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Déconnexion par les connexions

Disconnection by connections
Desconexión por las conexiones
Monique Commandré
p. 110-123

Résumés

La déconnexion des technologies de l’information-communication dans l’organisation pose la question des usages et pratiques individuelles ou collectives et interroge les dispositifs de travail. L’histoire des technologies de l’information-communication induit fortement les pratiques et les dispositifs actuels, sans pour autant rendre les organisations professionnelles plus efficaces. L’hypothèse des technologies collaboratives permettrait-elle de faire murir les usages et de régler une partie du problème de la déconnexion individuelle par des connexions organisationnelles?

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Texte intégral

1Nous traiterons de la déconnexion des technologies de l’information-communication en milieu professionnel. Nous nous situons donc au niveau de l’organisation dont la définition originelle est consubstantielle à l’atteinte d’objectifs communs par des individus rassemblés dans un collectif. Autrement dit, nous nous plaçons dans une approche organiciste où l’organisation existe par la tension entre des individus (la somme de chacun d’entre eux) et le collectif (la somme des individus + leurs relations au travail et donc aujourd’hui des relations en réseaux). Cet ensemble interhumain, et donc fortement indiscipliné, prend corps selon des conditions matérielles, garanties du fonctionnement. En ce sens, une organisation repose sur un dispositif qui façonne, structure, organise l’espace-temps de travail. Aujourd’hui ces conditions matérielles incorporent des réseaux numériques et des technologies de l’information communication (tic).

2Dans ce préalable sur l’organisation, nous posons comme fondements à notre contribution une mise en corrélation entre les usages individuels, souvent là où le besoin de déconnexion s’exprime, et le niveau collectif de l’organisation. Nous nous intéressons aux tensions manifestes entre déconnexion individuelle et connexions au niveau de l’organisation.

Constats et considérants problématiques

3L’organisation représente ce cadrage de méso-niveau qui intéresse depuis longtemps nos travaux de recherche (Commandré, 2012). Il est ce niveau socioprofessionnel et opérationnel constituant de tous les services ou activités qui font une économie et une société. Quelle que soit leur taille, toutes les organisations occidentales ont intégré en interne les technologies; elles sont toutes impactées dans leur dispositif profond de travail. Quels que soient les secteurs, les phénomènes de dématérialisation, d’e-services ou d’e-distribution induisent de nouveaux dispositifs technologiques dans les chaines de production. Dans les grandes organisations ces dispositifs sont gérés et administrés par des directions des systèmes d’information, alors que dans les plus petits organismes, les applicatifs métiers constituent un marché important.

4Omniprésentes, les tic génèrent pourtant des difficultés ressenties et vécues d’abord sur le plan individuel en termes de gestion du temps, d’intrusion du professionnel dans la vie privée, de surcharge cognitive ou de burnout. Nous évoquons ici quelques-uns des effets d’une sur-connexion individuelle. Aux facteurs individuels s’ajoutent des difficultés structurelles et fonctionnelles en matière de traitement de l’information. Nous les observons dans la mise en place de la dématérialisation, dans l’inefficacité de certains systèmes d’information ou de sécurisation des données, ou encore, dans les phénomènes d’info obésité. Besoins de déconnexion des individus et sur-connexions généralisées dans l’organisation ne rendent pas pour autant les organisations plus efficaces. Le passage à la dématérialisation dans l’administration des collectivités territoriales est en ce sens exemplaire: erreurs d’archivage, erreurs de facturation dans la dématérialisation comptable générant des pertes de repères en matière d’identité professionnelle, allant parfois jusqu’au burn-out. La sécurisation de données et la confiance en la certification numérique sont d’autres éléments manifestes de ces dysfonctionnements.

5Par ailleurs, le besoin de déconnexion exprimé par les individus au travail s’accompagne souvent d’un discours sur « la perte de sens ». On sait grâce à Patrick Charaudeau que le sens dans la communication inter-humaine repose sur des conditions minimales: « Il faut donc que soient remplies certaines conditions pour que les sujets parlants d’une communauté sociale se reconnaissent ce droit réciproque à parler et à construire du sens, et que l’acte de communication se réalise. » (Charaudeau, 1993) L’organisation, ou tout au moins les individus qui la composent, auraient-ils perdu « le sens » de leurs actions individuelles et collectives? En ce sens, nous interrogeons le lien entre l’intégration des tic dans l’organisation et les conditions de réussite du contrat de communication.

6Nous nous posons dès lors la question des raisons de ces constats, tout en considérant, à leurs corps défendant, la contemporanéité de ces techniques et les fulgurantes mutations de ces quinze dernières années. Qu’aurions-nous raté pour qu’aujourd’hui, malgré le potentiel technologique, nos modes de travail et nos pratiques professionnelles souffrent de leur information-communication?

7L’hypothèse de rejet des tic ou de déconnexion généralisée n’est pas recevable dans le cadre de notre étude du fait notamment des enjeux socioéconomiques inhérents à l’organisation contemporaine.

8Notre propos adopte plutôt un point de vue critique quant aux usages des technologies mais avec une intention progressiste sur la nécessaire maitrise de l’outil. Justement si l’on considère avec Jacques Guillerme (1973) que « la technologie est l’usage calculé des techniques », alors il convient de s’en saisir dans une finalité ou selon une utilité socioprofessionnelle, ou encore, pour une efficacité dans l’atteinte des objectifs de l’organisation. Autrement dit, il convient désormais de « calculer les usages » des techniques contemporaines. Dans cette intention d’un usage calculé, au sens de « raisonné » ou « maitrisé », nous voyons une condition d’efficience des technologies dans l’organisation. Dans un récent article consacré aux technologies dans l’organisation, Charles-Edouard Bouée (2017) parle « de technologies non matures » car elles ne pénètrent finalement que très peu l’organisation et ne sont pas encore de l’ordre de la normalité dans les process de travail. Nous partageons cette nécessaire préoccupation en matière de maturation des technologies.

9Notre hypothèse est qu’une des solutions aux problèmes de sur-connexions individuelles se trouve dans le management des technologies collaboratives favorables à une déconnexion des individus au profit de connexions organisées au niveau collectif.

10Avant d’en arriver à cette hypothèse, il convient de convoquer les concepts nécessaires à la compréhension des enjeux technologiques qui se posent aux organisations contemporaines. C’est ce à quoi nous consacrerons notre première partie, alors que dans un deuxième temps, nous convoquerons une étude diachronique sur la récente histoire des tic.

Concepts éclairants

11Afin d’encadrer notre réflexion nous nous inspirons, sans prétention d’exhaustivité quant à la multiplicité des concepts pertinents, des travaux de Michel Foucault sur les dispositifs, de ceux de Pierre Mœglin sur les phénomènes d’industrialisation culturelle ou encore de ceux de Jacques Perriault sur les effets diligence en matière d’usages des tic. Cette association, sans doute originale, nous offre un matériau intellectuel particulièrement nourricier et propice à la compréhension des enjeux liés aux tic dans l’organisation.

Le dispositif organisateur de l’espace-temps

12Si le terme de dispositif est largement entendu dans une acception technique, il a progressivement intégré la question des usages et des environnements d’usage. Le terme est par ailleurs entré dans un usage familier qui rythme notre quotidien: les dispositifs aident les individus à se sentir protégés (dispositifs de sécurité), à se soigner (dispositifs de soin), à se former (dispositif de formation), à trouver du travail (dispositifs de recherche d’emploi), etc. Tous ces dispositifs sont autant d’agencements organisateurs de l’espace et du temps.

13On doit à Michel Foucault la mise en exergue du concept de dispositif en tant qu’organisateur de l’espace-temps; le dispositif a le projet de « concentrer; répartir dans l’espace; ordonner dans le temps; composer dans l’espace-temps » (Foucault, 1977). Le dispositif a donc une fonction d’organisation sociale et une résonnance sur le rapport existentiel à l’espace et au temps.

14Le dispositif se trouve être un concept opérant pour penser le fonctionnement de nos organisations dans leurs dimensions spatio-temporelles. A ce titre, les tic se sont toujours caractérisées par leurs capacités d’affranchissement des frontières spatiales et limites temporelles. Elles bousculent donc l’organisation dans ses dispositifs traditionnels de travail. Elles bouleversent le rapport à l’espace-temps de travail en même temps qu’elles repoussent les frontières de l’organisation traversées par des flux permanents d’échanges.

15Pourtant, tout porte à penser que l’organisation contemporaine se débat plus qu’elle ne garantit les conditions dispositives de son existence. L’organisation ne peut ignorer que son environnement technologique est un élément fort dans l’agencement de l’espace-temps de travail. Puisque son environnement technologique est désormais constitué de réseaux et de tic, l’organisation doit coordonner leurs usages à ses propres fins. Autrement dit, les dispositifs technologiques et dispositifs d’organisation, au sens contractuel de la participation individuelle à des objectifs collectifs de production, méritent d’être mis en cohérence afin de garantir le bon fonctionnement des organisations socioprofessionnelles.

Les caractéristiques d’une industrialisation

16Les travaux de Pierre Mœglin portent sur les questions d’industrialisation dans les champs de l’éducation ou de la formation. Ils ont permis de caractériser l’industrialisation en trois phénomènes concomitants: le phénomène d’idéologisation (une industrialisation portée par une idéologie par exemple d’accès égalitaire ou de démocratisation), le phénomène de rationalisation et celui de technologisation de l’activité (Mœglin, 1998). Cet apport, fondé sur des études diachroniques et sur un minutieux travail d’analyse sur un temps long, est considérable pour qui veut comprendre la complexité des évolutions ou innovations dans le champ des industries culturelles. Ici, il nous apporte l’appareillage pour comprendre que l’introduction d’une tic n’est pas neutre et s’accompagne, entre autres, d’une rationalisation de l’activité.

17Pourtant, les organisations intègrent parfois des technologies sans évaluer les questions de rationalisation subséquentes. Or, ne serait-ce que sur la question de la temporalité, les tic se situent dans un « temps continu », dans un affranchissement des limites temporelles finalement peu coordonnées avec les questions de temps de travail, de temps social et individuel.

18Le fait technologique n’est pas isolé. L’intégration d’une technique, quelle qu’elle soit, ne se fait pas sans remise en cause des cadres idéologiques et des processus de rationalisation de l’activité. L’organisation socioprofessionnelle considèrerait-elle seulement les évolutions technologiques sans intégrer les phénomènes de rationalisation? Il semblerait tout au moins que le fait technologique se suffise à lui-même sans que les questions d’organisation de l’activité ou de la production ne soient interrogées.

Les « effets diligence » dans les logiques d’usage

19C’est à Jacques Perriault que l’on doit l’expression de « l’effet diligence ». En 1989, dans son ouvrage La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer (Perriault, 1989), l’auteur parcourt l’histoire des innovations techniques de communication et montre la lente et difficile intégration de chaque « nouvelle machine à communiquer ». Ainsi, le premier wagon avait-il une forme de diligence.

20Les logiques d’usages ne sont pas forcément dictées par les fonctionnalités techniques. Elles s’inscrivent dans un habitus, puis elles détournent les techniques en les intégrant dans un environnement. Dans l’organisation, l’intégration des tic ne fait pas exception et, comme nous le verrons dans la prochaine partie, nous observons des transpositions d’usages et des « effets diligence » finalement peu compatibles avec les enjeux fonctionnels et structurels.

Une histoire déterminante

21La question de la déconnexion au travail se pose en termes de rapport aux techniques, ou aux outils qui permettent d’exécuter l’activité contributive de l’organisation, et de rapport aux autres. A la lueur des concepts de dispositif et d’industrialisation, la question des tic dans l’organisation nous apparait d’un point de vue plus complexe. Nous pouvons dès lors considérer les corrélations entre, d’une part, techniques et espace-temps, et d’autre part, entre technologies, idéologies et formes de rationalité. En outre, en considérant les effets diligence, nous comprenons le poids des logiques d’usages. Il nous parait donc opportun de considérer la récente histoire des tic, des premiers pc aux réseaux sociaux en passant par le World Wide Web.

Personnal Computer: nous sommes tous Sally

22Les tic naissent du mariage fécond entre l’informatique, l’audiovisuel et les télécommunications. De ce fait, elles héritent d’une logique binaire, séquentielle et transmissive. On sait par exemple que cette logique transmissive, formalisée par Shannon et Weaver et qualifiée par Alex Mucchielli du « modèle des ingénieurs » (Muchielli, 2001), a largement dominé le développement des tic. La deuxième période de l’histoire de l’informatique, telle que l’a décrite Thierry Bardini (2000), nous parait particulièrement déterminante en matière d’usages. A cette période, « l’ère des innovateurs », les ingénieurs du Xerox Parc situé à Palo Alto considèrent que la figure centrale de l’usager est celle d’un ou plutôt d’une travailleuse de l’information (information worker) et de la production de documents. On sait en effet que l’inspiratrice du premier Xerox Star n’était autre qu’une des secrétaires de l’entreprise, prénommée Sally, à qui l’on doit encore aujourd’hui le vocable de « documents/ fichiers/ dossiers ». Certes depuis les interfaces n’ont cessé de s’améliorer d’abord avec l’apparition du wimp (Windows Icons Menu Pointer) puis dans les années 1980 avec la miniaturisation. Il n’empêche que nous pouvons tenir Sally pour responsable d’une bonne partie de la logique du Personnal Computer.

23Une logique qui tend à l’individualisation des usages et qui rend tout un chacun son propre « secrétaire », propriétaire de documents dans un espace bureautique personnalisé.

L’informatique répartie: « network is computer »

24L’informatique répartie ou distribuée est rendue possible par le développement des langages orientés objets. Matériellement, elle se traduit par le fait que les ressources d’une organisation par exemple ne se trouvent plus toutes rassemblées en un même lieu ou sur une même « machine ou serveur ». L’informatique répartie s’oppose aux principes d’une architecture centralisée. Dans la pratique, l’informatique répartie a certes accompagné le développement fulgurant des e-activités (e-commerce, e-services, e-learning, e-tourisme) mais elle a en même temps bouleversé les frontières de l’organisation et des chaines de production.

25Les ressources, des hommes mais aussi des données, ainsi réparties doivent néanmoins assurer un minimum de coordination de l’activité. L’informatique répartie a accompagné le développement d’un web des services en permettant de faire appel à différents serveurs interopérables et ainsi enrichir une prestation. Par exemple, l’achat d’un séjour touristique peut en cascade intégrer l’achat d’un billet d’avion ou d’autres services, et ce, du seul fait de l’interopérabilité entre serveurs de données. La phrase de John Gage, responsable de la recherche développement chez Sun Microsystems, « Network is computer » s’impose aux organisations sans que celles-ci n’aient pour autant adapté leur dispositif.

L’œuvre ouverte réduite à de l’égo-documentation

26Dans le développement de l’informatique répartie dans l’organisation, on peut voir les premières traces d’une « égo-documentation ». Pourtant, cette notion apparait plus tard avec la pratique du World Wide Web. Elle est définie par exemple en France par Olivier Ertzscheid comme « le lien entre « identité(s) » et « document(s) » qui procède d’une identité documentaire autoréférentielle maîtrisée en amont: je remplis ma fiche, mes profils, j’insère mes documents » (Ertzscheid, 2009). C’est donc finalement dans une logique d’individualisation des usages et des traces d’usages que se développe le web. Il se construit dans les années 1990 autour de la création de blogs (webblog) comme autant de pages personnelles et d’espaces de publication de documents personnels. Serge Tisseron parle de « pratiques extimes » (2001) pour qualifier ces pratiques consistant à publier dans un espace public des contenus de l’ordre de l’intime. Finalement, le www regorge de documents, ayant valeur de contenus seulement pour qui leur accordera une importance ou pertinence. Le projet d’œuvre ouverte ou de bibliothèque universelle du www se résume finalement à une collection de documents privés, un panoptique d’identités numériques ou encore un catalogue de contenus indexés par le social. La « folksonomie » est le terme choisi pour désigner le phénomène d’indexation des documents numériques par les usagers. Le terme, que l’on doit à Thomas Vander Wal résulte de la concaténation d’usager (folk) et de taxinomie, rend manifeste l’individuation des pratiques dans des espaces communautaires, et non au sein de l’organisation (Vander Wal, 2004).

Accessoires technologiques et somme des identités

27Au fil du temps, les interfaces s’améliorent en s’enrichissant des analyses sociocognitives telles que l’extrem conception ou aujourd’hui le User eXperience Design. Les technologies mobiles de par leur malléabilité représentent « des prolongements corporels ». Ces technologies mobiles accessoirisent nos vies d’un espace possible d’égo documentation et nous relient de manière permanente à toutes les fonctionnalités de webmail, de desktop et de réseautage. Des réseaux sociaux qui représentent des espaces de redocumentarisation des identités numériques. Autrement dit, le document propriétaire se trouve re-circonstancié, remixé dans un environnement social. Il en résulte des documents de documents, une sorte de méta-documents affinitaires ou de panoptiques d’identités numériques. Rien de plus finalement qu’une somme d’individus dissimulés derrière des identités numériques et des égo-documentations ou alter-documentations. Pour le participant au réseau, l’intérêt réside dans le sentiment de sérendipité (Perriault, 2000) que lui procurent l’affichage et la réappropriation fortuite de ses traces documentaires et de son identité numérique. Là encore, et malgré la dynamique d’usage des réseaux sociaux professionnels, nous constatons que ces pratiques ne permettent pas de « faire organisation », en tant que totalité organisée en vue de l’atteinte d’objectifs communs.

Logique d’individualisation de la technique et efficacité organisationnelle en questions

28Il nous semble que l’histoire des interfaces est dominée par une logique d’individualisation. Du Personal Computer aux réseaux sociaux, les tic sont marquées par des schèmes transmissifs et des principes de personnalisation favorisant des pratiques individuelles et ego-documentées. La pratique de l’email est ainsi assez révélatrice. L’email, ou courrier électronique, est bien un moyen de transmettre un message, assorti ou pas de documents joints. L’utilisation d’une adresse mail personnalisée est en soi un marqueur d’identification numérique. Sa syntaxe peut-être un marqueur d’une identité professionnelle (@nomdevotreorganisation) et sa signature est souvent le premier élément d’une identité numérique. L’utilisation des emails cadence désormais les journées de travail dans une sorte de principe du « je maile donc je suis ». Pour autant, cette contribution individuelle ne va pas forcément s’intégrer dans une vision partagée de la chaine de production. Autrement dit, un email est un document individuel qui ne respecte pas forcément l’espace-temps de l’organisation. Il est une contribution individuelle qui participe d’un objectif commun mais qui ne procède nullement d’un effort de coordination ou de collaboration, pourtant indispensable à l’aboutissement de ce pour quoi l’organisation existe, soit l’atteinte des objectifs de production. La pratique de l’email s’inscrit dans une logique de contribution d’individus. Des contributions égo-documentées comme égarées dans une chaine de production que les individus ne se représentent que très partiellement. Leur accumulation ne fait pas toujours sens et ne sert pas l’efficacité de l’organisation. L’email est le degré zéro de la coordination et de la collaboration. Comme si du fait technologique vous aviez décidé de ne plus communiquer avec vos collaborateurs qu’en leur écrivant. On reconnait ici « l’effet diligence » décrit par Jacques Perriault. On peut aussi y voir un effet de l’histoire des interfaces et de leur logique d’individualisation, finalement peu conciliable avec les impératifs d’une action collective coordonnée propre à toute organisation.

L’hypothèse collaborative

29Une organisation, au contraire des réseaux, est un construit social organisé comme un espace collectif, un système fonctionnel interhumain et un dispositif de co-production (Commandré, Pénalva, 2006). L’organisation, au contraire des pratiques sociales ou communautaires, ne peut se réduire à un ensemble où « chaque individu et les relations interpersonnelles qui structurent sa socialisation connectée, représentent le nouveau corpus documentaire d’une écologie informationnelle globale » (Ertzscheid, 2009). En-deçà de la globalité de l’information, l’organisation représente ce méso-niveau socioprofessionnel et opérationnel producteur de tous les services et de toutes les activités qui font une économie. Serge Proulx (2013), souligne le potentiel subversif d’un capitalisme informationnel mais il y oppose l’espoir que peuvent représenter les technologies collaboratives.

Les technologies collaboratives et leurs possibles

30Dans son analyse des usages des tic, Serge Proulx oppose « deux mouvements asymétriques voire contradictoires: – un mouvement top-down du fait de la concentration économique et de la domination des grands géants de l’internet » – dont les gafa sont les exemples emblématiques – et « un mouvement bottom up » illustré par des nouvelles formes d’économie collaborative dans une culture de la participation (Uber, AirBnB…) et de partage de biens communs (Proulx, 2013).

31Dans l’organisation, les technologies collaboratives (tco) peuvent être dédiées aux fonctions de:

  • communication: échanges d’information sur les actions, échanges de messages, chat, des dispositifs d’annotation ou des réseaux sociaux;

  • coordination: applications de gestion de projets, répartition de tâches, calendriers et échéanciers partagés, alertes sur l’avancement des tâches, procédures de validation concertée;

  • partage de ressources et d’applications: outils de stockage, de travail et de partage de ressources ou de document, outils de métaplan (de cartographie, de mindmapping);

  • partage de connaissances: outils de brainstorming, les réseaux sociaux, des outils de veille ou d’écriture partagée, les plateformes de production commune.

32Outre cette cartographie des fonctions raisonnées des tco dans les organisations, avec cette logique collaborative, le statut du document de travail évolue et est soumis à une logique de versioning résultat d’une action collective, le plus souvent transversale à toute l’organisation. Au contraire d’une égo-documentation, les outils favorisent la production, reproduction, transformation de biens communs numériques. Il s’en suit un gain d’efficience qui relève d’une intelligence collective et repose sur une responsabilité partagée.

33De même, les métamoteurs de recherche partagés (exemple de Scrutari) facilitent l’accès aux savoirs mobilisables pour l’action. De même, les wikinis s’ouvrent de plus en plus à des exigences d’interopérabilité et intègrent des fonctionnalités permettant l’individuation du groupe (personnalisation par un choix de template), tout en permettant de mettre en scène les valeurs communes aux utilisateurs (coopération en modes pearltree; bien commun par des licences sous Creative Commons; transparence via les historiques; politique d’open data par des bases de données intégrées). En ce sens, on peut penser que l’organisation professionnelle trouve dans les tco de nouvelles formes d’interactions au travail; « Le wiki en tant qu’artefact communicationnel et collaboratif peut permettre d’envisager l’autorégulation de la communauté utilisatrice comme un processus de régulation interpersonnelle » (Tourné, 2006).

Manager les TCO: pour une approche raisonnée dans l’organisation

34Dans les organisations, les outils s’accumulent sans que pour autant on puisse constater une réelle maitrise des techniques et de leurs potentiels. Les outils s’accumulent avec plus ou moins de cohérence et, en même temps, les pratiques individuelles, l’égo-documentation par exemple, traversent l’organisation sans forcément servir les objectifs collectifs. Il y a là une forme de rupture entre l’organisme et les éléments qui le composent.

35L’organisation ignore par exemple, les pratiques de hacking qui se développent en son sein. Pourtant le « coporate hacking » par exemple peut être un moyen de valoriser les pratiques individuelles tout en faisant en sorte que l’organisation en retire un bénéfice. Hacker l’entreprise pour la mettre en mouvement, en montrant que les individus qui la composent sont partie-prenantes des objectifs de production, en prônant une autre manière d’être au travail, en trouvant une certaine autonomie ainsi que du sens dans les missions quotidiennes tout en mettant en avant la responsabilité collective plutôt que de ne rechercher qu’une reconnaissance individuelle (Bacquere, Viguié, 2016).

36Ainsi, il convient de relier le meilleur des tco à l’organisation, à savoir ses individus, ses totalités (soit la somme des individus + leurs relations entre eux) et ses dispositifs de coordination de l’activité. Le management des tco semble indispensable au bon fonctionnement des organisations à l’heure des réseaux. Il peut permettre de favoriser le niveau collectif, les pratiques collaboratives, au détriment des pratiques d’égo-documentation. Une organisation a par exemple pour intérêt à privilégier les adresses mail génériques afin de situer le traitement continu des courriels au niveau collectif.

37Outre, l’instauration du « droit à la déconnexion » inscrit dans la loi travail, les organisations doivent profiter de cette opportunité pour instaurer des chartes de bonnes pratiques. Des outils sont déjà mis en œuvre par certains grands groupes: Mail on holyday pour Daimler-Benz en Allemagne, mises en veille des serveurs à partir de 18h15 chez Volkswagen, « dispositif de vigilance de la charge de travail » chez Michelin.

38Mais au-delà des aspects réglementaires, il s’agit plus profondément d’inverser les logiques d’usages qui ont amené les tic à se développer dans une sphère d’individualisation afin de leur préférer au sein des organisations les tco.

La déconnexion par les connexions: l’organisation du travail collaboratif dans un web profond

39La question de la déconnexion au travail peut se poser en termes de rapport aux techniques, ou aux outils qui permettent d’exécuter l’activité contributive de l’organisation, et de rapport aux autres.

40La déconnexion pose le problème de la charge individuelle de travail dans son rapport à une organisation professionnelle. Il nous semble que le problème est mal posé car il occulte d’abord la dimension collective de l’organisation puis sa responsabilité dispositive.

41La dimension collective nous situe dans une approche organiciste et systémique de l’organisation: le tout fonctionne par les interactions entre les éléments. Cette dimension collective est essentielle à l’atteinte des objectifs de production. En aucun cas, l’organisation ne peut se réduire à une somme de contribution individuelle. L’organisation ne résulte pas d’une collection d’égo-documents, comme autant de prétendants narcissiques, mais elle se manage comme un ensemble collectif dont dépend l’atteinte des objectifs.

42Pour ce faire, l’organisation doit garantir les conditions matérielles indispensables au bon fonctionnement de l’ensemble. Aussi, une organisation ne peut subir les usages des tic sans se saisir de leur potentiel en matière de pratiques de coordination, collaboration orientée vers un but commun.

43Une organisation qui ne maitrise par ces instruments techniques, au point de ne pas les utiliser de manière raisonnée et stratégique, est une organisation qui ne garantit plus ses conditions dispositives, à savoir la définition d’un espace-temps dédié au travail. En même temps, elle ne garantit plus les conditions matérielles de son existence et abandonne les individus à des pratiques égo-documentées. De ce fait encore, elle n’offre plus les conditions fonctionnelles favorables à la construction d’un travail collectif.

44Il convient donc que l’organisation se ressaisisse des dispositifs de travail et ainsi fixe les questions d’espace-temps, de rationalisation de l’activité et celles liées aux usages des technologies. Nous pouvons penser qu’en ce sens l’organisation doit fixer son dispositif dans un web profond et opérationnel. Un web profond que l’on oppose couramment au web de surface qui lui est indexé et répond aux exigences d’un référencement. En ce sens, il convient dans l’organisation de distinguer un web de distribution des services (commercialisation, publication, édition…) et un web de travail reposant sur un management de technologies collaboratives.

La déconnexion par les connexions: l’organisation du travail collaboratif

45La question de la déconnexion au travail peut donc trouver un début de solution dans l’organisation de connexions organisées dans l’atteinte d’un but commun, fondement de toute organisation et seul niveau permettant la régulation des systèmes humaines instrumentés.

46Il convient donc de former au management des tco et par là même de reconsidérer les organisations, comme des ensembles interhumains reliés entre eux dans l’atteinte d’objectifs communs et dont les conditions de travail sont régies par des dispositifs.

47Afin d’approfondir ces possibles, il conviendrait de développer une véritable épistémologie des espaces et des réseaux de travail permettant une étude approfondie des pratiques des tco. Une première voie d’exploration pourrait consister à poser les questions suivantes: qu’est-ce qui fonde l’existence d’une organisation? Les protagonistes en ont-ils conscience? Comment l’éprouvent-ils? Quelles sont les conditions technologiques requises?

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Pour citer cet article

Référence papier

Monique Commandré, « Déconnexion par les connexions »Sciences de la société, 103 | 2019, 110-123.

Référence électronique

Monique Commandré, « Déconnexion par les connexions »Sciences de la société [En ligne], 103 | 2019, mis en ligne le 01 mai 2020, consulté le 16 septembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sds/10091 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sds.10091

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Auteur

Monique Commandré

Maître de conférences en sic, Université de Perpignan Via Domitia, antenne de Mende–cresem.
monique.commandre <auprès> univ-perp.fr

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Droits d’auteur

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