1La violence, principale caractéristique de l’insécurité, est devenue depuis quelques années, un phénomène de société, objet de multiples débats (Montillot et Pernes, 2002). Dans les discussions, un accent particulier est mis sur la participation de plus en plus importante des jeunes à ces situations de violences (Petitclerc, 2002). En France, les quartiers populaires seraient devenus de véritables poudrières, des lieux de violences à l’égard des institutions, mais aussi des plus faibles. Dans ces espaces, on vit dans la crainte quotidienne d’être agressé par des jeunes déscolarisés ne respectant pas les règles élémentaires de vie en société (Boucher, 2003). Ces milieux, victimes de ségrégation et de discrimination que Lapeyronnie (2008) qualifie de “ghettos urbains”, abritent des jeunes qui partagent un quotidien dominé par l’expérience de la galère et le sentiment d’inutilité. Ces quartiers difficiles sont régulièrement médiatisés à l’occasion des éruptions juvéniles de “violences émeutières” (Boucher et Belqasmi, 2010). Cette situation que Boucher (2015) impute à l’existence de logiques sécuritaires agressives produites par les forces de l’ordre et le redéploiement du contrôle social local opéré par une pluralité de promoteurs de morale, développe aussi un sentiment d’insécurité à l’égard de la jeunesse populaire et des « bandes juvéniles » des quartiers défavorisés. Cette montée des idéologies sécuritaires est dénoncée par Sauvadet (2006), qui plaide pour une réelle prise en compte des logiques spécifiques. En effet, Wieviorka (1999), montre que la violence urbaine chez les jeunes est la traduction d’attente de désirs, de demandes, de conflits des catégories juvéniles exclues, privées de socialisation, particulièrement fragiles et donc livrées à elles-mêmes, sans perspective d’avenir. Cette délinquance des jeunes s’explique aussi selon Mucchielli (2004 par la situation toujours plus difficile de nombreuses familles dans les quartiers populaires. L’auteur fait le constat que la compétition pour les biens est en grande partie responsable des violences. Les jeunes volent pour posséder et jouir immédiatement ou revendre au « noir », afin de se faire un peu d’argent. Nous sommes alors face à la délinquance d’appropriation liée à l’exclusion, qui organise de nos jours la vie sociale, dans les sociétés de consommation. Mucchielli (op. cit.) estime que, même l’enracinement du trafic de cannabis, par exemple, est une réponse à cette situation d’exclusion.
2Par ailleurs, cette délinquance chez les enfants des rues, autrefois considérée comme un phénomène essentiellement axé sur la petite délinquance, dans les pays en développement (Marguerat, 1999), alimente aujourd’hui l’actualité sécuritaire dans ces pays. En effet, les enfants et adolescents qui arpentent les rues dans la plupart des grandes agglomérations des pays en développement ne se contentent plus d’accumuler les larcins pour leur survie, mais s’adonnent à des activités délinquantes de plus en plus violentes. Cette évolution des délinquances juvéniles s’observe au Brésil, où elle connaît une croissance qui semble plus en rupture qu’en continuité avec un passé plus récent (Peralva, 1992). Selon cet auteur, des bandes d’enfants et d’adolescents par dizaines, armées de bâtons cloutés à l'extrémité, descendent des bidonvilles construits au centre des quartiers riches et parcourent la plage, ramassant tout ce qu’ils trouvent : argent, montres, baladeurs, quelquefois caleçons et maillots de bain.
3Au Salvador, Guatemala et Honduras, l’évolution des délinquances juvéniles, notamment chez les enfants des rues ne diffère pas de celle du Brésil avec l’existence des « Maras » et des « Pandillas » - gangs de jeunes âgés de 12 ans au moins. Selon Rodgers (2004) en effet, les estimations des violences délictuelles et criminelles relevant des « Maras » et des « Pandillas » oscillent entre 10 % et 60 % de la criminalité en Amérique centrale.
4En Afrique, les enfants et jeunes des rues, portant sur leurs visages les stigmates de plus en plus marqués par la vie qu’ils mènent et la drogue qu’ils absorbent, s’orientent progressivement, vers d’autres formes de sociabilité, non dans la société mais contre elle (Marguerat, 1997). La rue risque ainsi, de devenir une véritable contre-société où la survie de ces communautés marginalisées reposera vraisemblablement plus sur des activités délictueuses de plus en plus dangereuses pour la société dite “normale”. Cette prédiction est visible en République Démocratique du Congo où de jeunes désœuvrés, appelés « Kuluna » terrorisent les populations à Kinshasa, la capitale. Ces jeunes, selon Mujinya (2015) utilisent des machettes, bouteilles, tournevis, toutes sortes d’objets tranchants pour faire mal. Il en est de même en Côte d’Ivoire. En effet, au lendemain de la crise post-électorale de 2011, Abidjan, la capitale économique de ce pays est confrontée à un phénomène de jeunes criminels organisés en bandes communément appelées “microbes”, qui crée la psychose parmi la population (Gaulithy, 2015). Ces enfants et adolescents munis d’armes blanches et quelquefois d’armes à feu, agressent les populations avec une violence inouïe pour s’approprier leurs biens, créant ainsi l’émoi chez les Ivoiriens (Bamba, 2016). Selon Bah et Niamké (2016), cette criminalité juvénile violente à Abidjan est surtout le fait d’enfants soldats reversés à la vie civile sans avoir été resocialisés.
5Les délinquances juvéniles au regard de ce qui précède s’inscrivent essentiellement dans des perspectives théoriques déterministes, à savoir que c’est la société qui est productrice de la violence juvénile. Ainsi, pour éviter d’être tributaire des conflits d’interprétations ou des débats médiatiques qui ont souvent lieu autour de la délinquance juvénile orchestrée par les “microbes”, il apparaît nécessaire d’interroger les causes du phénomène pour mieux l’appréhender. Cette approche nous amènera à adopter une certaine prudence face à toutes sortes de mythes et de stéréotypes liés au phénomène des “microbes” à Abidjan.
6Cette étude, qui participe à un débat déjà largement entamé par les médias et les pouvoirs publics sur le phénomène des “microbes”, a pour objectif d’en analyser les causes pour mieux le comprendre et l’expliquer. Pour ce faire, nous nous sommes posé un certain nombre de questions :
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L’identité de “microbes” attribuée aux jeunes délinquants, n’est-elle pas stigmatisante ?
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Quel est le profil sociodémographique des “microbes” ?
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Quel est le mode opératoire des “microbes” ?
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Quelle est l’idéologie criminelle des “microbes” ?
7Les résultats de cette étude seront structurés autour de la description et de l’analyse des causes du phénomène des “microbes”. Ces résultats seront précédés de la présentation de la méthodologie de travail.
8La méthodologie présente le site de l’étude, les participants à l’enquête, le recueil et l’analyse des données.
9L’étude s’est déroulée dans la ville d’Abidjan, capitale économique de la Côte d’Ivoire, durant une période de deux (2) mois. Cet espace a été retenu comme champ d’étude, car une enquête préliminaire dans le District d’Abidjan a montré que les populations des communes d’Abobo, Attécoubé, et Yopougon sont souvent victimes de l’action des “ microbes” et la presse écrite en fait un large écho.
10Les participants à l’enquête appartiennent à différentes catégories sociales susceptibles d’éclairer l’objet. Il s’agit essentiellement des “microbes” (12), des populations (15), des agents et responsables de la Police Nationale (18), de personnes ressources (12) (éducateurs spécialisés, psychologues, sociologues, médecins, responsables d’ONG travaillant sur le phénomène des “microbes”) et de victimes de l’action des “microbes” (06).
11Finalement, soixante-trois (63) personnes ont répondu à nos préoccupations.
12L’échantillon des “microbes” qui est la population cible, est réduit,par la difficulté à l’approcher et donc à enquêter. Le choix de l’échantillon d’enquête s’est fait de manière empirique, notamment sur la base du choix raisonné.
13Le recueil des données a reposé sur l’entretien semi-directif et l’observation directe. S’agissant de l’entretien, un guide constitué de questions ouvertes a permis aux enquêtés de s’exprimer sur leur vécu et les logiques qui sous-tendent les actions des “microbes”. L’observation directe a permis de nous familiariser avec le milieu, et ainsi, de nous faire accepter par les enfants “microbes” et par conséquent pouvoir constater par nous-mêmes les attitudes et comportements liés au phénomène de criminalité violente chez les enfants.
14Les données obtenues au cours de cette enquête ont été organisées et analysées qualitativement.
15Les résultats de l’enquête s’articulent autour de la description et de l’analyse des causes du phénomène des “microbes”.
16L’enquête de terrain et la littérature consultée montrent que l’identité de “microbe” est une caricature des jeunes délinquants qui agressent, en horde et à l’aide d’objets contondants, les populations dans les rues d’Abidjan, depuis la fin de la crise post-électorale. Ce concept, qui fait référence aux organismes microscopiques unicellulaires, facteurs de maladies infectieuses, traduit la désapprobation du groupe de référence vis-à-vis du comportement déviant de ces jeunes gens.
17Leur identité, ainsi réduite à cette étiquette de “microbe”, peut conduire les populations et les pouvoirs publics à des pratiques hygiénistes visant à les éradiquer afin que le corps social s’en porte mieux. Cette réaction sociale, induite par un regard dévalorisant et simplificateur, se matérialise par le rejet, l’hostilité et une approche sécuritaire du phénomène (police expéditive et lynchage à mort de présumés “microbes”).
18La stigmatisation amène aussi certains de ces jeunes gens à intérioriser les attitudes négatives de la société à leur égard et finissent par penser qu’ils méritent cette opinion négative. Une telle situation conduit certains ‘‘microbes” à éprouver des sentiments d’exclusion et de rejet et par conséquent à accepter cette opinion négative qui les éloigne davantage de la possibilité de quitter les bandes criminelles auxquelles ils appartiennent.
19On peut donc dire que la stigmatisation et ses conséquences mettent à mal la réinsertion de ces jeunes délinquants qui souvent, ont simplement besoin d’être accompagnés pour adopter des comportements pro-sociaux.
20Pour ce qui est du profil sociodémographique des “microbes”, on peut noter qu’ils sont âgés approximativement entre 10 et 20 ans en général - c’est d’ailleurs la tranche d’âge la plus active sur le terrain. Mais il arrive que des plus jeunes (moins de 10 ans) et des plus âgés (plus de 20 ans), participent aux actions de ces bandes criminelles – les plus âgés en général protègent les plus jeunes et ce sont eux qui commanditent souvent les agressions. Les membres de ces gangs sont essentiellement de sexe masculin et souvent consommateurs de drogues.
21Ces enfants et adolescents “microbes” sont victimes de conditions familiales délicates, de précarité, d’analphabétisme, de déscolarisation. Ces gamins ont une présence physique bien visible dans les rues où ils officient souvent en tant qu’apprentis, chargeurs, cireurs, vendeurs ambulants.
22Les “microbes”, contrairement aux autres petits délinquants des rues, sont réputés ultra-violents. Ils ne se contentent plus de la petite délinquance, à savoir les vols à l’arraché, les vols avec intimidation ou dans les véhicules, les larcins, les petits trafics de stupéfiants. Ils se constituent plutôt en bandes armées pour s’attaquer aux populations, qu’ils traumatisent. En effet, armés de machettes, couteaux, faucilles, gourdins et marteaux, les “microbes” investissent généralement de façon spontanée et en nombre impressionnant – une ou plusieurs dizaines de gamins – les rues des quartiers populaires à visage découvert et s’en prennent très violemment aux passants qu’ils blessent, tuent avant de les déposséder de leurs biens – argent, téléphones portables, montres et bijoux. Aussi, force est de souligner que cette violence inouïe dont ils font preuve se nourrit davantage de fantasmes sadiques – ils prennent plaisir à voir mourir leurs victimes de façon atroce – et apparaît comme une marque de bravoure et de férocité. Les actions meurtrières chez ces gangs de gamins visent alors à créer terreur et désolation au sein des populations et confèrent du prestige aux agresseurs.
23Après la fin de la crise politico-militaire de 2011, la Côte d’Ivoire est dans une situation économique apparemment reluisante, avec un taux de croissance de 8%, mais dont toutes les catégories sociales ne semblent pas recevoir les dividendes. En effet, comme le témoigne une enquête sur le niveau de vie des ménages en Côte d’Ivoire (INS-ENV, 2015), la pauvreté s’est accrue avec la crise post-électorale de 2010-2011. Le taux de pauvreté est estimé à 46%. L’enquête de terrain montre que dans des quartiers de l’agglomération abidjanaise, où les familles sont taraudées par la pauvreté et le chômage, il existe une supervision déficiente des enfants. Ces derniers, généralement livrés à eux-mêmes dans la plupart des cas, intégrent les bandes criminelles du quartier susceptibles de leur permettre de faire face aux besoins d’argent et de nourriture, que les parents ne peuvent leur procurer.
24Les investigations ont montré que la délinquance de ces jeunes gens existe essentiellement pour faire face à la pauvreté des familles. Ils intègrent des bandes de “microbes” et les revenus des activités délinquantes qu’ils mènent profitent donc à toute la famille - nourriture, soins de santé, scolarité des enfants - comme en témoignent les propos suivants de “microbes” interrogés :
« Avant c’était difficile pour manger à la maison, mais aujourd’hui le travail que je fais me permet de donner de l’argent à la maison pour faire à manger » (I.B., 14 ans).
« Nous sommes obligés de blesser et tuer les gens pour “gagner pour nous” [avoir de quoi survivre]. nous-mêmes, on sait que ce n’est pas bon, mais dans “pays-là” [ce pays] c’est chacun pour soi » (S.A., 16 ans).
« Quand je vole, j’envoie l’argent à la maison sans dire où j’ai eu, mais je sais que tout le monde “sait dans quoi s’est quitté” [s’imaginent un peu la provenance]. Mais ils “demandent pas, pour ne pas être dedans”, [n’osent pas demander pour ne pas se sentir complices], car le travail qu’on fait n’est pas trop bon » (Y.D., 17 ans).
25Au regard de ce qui précède, nous pouvons dire que les familles qui connaissent des difficultés économiques et sociales constituent un important facteur de risque associé à la délinquance. C’est d’ailleurs dans ces familles que les “microbes” recrutent la plupart de leurs membres. L’enquête révèle aussi que bon nombre de délinquants considèrent les activités criminelles qu’ils mènent au sein des bandes de “microbes” comme leur travail et par conséquent légitime ainsi que l’illustrent les propos des enquêtés ci-dessus.
26Les résultats de l’enquête montrent que les “microbes” sont pour la plupart, des enfants des rues de la ville d’Abidjan. Ils n’ont pas connu d’enfance et par conséquent, pas d’amour, pas de protection familiale, ni d’apprentissage à une vie harmonieuse. En effet, issus généralement de familles pauvres, ces enfants n’ont pas eu accès à l’école ou du moins, ils ont dû l’abandonner très tôt, faute de moyens financiers des parents. Ils sont donc essentiellement analphabètes, illettrés, déscolarisés et côtoient au quotidien la violence dans les rues où ils y passent la majeure partie de leur temps. Ils y reçoivent généralement une éducation criminelle. Ces enfants survivent à la faim, à la soif, aux travaux dangereux, aux harassements de la police et aux abus de toutes sortes grâce à leurs compétences cognitives et à la consommation de drogue. Ces jeunes gens ne connaissent pas les vraies joies de l’enfance, de la famille et se considèrent par conséquent comme des exclus de la société. À ce propos, nous avons pu recueillir les témoignages suivants :
« On n’est pas né microbe, on est devenu microbe, parce qu’on n’a pas eu la chance d’aller loin à l’école et aussi d’être bien éduqué comme les autres enfants. Plus personne ne veut de nous, donc on fait de notre vie ce que bon nous semble » (K.R., 17 ans).
« On voyait nos amis avec les jolis téléphones portables, de beaux habits, mais nous on ne pouvait pas avoir aussi et donc on a décidé de prendre ça de force ou bien de chercher l’argent pour payer pour nous, c’est pourquoi on attaque les gens » (G.T., 19 ans).
27Ces propos témoignent de la vulnérabilité de ces enfants, qui désespèrent de la vie et développent des contre-valeurs. On assiste alors à un usage radical et justifié de la violence chez ces jeunes délinquants, comme en témoignent les propos de ces chefs “microbes” :
« Les policiers cherchent à nous tuer sans nous comprendre, alors que c’est parce qu’on n’a rien pour “vivre bien” [bien vivre] qu’on devient microbe. Et puis d’ailleurs, on n’a pas peur de mourir, car on n’a rien à perdre et comme on sait qu’on peut nous tuer à tout moment, nous aussi on est sans pitié avec “les gens” [nos victimes] » (Z.M., 20 ans, chef microbe).
« On n’est pas allé à l’école. Depuis qu’on est petit, on est dans la rue et les gens “font rien avec nous”, [sans que l’État ne nous vienne en aide]. “Depuis que on a commencé à piquer” [Depuis que le phénomène des ‘‘microbes’’ existe], tout le monde s’intéresse à nous, on est devenus stars (rires) » (Y.S., 19 ans, chef microbe).
28Les propos de ces jeunes gens traduisent un fort sentiment d’exclusion de la société dite “normale”. Les violences criminelles chez ces individus apparaissent alors comme une révolte sociale, une réponse au mal être dont ils sont victimes et une caractéristique de l’absence d’intégration.
29Cette perception d’injustice, d’indifférence, de discrimination, de marginalisation et d’exclusion explique les violences criminelles chez les “microbes”, qui accusent le système social de ne pas accorder les mêmes chances de réussite à tous les enfants. La criminalité violente dont ils se rendent coupables n’est que l’expression d’un mécontentement et d’une frustration, voire un rejet des valeurs prosociales auxquelles ils ne croient plus.
30Les enfants et adolescents impliqués dans la criminalité violente prennent généralement leur inspiration dans les fumoirs, qui sont des espaces assez discrets où l’on vend et consomme de la drogue. C’est généralement dans ces espaces que les “microbes” se réunissent, prennent leurs doses de drogue avant de s’attaquer aux populations.
31Ces bandes de gamins réputés ultra-violents qui écument les rues d’Abidjan, commettent des crimes et délits sous l’influence d’une consommation aiguë ou chronique de drogue. Bien que les liens entre drogues et crime ne soient pas évidents, il faut néanmoins signaler que les substances psychoactives constituent des produits très couramment associés à la perpétration de divers crimes, notamment chez les jeunes délinquants. Ces différentes consommations exacerbent souvent des problèmes psychopathologiques et sociaux existants chez ces jeunes, ce qui peut souvent expliquer l’atrocité de leurs agressions.
32Au cours de nos investigations, des délinquants nous ont confié ne pas avoir le courage de poignarder un individu tant qu’ils n’étaient pas sous l’effet de la drogue et que par conséquent l’existence des fumoirs était fondamental à l’existence même du phénomène des “microbes”. Il est notoire également que la consommation régulière de la drogue permet à ces jeunes gens “d’oublier” les crimes atroces commis, car n’étant pas toujours en mesure de supporter l’atrocité des actes commis, comme l’affirme un des gamins appartenant à une bande de “microbes” : « souvent quand la drogue finit dans le corps, tu revois les visages des gens tués, tu entends les cris des gens te demander pardon de ne pas les tuer. Ce n’est pas facile à supporter, donc on est toujours dans les fumoirs pour “se doser” [renouveler notre dose] ».
33L’enquête de terrain révèle que les “microbes” disposent d’un important réseau de receleurs au sein de la ville d’Abidjan. Il s’agit essentiellement de personnes qui tiennent de petits commerces et qui au-delà de l’activité apparente légale qu’elles exercent, achètent et revendent les objets volés que leur proposent les “microbes”. Ce capital social disponible et à disposition permet à la bande de gamins criminels de les débarrasser des objets volés en toute impunité et par conséquent de rentabiliser de manière significative les revenus qu’ils retirent de leurs activités criminelles.
34Les receleurs sont généralement connus dans le milieu pour leurs activités illicites, mais nullement inquiétés car bénéficiant de la loi du silence, indispensable pour rester en vie. À ce propos, T. N., un receleur affirme : « moi je suis vendeur de cellulaires à la gare ici, mais c’est moins rentable que la revente des objets volés. Donc je me suis un peu spécialisé dans ce business et je m’en sors assez bien. Mais, celui qui s’amuse à me dénoncer, les enfants là vont le tuer, car je leur permet d’écouler rapidement leur butin ».
35Si l’on s’en tient aux informations recueillies auprès des mis en cause, l’activité de recel s’avère hautement rentable pour les différentes parties et par conséquent l’existence d’un réseau de receleurs à la solde des délinquants des rues au sein de la ville d’Abidjan constitue un facteur de risque majeur pour la pérennité du phénomène des “microbes”.
36À la suite du conflit post-électoral, un processus de démobilisation, de désarmement, de resocialisation et de réinsertion est mis en place, pour favoriser le retour à la vie civile de tous les ex-combattants non retenus dans l’armée. Mais l’ADDR, structure mise en place par l’État de Côte d’Ivoire en vue de la réintégration des ex-combattants au lendemain de la crise post-électorale, ne prendra pas en compte les enfants soldats, qui ont pourtant pris une part active à la guerre. Ces enfants seront donc écartés purement et simplement du processus de désarmement, de démobilisation et de réinsertion. Une telle situation a inculqué chez ces enfants – généralement déscolarisés et issus de familles en situation de précarité sociale – le sentiment de trahison, d’abandon et de rejet.
37Ces enfants dont l’identité a été dénaturée pour en faire des combattants, des soldats lors de la crise post-électorale, perçoivent alors la criminalité violente comme un moyen d’exprimer leur mécontentement face à l’indignation et au rejet dont ils ont été l’objet. Ils vont donc favoriser la création de gangs de jeunes pour se venger de la société. Ils y impliquent des enfants et adolescents en difficultés, à qui ils permettent de gagner de l’argent grâce à une criminalité de prédation. En somme, il ressort que le phénomène des “microbes” est aussi lié à la remise à la vie civile des enfants soldats de la crise post-électorale, sans avoir été resocialisés.
38L’étude montre que le phénomène des “microbes” est une réalité prégnante de l’activité criminelle à Abidjan. C’est le fait d’individus vulnérables dont l’âge se situe approximativement entre 10 et 20 ans en général, bien qu’il arrive que des plus jeunes et des plus âgés participent aux actions de ces bandes criminelles. Ces enfants et adolescents victimes de conditions familiales délicates, de précarité, d’analphabétisme et de déscolarisation, se constituent en bandes armées (machettes, couteaux, faucilles, gourdins et marteaux), investissent de façon spontanée et en nombre impressionnant les rues et s’en prennent très violemment aux passants qu’ils dépossèdent de leurs biens.
39Les résultats de l’enquête montrent que le phénomène des “microbes” est lié à l’indigence économique des familles, qui amène les enfants à la délinquance pour subvenir à leurs besoins à tous. Cette criminalité violente est également le fait de jeunes gens qui dénoncent à travers leurs actions répréhensibles une exclusion de la société globale. Le phénomène des “microbes” est ainsi et aussi l’expression du mécontentement d’enfants soldats utilisés lors de la crise post-électorale et remis à la vie civile sans avoir été resocialisés.
40Les travaux montrent en outre que les fumoirs, où les “microbes” se ravitaillent en drogue, sont à l’origine des comportements ultra-violents des jeunes délinquants en exacerbant les problèmes psychopathologiques et sociaux chez eux.
41Aussi, les violences criminelles des “microbes” prospèrent grâce à un réseau de receleurs qui permet l’écoulement rapide et discret des objets volés en toute impunité.
42Par ailleurs, les résultats de cette étude montrent que ce sont essentiellement les difficultés économiques et sociales, à l’origine de l’exclusion de nombreux jeunes gens qui expliquent le phénomène des ”microbes” à Abidjan. Ces résultats s’intègrent aux théories de l’exclusion, notamment celle relative à l’exclusion comme fruit des inégalités sociales développée par Robert Merton, en 1938 qui estime que les inégalités sociales briment les aspirations des individus à la réussite sociale. Cette forme d’injustice sociale permet de comprendre la naissance de comportements de rébellion contre la société, à l’image des “microbes” dont les agissements sont dirigés contre la société.
43Les résultats de nos recherches au plan empirique, s’apparentent à ceux de Mucchielli (2004), dont les travaux montrent que ce sont les processus économiques et sociaux qui fabriquent l’exclusion et le mépris, qui sont les ressorts logiques de la violence chez les jeunes en France.