1Dans la lignée critique des travaux de Foucault, de nombreux travaux du champ du travail social dénoncent aujourd’hui la dimension de capture des dispositifs d’intervention, lorsque ceux-ci visent à / font entrer les modes d’existence des individus dans des catégories ou un ordre unique prédéfinis (de Jonckheere, 2010). Ils prônent le développement d’autres visées ou modes d’action, permettant une participation des usagers à la définition des problèmes qui les concernent, dans une mise en œuvre de l’idéal démocratique et du principe d’égalité des citoyens.
2Notre article vise à décrire comment des professionnels du travail social agissent concrètement pour promouvoir cette participation dans un dispositif d’aide-contrainte dit de visite médiatisée. Sur la base d’une décision administrative ou judiciaire, ce dispositif vise à permettre à des enfants placés durablement en institution ou en famille d’accueil de rencontrer leurs parents biologiques en présence d’un tiers.
3Les pratiques de ce dispositif conjuguent protection de l’enfance (aide-contrainte), soutien à la parentalité, évaluation de celle-ci et soutien du lien entre l’enfant et sa famille ; elles se déroulent en présence de l’enfant et de son ou ses parents et/ou de sa famille et s’appuient sur des activités de l’ordre de la vie quotidienne. Elles se différencient ainsi des dispositifs classiques par entretiens (Boutanquoi et al., 2014 ; Seron et Wittezaele, 2009), de médiation (Volckrick, 2007) ou des conversations sur les besoins des enfants (Lacharité, 2015) et développent selon notre analyse une autre modalité d’intervention que nous nommons ‘pratiques au présent’.
4La fréquence, la durée de ces visites, la présence du professionnel et même globalement ce qui s’y passe (parler, jouer, manger, se promener) ne varient que peu d’une visite à l’autre. Cela fait partie du mandat ou est organisé à l’avance. La participation du parent et de l’enfant dans le temps même des visites se limite-t-elle dès lors à choisir le lieu de la promenade ou la composition du goûter ? Une participation qui semble être bien futile au vu des enjeux de ces visites. Nous verrons qu’une participation significative peut se déployer dans ces moments. Mais pour la voir, la décrire, tout un travail de la part des chercheurs que nous sommes est nécessaire ; et pour la favoriser, tout un savoir-faire de la part des professionnels.
5Pour décrire comment les professionnels s’y prennent concrètement, nous avons adopté une démarche d’analyse du travail. Historiquement, celle-ci consiste à décrire ce que les « gens d’en bas » dans les situations de travail font, en ne réduisant pas leur travail à de la pure exécution de ce qu’ont pensé les concepteurs. Considérant que toute activité se fabrique à chaque instant en prenant plus ou moins appui sur les participations concrètes des uns et des autres, c’est au sein d’une activité d’accompagnement ordinaire que nous avons choisi d’observer ces processus de participation.
6Après une présentation du dispositif de visite médiatisée avec ses enjeux dans le champ de la protection de l’enfance (parties 1, 2), nous expliciterons notre cadre théorique (partie 3). Celui-ci permettra d’analyser de près deux moments d’activité que nous jugeons emblématiques de ce qui se passe dans cette modalité d’intervention (partie 4). Nous conclurons en synthétisant comment les professionnels de cette équipe habitent le dispositif d’aide-contrainte pour favoriser la saisie de celui-ci par les parents et les enfants, à leur manière, dans une forme de participation des uns et des autres qui place en son centre un rapport particulier au présent, à sa dimension expérientielle et événementielle.
7Que l’on parle de développer le pouvoir d’agir des usagers ou leurs capabilités, il s’agit bien d’affirmer que participer implique bien davantage qu’intervenir dans une situation dont les règles sont préétablies avec une visée de biens communs imposés (Zask, 2011). Dans le champ du travail social, ce mouvement général prône une participation des personnes à la définition des règles, des finalités des interventions qui leur sont adressées. Dans le champ de la protection de l’enfance, depuis la signature de la convention des droits de l’enfant en 1989, la prise en compte de l’enfant comme sujet de droit a été suivi d’une place croissante accordée aux parents, à leur souffrance et potentialités (Clément, 1993). Ce changement s’est accompagné d’un renouvellement des références professionnelles, passant d’une approche diagnostique des difficultés à une approche davantage basée sur un inventaire des potentialités de la famille. C’est le passage d’une logique d’expertise et assistance à une logique de participation et citoyenneté (ou encore un travail social d’intermédiation, Vrancken, 2012) qui est ici revendiqué, accordant dès lors une place centrale à la construction d’une alliance entre professionnels, parents et familles.
8Si ces idées semblent aujourd’hui faire consensus, leur inscription dans l’agir concret rencontre des difficultés (Boucher, 2015). Les manières d’assurer cette inscription ne sont soit pas développées (comme si suffisaient une volonté bonne et des injonctions avisées), soit sont proposées sous forme de méthodes dites participatives qui s’appliqueraient dans toute situation et laissent dans l’ombre les habilités nécessaires à leur utilisation. Dans ces méthodes, c’est in fine une pratique communicationnelle et délibérative basée sur l’argumentation et l’appel à des principes qui fonde et sert de garant principal pour la participation. Les exigences normatives et concrètes de cette forme de participation sont souvent implicites et paradoxalement imposées.
9Les travaux qui développent une conception non-applicationniste de l’action, pour laquelle c’est dans l’action même que se créent des réponses en/à la situation, nous permettent de faire l’hypothèse que pour assurer l’inscription de ces différentes injonctions dans l’agir concret, il faut prendre au sérieux les spécificités des situations et comment les professionnels à la fois construisent et sont contraints par ces situations.
10Pour les pratiques qui nous intéressent, nous retenons les spécificités suivantes. Premièrement, ces injonctions en faveur d’une plus grande participation doivent se conjuguer avec une mission de protection de l’enfance (et la préséance de son intérêt) (Lacharité, 2015 ; Berger, 2005). Deuxièmement, il s’agit de faire avec une aide-contrainte marquée par une caractérisation judiciaire et/ou diagnostique (médical et/ou social) du parent, susceptible de créer une forte asymétrie et de renforcer des risques d’assignation, de récalcitrance ou d’adhésion simulée. Troisièmement, ce dispositif ne vise pas in fine la participation mais à instaurer des moments de rencontre entre un enfant et son parent biologique. Dans cette optique, la participation est au service, ou du moins doit se conjuguer, avec un engagement émotionnel des parents et des enfants et une rencontre entre ces engagements (la coprésence n’est pas suffisante). Ces engagements ne peuvent se prescrire et échappent même en partie à la volonté des parents et des enfants eux-mêmes. De même, ce qui favorise leur advenue ne peut être normativement prédéfini.
11Comment font donc les intervenants de ce dispositif pour non seulement aider parents et enfants à se constituer comme des acteurs de leur vie, mais également pour favoriser une rencontre entre eux ? Quels savoir-faire sont développés pour qu’une participation réelle se déploie dans l’agir concret, une participation à la hauteur des enjeux de ces moments si particuliers ? Avant de présenter le cadre théorique que nous avons développé pour les analyses, présentons le dispositif lui-même.
12Le dispositif de visites médiatisées étudié a été mis en place, dans le canton de Vaud, en 2008. Il s’inscrit dans le cadre du développement d’une nouvelle politique cantonale socio-éducative en matière de protection des mineurs, laquelle de manière générale tendait à renforcer la réhabilitation des compétences parentales, à soutenir le lien parent-enfant (y compris dans les situations de placement) et à favoriser leur autonomie, autant que possible.
13Dans cet « esprit », la prestation de visites médiatisées a été créée pour mettre en place et assurer la gestion des visites dans certaines situations d’enfants placés durablement hors de leur milieu familial qui ne peuvent rencontrer leur-s parent-s hors de la présence d’un tiers. Et ce en raison de maltraitances et/ou négligences sévères, de difficultés sociales et/ou psychologiques, ou lorsque « la reprise du lien après une séparation nécessite un soin particulier » (concept institutionnel). La plupart des parents qui ont accepté de participer à notre recherche présentaient des souffrances, voire des troubles psychiques dans le moment de la visite. Dans tous les cas, le sens de ce dispositif « n’est pas la problématique du parent mais ses répercussions possibles sur le lien à l’enfant » (idem).
14Cette structure de visites médiatiséesest composée d’une dizaine d’éducatrices et éducateurs (répartis en deux équipes). Ils interviennent sur mandat d’un service placeur (Service de Protection de la Jeunesse ou Office des tutelles et curatelles professionnelles) qui fixe le cadre et les conditions d’exercice du droit de visite. En tant que dispositif d’observation de la qualité du lien parent-enfant, il renseigne régulièrement le service placeur concerné du déroulement des visites.
15Concrètement, l’intervenant-e va chercher l’enfant dans sa famille d’accueil et l’y ramène ensuite au terme de la visite qui dure de 1h à 1h30 en moyenne, au rythme maximum d’une fois par semaine. Dans le cadre des visites objets de notre recherche, l’intervenant-e est présent tout au long de la visite. Lors de celle-ci, parent-s et enfant-s partagent généralement un temps de repas, font une activité ensemble.
16Les travaux développés dans le champ large de l’analyse du travail (Barbier et Durand, 2017) se sont développés à partir de la distinction fondatrice entre travail prescrit et travail réel de l’ergonomie traditionnelle de langue française et depuis une critique d’une conception rationaliste, planificatrice et applicationniste de l’action. Ces travaux montrent que lorsque le professionnel agit, il ne peut se contenter d’appliquer des prescriptions, des théories ou de mettre en œuvre des politiques. Il s’achoppe au réel et un travail interne d’organisation est nécessaire en cours d’activité, travail qui se déroule dans le temps et s’organise « dans et par le moyen » de l’environnement (Quéré, 2006). Ce travail est celui d’une intelligence qualifiée de pratique. Selon ces travaux, il y a une dimension événementielle, émergente de l’action qui ne s’explique pas depuis des déterminismes.
17Les recherches qui portent sur les pratiques professionnelles considèrent, la plupart du temps implicitement, d’une part que les injonctions/prescriptions auxquelles sont soumises les pratiques auraient des significations dictant ce qu’il convient de faire pour les professionnels ; d’autre part que leur expertise et marges de manœuvre résident dans une réflexion ou un positionnement éthique face à ces prescriptions/injonctions. Éthique au sens de « faire porter des principes et des règles sur les faits inhérents au cas » (Diamond, 2004, p. 419). C’est alors la réflexion ou le positionnement éthique qui permet, dans cette conception de l’intelligence pratique, de faire tenir ensemble (par hiérarchisation, compromis, distance) des prescriptions souvent en tension.
18Pour décrire la participation dans ces pratiques de visites médiatisées, et prendre au sérieux les situations ainsi que les dimensions expérientielles et événementielles de l’action, une autre conception de l’intelligence pratique doit selon nous être développée. Ce que nous allons maintenant faire en prenant appui sur le pragmatisme et de manière encore qu’esquissée sur les travaux de Waldenfels.
19Pour Dewey, ce qui intervient dans la constitution de l’activité n’est pas un environnement au sens d’une somme d’entités isolées avec lesquelles le professionnel entrerait en relation, mais un ‘tout contextuel’ qu’il nomme situation (Mezzena, 2018). Dans l’expérience du professionnel, « un objet ou événement est toujours une portion, une phase ou un aspect particulier d’un monde environnant expériencié- d’une situation » (Dewey, 1993, p. 128). La situation est qualitative au sens où elle possède des caractéristiques propres qui lui donnent sa configuration unique et induplicable, et elle est immédiatement sentie comme un tout, elle s’impose à l’individu qui s’y trouve pris (une situation ‘eue’). La situation est également qualificative au sens où tous les éléments constitutifs de la situation prennent une ‘coloration’ spéciale du fait même de la relation dans laquelle celle-ci les place.
20Pour Dewey, une situation est ouverte à une investigation/transformation pratique qu’il nomme ‘enquête’, parce que ses éléments constitutifs ne tiennent pas ensemble. Il distingue ainsi un tout unifié qui a sa qualité propre, ce qui est le cas de toute situation, et un tout équilibré, c’est-à-dire que les rapports entre les entités sont suffisamment harmonieux. L’atteinte d’une situation comme tout unifié et équilibré est ce qui contrôle le processus de l’enquête et oriente son déroulement dans le temps. Bien que ce soit la qualification d’ensemble de la situation qui guide le professionnel (et non pas une réflexivité, cf. Mezzena, 2018), celui-ci ne peut cependant agir que sur des éléments et des relations entre éléments de la situation (une forme d’agir nécessairement indirect, Stroumza & al., 2018). Le travail d’enquête qui configure les éléments constituant la situation est un processus de confrontation au monde, d’exploration et de transformation de la situation. Un processus qui affecte et est affecté par la perception, l’imagination, ce qui est vécu par le professionnel. Un processus à la fois actif et passif : exiger du monde, se sentir obligé par le monde. En enquêtant, le professionnel anticipe, apprécie, expérimente les éléments de l’environnement pour orienter la situation dans laquelle il est pris et obtenir certains effets (répondre à sa mission). Cette appréciation se réalise à la fois dans l’instant présent et dans le cumul des effets sur une temporalité plus longue.
21Nous considérons que la survie et le développement de pratiques dans une certaine stabilité attestent d’une qualité minimale de celles-ci, plus précisément qu’elles ont globalement réussi à faire tenir ensemble les différentes entités de l’environnement dans une même orientation. Nous nommons perspective, cette orientation commune à l’équipe et modèle, l’ensemble de repères fiables et stables qui nous permettent de décrire cette orientation et qui servent également de guides pour les professionnels dans leur travail de construction de la perspective, dans leur engagement dans ce travail d’enquête.
22Même si le professionnel participe à la définition de la situation, il n’en est pas l’auteur, parce que « la nécessité pratique de répondre à une situation confronte à des sollicitations qui ne relèvent pas uniquement ou d’abord de notre volonté propre » (Pittet, 2019) et que le professionnel est pris et entraîné dans la perspective, qui lui fait faire des actions (Latour, 2000). Le professionnel est dès lors, dans son expérience, à la fois décalé de lui-même et reconduit à lui-même (Pittet, 2019). Une expérience que Waldenfels qualifie de diastatique.
23Cette intelligence pratique n’est pas de l’ordre de la délibération dans une conception du raisonnement pratique en termes d’enchaînements de raisons d’agir et d’actes, elle accorde une place centrale à l’expérience et à la perception (Ogien et Quéré, 2005) et non pas seulement comme objets ou moyens d’une réflexion.
24Dans cette optique théorique, tout élément de la situation participe nécessairement à la construction de l’activité (lorsque celle-ci a une certaine stabilité). Cette participation peut cependant avoir des intensités et des orientations différentes suivant la perspective dans laquelle cette participation s’inscrit/contribue à construire. Le partage d’une perspective commune par les parents, les enfants et les professionnels n’est en effet pas acquis d’emblée, ni même jamais une fois pour toutes. Cela doit se construire, se maintenir tout au long de l’activité.
- 1 De même, la notion de bien de l’enfant est d’un point de vue juridique indéterminée (COPMA, 2017).
25Les prescriptions ou injonctions imposent leur prise en compte (en ce sens elles orientent l’activité), mais ne disent pas comment elles doivent être prises en compte, elles ne préfigurent pas l’action1. Aucune analyse fine des politiques publiques ne prédéfinit comment y répondre.
26Saisir les prescriptions comme orientant mais ne préfigurant pas l’action permet ainsi de ne pas considérer que les problèmes définis en dehors du travail social lui sont imposés, telles des injonctions à des actes déterminés, comme des problèmes ‘tout faits’ qui seraient à accepter ou à refuser tels quels (de Jonckheere, 2010). Cela permet de considérer les problèmes comme devant être (re)construits par les professionnels depuis leur modèle, avec les usagers. Le modèle développé par l’équipe ne décrit ainsi pas des manières concrètes de travailler, mais une manière de construire les problèmes auxquels s’adresse l’intervention. Les solutions appelées par le problème se construisent, elles, localement, de manière non prédéfinie. Le travail interne d’organisation qui s’effectue en cours d’activité à la fois s’appuie sur les repères du modèle et doit faire avec l’événementialité de l’action, avec ce qui’il se passe (ou pas).
27L’autonomie nécessaire à l’accomplissement du travail n’est cependant pas une indépendance. Ce n’est pas aux travailleurs sociaux de décider unilatéralement qu’ils répondent bien à leurs prescriptions, ni de redéfinir les politiques publiques. Faire ‘remonter’ et faire valoir ce qui s’invente dans les pratiques dans d’autres espaces-temps que celui de la coprésence avec le parent et l’enfant (par exemple dans des séances de réseau) peut amener à faire évoluer sur une temporalité plus longue les politiques publiques mais aussi à considérer certaines (re)constructions comme non légitimes.
28Pour décrire plus finement ce travail de (re)construction et d’orientation à l’œuvre dans les activités et la forme particulière d’attention aux détails que la modalité d’action étudiée requiert, le perspectivisme développé par les travaux pragmatistes d’orientation réaliste nous paraît tout à fait heuristique. Dans cette conception, le rapport de tout vivant à son monde est un rapport d’intérêt, une relation à ce qui compte (Despret et Galetic, 2007). Il s’agit à la fois de considérer que le monde/le vivant ont une existence indépendante et que leurs qualifications et plus largement les détails qui importent, résultent des relations entre le vivant et le monde.
29Non pas un monde objectif avec des qualifications qui existent sans nous, au sens où nous ne ferions que les recevoir passivement, celles-ci appartenant à un monde ‘déjà donné’. Des détails qui devraient importer (ou non) pour tous. Ni non plus un monde subjectif, au sens où il existe par nous, un monde qui ne serait que ce que nous projetons. Avec des détails finalement anecdotiques, ce qui importerait étant ce qui est projeté. Le perspectivisme, lui, fait référence à un monde qui existe avec nous. Une construction/exploration de significations qui résulte d’un corps à corps entre le monde et les vivants, qui se construit dans l’action. Avec une signification qui ne résulte pas d’un acte d’ajout intellectuel, mais qui vient de l’engagement dans l’action. « C’est dans les actes que le monde nous résiste au mieux, qu’il nous oblige à le prendre en considération. En d’autres termes, c’est en éprouvant ce qui résiste, au travers de l’action, que la réalité se donne comme commune » (idem, p. 71). Des détails qui à la fois construisent et sont construits par un engagement dans le monde,
30Le vivant traverse différents espace-temps, qui ont des exigences propres, et dans lesquels se trouvent d’autres personnes qui ont également des perspectives spécifiques. Qu’il s’agisse de leurs vies quotidiennes séparées, de ces moments de visite dans lesquels ils sont co-présents, des autres espaces institutionnels dans lesquels ils interviennent,… parents, enfants et professionnels développent et se confrontent à des perspectives différentes. Avec l’enjeu que ces perspectives se rencontrent et qu’une forme de continuité pour chacun soit construite, maintenue, restaurée.
31Des prescriptions en tension qui ne dictent pas comment y répondre et qu’il s’agit de faire tenir ensemble, un sentir de la totalité de la situation qui guide le professionnel mais sur laquelle il ne peut agir directement, une situation qui ‘fait faire’ et pour laquelle le professionnel porte néanmoins une forme de responsabilité, des perspectives des parents, des enfants, des professionnels mais également des autres intervenants qui travaillent auprès des mêmes familles qui ne se rencontrent pas nécessairement... Dans cette optique théorique, l’expérience vécue par le professionnel au cours de son activité acquiert toute une épaisseur, une complexité. Que l’on parle d’équilibre, de confort, il s’agit d’une qualité de l’expérience qui n’est pas nécessairement acquise. Sa dimension événementielle empêche également d’en prédéfinir l’advenue et la forme.
32Pour rendre justice à cette événementialité, nous parlons d’élans de vie : un événement qui peut être favorisé, saisi (ou pas) par la perspective, mais qui ne peut être créé par celle-ci. Son émergence excède ses conditions de départ. Ces élans de vie sont également dépendants de l’advenue ou non des élans de vie des personnes présentes. Nous saisissons ainsi les moments qualitatifs de rencontre entre parents et enfants comme des moments pendant lesquels leurs élans de vie se rencontrent dans une orientation commune.
33Nous allons voir que cette épaisseur et complexité de l’expérience est une difficulté mais aussi une opportunité pour les professionnels, les parents et les enfants. Une opportunité pour ouvrir à d’autres possibles ces histoires qui semblent déjà tellement écrites par avance (Minary, 2011).
34Cette conception expérientielle de l’intelligence pratique permet de développer des conceptions de la critique, du fait d’être situé et de l’éthique (notions centrales lorsqu’il s’agit de participation) qui sont heuristiques pour décrire la modalité d’action de cette équipe éducative.
35En considérant le monde comme étant toujours à faire, incertain, indéterminé et instauré par nos engagements, le perspectivisme redéfinit la notion de critique. Il ne s’agit pas d’une critique qui consiste à s’opposer à (ou s’émanciper d’) un ordre du monde, « comme s’il s’agissait d’entités stables, déterminantes, qui agiraient d’elles-mêmes et que la science ou la critique ferait apparaître derrière l’apparence de nos actes » (Hennion, 2015, p. 15). Cette manière de considérer la critique a pour effet, selon cet auteur, de renforcer le pouvoir de ces entités, en leur prêtant une capacité qu’elles n’ont pas. Pour le pragmatisme, c’est moins dans des calculs extérieurs, avec une idée de distance, d’actes ‘choisis’, que dans des réponses en acte à des appels d’abord sentis, que se construit la critique.
36Le perspectivisme permet également de développer une autre conception du fait d’être situé que dans une conception que Ogien (1999) attribue à Goffman. Dans cette dernière, toute action s’engage sur la base d’une idée préalable de ce qu’elle doit être. Cette idée est projetée sur un fragment de la réalité et sert ensuite de base d’inférence, tout de suite emportée dans une succession d’ajustements et de révisions. Si le cours que prendra l’action est nécessairement imprévisible, il doit toujours s’inscrire dans une situation au sens d’une forme typique et stabilisée d’environnement organisant a priori l’action qui vient s’y dérouler, circonscrivant un univers d’intelligibilité relativement défini. Ogien met en contraste cette conception avec une autre, dans laquelle une situation demeure en grande partie indéterminée et est quelque chose qui se révèle et se découvre progressivement en fonction d’un engagement dans un cours d’action. « Être situé ce n’est pas être dans un système de possibilités, de limites et de contraintes qu’on peut objectiver en adoptant un point de vue de “nulle part”, ni faire face à un ensemble de données sensibles auxquelles il faut conférer un sens. C’est plutôt disposer d’un mode particulier d’ouverture sur les choses et sur l’environnement, un mode caractérisé par la temporalité, par la dépendance vis-à-vis du contexte, par une observabilité directe des phénomènes » (Ogien et Quéré, 2005, p. 123).
37Pour décrire ce qui se joue dans ces moments de visite, nos analyses nous amènent également à prendre appui sur les travaux d’une autrice d’une autre filiation théorique, C. Diamond, laquelle développe une autre conception de l’éthique que celle qui accorde un poids central aux principes, à la prise de distance et place en son centre la notion de droit.
38Dans une conception classique de l’éthique, celle-ci :
-
présuppose que « le but (ou un des buts principaux) de la philosophie morale est de justifier les réactions morales que nous avons en faisant appel à des traits objectifs des êtres auxquels nous avons affaire » (Diamond, 2011, p. 32).
-
part des caractéristiques d’un être qui justifient qu’on lui porte un intérêt moral (par exemple la rationalité, ou la sensibilité), pour faire ensuite dépendre le droit de ces caractéristiques ;
-
Le jugement éthique applique des principes sur des faits dont les propriétés pertinentes sont définies par avance et en dehors du professionnel (en fonction de ce qu’est la pensée morale dans son essence). Celui-ci est dans une position de distance, de contemplation. Et si il est touché, c’est parce qu’un droit n’est pas respecté.
39Diamond refuse de réduire l’éthique à de grands principes ou à des réalités spécifiques, de réduire au ‘discours sur les droits’ l’ensemble complexe de ce qui nous importe. Elle entend ainsi montrer une autre conception de l’éthique à l’œuvre dans nos vies, laquelle considère l’importance d’être humain sans le définir à partir de propriétés objectives, mais en le saisissant comme « ayant une vie humaine à mener » en laissant ouvert à l’imagination ce que cela décrit. Cette conception-là de l’éthique à la fois saisit et crée une forme d’égalité. Des compagnons dans l’humanité, comprise non au sens biologique, mais imaginativement.
40Dans cette conception de l’éthique, il y a, selon Diamond, une activité d’imagination à l’œuvre dans ce que l’on prend pour des faits. « La réalité est bien plus “enchevêtrée” qu’on ne le voudrait ou croirait, elle demande un travail approfondi de l’imagination et de la perception. » (idem, p. 13). Non pas une activité d’identification de quelque chose qui préexiste par quelqu’un qui observe/analyse, mais une activité qui affecte la personne, l’expose, la transforme potentiellement, dans le même mouvement qu’elle transforme le monde. Ces transformations donnent à cette activité une dimension d’aventure, elles donnent leur chance à de nouveaux possibles. « Voir les possibilités dans les choses est l’affaire d’une sorte de transformation dans la perception qu’on en a » (Diamond, 2004, p. 423). Dans cette conception-là, on ne peut décider à l’avance les caractéristiques des faits qui sont pertinentes au vu de principes que l’on va leur appliquer. Il s’agit de porter attention aux détails, et à ce qui importe dans cette situation-là. Si le professionnel est touché, ce n’est alors pas parce qu’un droit n’est pas respecté (nous allons y revenir, dans l’analyse).
41Les conceptions (du fait d’être situé, de la critique et de l’éthique) que ces auteurs développent ne se substituent pas dans notre démarche aux autres conceptions. Celles-ci restent présentes (et même nécessaires) à d’autres moments du dispositif de visites médiatisées, ou pendant la visite même selon ce qu’il se passe (en cas de mouvements d’attaque du lien ou du dispositif). Elles sont mêmes constitutives d’un dispositif socio-légal d’aide-contrainte. Mais pour décrire ce qu’il se passe dans le moment même des visites, comment se travaillent, se transforment les manières des parents, enfants et professionnels de vivre les contraintes de ce dispositif, ces autres conceptions sont heuristiques. Elles permettent aux professionnels (aux parents et aux enfants) de ne pas se soumettre passivement et de manière prédéfinie aux rapports de force existants mais d’en rejouer, au moins partiellement, les implications, maintenant/favorisant une forme d’aventure.
42Nous nommons dispositif l’ensemble d’éléments hétérogènes (événements, mouvements) qui préexiste au moment de la visite et qui contraint/oriente l’action : les injonctions, le mandat général du dispositif, plus spécifiquement tel mandat, telle organisation à l’avance des visites, l’aménagement du lieu ; ce qu’il s’est passé dans d’autres visites, des événements de la vie quotidienne de chacun, des séances de réseau avec d’autres acteurs,… Une partie de ces conditions est issue d’un travail important en dehors du temps même des visites : lors du processus d’admission, et ensuite avant et après chaque visite. Leur modalité d’existence dans la visite même (leur présence) va ensuite être travaillée depuis un mode d’ouverture propre au modèle développé par l’équipe.
43Toute personne vit à sa manière ce que lui demande le dispositif. Habiter un dispositif qui ne vise pas une soumission en termes d’adoption de comportements souhaités ou de normes nécessite dès lors de prendre activement en compte ces interprétations, expériences (Despret et Porcher, 2007). Ce qui met le professionnel en appétit par rapport à ces complications, exige de sa part plus d’imagination, d’attention (Despret, 2009). Être perplexe, ralentir : de quoi es-tu capable, que peux-tu ?, n’y aurait-il pas de leur point de vue, des choses qui importeraient plus et que nous ne leur avons pas proposées ?
44Redistribution de la maîtrise, indétermination ou hésitation quant à l’origine de ‘qui veut’ : ces personnes agissent-elles de la sorte parce que le dispositif et le professionnel le veulent ou suivent-elles leurs propres motifs ?, rappelant que le fait d’anticiper que l’enfant soit doté d’intention, c’est justement ce qui mène l’enfant à l’intentionnalité (Despret et Porcher, 2007). Un dispositif qui favorise, autorise, suscite, saisit (et nous ajoutons ‘proscrit’)… tout un vocabulaire qui échappe à la question de la maîtrise, de la soumission passive… et développe un espace de participation qui prend en compte la dimension événementielle et expérientielle de ces processus.
- 2 La place accordée à l’expérience ainsi que cette non prédéfinition distingue cette modalité d’inter (...)
45C’est aussi le ‘vers quoi’ qui est ouvert : pas de comportements ou d’espace de possibles prédéfinis2. La manière dont les personnes saisiront à leur façon le dispositif, leur expérience de celui-ci, reste non préfigurée. Un dispositif qui se donne dès lors pour ambition de promouvoir l’exploration, de susciter des opportunités, au sens d’« offre pertinente, c’est-à-dire une possibilité qui peut, dans certaines circonstances, être accueillie comme une occasion et se vérifier, au sens de devenir vraie » (idem, p. 123).
46À la suite de ces auteurs nous pouvons déjà relever qu’une manière pour les professionnels d’habiter ce dispositif comporte trois repères (liés) :
-
les prescriptions orientent mais ne préfigurent pas l’action ;
-
le dispositif est une offre d’opportunité ;
-
l’expérience s’explore en s’engageant dans l’action, dans une ouverture à sa transformation.
47Les contraintes de ce dispositif d’aide-contrainte consistent, dans le temps même de la visite, à devoir faire avec la réalité du moment, les vies quotidiennes de chacun, les personnes présentes, ce qui est viable pour elles et ce qui peut être partagé, ceci dans une temporalité fixée (durée, fréquence) et selon les termes du mandat. Et ce, sans prédéfinir la manière dont ces exigences et obligations peuvent (doivent) être satisfaites, ni ce qui est viable et peut devenir viable pour chacun, ni même ce qui est réel et peut devenir réel, et partageable.
48Cette manière d’habiter le temps même des visites n’est cependant possible que si (c’est une condition pour que le modèle fonctionne) ce qui s’y vit peut, dans d’autres espaces-temps, être entendu et avoir une influence sur le dispositif lui-même. Il importe également que la normativité propre à ces autres espaces-temps ait une influence sur ce qui se vit dans la visite. Ni indépendance de ces espaces-temps, ni déterminisme dans la manière dont ils vont importer les uns pour les autres.
49Le modèle décrit une tendance générale dans la manière d'habiter le dispositif de visite médiatisée, une tendance propre à cette équipe. D'autres manières sont possibles, dans d'autres équipes, ou à certains moments particuliers dans le travail de cette équipe-là. Le dispositif en lui-même, en ne garantissant ni ne prédéterminant la manière de l'habiter, laisse ainsi ouvertes diverses modalités d'existences, tant pour le professionnel que pour le parent et son enfant. Dans une perspective critique, le dispositif peut alors être habité dans une logique dénoncée par exemple par Boucher (2012, 2014, 2015) de culpabilisation et moralisation des parents, et/ou avec une forte prédominance d'une logique sécuritaire et d'une asymétrie des places.
50Pour saisir comment les professionnels de cette équipe agissent, nous avons ainsi adopté une démarche classique d’analyse du travail : observations et films, entretiens d’auto-confrontation (AC) (avec le professionnel filmé d’abord, puis avec l’ensemble de l’équipe, puis, pour une des deux situations que nous allons analyser, avec la professionnelle et la mère filmée). Nous allons dans l’analyse, nous appuyer sur les différents points de vue, sans les superposer, mais en essayant de les prendre comme appuis pour comprendre ce qu’il se passe, dans une démarche heuristique.
51Ce sont les professionnels qui ont, dans un premier temps, sollicité l’accord des parents pour être filmés avec leur enfant. Si certains parents ont refusé, plusieurs ont accepté, guidés probablement par la curiosité, l’envie de prouver quelque chose, la volonté de témoigner de ce qu’ils vivent dans ce dispositif, une manière de rendre aussi aux professionnels quelque chose. Notre présence (avec caméra) a finalement été bien intégrée et vécue dans ces moments pourtant si confinés, intimes et peu fréquents.
52Outillés de ces concepts, nous allons à présent analyser deux séquences d’activités qui, ensemble, et dans leurs détails, sont emblématiques des difficultés rencontrées dans le moment de ces visites et de la manière de travailler de cette équipe. Ces analyses s’appuient sur l’ensemble du matériel récolté et visent non pas à monter en généralité depuis une séquence jugée typique mais à montrer le modèle à l’œuvre, à faire sentir le travail de construction d’une perspective et de partage de celle-ci avec les parents et les enfants.
53La mise en place des visites médiatisées avec Madame a suivi un ensemble d’événements : choix de confier sa fille peu après sa naissance, marginalité sociale, longue expérience de la toxicomanie dont elle n’arrive pas à sortir, courts séjours en prison. Lorsque sa fille, placée en famille d’accueil, a presque une année, la mère demande à reprendre le contact avec elle. Le mandat, défini par la tutrice, fixe la durée et la fréquence des visites à 1h tous les deux mois, avec dès le début, une méfiance à l’égard de l’investissement de ce lien de filiation.
54Au moment où nous commençons à les filmer, les visites sont en place depuis 2 ans. 1 visite sur 4 environ, la mère ne vient pas, sans avertir à l’avance et sans s’excuser après-coup. En fugue, elle ne répond plus au téléphone, personne ne sait où elle est. Ce manque de régularité compromet un suivi effectif des visites sur du temps long.
55L’enfant est décrite par la professionnelle comme bien centrée, présente dans le temps des visites et en attente d’un geste de sa maman. Lors de ces visites, les moments d’implication réciproque entre mère et fille sont rares, la mère peinant, selon la professionnelle, à tenir le rythme et se mettant facilement en retrait.
56Si, au début de la mesure, l’enfant, méfiante, ne regardait pas sa mère, refusant même qu’elle s’approche d’elle, cette relation a évolué : l’enfant se sent davantage en sécurité avec sa mère, la professionnelle peut par moments (lorsque les conditions s’y prêtent) la laisser quelques instants seule avec sa mère sans inquiétude (le temps d’aller chercher à boire dans la salle attenante). Malgré tout, quelque chose, selon la professionnelle, ne se déclenche pas. Elle va ainsi régulièrement s’interroger sur le sens et le cadre de ces visites.
57Nous avons filmé 4 visites consécutives, dont une avec seulement l’enfant, réalisé 4 AC simples (une après chaque visite), et réalisé des AC collectives, plus une AC avec la mère. Ce dispositif visait à suivre au plus près l’expérience de la professionnelle, mais aussi à ce que celle-ci puisse s’en saisir dans son accompagnement de ces visites (si elle le souhaitait, et à la manière qu’elle jugerait opportune).
58Nous allons examiner de plus près le premier quart d’heure de la deuxième visite, au cours de laquelle pour la première fois dans leur histoire commune, la mère et la fille dessinent sur de grandes feuilles en papier, assises à une petite table dans les locaux de l’institution. Il y a juste à côté, une cuisine aménagée, des toilettes, et plus loin le bureau des éducateurs. Dans la pièce principale se trouvent des étagères pleines de jeux, des meubles colorés, de grandes fenêtres qui donnent sur un espace de jeu public.
« Au début de la visite, la fille et sa mère s’asseyent autour d’une table, sur laquelle est posée un jeu de société. L’enfant commence à jouer bruyamment avec celui-ci, sans sembler prêter attention aux remarques que sa mère lui adresse doucement. Cette dernière sourit, se met en retrait puis essaie de revenir dans le jeu de sa fille. À ce moment-là, la professionnelle revient de la salle attenante avec des sirops. La mère entame une conversation avec elle sur le temps qu’il fait. La professionnelle tend un verre à la mère qui choisit un parfum de sirop. Elle demande à sa fille « Sarah, tu veux un sirop à quoi ? » L’enfant ne répond pas. La professionnelle lui repose la question à son tour. Elle ne répond pas. La professionnelle se tourne vers nous qui filmons, en nous demandant quel parfum nous choisissons. La mère touche doucement les cheveux de sa fille en lui disant « ils poussent tes cheveux ! ». La fille repousse sa main. « On peut pas toucher » constate la mère. La professionnelle explique à la mère que la « maman d’accueil » a, ce matin-là, passé beaucoup de temps à lui coiffer les cheveux. La professionnelle place les bouteilles de sirop tout près de l’enfant en lui demandant de toucher celle qu’elle veut. L’enfant choisit son parfum. La petite fille parle de sa « maman » (la maman d’accueil) qui lui a fait les couettes ce matin-là. La professionnelle reprend en accolant un prénom à « maman ». La petite fille articule peu ses phrases, la professionnelle et la mère sont très attentives pour essayer de la comprendre. La mère sourit. Suit une discussion entre les deux femmes sur la difficulté à coiffer des cheveux crépus. Puis la mère regarde le cahier dans lequel la famille d’accueil a noté les événements vécus par l’enfant depuis la visite précédente. La mère remercie son enfant pour le dessin qu’elle lui a fait dans ce cahier. Suit un échange entre la mère et sa fille, laquelle explique son dessin, de manière très vivante. Puis l’enfant reparle de sa famille d’accueil. La professionnelle annonce ensuite que, lors d’un téléphone précédant la visite, la mère avait émis l’idée de plusieurs activités qu’elles pourraient faire ensemble. La mère demande : « de la peinture, du dessin, chanter ?». L’enfant répond qu’elle ne veut pas chanter. La professionnelle lui redemande « dessin ou peinture » ? Pas de réponse. Elle propose à l’enfant d’aller seule chercher le matériel (sous-entendant que l’enfant va rester seule quelques instants avec sa mère). L’enfant dit « non ». La professionnelle lui demande alors, « tu viens avec moi ? », « oui » répond-elle. La professionnelle enchaîne « on va y aller, maman elle vient aussi ? » (dans un élan). Pas de réponse. « Vous regardez ensemble ? », « oui » dit la fille.
59Elles partent, les trois, chercher du matériel, dans l’armoire de la pièce d’entrée.
60La professionnelle et la mère installent le matériel sur une petite table. La mère redemande à sa fille « tu veux faire avec des stylos ou de la peinture ? ». Celle-ci ne répond pas, s’amuse avec des lunettes bleues en plastique. Elle parle d’une autre enfant accueillie dans la famille d’accueil. La professionnelle demande de manière enjouée « Alors de la peinture ? », « oui » répond l’enfant.
61La professionnelle place une grande feuille sur la table. La mère guide sa fille dans l’utilisation de la peinture. Mère et fille dessinent sur la même feuille, la professionnelle est très proche d’elles, penchée en avant. La mère demande à sa fille ce qu’elle est en train de dessiner. « Je sais pas » répond-elle joyeusement. La mère, elle, dessine un soleil, à l’envers. Avec une expression de fierté et de tendresse, elle dit que sa fille est une artiste. « Non » répond celle-ci joyeusement.
62La mère et la fille dessinent, s’échangent des regards. Elles parlent les trois des couleurs. Plusieurs sourires apparaissent sur le visage de la mère. La professionnelle s’éloigne, prend des photos de la mère et de la fille en train de dessiner. La mère demande « t’aimes bien ? », « hein Sarah ? », énoncé doucement, gentiment ; elle l’interpelle du regard, sa fille ne répond pas. La professionnelle montre les photos à la fille, puis à la mère. La mère lui demande : « t’as vu le soleil ? », sa fille ne répond pas, la professionnelle reprend. Elles arrêtent de dessiner, posent leurs pinceaux. « Est-ce qu’on va continuer encore un petit peu de faire de la peinture ? » demande la professionnelle. « Mais non » dit joyeusement l’enfant. La mère reprend, sur un ton amusé, « mais non, tu veux plus dessiner ? ». Puis la professionnelle demande à la mère « Puis vous, vous auriez envie de faire encore quelque chose ? ». La mère baisse les yeux, le visage fermé. Elle dit ne plus vouloir dessiner. »
63En revisionnant le film au sein de l’équipe de recherche, séparément puis ensemble, nous ne comprenons pas ce que la professionnelle essaye de faire et quels sont les risques qu’elle perçoit dans ce moment. À nos yeux, tout semble se dérouler tranquillement : douceur et en même temps vigilance émanent de la professionnelle ; par moments sont perceptibles sur le visage de la mère des expressions d’attendrissement et de fierté.
64Lorsque la mère pose une question à sa fille, nous retenons cependant notre souffle. Nous sentons ces mouvements comme des prises de risques, des mouvements auxquels sa fille ne répond pas. À d’autres moments, nous percevons la mère sur la retenue, comme si elle ne voulait pas brusquer son enfant. Parents nous-mêmes, nous nous demandons également ce que cela peut bien vouloir dire d’être parent dans ce dispositif…
65Un moment nous interpelle : celui où la professionnelle demande à la mère si celle-ci veut continuer à dessiner. Nous observons que le visage de la mère se crispe. Que se passe-t-il ? À d’autres moments, dans ces visites, adviennent aussi des moments joyeux, qui semblent bien ordinaires.
66Lors des AC, nous découvrons un risque que nous ne soupçonnions pas : que rien de sincère ne s’échange entre la mère et sa fille pendant la visite, qu’aucun lien ne se tisse… avec le risque que perdure un mode relationnel défavorable à la rencontre, que la mère ne vienne (dès lors ?) pas à la visite suivante, qu’il faille les suspendre, voire les arrêter. La professionnelle, elle, est un peu surprise lorsque nous pointons les jolies expressions de la mère. Sur le moment même (et dans son souvenir), elle les percevait mais n’y accordait pas tant d’importance, estimant que par rapport à la globalité de l’accompagnement, « ça ne suffit pas ».
67Les visionnements successifs créent des décalages, entre nos visionnements et aussi avec ceux des professionnels. Ceux-ci sont certainement en partie dus au fait que nous les visionnons depuis des positions différentes, et que la professionnelle ne pouvant adopter un regard surplombant, certains détails ténus, fugaces lui échappent pendant la visite. Mais n’ayant dans aucune autre recherche vécu de tels décalages, nous décidons de faire également le pari suivant : voir ce que l’on a sous les yeux, saisir l’expérience, il y a là une difficulté propre à ces pratiques même.
68Une difficulté mais aussi une opportunité. Difficulté de voir, de saisir ce qui advient ou pas, ce qui importe et comment, lorsqu’on ne le prédéfinit pas. Mais aussi opportunité pour laisser émerger et saisir de nouveaux possibles, y compris en termes de participation de la mère et de l’enfant.
69Lors des AC, la professionnelle nous explique qu’à ce moment-là des visites, elle a besoin que quelque chose de sincère, réel, sur lequel elle puisse s’appuyer, soit mis en partage par la mère, « donné à sa fille ». Ce quelque chose, selon elle, ne se déclenche pas. C’est en effet bien à partir de ce que les parents et enfants amènent que les professionnels peuvent accompagner ces visites. D’une part, parce que l’implication ne peut se prescrire et qu’aucun chemin pour son advenue ne peut être prédéfini ; et d’autre part, parce qu’il s’agit d’éviter que l’artificialité intrinsèque à ce moment pris dans ce dispositif, en ne s’ancrant plus dans des mouvements présents et en appui avec ce qui existe de vivant dans les vies ordinaires des uns et des autres, ne permette pas d’asseoir une forme de continuité pour l’enfant (continuité nécessaire à son développement).
70Dans cette situation, la professionnelle expérimente, éprouve ce que fait la mère en dessinant, son geste, sa participation, comme « faisant pour » sa fille, et non pas comme « faisant avec », comme se protégeant trop et n’étant pas suffisamment impliquée. La professionnelle se trouve confrontée à plusieurs exigences (qui construisent sa perspective), auxquelles elle tente de répondre en explorant et transformant la situation : - protéger l’enfant, dans/de ce mode relationnel dans lequel elle ne veut/peut entrer à ce moment-là ; - favoriser la transformation des interventions de la mère pour rendre plus favorable leur saisie par l’enfant. Elle sait d’expérience que le fait que la mère fasse attention à elle-même est favorable (nécessaire ?) pour que des envies (sincères) puissent émerger et dans une orientation vers l’autre, être partagées. En même temps, elle sent, nous dit-elle, qu’il n’y a pour la mère pas le confort minimal pour qu’elle puisse s’exprimer. Pour répondre à ses exigences, elle se retrouve à essayer de « faire le pont » entre les deux, de faire circuler la parole, les envies, des photos, tout en se demandant si elle n’intervient pas trop.
71La qualification d’ensemble de la situation dans laquelle la professionnelle est prise (insécurité et fragilité du lien mère-fille à ce moment de l’accompagnement, début de visite difficile) oriente son regard, son expérience : la professionnelle sent et exprime la lourdeur, « on sent l’attente du parent, on sent l’enfant qui ne peut pas prendre plus, c’est dur ». Les souffrances et difficultés sont présentes sur un mode implicite et non-partagé, du moins ressenties comme telles par la professionnelle. C’est alors en se centrant par moments sur l’enfant qu’elle tente d’échapper et de transformer la lourdeur de la situation et ce mouvement de résignation dans lequel elle se sent prise et qui a des impacts sur son élan vital, son pouvoir d’agir. Les mouvements de la mère et le fait que l’enfant ne les saisisse pas sont réels, la professionnelle doit les prendre en compte (préséance de l’intérêt de l’enfant). Toutefois, pour pouvoir agir, elle doit également ne pas se laisser entraîner (trop longtemps) dans un mouvement de résignation.
72Quelle importance ont ces détails pour l’enfant et pour la mère, comment sont-ils vécus, sont-ils même perçus ? Comment à la fois ne pas ignorer les détails et en même temps ne pas préjuger de l’importance qu’ils peuvent avoir pour d’autres ? Si être contrainte à ne voir sa fille que dans ce dispositif la place, nous dit la mère, dans une position difficile, regarder son enfant et se mettre en retrait lui permet cependant aussi d’éprouver par moments des sentiments de fierté, d’attendrissement (d’être le parent de son enfant). Elle a à ce moment-là beaucoup de plaisir à dessiner avec sa fille. De joyeux petits événements adviennent ainsi dans ces visites, même si la professionnelle, prise dans sa perspective qui l’amène à se centrer sur l’enfant et à ne pas nier les difficultés rencontrées, à la fois pendant la visite et plus globalement, ne leur accorde pas tant d’importance.
73Avec son questionnement « Puis vous, vous auriez envie de faire quelque chose ? », la professionnelle tente de transformer l’orientation des interventions de la mère, implicitement, en suscitant son attention à elle-même. La mère nous dira qu’elle comprend l’intervention de la professionnelle comme une invitation à ce qu’elle ne s’oublie pas elle-même. Elle la prend ainsi comme un guide dans ce moment où elle se sentait perdue et voulait, par-dessus tout, que ce moment avec sa fille se passe bien. Elle avait alors compris qu’elle ne pouvait habiter ce moment dans une position (qu’elle considère comme étant celle d’une maman) qui consistait à corriger le comportement de sa fille. Sa solution à ce moment-là consistait alors à suivre sa fille, et non pas, nous dit-elle, elle-même.
74Si la professionnelle et la mère vivent finalement ainsi plutôt bien ce court moment, il nous semble cependant que leurs lectures opposent « faire pour » et « faire avec », dans une vision finalement normative (prédéfinie) de ce que veut dire « faire avec » et « faire pour ». Fonctionnant dans un espace avec des possibilités prédéfinies, dans lequel « faire avec/pour » sont des chemins alternatifs, avec des significations qui s’opposent. La professionnelle, à ce moment-là, ne proscrit pas directement le « faire pour ». Elle dit ne pas vouloir le faire devant l’enfant, n’ayant pas suffisamment vu la mère en dehors des visites pour pouvoir à ce moment-là juste le lui signaler allusivement. Elle propose un autre chemin, une voie à la mère, qui effectivement cherche des repères à ce moment-là. Cette manière de réorienter l’intervention de la mère ne lui permet toutefois pas de poursuivre l’élan initié par cette dernière qui consiste à suivre sa fille pour que ça se passe bien. Cette manière de répondre à ses propres exigences rencontre une impasse à ce moment-là, quelque chose d’autre (prédéfini) ne se déclenche pas chez la mère.
75Orienter sans préfigurer se fait dans cette équipe (et par cette professionnelle à d’autres moments), en donnant des impulsions, en mettant du mouvement, que les personnes puissent s’en saisir (ou pas) à leur manière.
76Dans notre lecture, pour cette mère, à ce moment-là, faire un dessin pour sa fille est la manière trouvée/créée dans la situation pour être là, avec sa fille, de manière viable pour elle, et imagine-t-elle pour sa fille. Ce geste, cette manière pourrait-on dire même d’être maman, n’est cependant pas poursuivi par la professionnelle comme tel. Il n’est pas saisi comme ouvrant des possibles à expérimenter. À ce moment-là, sa réponse nous semble rester dans une compréhension de la pensée morale comme jouant « dans une situation aux possibilités fixes, données ; les termes du choix, les alternatives sont des choses pour lesquelles il n’y a pas de responsabilité (sauf dans la mesure où par ses actions antérieures on a fait advenir certains éléments, désormais établis, de la situation). L’agent moral doit prendre ces alternatives désormais établies telles qu’elles sont et il doit déterminer laquelle est soutenue par les raisons morales les plus fortes » (Diamond, 2004, p. 422). Sans essayer de saisir ce qui importe pour la mère à ce moment-là en ouvrant l’espace de signification, sans chercher ce qui est et peut devenir réel. Une pensée morale vécue comme délibération : « la question, les termes dans lesquels la délibération se déploie, sont fixés (…) L’issue de la délibération n’est pas une compréhension différente de la question » (Diamond, 2004, p. 428). Il y a là une exploration, une transformation qui ne se déclenche pas pour la professionnelle. Difficile aussi pour la mère de se vivre comme une maman (elle nous dira se sentir comme une grand-maman dans ces visites). Une signification de la parentalité qui semble s’être figée chez la mère et chez la professionnelle, dans quelque chose d’inaccessible et qui néanmoins persiste, et défavorise la rencontre.
77Même si la mère se sent soutenue par la professionnelle, ses gestes ne servent à ce moment-là pas d’appui pour l’intervention de la professionnelle (ni pour l’enfant). Ce qui favorise ce mouvement de la professionnelle est, selon nos analyses, la manière dont elle saisit/est saisie par la situation : le questionnement sur la suspension des visites, qui fait que la contrainte de faire avec la mère, ce qu’elle amène et qui est viable pour elle, est fragilisé ; une volonté de faire évoluer la situation ; des idées normatives sur la parentalité et une attente d’implication qui font pression ; mais aussi l’expérience des visites (notamment des élans de la mère qui ne sont pas saisis par sa fille), des fugues (vécues comme indiquant la faiblesse du lien construit entre la mère et sa fille), une histoire qui se tisse, avec la crainte que s’instaurent ou perdurent certains modes relationnels défavorables à la rencontre… À noter aussi qu’à ce moment des visites, le travail de réseau est composé de professionnels autour de l’enfant exclusivement. La situation ‘eue’ rend ainsi saillants des détails qui favorisent un mouvement de renoncement et la contrainte de devoir faire avec ce qui est là vacille… Difficile dès lors dans cette situation de se saisir, faire importer des élans ténus, fugaces de la mère et d’essayer de construire une continuité en prenant également appui sur d’autres détails, qui sont pourtant bien existants. Existants mais peu présents dans la situation.
78Parier sur un autre devenir possible du « faire pour », explorer ce qui est réel et peut le devenir, se saisir d’autres détails existants, n’exige pas de la volonté ou du courage de la part de la professionnelle, comme si elle pouvait s’abstraire de la situation et la changer depuis une position d’extériorité ou y répondre comme à un mot d’ordre sur la bonne posture à adopter. Cela exige de sa part de s’engager concrètement dans une action en prenant appui sur des expériences passées, des détails présents, qui soutiennent/sont soutenus par son élan vital. N’oublions pas les enjeux de protection de l’enfance, pour cette enfant qui, à ce moment-là, n’a pas voulu rester seule avec sa mère et n’a pas répondu à plusieurs de ses sollicitations. Cet engagement nécessite des conditions d’appui pour devenir une offre qui réponde aux exigences de la professionnelle et puisse devenir pertinente (viable) pour la mère et l’enfant. C’est la prise en compte des détails réels, viables qui garantissent une forme de protection de l’enfant et peuvent soutenir l’élan de la professionnelle.
79Plus tard dans les visites, la contrainte de devoir faire avec ce qui est là sera moins fragilisée, et même renforcée par un séjour en prison de la mère qui garantira sa venue. Un entretien avec la mère sera organisé en dehors des visites. Ces changements, et peut-être aussi le visionnement des visites lors des AC, favoriseront finalement la demande de la part de la professionnelle de prendre le risque d’élargir le mandat. La tutrice décidera d’élargir la fréquence et la durée des visites. Un engagement dans l’action qui prend alors également appui sur ces éléments extérieurs au temps même des visites. Une autre expérience avec la mère se tisse.
80Il ne s’agit pas de juger, normativement de notre part, l’action de la professionnelle (en affirmant qu’opposer « faire avec/pour » empêche nécessairement l’advenue d’implications) mais de saisir dans quoi elle est prise et comment le fait de répondre à ses exigences et obligations, sans s’appuyer sur sa seule volonté ni même sur sa seule action, est un engagement concret qui nécessite certaines conditions. Une forme de saut pour explorer, transformer le monde et les expériences des uns et des autres, en appui sur la perception de détails.
81En jeu dans ces temps mêmes de visite un rapport à la vie, qui fluctue entre renoncement/résignation devant la force de certains déterminismes et ouverture de nouveaux possibles, avec espoir et dignité. Des élans de vie qui sont dépendants les uns des autres dans ces moments de visite, et qui cherchent à construire une forme de participation qui devienne une orientation commune.
82On va le voir dans l’exemple suivant, pouvoir saisir ce qui est réel, peut devenir réel, viable, partageable… nécessite de la part des professionnels une implication. Celle-ci distingue la modalité d’intervention de cette équipe d’autres modalités dans lesquelles sont centrales les positions de métanalyse, de tiers réflexif et/ou délibératif.
83Cette visite prend place dans le cadre d’un droit de visite entre une jeune mère, et son fils, Samuel, âgé de 6 ans. Madame habite dans une ville relativement éloignée des locaux d’EC. Tout comme sa sœur cadette qui est placée en foyer, Samuel est placé durablement, dans une famille d’accueil, depuis son plus jeune âge, en raison des fragilités personnelles de sa mère qui ne se trouve pas en mesure d’assumer son encadrement quotidien. Tout un travail de réseau soutient cette situation : service placeur, placements familiaux,…
84Le professionnel accompagne cette mère et son fils, 2 heures à quinzaine, depuis 2 ans. Depuis quelques semaines, la situation personnelle de la mère s’est fragilisée : elle vit une relation d’emprise avec son nouveau compagnon qui lui envoie de nombreux messages sms pendant les visites, et elle ne va plus à son suivi psychothérapeutique. Dans ce contexte, l’assistante sociale du service placeur vient de remettre en question la possibilité pour la mère d’aller seule chercher ses enfants pour passer Noël.
85Le jour de la visite que nous allons analyser, lorsque le professionnel va chercher Samuel, la mère d’accueil lui rapporte une discussion qu’elle a eue avec Madame concernant les cheveux de Samuel : « oui, alors on a beaucoup discuté avec Madame. Au début, elle voulait faire des tresses plaquées. Et puis on a pas mal échangé. Et puis, on en est arrivé à la conclusion que peut-être, c’était mieux si c’est nous qui nous occupions complètement de coiffer les cheveux de Samuel. Et puis, je crois que ça l’a soulagée. Nous, ça nous soulage aussi. Alors on est content comme ça » (propos rapportés par le professionnel dans la réunion d’équipe suivante).
86Le professionnel est fâché, contrarié. Il sait que ces visites chez le coiffeur, qui ont toujours lieu lors des visites, sont un moment important pour Samuel et sa mère ; il observe aussi que cette famille d’accueil empiète par moments sur ce qu’il considère comme relevant de la place et de la parentalité de la mère et/ou de l’autorité du tuteur de l’enfant ; enfin, il sait aussi que ces dernières semaines, certains actes ont été réalisés dans le travail de réseau sans que la mère ne soit partie prenante de certaines décisions, à propos desquelles elle aurait dû, selon lui, être entendue. Dans un élan de défense des droits de la mère, il ressent ainsi de la colère à l’égard de la famille d’accueil et de ces autres personnes du réseau. Il sent toutefois aussi qu’il ne peut laisser s’exprimer cette émotion à ce moment-là en présence de l’enfant.
87La visite durera environ 2 heures et se déroule dans un premier temps dans les locaux de l’institution. S’ensuit une petite balade dans la forêt avant un retour au calme dans les locaux de l’institution. Dès le début de la visite, la mère confie au professionnel sa colère, et l’enfant son envie de ne pas avoir de tresses plaquées.
88Le moment que nous allons regarder de plus près se déroule durant la balade à l’extérieur : il débute sur le trottoir menant à l’entrée de la forêt. Le chemin qui y mène est relativement large, en gravier, bordé par un petit cours d’eau sur la droite. C’est une journée ensoleillée du mois de novembre. Samuel est en trottinette et porte un casque. Le professionnel porte une bouteille d’eau en plastique.
89I = Intervenant
90M = Mère
91E = Enfant
92« Le professionnel et Madame marchent côte à côte, lui à gauche et elle à droite. Au bord des larmes, elle a la main gauche dans la poche de son jean et le bras droit qui se balance à la cadence de son pas. Samuel a de l’avance, il est en trottinette.
I Si j’ai bien compris, vous êtes à moitié satisfaite par l’histoire du coiffeur ? C’est...
M Ouais, ouais
I Vous avez... vous êtes pas tombés d’accord, au fond ? (en regardant la mère)
M Non mais voilà, ma foi (en regardant devant elle)
I Non mais faut pas laisser tomber comme ça, on va... on va reprendre. Faut se donner le temps, ok ? (En faisant un geste avec la main droite, à plat, signifiant « calme »)
M Ouais (mais d’une voix faible)
I Pourquoi vous laissez tomber comme ça ? (En mimant le geste de « laisser tomber » avec son bras droit)
E (L’enfant est plusieurs mètres devant le professionnel et sa maman, il ne les regarde pas, s’est arrêté et a un pied à terre, l’autre sur la trottinette) C’est qui qui a fait ce truc ?
I Vous vous dites un peu à quoi bon (en se penchant devant la mère afin de jeter quelque chose dans la poubelle qui se trouve sur le trottoir, tout en la regardant).
93Ils arrivent à la hauteur de l’enfant et le regardent »
94À ce moment-là, nous ne sentons pas la colère du professionnel dans son intervention. Son intonation est ferme mais douce. Nous nous demandons comment il fait pour intervenir de cette manière à la fois très directe, voire directive, en présence de l’enfant et avec cette intonation si soutenante (et qu’entend-on par là ?).
95Le professionnel décidera de revenir sur cette décision concernant la visite chez le coiffeur dans d’autres espaces-temps (réunion d’équipe et AC). Discuter de cette situation lui permettra de considérer que le mouvement de la famille d’accueil est peut-être une réponse à une ambivalence de cette mère à l’égard de son fils. Il trouve aussi une manière d’aborder le problème de l’emprise du compagnon : non pas en se prononçant sur la relation en tant que telle entre la mère et son compagnon, mais sur l’emprise de cette relation sur le temps même de la visite. La mère acceptera ainsi, d’entente avec son compagnon, de ne pas regarder son téléphone pendant le temps de visite.
96Ce qu’il défendra n’est ainsi pas directement le point de vue de la mère (contre un autre point de vue, avec les risques d’une polarisation des tensions et d’une rupture notamment avec le service placeur), mais l’importance des moments passés ensemble chez le coiffeur entre la mère et son enfant, ainsi qu’une certaine disponibilité de la mère à l’égard de son fils pendant la visite. Ces différents mouvements lui permettent d’adopter une expérience de la situation (une perspective) qui reste dans la légitimité de son mandat et réponde à ses exigences et obligations, sur un mode qui soit viable pour lui.
97Cette manière de construire le problème auquel s’adresse son intervention l’inclut dans la situation, au sens où il ne s’agit plus (seulement) d’un problème de la mère mais d’un problème devenu commun. Ce qui importe à l’enfant, à la mère, au réseau, est ainsi saisi, transformé depuis ce qui lui importe à lui. Il est obligé à sa manière par ce qui leur importe. Construit depuis sa perspective, ce travail de transformation pour rendre partageable ce qui est viable pour lui, a certainement un effet sur ce que vivent les autres personnes. Celui-ci ne peut toutefois être prédéfini.
98Dans le moment même de la visite, le professionnel ne tente pas de minimiser ce que dit la mère, ni d’essayer de la faire changer d’avis. L’existence de cet autre espace-temps qu’est la réunion d’équipe lui permet également de pouvoir s’engager en remettant à plus tard la ‘résolution’ des désaccords. Ce qui lui importe et guide son intervention, c’est le mouvement de renoncement dans lequel elle se trouve. Non pas comme réponse à une injonction morale abstraite (il ne faut jamais renoncer), mais comme proscription d’un mouvement situé, concret : « ne pas renoncer comme ça », sans avoir davantage essayé de faire entendre sa voix. Le renoncement à sa parentalité est une possibilité du devenir de ce dispositif qui peut être travaillé depuis celui-ci (évitant par là ce que Berger nomme une idéologie du lien). Pour les professionnels de cette structure, il s’agit toutefois d’une possibilité qui ne peut être envisagée qu’en dernier recours,
99Cette exigence de ne pas renoncer comme ça pour la mère (une obligation aussi pour le professionnel), de maintenir un certain espoir, touche à la dignité, au pouvoir d’agir. Cette exigence est rappelée, très fermement, mais la manière dont chacun répondra à cette exigence n’est pas prédéfinie (même pas par une démarche d’émancipation ou de développement personnel). Sur le moment, répondre à cette exigence/obligation peut consister minimalement à ne pas figer la situation (la maman d’accueil ira chez le coiffeur, mais ce point pourra être repris plus tard).
100Dans un même mouvement, le professionnel montre à la mère qu’il a entendu son insatisfaction, qu’il essaye de la comprendre et de se construire un avis propre sans pour autant adopter une position extérieure. Il cherche aussi à lui signifier qu’il voit son désaccord avec la famille d’accueil et qu’il est prêt à en parler.
101Marcher le long de la route, côte à côte avec la mère, lui permet également d’être attentif à ce qu’elle exprime. L’enfant, qui n’est pas loin, peut tout à fait entendre ce qu’ils disent à ce moment-là. Le professionnel est vigilant, et tempérera plus loin la discussion en signalant clairement que certaines choses ne peuvent être dites devant l’enfant. Samuel s’amuse avec sa trottinette, observe la nature ; il semble comprendre et soutenir la disponibilité du professionnel pour sa maman. En même temps, il sait se signaler à plusieurs reprises, restant partie prenante de ce moment.
102La manière d’intervenir du professionnel fait ainsi exister (lui-même et) les différents intervenants de la situation d’une manière qui est viable pour lui et qui poursuit en le réorientant (sans le préfigurer) le mouvement de la mère. Si les autres intervenants ne sont pas physiquement présents dans la visite, ils le sont psychiquement, dans le vécu de la mère, du professionnel, mais peut-être aussi de l’enfant qui sent bien que des événements qui le concernent sont en jeu. Les interventions du professionnel visent à transformer leur mode d’existence dans la visite, à les rendre présents de sorte qu’ils ne soient pas défavorables à la rencontre entre l’enfant et sa maman. Cette dernière est en effet, au début de la séquence, au bord des larmes, prise entre de la colère et de la résignation, des mouvements qu’elle ne peut/veut partager avec son fils.
103Ce travail sur les modalités d’existence de ces éléments extérieurs dans la visite même n’est possible et légitime que si ce qu’il se vit et se transforme pendant la visite a une chance de transformer le mandat ou la manière dont les autres intervenants (dans d’autres espaces-temps) agissent avec la situation de cette famille. Ce travail permet également (effet ricochet) que ces moments de visite si extraordinaires (c’est-à-dire en dehors de l’ordinaire de chacun) et artificiels ne soient pas complètement coupés de leurs vies quotidiennes. Il s’agit bien, pendant cette visite et pour chacune des personnes présentes, de profiter de cette vitalité et de pouvoir ensuite retourner à sa vie quotidienne, tout en tissant peu à peu une continuité pour l’enfant. Mais cet effet-là (qui concerne le futur) n’est pas ce qui oriente le professionnel à ce moment-là : ce qu’il vise est une qualité du moment présent, favorable à la rencontre dans l’instant (tout en sachant mais sans le viser et l’attendre, que cela pourra avoir des répercussions qu’il estime favorables sur le futur).
104La manière d’agir du professionnel est selon nous également favorisée par le fait que tous peuvent s’appuyer, à ce moment-là, sur une activité ordinaire (même si la réaliser ensemble n’est pas ordinaire). Un engagement dans l’action de se promener qui permet de prendre le temps de laisser évoluer ses émotions (que cela devienne viable, leur orientation se transforme), pour la mère de regarder devant elle, sans répondre nécessairement.
105Une activité de promenade qui ne comporte en elle-même aucun enjeu mais bien une finalité intrinsèque. Un soin particulier a en effet été apporté par le professionnel, depuis le début de la visite, pour que l’enfant (en particulier) ait du plaisir : choix d’aller se promener dehors, de prendre au début de la promenade des chemins goudronnés qui lui permettent de faire de petites descentes. Puis, lorsqu’ils sont sur le chemin en gravier, le professionnel porte la trottinette de l’enfant pour lui permettre d’explorer la nature environnante. Cette grande attention à l’enfant permet ainsi ensuite au professionnel de se centrer sur la mère (tout en restant attentif à l’enfant) et de s’appuyer sur ces détails de la situation pour que ce dernier ‘y trouve son compte’.
106L’engagement dans cette action-là leur permet de s’appuyer sur des habitudes (libérant leur attention pour la discussion) mais également de trouver une source de vitalité dans quelque chose qui les englobe et dans le moment présent. Plaisir de la promenade, attention au moment présent et à des détails qui sont des occasions de vitalité, dont l’enfant et le professionnel se saisissent, tout comme la mère qui peu à peu sort de sa colère et parvient à se rendre présente à une situation qu’ils partagent, dans l’instant présent.
107Un présent qui n’est pas vierge du passé ou du futur (dans une forme de déni, notamment du dispositif d’aide-contrainte) mais qui n’est pas dicté par eux. Dans ces situations où le passé et les autres déterminismes présents tendent à les entraîner vers des modes relationnels défavorables, c’est depuis le présent et sa qualité ‒ une attention à ses détails, aux autres personnes présentes et à ce qui importe pour elles – que se favorise l’ouverture de nouveaux possibles et des moments de rencontre entre un enfant et son parent.
108Durant la visite, et en visionnant celle-ci, le professionnel se remémore les promenades qu’il faisait, enfant, avec sa famille. Non pas pour prédéfinir ce qui est important ou pas, mais pour ouvrir son attention et sa perception de la situation à des détails qu’il pourrait ne pas percevoir (et qui importeraient pour l’enfant et/ou sa mère). Un sens imaginatif du caractère touchant de la promenade en famille, sens qui par l’imagination est rendu présent et actif en lui (ce que Diamond nomme un ‘sens vivant’), et qui lui permet également de voir la situation et ses détails en les saisissant comme occasions de vitalité. Ce qui est essentiel pour transformer ce mouvement dans lequel pourraient l’entraîner la mère et les différents événements récents.
109Les émotions qu’il éprouve au début de la visite, certaines idées, l’entraînaient vers un intérêt inadéquat au sens défini par Diamond. L’enjeu moral de ce qui devrait être fait par les intervenants du réseau, de ce qu’elle devrait faire l’intéressait tant, à ce moment-là, qu’en fait il ne la voyait pas pleinement elle : il ne la voyait pas « comme l’artiste majeure qui fait quelque chose de ce qui lui arrive » (Diamond, 2004, p. 427). Préfiguration, prédéfinition, en se mettant à la place de la mère, des autres intervenants.
110Le mouvement de transformation de son expérience tente par la suite de maintenir pour les personnes (réseau, mère, enfant) une existence indépendante et humaine, au sens où tout en devant faire avec le dispositif, rien ne prédéfinit la manière dont ils doivent agir, ce qui va importer pour eux, comment ils vont ‘mener leur vie humaine’. Une manière aussi de ne pas réduire les personnes à la manière dont elles existent dans le dispositif (pour éviter une forme de maltraitance). Cette exigence ainsi que l’ancrage dans une activité de l’ordre de l’ordinaire et dans une visée de qualité du moment présent en font des ‘créatures pareilles à lui’, une manière de tenir asymétrie et égalité autrement que depuis une éthique de la délibération.
111Cette humanité partagée (en laissant ouvert à l’imagination ce que cela décrit, et en l’explorant par la perception, l’imagination et l’engagement dans l’action) et non pas une perspective en termes de droits modifie de façon fine mais essentielle l’expérience du professionnel, laquelle peut se voir dans ses actions. Si au début de la visite il tente d’identifier de l’extérieur ce qu’il se passe, son expérience se transforme, pris dans un engagement dans l’action avec un mode particulier d’ouverture sur les choses et son environnement, qui à la fois construit et est construit par sa perception, son imagination. Il passe ainsi de « qu’est-ce qui se passe ? » à « que faisons-nous ensemble ? », « quel monde voulons-nous, comment le faire advenir ensemble ?» (Hennion, 2015, p. 14), se vivant comme compagnon de ce moment passé ensemble, au présent. Compagnon, ‘créature pareille’, mais avec des perspectives pas identiques (un professionnel, un parent, en enfant), qui par moments se rencontrent.
112Le dispositif d’aide-contrainte étudié ne vise pas une soumission au sens d’une intériorisation de comportements à adopter pour les parents (et les enfants), ou de catégories/principes qui prédéfinissent ce qui doit leur importer et comment. Être soumis au dispositif d’aide-contrainte est saisi, dans ce modèle et dans le temps même des visites, comme devoir faire avec (ce) qui est là, ce qui est réel, viable et partageable dans le temps même des visites, ce qui pourrait le devenir. Et ce, en étant attentif à la manière événementielle et expérientielle dont des détails importent ou non, sont saisis, ou pas, à leur manière, par les différentes personnes présentes. Ne pas prédéfinir les chemins qui peuvent être empruntés, proposés favorise une forme d’aventure dans ce dispositif si contraint. Cette modalité d’intervention nécessite une implication du professionnel. Il tente de répondre à ses exigences et obligations, est touché par ces compagnons de ce temps passé / à passer ensemble. Cette manière d’agir est portée et favorisée par des activités de l’ordre du quotidien et un rapport au temps présent qui ne le met pas d’emblée au service de finalités ou d’objectifs plus abstraits ou éloignés dans le temps. Une qualité du moment présent qui sert de guide et de visée, mais sans nier l’existence et l’importance des autres espaces-temps, en appui sur une dépendance non déterministe avec eux.
113Dans ces moments de visite, une forme de participation se découvre et peut se déployer dans (grâce à) ce dispositif d’aide-contrainte, une participation au cœur de l’expérience et en appui sur des détails, dans laquelle se construit et s’éprouve le pouvoir d’agir, et plus largement un rapport non déterministe à la vie, avec espoir et dignité. Une participation avec une finalité intrinsèque au moment présent (la rencontre) qui tente de se partager dans la construction d’une orientation commune et dont la réussite s’éprouve par chacun : par le professionnel, par le parent et par l’enfant. Non pas, dans ce moment du dispositif, avec une normativité extérieure à laquelle il faudrait se soumettre, qu’il faudrait apprendre, mais avec une normativité immanente, au présent.