1Du point de vue socio-anthropologique, les normes se créent, disparaissent ou se redéfinissent à mesure que les sociétés se transforment. Dans le contexte des transformations contemporaines de nos sociétés, il devient pertinent de nous intéresser aux processus de production des normes, à leurs formes, leurs contenus, ainsi qu’aux conditions et mécanismes par lesquelles elles se diffusent, s’appliquent, s’interprètent ou se réinterprètent sur les différents terrains du travail social. Qu’il s’agisse de normes formelles ou informelles, sociales, culturelles, économiques, politiques, professionnelles, morales, cognitives, sanitaires, éthiques ou encore juridiques, la norme traverse les acteurs, les pratiques, les postures, les organisations et les discours du travail social.
2En examinant la norme sous ses différentes facettes, les objectifs de ce numéro visent d’une part, à mieux comprendre comment celle-ci se construit et intervient sur le plan organisationnel, dans les pratiques et les discours ; et d’autre part, à identifier les enjeux, les défis et les conséquences qu’elle implique pour les professionnels et les usagers du travail social. Afin de mieux saisir ces processus et leurs différentes implications, il sera néanmoins important de distinguer les normes élaborées par et pour un groupe social, de celles élaborées par un groupe pour un autre (Becker, 1985).
3L’action publique est porteuse de normes et de valeurs qui définissent les arrangements institutionnels et conditionnent la pratique du travail social (Jenson, 2012). Établissant de nouvelles normes, les réformes institutionnelles et éducatives sont au cœur des transformations récentes du travail social. Comment l’action publique définit-elle le travail social passé ou actuel et quelles sont les répercussions de l’évolution des normes institutionnelles pour les professionnels ? Les professionnels peuvent-ils s’extraire de ces normes ? Se construisent-ils des espaces de contestation de ces normes imposées ?
4Bien qu’elles puissent s’inscrire dans un cadre manifeste ou objectif, les normes relèvent aussi des domaines du patent, de l’interprétation et de la perception des acteurs pensants. Au sein même des représentations, peuvent coexister différents systèmes ou modèles normatifs (Buschini et Kalampalikis, 2001 ; Flament, 2001), notamment lorsque les représentations se rapportant à des objets « sensibles », - ou socialement construits comme tels -, contiennent des aspects contre-normatifs (Guimelli, 2009). La norme peut ainsi faire l’objet de variations de sens et de nuances inhérentes aux acteurs, à leurs interactions, à leurs situations et à leurs contextes. Par ailleurs, les normes peuvent aussi faire l’objet de confusions et d’incertitudes pour l’être envahi par l’imaginaire que représente l’homo-sapiens-demens (Morin, 2016 [1973]). Comment les professionnels rendent-ils intelligibles ou compréhensibles les panoplies normatives avec lesquelles ils composent dans le cadre de leurs pratiques ? Quelles significations sociales ou symboliques en donnent-ils ? Conséquemment, quelles sont les implications pour la pratique et pour les personnes usagères ?
5Ce dossier thématique constitue également une occasion de réinterroger des normes qui ont pu être particulièrement prégnantes au cours des dernières décennies (De Gaulejac, 2014), à l’aune des initiatives qui se sont développées au sein des collectivités. Comment ces actions et ces initiatives contribuent-elles à remettre en question certaines normes ? De quelle manière conduisent-elles à des visions alternatives donnant lieu à des réinterprétations de ces normes ? En quoi participent-elles à la construction de solidarités (Foley, 1999) ?
6Les normes définissent les cadres dans lesquels le travail social et l’intervention sociale se réalisent. Elles émanent des autorités légales en la matière, mais répondent aussi à un ordre spontané de règles et d’ajustement dont la dynamique est liée aux actions et aux interactions des êtres humains (Luhmann, 1989). Le concept de déviance (Becker, 1985 ; Ogien, 1995) est plus fréquemment utilisé que celui de transgression et a donné lieu à une littérature abondante (Barel et Fremeaux, 2010 ; Boucher, 2015). La déviance, d’abord perçue négativement, peut être aussi une forme de déviance positive dès lors qu’elle entraîne les individus à réinventer des comportements et des méthodes de travail et d’intervention donnant lieu à des innovations (Babeau et Chanlat, 2011). Pour Alter (2000), la transgression est indissociable de l’innovation. Comment cela se passe-t-il dans les organisations du travail social et de l’intervention sociale ?
7Les transformations contemporaines de nos sociétés, telles que les nouvelles formes de vulnérabilités, l’esprit de rationalisation managériale de l’action sociale, la crise de l’État-providence ainsi que les applications libérales des politiques sociales, nécessitent de repenser ou de renouveler les postures professionnelles et scientifiques de l’intervention sociale (Baldelli et Belhadj-ziane, 2017). Dans ce contexte, comment analyser le phénomène normatif en travail social ? Quelles normes actuelles composent le champ du travail social ? Comment sont-elles instituées, intériorisées, interprétées et appliquées par les acteurs ? Quelles sont leurs finalités ? À quel point sont-elles utilisées dans une perspective de normativité ou de normalisation des conduites sociales et professionnelles ? Dans quelles mesures sont-elles contraignantes ou sources de tensions ou de pression pour les acteurs ? Comment et à quelles conditions sont-elles négociées, contestées, détournées, transcendées ou transformées en ressources ou en leviers d’action ou d’intervention ?
8Les contributions réunies dans ce dossier participent à alimenter les connaissances au sujet des enjeux et défis de la norme sur les différents terrains de l’intervention sociale. À travers son article, Jean-Baptiste Leclerc nous amène à mieux comprendre comment les transformations de l’État social influencent les pratiques d’organisations communautaires au Québec. L’analyse sociohistorique de ces pratiques permet de saisir les différents enjeux liés à formalisation et à la normalisation de l’organisation communautaire, sous l’influence de la santé publique et de la Nouvelle gestion publique. L’auteur montre comment le cadre normatif du ministère de la Santé et des services sociaux (MSSS), notamment à travers son outil informatique de reddition de comptes I-CLSC, est un instrument de gestion inadapté et à contre-courant des pratiques des organisateurs communautaires qui se caractérisent notamment par des actions collectives inscrites sur le long terme. Largement remis en question par les praticiens, en l’état actuel cet outil standardise les pratiques et contribue à engendrer une perte de sens chez les praticiens. Afin d’évaluer et de comprendre l’impact des pratiques d’organisation communautaire sur les inégalités sociales, l’auteur propose un cadre d’analyse alternatif fondé sur une démarche réflexive collective et qui tient compte à la fois des dimensions objectives et subjectives des inégalités, soit les dimensions matérielle, relationnelle et décisionnelle. Mobilisé lors d’un groupe de discussion avec des organisateurs communautaires, l’auteur montre de quelle manière ce cadre d’analyse alternatif contient le potentiel de redonner du sens à l’action de ces intervenants à travers une forme d’évaluation qualitative.
9À partir d’une lecture critique du contexte de pratique des travailleuses sociales au sein des institutions du réseau de la santé et des services sociaux au Québec, Mylène Barbe et Mélanie Bourque présentent une revue de littérature au sujet de la souffrance psychique des travailleuses sociales. Au fil de leur contribution, les auteures cherchent à comprendre dans quelles mesures et comment les travailleuses sociales peuvent s’approprier un pouvoir d’agir et se solidariser pour créer un espace de contestation des normes pour surmonter les obstacles et les défis actuels de leur pratique. Pour cela, les auteures ont choisi de s’intéresser plus particulièrement aux origines du travail social au Québec et à son appartenance aux professions du care, aux différents enjeux institutionnels, à l’identification professionnelle, ainsi qu’à la question de la mobilisation collective. En mettant au jour le rapport entre les normes institutionnelles, l’identité professionnelle et les capacités de mobilisation des travailleuses sociales au Québec, les auteures montrent comment les différentes réformes et les normes de gestion du réseau de la santé et des services sociaux produisent des impacts majeurs sur l’intégrité professionnelle, l’autonomie et le jugement professionnel des travailleuses sociales, et engendrent des situations de souffrance. À l’issue de leur analyse, les auteures ouvrent néanmoins une fenêtre de questionnement quant aux stratégies que les travailleuses sociales pourraient mobiliser afin de modifier leurs conditions, tout en considérant l’amélioration des services sociaux offerts aux populations. L’appropriation d’un pouvoir d’agir par ces professionnelles est apportée comme une piste de solution.
10Dans son article, Stéphanie Rubi présente les résultats préliminaires d’une recherche pluridisciplinaire au sujet de la place et de l’importance du jeu dans les familles. Réalisée sur le terrain de trois ludothèques de l’agglomération bordelaise, l’auteure analyse les interactions normatives entre le technico-spatial, le professionnel, l’institutionnel et le social, de manière à montrer comment se construit l’univers normatif socioprofessionnel des ludothécaires et l’institutionnalisation de cette profession. La ludothèque en tant qu’espace de travail est présentée comme un lieu paradoxal en regard du rapport normes/valeurs. L’auteure montre comment les différentes directives politico-institutionnelles et leurs cadrages normatifs, les politiques familiales ainsi que les transformations mêmes des familles, participent à transformer les termes initiaux de l’identité des ludothécaires, notamment au niveau de leurs valeurs et pratiques.
11À travers leur contribution, Ève Pouliot et Daniel Turcotte, abordent les enjeux normatifs de l’évaluation de la compétence parentale en contexte de protection de la jeunesse au Québec. À partir d’une analyse de dossiers judiciarisés d’enfants de moins de 14 ans signalés pour négligence, les auteurs examinent et comparent les principaux facteurs convergents et divergents invoqués par les intervenants sociaux et les juges dans l’évaluation des compétences parentales. L’analyse thématique des rapports d’évaluation et des jugements rendus par la Chambre de la jeunesse montre comment ces différents acteurs évaluent la compétence parentale à partir de facteurs individuels (stabilité émotionnelle, santé mentale, famille d’origine, habitudes de vie, consommation) et environnementaux (ressources financières, contexte familial, soutien social). Néanmoins, les auteures montrent comment, tant dans les dossiers cliniques que les jugements, les facteurs individuels sont le plus souvent mobilisés pour évaluer la compétence (ou l’incompétence) parentale - majoritairement centrée sur la mère -, au détriment du contexte sociopolitique et des facteurs environnementaux. Les facteurs invoqués par les intervenants sociaux pour évaluer la compétence parentale influent en grande partie les décisions judiciaires de la Chambre de la jeunesse, ce qui amène les auteures à questionner le rôle des intervenants en tant qu’acteurs susceptibles d’influencer les représentations sociales de la parentalité et de la maternité dans la sphère judiciaire. En ces termes, les auteures suggèrent aux intervenants œuvrant en contexte de protection de la jeunesse, d’une part, de mettre davantage l’accent sur les inégalités socioéconomiques et les déterminants environnementaux de la compétence parentale, et d’autre part, de mobiliser une approche centrée sur les forces.
12Josée Grenier, Sylvie Thibault, Mélanie Bourque, Dave Blackburn et Katia Grenier, montrent, au fil de leur contribution, comment les normes sociales stigmatisent les femmes en situation d’itinérance et conduisent à leur invisibilité dans l’espace public. L’article présente les résultats d’une recherche exploratoire visant à mieux comprendre les parcours et les trajectoires résidentielles de femmes en situation d’itinérance, en leur donnant la parole afin qu’elles puissent témoigner et s’exprimer au sujet de leurs réalités vécues. La recherche s’est déroulée en partenariat avec des ressources pour femmes en difficultés dans les régions de l’Outaouais et des Laurentides au Québec. Les auteurs remarquent à quel point l’itinérance féminine prend racine à travers une multiplicité de facteurs, tels que les inégalités socioéconomiques, la pauvreté, les violences familiales ou conjugales, l’instabilité résidentielle, l’isolement social, la fragilité des liens sociaux de proximité, ou encore la santé physique et mentale. Néanmoins, malgré leur parcours difficile, ces femmes expriment un désir de retrouver une autonomie, un emploi et surtout un « chez-soi ». Or, les réponses sociales inadaptées aux réalités de ces femmes, les cadres sociaux normatifs, les réactions sociales négatives à l’endroit des femmes en situation d’itinérance et les processus de stigmatisation qui en découlent, constituent des freins importants à la réalisation de leurs aspirations. Pour les auteures, les enjeux de l’itinérance féminine dépassent la simple sphère individuelle. Ils renvoient à des univers sociaux, politique, économique et de santé publique.