires) Je suis définitivement investie ! » ; à la fin elle nous a confié qu’en dehors du développement de son émission, elle ne souhaitait pas changer de poste, estimant posséder une situation privilégiée, voire idéale au sein de sa rédaction. Il est alors intéressant de constater qu’elle était alors en poste au sein de la seule équipe de France 24 qui ne fonctionnait pas selon les mêmes règles que les autres : reportages plus longs, équipe constituée et « spécialisée » sur le thème de l’émission, etc.

8 Comment trouver un équilibre entre l’objectif de description et celui d’explication ? Comment s’appliquer à rendre compte tout en travaillant une forme qui reste facilement lisible (impératif de communication) ?

9 Nous avons quand même accepté de rencontrer les personnes au sein de leurs rédactions quand elles le proposaient puisque cela nous permettait de découvrir les locaux et l’organisation spatiale des rédactions.

10 Cet enjeu va au-delà du constat du caractère fondamentalement composite de la programmation de TV5 Monde, composée d’un assemblage entre émissions fournies par les télévisions partenaires, et les propres productions de la chaîne.

11 L’agence française AFP est citée rarement, seulement dans le cas de sujets sur la politique migratoire européenne ou française, c’est l’agence Reuters qui fait matière de référence sur ce sujet.

12 Basé à Bruxelles, le CIRTEF organise des formations sur le continent africain, produit des réalisations également sur le continent et diffuse des programmes africains dans l’émission Reflets Sud qui est programmée sur TV5 Monde et la RTBF.

13 Les entretiens ont eu lieu en septembre 2012, au moment de l’attente de la réforme de l’AEF et de la nouvelle nomination de la direction de l’organisme par le Président François Hollande.

14 Les résultats présentés ici sont issus des informations récoltées pendant les entretiens. Nous avons également profité des Curriculum Vitae disponibles sur Linked In pour confirmer les hypothèses issues des entretiens.

15 la question des profils des journalistes a régulièrement été invoquée en entretien pour argumenter les différences constitutives qui caractérisent les rédactions : « Nous, on est, comme ‘’tous les vieux’’ dans toutes les entreprises, on est des chieurs, parce qu’on a la moitié de notre vie professionnelle qui est derrière nous quoi !Donc assimiler deux rédactions, avec des histoires aussi différentes, ça serait très compliqué. » nous confie une des journalistes de l’AITV à propos du projet enterré de fusion entre sa rédaction et France 24.

16 Certains journalistes utilisent alors leur propre expérience de réception, la plupart esquissent les contours d’un téléspectateur modèle qui n’est pas sans rappeler la figure du lecteur modèle d’Umberto Eco. Les journalistes travaillant spécifiquement sur l’actualité du continent africain ont évoqué avec émotion les moments de reconnaissance lors de voyage sur le continent.

Haut de page

Table des illustrations

Titre Figure 1 - Réseaux de collaborations et de contributions autour des rédactions de France 24 et TV5 Monde
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/docannexe/image/1012/img-1.png
Fichier image/png, 415k
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Nathalie Negrel, « L’entretien pour saisir les logiques à l’œuvre au sein d’une chaîne internationale de télévision »Sciences de la société, 92 | 2014, 41-57.

Référence électronique

Nathalie Negrel, « L’entretien pour saisir les logiques à l’œuvre au sein d’une chaîne internationale de télévision »Sciences de la société [En ligne], 92 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/1012 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.1012

Haut de page

Auteur

Nathalie Negrel

Allocataire temporaire d’enseignement et de recherche, Université de Toulouse, doctorante au LERASS
nathalie.negrel@iut-tlse3.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search