- 1 Ce que Jean-Louis Fabiani désigne comme des « jeux coopératifs » (2016, p. 38).
1Comment caractériser sociologiquement les « dispositifs » que le lexique technocratique contemporain associe à la « nouvelle gouvernance » de l’action publique ? Peut-on mettre en évidence une structure qui leur serait propre ? Ces dispositifs mobilisent différentes catégories d’agents appelés à travailler « en partenariat », « en synergie », « en réseau », à se coordonner, à se concerter, à collaborer dans la prise en charge de tel ou tel « problème social » 1. De façon générique, on peut identifier ces dispositifs par un « problème » socialement construit par telle ou telle catégorie d’agents (promoteurs d’une « cause » qui revendiquent sa prise en charge ou « réparateurs » qui proposent leurs services) et par la coopération ou la concurrence entre différentes catégories d’« interprètes » et/ou de « réparateurs » qui proposent différentes qualifications du problème (par exemple, « délit » / « maladie ») et diverses formes de prise en charge (par exemple, « carcérale » / « psychiatrique »).
2En ce qui concerne le problème de la « déviance/délinquance », il faut d’abord distinguer « la délinquance » de « la déviance » (Mauger, 2009).
3Comment les définir plus précisément ? Selon Durkheim (1981), « nous constatons l’existence d’un certain nombre d’actes qui présentent tous ce caractère extérieur que, une fois accomplis, ils déterminent de la part de la société cette réaction particulière que l’on nomme la peine. Nous en faisons un groupe sui generis, auquel nous imposons une rubrique commune ; nous appelons crime tout acte puni ». Extensible dans le temps et dans l’espace aux crimes religieux, aux crimes contre l’étiquette, au cérémonial, à la tradition, etc., la définition de Durkheim peut encore être élargie en étendant la notion de « peine » à celle de « stigmatisation » qui inclut les sanctions diffuses, les sarcasmes, le mépris, etc. (Ogien, 1990). De ce point de vue, le répertoire des pratiques déviantes - définies comme celles qui sont susceptibles de susciter la stigmatisation - apparaît à peu près illimité. Selon Jean-Michel Chapoulie, « sont qualifiés de déviants les comportements qui transgressent des normes acceptées par tel ou tel groupe social ou par telle institution ; cette catégorie inclut donc les actes sanctionnés par le système juridico-policier, […] mais aussi les maladies mentales ou l’alcoolisme » (Chapoulie, 1985). Variable d’une époque à l’autre et d’une société à l’autre, la définition sociale de la déviance l’est aussi d’un groupe à l’autre au sein d’une même société. Selon Goffman, si un individu est doté d’un attribut qui le distingue, en le discréditant, des autres membres de la catégorie qui lui est ouverte, cet attribut constitue un « stigmate » (Goffman, 1975). Telle est également la perspective d’Howard Becker (1985) qui définit la déviance par le défaut d’obéissance aux normes du groupe : « quand on a décrit les normes qu’un groupe impose à ses membres, on peut décider avec une certaine précision si un individu a, ou non, transgressé celles-ci, et donc s’il est déviant ».. Force est néanmoins de constater avec Becker qu’il existe des normes qui sont très généralement reconnues par tous.
4Comment, dans cette perspective, définir la délinquance et quels sont les rapports entre déviance et délinquance ? Pour Durkheim la peine est « une réaction passionnelle d’intensité graduée, que la société exerce par l’intermédiaire d’un corps constitué sur ceux de ses membres qui ont violé certaines règles de conduite » (Durkheim, 1900). C’est la notion de « peine » qui permet de distinguer déviance et délinquance. Elle repose ainsi sur la « réaction sociale » : diffuse, informelle et de faible intensité en matière de déviance, elle est institutionnalisée et codifiée en matière de délinquance. En d’autres termes, les délits et les crimes (i. e. la délinquance) sont les pratiques déviantes retenues par le Code pénal et sanctionnées comme telles. Telle est, d’ailleurs, la définition proposée par Philippe Robert : « Le crime est un comportement […] saisi par le droit qui menace son auteur d’une peine, autrement dit un comportement incriminé » (Robert, 2005).
5Dans cette perspective, déviance et délinquance ne sont pas étanches. Une pratique déviante peut être « pénalisée », s’inscrivant alors dans le répertoire des pratiques délinquantes. À l’inverse, un délit peut être « dépénalisé », mais une pratique peut également être pénalisée en droit et tolérée en fait. Pourtant, s’il est vrai que les contours de ces pratiques délinquantes varient dans le temps et dans l’espace, force est de remarquer que certaines pratiques font plus constamment l’objet de sanctions pénales (Mauger, 2020) : « les premières, note Durkheim, correspondent aux conditions changeantes de la vie sociale, les secondes aux conditions constantes ». Paul Veyne fait ainsi remarquer, à propos de la gladiature à Rome, que « la société romaine n’admettait pas plus le meurtre que nous ne l’admettons et qu’aucune société ne l’admet ; celui qui a du sang sur les mains est partout honni ; sans cet interdit aucun groupement humain ne pourrait subsister » (Veyne, 2005). Mais, il relève également que « partout et toujours, l’interdit de tuer est levé en deux cas, la guerre et la peine de mort ; chez nous il l’a été aussi pour le duel », comme il le fut à Rome dans les arènes.
6Déviance, délinquance et contrôle social ont donc partie liée. Marx répertoriait ainsi les multiples effets sociaux du crime : « Un criminel produit des crimes… mais aussi le droit criminel et, par suite, le professeur qui fait des cours de droit criminel, et l’inévitable traité grâce auquel ledit professeur jette comme une marchandise ses conférences sur le marché général. Le criminel produit, d’autre part, toute la police et la justice criminelle, les sbires, les bourreaux, les jurés… Il produit encore de l’art, de la littérature, des romans et même des tragédies » (Marx, 1968). Parmi les « effets du crime », les formes prises par le « contrôle social » se sont diversifiées, du droit à la psychiatrie, de la sanction pénale à la prévention. Les professionnels du contrôle social se sont multipliés, policiers, juges, travailleurs sociaux. Les institutions concernées se sont étendues du public au privé, du national au local, etc. De sorte que la concurrence qui se fait jour au fil du temps entre les interprétations du problème, les « réparations » proposées et les « réparateurs » en lice impose progressivement leur coordination.
7C’est une situation de ce genre qu’avait étudiée Robert Castel à propos du cas de Pierre Rivière (Castel, 1973). Le dossier constitué permettait de prendre la mesure de « la concurrence que se livraient les instances pénale et médicale » au cours de la première moitié du XIXe siècle en France et de son enjeu : il s’agissait de « substituer partiellement un mode de contrôle à un autre ».
- 2 Rapport de la mission d’étude sur l’ensemble des problèmes de la drogue, présenté par Monique Pelle (...)
8C’est un espace pluridisciplinaire du même type que j’avais rencontré dans le cadre d’une enquête sur la prise en charge de la toxicomanie en France dans le courant des années 1970 (Mauger, 2001). La toxicomanie était alors communément définie comme « la rencontre d’un individu et d’un produit dans un environnement donné »2. À cette définition était associé un triptyque dont les trois volets délimitaient une tripartition du territoire de la toxicomanie entre les professionnels mobilisés : le produit (« les drogues dangereuses ») revenait aux psychopharmacologues, l’individu (« le facteur psychique ») aux psychiatres, psychanalystes et psychologues et l’environnement (« le terrain favorisant ») aux épidémiologistes. Pour le magistrat et le policier, le toxicomane était un délinquant ; pour le médecin, un malade ; pour le psychiatre, un fou et pour le travailleur social un « cas social » et, ils étaient, bien sûr, invités à « travailler en réseau » et à confronter leurs expériences.
9C’est également à cette sorte d’espace pluridisciplinaire qu’a été confronté Stanislas Morel dans sa thèse sur la prise en charge de l’échec scolaire précoce (Morel, 2014). Trois types d’étiologie y cohabitaient : les sociologues mettaient en évidence les origines sociales des difficultés scolaires, les psychanalystes, leur origine psycho-affective et les neuropsychiatres cognitivistes, leur origine organique (sinon génétique). Trois types de prise en charge coexistaient. Et l’injonction pluridisciplinaire se doublait, là aussi, d’une invitation au partenariat : il s’agissait de prendre en charge « l’enfant dans sa globalité ».
10Si l’on tente de caractériser la structure sociale propre à chacune de ces configurations, elle n’est évidemment pas celle d’un « champ » au sens que Bourdieu donne à ce concept. Elles associent ou confrontent, en effet, des agents qui appartiennent à des champs différents : les professionnels de santé au champ médical, les professionnels du droit au champ juridique, etc. Comment analyser ces espaces interdisciplinaires ?(Mauger, 2014) On trouve chez Durkheim une ébauche de leur sociogenèse. Il remarque d’abord que « les professions différentes peuvent coexister sans être obligées de se nuire réciproquement, car elles poursuivent des objets différents. Le soldat recherche la gloire militaire, le prêtre l’autorité morale, l’homme d’État le pouvoir, l’industriel la richesse, le savant la renommée scientifique, chacun d’eux peut donc atteindre son but sans empêcher les autres d’atteindre le leur. Il en est encore ainsi quand les fonctions sont moins éloignées les unes des autres » et Durkheim cite, à ce propos, l’exemple de l’oculiste et du psychiatre : « comme ils rendent des services différents, ils peuvent les rendre parallèlement ». « Cependant, ajoute Durkheim, plus les fonctions se rapprochent, plus il y a entre elles de points de contact, plus, par conséquent, elles sont appelées à se combattre. Comme, dans ce cas, elles satisfont par des moyens différents des besoins semblables, il est inévitable qu’elles cherchent plus ou moins à empiéter les unes sur les autres. […] Quant à ceux qui s’acquittent exactement de la même fonction, ils ne peuvent prospérer qu’au détriment les uns des autres. […] Les professions similaires […] se font une concurrence d’autant plus vive qu’elles sont plus semblables » (Durkheim, 1991, p. 249-250).
11Pour analyser la prise en charge de l’échec scolaire précoce, Morel s’est inspiré de la sociologie des professions d’Andrew Abbott (1988). Dans cette perspective, les professions sont des « groupes de métiers appliquant un savoir abstrait à des cas concrets ». Diagnostic, traitement et inférence (i. e. la façon de raisonner sur le problème traité) reposent sur un savoir formalisé trop abscons pour les profanes et fondent leur légitimité. Le « système des professions » est le système formé par les professions engagées dans la lutte pour des « territoires ». La concurrence se fait jour dès lors que différentes professions proposent des réponses différentes à un même problème (c’est la situation, précédemment évoquée, qu’envisageait Durkheim). Comment rendre compte des territoires des différentes professions, c’est-à-dire des tâches qui reviennent à chacune d’elles dans la division du travail, de l’inégale protection de ces territoires contre la compétition professionnelle et de l’évolution du tracé de leurs frontières, tant sous l’effet de cette compétition que de forces externes comme les changements techniques, les modifications de la demande, les interventions de l’État ? Le pouvoir professionnel réside dans la capacité de maintenir le contrôle d’un territoire : pouvoir de définir un problème, de faire reconnaître la validité de ses traitements, de se soustraire à la comparaison, d’obtenir le soutien de l’État, de s’allier aux élites dirigeantes. Abbott voit dans l’efficacité des solutions que les professions proposent aux problèmes dont elles traitent le facteur qui détermine in fine la délimitation des territoires. Les distorsions entre efficacité et répartition des territoires finissent par se résorber avec le temps : la répartition des tâches entre professions qui coopèrent sur un même lieu de travail s’adapte progressivement aux exigences d’efficacité, le public prend conscience de cette nouvelle division du travail et, finalement, l’État consacre juridiquement les nouveaux territoires. C’est dans cette perspective que Morel définit la notion de « Champ d’Intervention Professionnelle » (CIP) (Morel, 2016).
12Selon lui, un champ d’intervention professionnelle est « un espace à l’intérieur duquel s’organisent les activités des membres des groupes professionnels concernés par un même problème » ou, plus précisément, l’espace de « coopération/concurrence » à l’intérieur duquel s’organisent les pratiques professionnelles de « réparateurs » appartenant à différents champs. On peut identifier quatre propriétés des champs d’intervention professionnelle. Premièrement, l’existence d’un champ d’intervention professionnelle suppose celle d’une demande de réparation, c’est-à-dire de clients potentiels ou de fournisseurs de clients qui délèguent leur prise en charge à des réparateurs. Deuxièmement, un champ d’intervention professionnelle est un espace de concurrence entre réparateurs dotés de ressources pratiques et théoriques distinctes. Troisièmement, les rapports de force entre réparateurs dépendent des rapports de force entre leurs disciplines de référence et les techniques réparatrices afférentes. Quatrièmement, ces rapports varient de la concurrence ouverte (stratégies de distinction, d’autonomisation, de disqualification) à la coopération (stratégies de délégation, de domination, de prise de contrôle). Le concept de champ d’intervention professionnelle définit ainsi un programme de recherches transposable à l’ensemble des configurations de concurrence/coopération entre « réparateurs » de tel ou tel problème social.
13Il permet, par exemple, de décrire l’épreuve de force entre médecins et juges confrontés au « cas Pierre Rivière » en 1835. Le statu quo, la coexistence pacifique entre justice et médecine, explique Robert Castel (1973), reposait sur « le traditionalisme du savoir » et « le conservatisme institutionnel » : « au partage théorique sans zone-frontière entre folie et normalité […] correspond, écrit-il, un partage institutionnel sans risque d’empiètements entre le système médical et le système judiciaire ». Comment ce statu quo a-t-il été remis en cause ? Du point de vue du droit, « sans liberté morale, il ne peut y avoir de culpabilité, donc pas non plus de punition ». La logique juridique est prise en défaut dès lors qu’on peut mettre en évidence « une lacune - dysfonctionnement ou faiblesse originaire, due à des causes physiques ou psychiques - de la "faculté de penser" ». En l’occurrence, l’extension du concept de « folie » (monomanie) permettait l’interprétation d’un nouveau pan de comportement. Pour la psychiatrie naissante, cette « tentative de gagner un espace d’intervention » reposait sur la tentative d’« inscrire d’une manière convaincante un secteur de la criminalité dans la médecine mentale ». En pathologisant un secteur de la criminalité, elle posait alors un problème d’étiquetage - coupable ou fou - par rapport à deux noyaux de savoir et impliquait un « déplacement du verdict au diagnostic ». Mais, cette victoire théorique de la médecine sur la justice se heurtait encore à l’absence de structures institutionnelles et législatives : la loi de 1838 institutionnalisera les modalités du placement (d’office/volontaire) dans des établissements spéciaux (asiles).
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14Le même schème permet de décrire l’espace de la prise en charge de la toxicomanie en France au cours des années 1970. Il repose sur le statu quo juridique entre médecins et juges. La loi du 31 décembre 1970 est un compromis : la toxicomanie est une maladie et un délit ; le toxicomane est malade et coupable ; délinquant, le consommateur de drogues peut échapper aux poursuites par le biais de « l’injonction thérapeutique ». Ce statu quo entre médecins et magistrats a pour corollaire l’éclectisme des discours officiels. Ainsi le rapport de Monique Pelletier sur la toxicomanie (dont elle avait été chargée par Valéry Giscard d’Estaing) apparaît comme une tentative d’orchestration des différents registres interprétatifs3. L’éclectisme des interprétations va de pair avec la promotion de l’interdisciplinarité et le partage du territoire : à la psychopharmacologie revient l’étude des propriétés des substances et de leurs effets psychotropes et somatiques, à la psychopathologie, celle de la personnalité toxicomaniaque, à l’épidémiologie, celle des facteurs de risques. Le compromis en matière de prise en charge par les différentees catégories de « réparateurs » - entre incarcération et médicalisation, entre médicalisation et démédicalisation, etc. - se traduit par la mise en place d’un espace concurrentiel d’institutions spécialisées où l’on peut distinguer trois pôles : les communautés thérapeutiques (d’inspiration comportementaliste), les traitements à base de méthadone, les traitements ambulatoires (entre psychanalyse et comportementalisme) (Lert et Fonbonne, 1989).
- 4 En ce qui concerne le travail social, voir Gérard Mauger, 2012. En ce qui concerne « l’animation so (...)
15Il me semble que le monde des « professionnels du contrôle social » peut être également décrit comme un « champ d’intervention professionnelle » au sens que Stanislas Morel donne à cette notion 4.