Navigation – Plan du site

AccueilNuméros19DossierLa « régulation des consommations...

Dossier

La « régulation des consommations » en addictologie : vers un nouveau paradigme socio-éducatif ?

Brandon Dutilleul

Résumés

Cet article souhaite rendre compte de la pertinence d'un changement de paradigme en addictologie en s’appuyant sur une dimension socio-éducative. Après avoir longtemps considéré l'addiction comme une maladie et l'abstinence comme seul moyen de traiter l’addiction, il semble aujourd'hui important de reconnaître certains effets d'efficience thérapeutique contrastés que ces approches induisent. À l'heure d'une reconsidération de cette philosophie d’accompagnement, déjà engagée par d'autres, il nous semble important de requestionner la place du choix dans les stratégies d’accompagnement proposées et la présence des consommations dans les parcours de vie. L’approche par la « régulation des consommations » permet justement de réintégrer le sens que les acteurs accordent à l’expérience vécue et singulière de leur(s) consommation(s).

Haut de page

Texte intégral

Introduction

1Depuis plusieurs décennies le modèle principalement biomédical de l'accompagnement fait de l’individu dépendant un individu malade, et par essence malade comme les autres personnes dépendantes incapables de se maîtriser. Ainsi, la perspective thérapeutique qui lui est proposée se caractérise encore souvent par l’obligation d’une abstinence complète et par une identification, parfois aliénante, à la figure du malade attendant qu'on le soigne. Toutefois, la conduite addictive semble se situer au cœur d'une énigme existentielle complexe et résolument individuelle qui nécessite l'exploration du vécu singulier (Legrand, 1997 ; Niewiadomski, 2000). Par voie de conséquence, cette complexité requiert le développement de stratégies d'accompagnement adaptatives qui sortent du cadre normatif de l’abstinence et des préconisations générales de santé publique.

2L’accompagnement actuel qui s’organise sur le principe de la pluridisciplinarité par une lecture bio-psycho-sociale de l’addiction n’épuise cependant pas les significations sociales et personnelles que les personnes dépendantes accordent à leur expérience des consommations (d’alcool, d’héroïne, de cocaïne ou encore de médicaments). Si le travail social vise une connaissance fine des situations accompagnées et la co-construction des projets de vie, le paradigme abstinentiel à caractère normatif et défini a priori vient bloquer la prise en compte de la singularité de l’expérience subjective.

  • 1 Loi n°70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et (...)

3Dans la mesure où les standards thérapeutiques et le cadre légal répressif (issu de la loi de 19701) délimitent clairement l’accompagnement en addictologie, comment alors déployer un travail d’accompagnement socio-éducatif singulier centré sur l’expérience de la personne présentant des conduites addictives ?

  • 2 L’intégration sociale fait référence ici à l’insertion sociale (travail, logement, etc.) mais égale (...)

4Le constat de notre enquête doctorale fait état d'une tension, dans le champ du travail social et éducatif, entre logique d'intégration sociale, peut-être même de « pacification sociale », et logique d'émancipation sociale et existentielle des individus présentant des conduites de dépendance. À travers l'exemple de l'accompagnement socio-éducatif dans le domaine de l’addictologie, nous souhaitons, dans cet article, mettre en évidence la présence d'éléments paradoxaux dans la philosophie d'accompagnement et dans les objectifs poursuivis afin de continuer à interroger les paradigmes du travail social et de la santé. Dans ce cadre précis, comment favoriser l'intégration sociale2 des individus présentant des conduites addictives sans perdre de vue la logique individuelle et socio-existentielle du recours à la substance ?

5En premier lieu, nous introduirons quelques différences et paradoxes entre logiques émancipatrices et logiques d'intégration en addictologie. Ensuite, nous proposons de nous appuyer sur l'exemple de nouvelles approches en addictologie qui, à la différence du modèle biomédical préconisant plutôt l'abstinence et l'intégration sociale normative, proposent une stratégie d’accompagnement adaptative. Cette stratégie est liée à la notion de « réduction des risques et des dommages » (RdR ou RdRD) et surtout à la notion de ce que nous appelons « régulation des consommations » (RdC). Nous confronterons une philosophie normative qui impose encore souvent l’abstinence comme condition préalable à l’accompagnement et une philosophie du choix individuel qui s’appuie sur l’expérience des personnes accompagnées.

Entre objectifs d'intégration et objectifs d'émancipation

6Les conduites addictives interviennent dans un ensemble complexe de paradoxes (existentiels, sociaux, familiaux, psychiques, etc.) et l'accompagnement qui est proposé se situe à l'interface de plusieurs contradictions (institutionnelles, axiologiques ou encore praxéologiques) que nous avons déjà discuté ailleurs (Dutilleul, 2020). Ainsi, la conduite addictive ne saurait être réduite à l’expression des symptômes du consommateur et l’accompagnement proposé à l’effacement de ses symptômes.

7Les travailleurs sociaux se débattent ainsi dans l’univers de la dépendance et de la marginalité avec des réalités biographiques surprenantes et un cadre thérapeutique et légal parfois restreint. Qui n’a pas entendu en addictologie : « demain, j’arrête » ou « cette fois, c’est la bonne ». Et pourtant force est de constater que certaines personnes n’y parviennent pas malgré la batterie de dispositifs thérapeutiques qui leur est proposée. Si aujourd’hui les salles de consommations à moindres risques (SCMR), à l’instar de la politique de réduction des risques qui date des années 1990, apportent une nouvelle manière d’appréhender la personne consommatrice, il nous semble que l’enjeu de la reconnaissance sociale de parcours hors normes reste prégnant.

8Posons l’idée selon laquelle le travailleur social, en addictologie, a pour objectif d'accompagner la personne dans sa dynamique de changement. Or, tout en essayant de maintenir un équilibre entre le cadre normatif de la société et la nécessité, pour certaines personnes, de s'en émanciper, le professionnel fait face à des situations contradictoires d'accompagnement. En effet, l'accompagnement socio-éducatif en addictologie oscille entre d'un côté, une volonté professionnelle d'intégration sociale des personnes, héritée d’un cadre éducatif et biomédical normatif ; et d'un autre côté, une volonté professionnelle de permettre à la personne accompagnée de s'émanciper d'un contexte qui ne lui permet pas de se réaliser, en choisissant ses propres contraintes et cadres de référence (Autès, 1999).

9Dans ce contexte, la complexité biographique des parcours de dépendance ainsi que l'intrication du biologique, du psychologique et du social déstabilisent légitimement les professionnels et notamment les travailleurs sociaux, bien souvent au cœur de l'action et de ce que P. Fustier (2008) appelle les « corridors du quotidien ».

  • 3 Malgré la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé français qui appui (...)

10Conséquemment, les conduites addictives, d’autant plus lorsqu’elles sont associées à une grande précarité, mènent souvent les professionnels du champ de l'addictologie à construire des espaces d'accompagnement visant l'intégration sociale (travail, formation, accès aux droits sociaux et médicaux, logement, vie de famille, activités sociales conventionnelles, etc.). Or, on s'aperçoit que cet objectif vient parfois contredire le diagnostic de l’addiction mettant en exergue un besoin de s'émanciper d'un contexte social normatif et aliénant (Levy, 2016 ; Dutilleul, 2020). À l'inverse, certains accompagnements alternatifs et contre-intuitifs en matière d'intégration (RdR et ce que nous appelons la régulation des consommations) s'inscrivent toujours dans une réalité légale paradoxale3 qui insécurise les professionnels et limite leur créativité éducative.

11La loi, certaines logiques institutionnelles (hospitalières et médico-sociales), ainsi que certains conflits axiologiques et praxéologiques ne permettent pas toujours d'offrir à tous la possibilité d'un accompagnement réellement singulier et cohérent au regard des trajectoires individuelles. Les seuils d’exigence d’accès aux soins selon les groupes de professionnels et selon les dispositifs varient et échouent parfois à se coordonner.

12Schématiquement, tout se passe comme si, pour certaines situations, les professionnels avaient un choix à faire :

  • entre d'un côté, sécurité des pratiques professionnelles et accompagnement vers un projet social conventionnel qui impose l’abstinence en raison d’une incapacité à se maîtriser (logique d’intégration sociale) ;

  • et de l'autre côté, insécurité des pratiques professionnelles et accompagnement vers un projet singulier, éprouvé et choisi par la personne accompagnée qui s’émancipe de la logique normative de l’abstinence systématique et des principes de santé publique (logique d’émancipation sociale).

13Toutes ces situations et les querelles idéologiques qu'elles entraînent dans les équipes freinent parfois l'action et provoquent des situations de travail inconfortables pour les uns comme pour les autres. D’une part, l'inadéquation de certaines pratiques alternatives avec les normes et valeurs individuelles ou collectives (équipes de professionnels, institutions, société) entraîne de l'inconfort chez les tenants du paradigme biomédical et abstinentiel. D’autre part, la non-congruence du projet proposé à certaines personnes force certains acteurs de l'accompagnement à pousser les limites du cadre légal et institutionnel afin de retrouver une congruence. Ce cadre potentialise l'insécurité des professionnels au regard de certaines pratiques éducatives intégrant les consommations, notamment dans le champ de la RdR et des pratiques alternatives à l'abstinence. Des pratiques qui sont pourtant essentielles à l'accompagnement vers un mieux-être et vers une libération de la parole. À ce propos, un paradoxe bloque encore la parole et l'accompagnement, c’est : « le paradoxe de la sanction ou de la fin d’accompagnement qui consiste, pour les équipes, à sanctionner, voire à arrêter un accompagnement pour les mêmes raisons qu’il a commencé », à savoir les consommations de substances psychoactives (Dutilleul, 2020, p. 80). Pourquoi alors, les personnes accompagnées exprimeraient-elles la réalité de leur vécu, de leurs difficultés et surtout de leurs (re)consommations, en particulier quand elles ont lieu au sein même de la structure, si elles risquent leur place en les évoquant ? Pourtant, c'est une réalité paradoxale à laquelle sont souvent confrontées les personnes accompagnées et les équipes de professionnels.

  • 4 Entité juridique et générique française pour qualifier un ensemble de structures de soins en addict (...)

14Nous nous intéresserons en particulier aux Centres de soins d’accompagnement et de prévention en addictologie (CSAPA)4 pour développer notre réflexion paradigmatique en nous appuyant sur une revue de littérature et sur notre expérience clinique du terrain en tant qu’éducateur spécialisé.

La réduction des risques et la régulation des consommations comme pratiques alternatives

De la réduction des risques

15L'objet de cette sous-partie est de mettre en valeur la révolution philosophique qu'a connue l'addictologie dans les années 1990 à travers le paradigme de la réduction des risques et des dommages. Cette révolution a permis d’abaisser les seuils d'exigence en matière d'accès aux soins et de faire exister la demande de reconnaissance de consommateurs toujours actifs. Elle a également appuyé le développement de la pratique de « l'aller vers » au sein même des contextes de consommation (milieux festifs, squats, centres-villes, parkings, friches, etc.). Cette approche s’inscrit dans un cadre résolument pragmatique en essayant de contourner l'écueil parfois moraliste de certaines normes sociales et sanitaires. Elle a amené un nouveau regard humaniste sur les consommateurs en revisitant les normes sociales de santé publique, de bien-être et de liberté.

16La RdR, venant au départ de l'initiative des consommateurs, se développe dans les années 1990 et vise la mise en place de meilleures conditions sanitaires de consommation de substances psychoactives pour les personnes concernées. Officialisée en 1995 par la circulaire DGS/DS n°37, la politique de réduction des risques représente l’ensemble des mesures mises en œuvre pour prévenir les contaminations par le virus du SIDA et les hépatites, mais également pour prévenir les problèmes et complications sanitaires découlant de l’usage et de la recherche de drogues. La partie la plus visible de cette politique de RdRD est l’accès facilité au matériel de consommation stérile (seringues, pipes, etc.).

17Cette nouvelle politique vient alors appuyer un courant de pensée qui permet d’envisager différemment les consommateurs et leurs consommations. L'objectif vise à ôter le voile posé sur les consommations dans le processus d'accompagnement. Les échanges concrets concernant les modes et pratiques de consommation permettent un meilleur état de santé et un mieux-être des individus accompagnés et toujours consommateurs. L’action du professionnel débute là où la personne se situe au moment de la rencontre. Cette action se poursuit même si la personne accompagnée fait le choix de poursuivre intensivement ses consommations. Les structures spécialisées dans lesquelles les acteurs de la RdR interviennent sont les Centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (CAARUD). Ils constituent avec les CSAPA deux entités importantes de l'accompagnement en addictologie (en dehors des services hospitaliers et autres cliniques privées). A. Coppel retranscrit de manière percutante une partie de cette approche : « Bien sûr, il existe depuis longtemps des "hébergements pour toxicomanes", mais les toxicomanes doivent être sevrés pour y accéder ; autrement dit, ils doivent être guéris pour être aidés. C'est évidemment absurde : ceux qui ont le plus besoin d'hébergement sont précisément ceux qui se droguent et non pas ceux qui sont guéris, mais cette évidence-là était masquée par une autre évidence : héberger des toxicomanes sans exiger au préalable un sevrage, c'est héberger des drogués qui se droguent » (Fradet, 2004, préface p. 8-9). C’est la naissance du bas seuil d’exigence d’accès aux soins.

18L'objectif du professionnel n'est donc plus d'accompagner vers l'abstinence en exigeant un certain nombre de conditions pour démarrer l’accompagnement. Ce sont les savoirs issus de l’expérience des personnes consommatrices qui constituent le point de départ de l’accompagnement. Le professionnel doit alors considérer l’individu comme expert de sa pratique de consommation et de sa situation, même au cœur de la conduite addictive. Ceci constitue un premier changement paradigmatique permettant de libérer la parole et de s’appuyer sur des savoirs que seuls les consommateurs ont pu développer (stratégies pour éviter les infections et la transmission de maladies ou encore pour gérer le manque et les effets des substances).

De la régulation des consommations

19Nous souhaitons maintenant investiguer d’autres paradigmes émergeants en addictologie. La philosophie déployée par la RdR s'est avérée très féconde pour améliorer l'accompagnement des consommateurs encore actifs. Néanmoins, nous avons pu identifier un hiatus entre CSAPA et CAARUD. Si les deux structures sont distinctes et complémentaires, elles gagneraient cependant à cohabiter davantage comme le prévoit la loi de 2016. À ce sujet, J.-P. Couteron (2012) soutient l'idée selon laquelle la médicalisation répond par la molécule pharmaceutique aux différents problèmes vecteurs de l'usage ou causés par lui (qu’ils soient somatiques, psychologiques ou socio-culturels) ; pendant que la réduction des risques se limite encore trop souvent aux risques quantifiables et physiques des usages. Elle se montre en effet timide face à un objectif plus poussé de changement, de transformation ou de renforcement du pouvoir d'agir.

20Les travaux de T. Besozzi (2021) portant sur l’hybridation des univers symboliques afférents aux différents groupes professionnels dans le secteur médico-social rendent compte des difficultés à coordonner les enjeux médicaux et socio-éducatifs. L’auteur met en avant la complémentarité des approches et la polyvalence des différents acteurs tout en identifiant encore des enjeux symboliques distincts. « L’univers de signification médical » et « l’univers symbolique social » renvoient à des priorités différentes entre prolongation de la vie biologique (cure) et construction d’un projet de vie global (care). En addictologie, les seuils d’accès aux dispositifs sont caractéristiques de ces différences symboliques : entre le haut seuil d’exigence (CSAPA : centre de soins et d’accompagnement) et le bas seuil d’exigence (CAARUD : centre d’accueil et d’accompagnement). La réalité pluridisciplinaire du terrain clinique et l’arrivée progressive de la RdR en CSAPA font état de complémentarités concrètes et indispensables que nous souhaitons continuer à penser conjointement.

21Tout ceci nous amène donc à appuyer le développement de nouveaux paradigmes en addictologie (et notamment en CSAPA) à l'interface du thérapeutique et de la RdR dans une perspective socio-éducative plus soutenue. Pour ce faire, il conviendrait de faire se rapprocher le paradigme de l'abstinence, issu du soin, du monde médical et du cadre psychothérapeutique, et la RdR, issue de l'urgence et du travail socio-éducatif. Dès lors, il reste une place pour une troisième voie, qui ne serait ni RdR mais qui s'en inspirerait grandement, ni abstinence mais qui ne l'exclurait jamais. Une voie qui se développe progressivement en France et ailleurs dans le monde et qui se veut pragmatique. Une voie non plus univoque mais plurielle et caractéristique d'une créativité accrue en matière de projets d'accompagnement. On entend ainsi parler, chez certains chercheurs et cliniciens, de « consommation contrôlée » (Cormier, 1989 ; Klingemann et Rosenberg, 2007 ; Albrecht et Daeppen, 2007 ; Gache, 2007), de « consommation modérée » (Rousseaux et Nozeret, 2000), de « consommation réfléchie » (Cormier, 1989), de « gestion des consommations » (Soulet et al., 2002 ; Soulet, 2008), de « consommation non problématique et raisonnée » (Soulet, 2008 ; Rappo et Stock, 2020), de « zone de confort » (Fieulaine, 2013), etc.

22Cette troisième voie s'inscrit dans une perspective humaniste et individualisante. Elle vise à développer le pouvoir d'agir des consommateurs en renforçant le sentiment de confiance. Par ailleurs, elle opte pour une forme de responsabilisation des personnes accompagnées sans pour autant déresponsabiliser les institutions compétentes et spécialisées. Dès lors, la substance psychoactive (alcool, héroïne, cocaïne, médicaments, etc.) est intégrée au projet d’accompagnement : à travers par exemple des espaces thérapeutiques en présence de certains produits, un nouveau règlement intérieur, des entretiens spécifiques d’élaboration d’un projet de vie incluant les consommations ou encore des sessions de RdR plus poussées. La substance ne constitue donc plus l'élément nocif à abattre mais bien un élément du parcours de vie dont il convient de pouvoir parler librement. La consommation est alors envisagée comme une possibilité dans les parcours de vie selon un cadre co-construit par le prisme de ce que nous souhaitons appeler de manière générique la « régulation des consommations » (RdC). Le principe systématique de la non-maîtrise des consommations cher aux définitions standards de l’addiction y est débattu.

23Ce nouveau paradigme permet d'ouvrir l'horizon des possibilités en matière de stratégies d’accompagnement pour ensuite singulariser l'accompagnement en fonction des expériences de chacun. Dès lors, nous postulons que toutes les voies sont envisageables dans le soin, au moins à un instant T, peu importe le profil ou le degré de dépendance. Ce sont les expériences capitalisées et capitalisables, pour reprendre les propos de M.-H. Soulet (2008), qui permettront de peaufiner et d'asseoir ensuite le sens de la démarche de soins. Le sens fait référence ici à la signification de la démarche mais aussi à la direction choisie par l’individu dépendant capable de rationalité.

Une histoire vieille de plus de cinquante ans

  • 5 Deux objectifs distincts (abstinence ou consommation contrôlée) et deux sous-catégories par objecti (...)

24La possibilité d'un retour à un usage régulé malgré la présence initiale d'une addiction a été démontrée depuis les années 1960 aux États-Unis, en particulier par des chercheurs en psychologie expérimentale. Les études qui ont connu le plus de retentissement sont celles des Sobell (1973, 1976), un couple de psychologues et chercheurs, qui ont déclenché une remise en question du paradigme abstinentiel en addictologie dans le même temps que de très vives oppositions scientifiques. Sur quatre groupes de personnes dépendantes à l'alcool5, les patients assignés à une orientation « boire contrôlé » et recevant une thérapie comportementale allant dans ce sens se portaient mieux que les patients recevant une thérapie conventionnelle. Par ailleurs, pour les patients assignés à un objectif d’abstinence la thérapie comportementale présentait également de meilleurs résultats que la thérapie conventionnelle. De plus, après deux ans, les patients ayant reçu une thérapie comportementale orientée vers la consommation contrôlée présentaient un meilleur contrôle de leurs consommations et plus de jours d'abstinence que les sujets des trois autres groupes. L’étude démontrait donc également que l'abstinence était, à long terme, moins bien maintenue par les patients assignés à une abstinence complète. D’autres études sont venues ensuite confirmer ces résultats.

25Une grande étude américaine financée par le National Institute on Alcohol Abuse and Alcoholism (NIAAA) et réalisée sur toute la décennie des années 1990 reprend un ensemble de monographies cliniques de personnes présentant une addiction à l'alcool et montre que seulement 25% environ restent complètement abstinents dans l'année qui suit le traitement. Parmi les patients issus du soin résidentiel, environ 35% ont maintenu une abstinence complète pendant l'année qui a suivi le traitement contre environ 20% pour les patients issus du soin ambulatoire, toutes modalités d'accompagnement confondues (« Project MATCH », 1999, p. 32-33). Pour autant, les autres patients ne vont pas nécessairement moins bien. Ils améliorent parfois leurs conditions de vie ainsi que leur rapport à l’alcool. Ils présentent une augmentation des jours d’abstinence et les résultats montrent des effets intéressants chez une majorité de participants concernant les volumes consommés et le nombre d’alcoolisations massives au cours des mois qui suivent la fin du traitement. Nous pourrions donc nous demander quels seraient les résultats sans le filtre de l'abstinence stricte dans les stratégies thérapeutiques proposées au cours de cette étude, notamment à la lumière des travaux des Sobell.

26Quand la RdR amène à interpréter toute amélioration des situations comme un résultat légitime, quand le soin conventionnel invite à ne pas perdre de vue l'objectif visant à se libérer de ses dépendances, la troisième voie paradigmatique en addictologie (RdC) propose un appariement de ces deux philosophies d'accompagnement. Cet appariement permet d’engager une démarche de soins approfondie en s’appuyant sur les expériences et sur les souhaits des personnes accompagnées. L’abstinence doit rester une finalité possible mais non pas un moyen systématique de prise en charge des addictions.

27Toutefois, même si la régulation des consommations est possible pour tous types de profils, mêmes les personnes les plus dépendantes, plusieurs études (par ex. Helzer et al., 1985) montrent que plus le degré de dépendance est élevé, plus la possibilité d'un retour à une consommation régulée est faible. Néanmoins, il nous semble que ces études ne tiennent pas forcément compte de la possibilité d'une mise en place d'accompagnements alternatifs congruents et cohérents qui pourraient modifier les résultats. D’autre part, elles évincent de la RdC, selon les définitions choisies des niveaux d'usage, certains profils que nous pourrions pourtant prendre en compte.

28Nous pourrions ainsi convenir d'un accompagnement défini selon la réalité vécue et la capacité du sujet à s'approprier les propositions qui lui sont faites ou que lui-même peut imaginer. Il est alors essentiel d'être transparent et explicite avec la personne sur les différentes modalités possibles d'accompagnement. En d'autres termes, il est nécessaire d'adopter une posture andragogique visant la quête d'un projet singulier répondant à l’expérience subjective de la personne accompagnée. Même un individu présentant une dépendance « très légère » peut souhaiter être abstinent et inversement un individu présentant une dépendance « sévère » peut souhaiter mieux réguler ses consommations. L'accompagnement gagne en efficience et en prophylaxie quand les personnes se fixent elles-mêmes leurs objectifs, les choisissent et y croient, plus que lorsque ces objectifs leur sont imposés. Il gagne également en efficience quand les professionnels soutiennent concrètement les orientations choisies, tout en s’autorisant à mettre parfois ces orientations en perspective. En effet, le professionnel développe également une expérience de la situation donnée qu’il peut faire valoir. C’est aussi ce que vient chercher la personne accompagnée.

29L'idée est donc de réaliser un équilibrage entre les effets indésirables, les dommages possibles et les effets bénéfiques de l'une ou l'autre option thérapeutique. Cet équilibrage s’apprécie dans le temps et se négocie constamment. Dès lors, de nouveaux outils et de nouvelles catégories d'efficience thérapeutique sont à inventer et à évaluer. La RdC nécessite des points de repères théoriques et pratiques pour en permettre une pleine exploitation.

La régulation des consommations en pratique

30Cette nouvelle orientation paradigmatique se développe depuis au moins une vingtaine d'années dans les pratiques professionnelles, à différents degrés selon les pays et selon les intervenants. La théorisation et l'application concrète sont encore en phase d'étayage et requièrent plus de stabilité, tant au niveau conceptuel que pratique. La France opère ce virage depuis quelques années seulement mais se heurte encore à des résistances issues d'autres philosophies d'accompagnement. Il est donc important de poursuivre le travail déjà engagé pour faciliter la diffusion et la prise en main de ce nouveau paradigme. Dans cette partie, nous voulons présenter quelques-unes de ces approches que nous avons découpées en deux grands ensembles constitutifs de la régulation des consommations.

  • Tout d'abord, il existe une dimension quantitative de la RdC. Elle se retrouve notamment dans le champ de la « consommation contrôlée » (CC). P. Gache (2007) en dresse une typologie pour l'alcool (laquelle pourrait être adaptée à d'autres produits) selon le nombre de jours d'abstinence et le nombre de verres consommés :

  1. La consommation occasionnelle

    • 6 La consommation modérée renvoie également chez J.-P. Rousseaux et Y. Nozeret (2000) à trois logique (...)

    La consommation modérée6

  2. La consommation excessive sans problèmes.

31À ce propos, H. Klingemann et H. Rosenberg (2007, p. 4) recommandent pour chaque cas clinique : « une procédure d'analyse consentie et avisée des chances de réussite de la CC, ainsi que des risques et des avantages à la fois de la CC et de l'abstinence, et du choix des interventions menant à chacun de ces deux aboutissements ». Par ailleurs, P. Gache (2007, p. 16-17) propose quatre axes à inclure à tout programme de consommation contrôlée auxquels nous ajoutons des propositions :

  1. des paramètres clairs et explicites (d'ordre quantitatif) pour évaluer la consommation contrôlée (selon les catégories de la personne qui sont négociées avec le professionnel) ;

  2. un consensus sur la valeur du verre-standard (adaptable à d'autres produits) ;

  3. un plan de traitement très clair et des ressources dûment expliquées au patient ;

  4. des stratégies de négociation des buts et options thérapeutiques (en fonction de la réalité vécue et des expériences capitalisées).

32Ces programmes offrent une nouvelle option thérapeutique qui ne contredit pas la possibilité de l'abstinence. Cette option permet d'amener une plus grande partie de la population vers les dispositifs de soin (des plus réfractaires à ceux que leur comportement questionne simplement). Elle se situe entre prophylaxie et réaction.

  • Ensuite, il existe une dimension peut-être plus vaste et davantage qualitative de la RdC. En chef de file de cette dimension nous avons retenu les travaux de M.-H. Soulet (et al., 2002 ; Soulet, 2008) autour de la gestion des consommations de drogues : « Ce qui est en jeu, par-delà la reconnaissance de l’existence d’un tel phénomène, c’est sa prise en compte dans l’ensemble de ses dimensions, renvoyant à des questions comme celle de sa stabilité, de sa capacité à intégrer le manque, de sa non-liaison à des drogues spécifiques, de sa non-limitation à des types de consommateurs… Penser la gestion consiste tout d’abord à dépasser ces représentations premières en prenant de front les objections immédiates et les relativisations fréquentes à son sujet » (Soulet, 2008, p. 93). L'auteur propose de diviser la gestion en trois zones :

  1. La zone optimale de gestion

  2. La zone intermédiaire de gestion

  3. La zone minimale de gestion, selon des indicateurs qualitatifs issus de l’expérience subjective que nous ne pourrons développer que partiellement ici.

33Il n'existe pas de principe normatif commun lié à la consommation de substances illicites, contrairement à la consommation d'alcool. Dès lors, c'est l'expérience du consommateur qui permet de mettre en lumière différentes formes et logiques d'action. M.-H. Soulet en distingue quatre :

  • « Une logique professionnelle, celle du métier, c’est-à-dire savoir concrètement s’approvisionner et utiliser la drogue de façon à minimiser les risques sanitaires et sociaux liés à la consommation.

  • Une logique symbolique, celle du sens, c’est-à-dire penser sa consommation afin d’établir avec la drogue un rapport de sens et développer une réflexivité continue sur les raisons (individuellement et socialement signifiantes) de la consommation.

  • Une logique axiologique, celle des valeurs, c’est-à-dire être capable d’adhérer à d’autres valeurs et de poursuivre d’autres intérêts en dehors de la consommation.

  • Une logique stratégique, celle de l’adaptation, c’est-à-dire savoir agir en tenant compte des situations qui se présentent, pouvoir résoudre des problèmes imprévus et être capable de trouver des solutions en contexte » (Ibid., p. 96-97).

34Ce sont ces quatre logiques en interaction qui permettent de faire émerger un système favorisant plus ou moins bien la gestion de ses consommations. Ce système prendra une forme différente selon les situations et selon la dynamique des ressources et compétences de chacun pour chaque logique d’action. Par conséquent, la gestion est plurielle et renvoie à des formes plus ou moins solides ou fragiles. L'auteur propose un schéma prenant la forme d'un quadrilatère qui se dessinera en fonction de la zone de gestion identifiée pour chaque logique constituant les quatre angles : « À partir du moment où l’on ne veut plus se voiler la face sur l’existence de la gestion de la consommation de drogues dures, le problème central n’est pas de savoir si la gestion est, ou non, par nature fragile et donc momentanée, mais davantage d’identifier et de mettre à disposition des ressources matérielles, sociales, temporelles et symboliques visant à la consolider. L’enjeu constitue alors à en faire un palier où l’on peut prendre appui pour renoncer à la consommation ou bien pour s’installer en "normalisant" la consommation afin d’en faire une pratique parmi d’autres au sein d’un mode de vie quelconque, et surtout un palier d’où l’on ne puisse plus descendre car la drogue, si elle n’a pas perdu son intérêt, ne risque plus de devenir obsédante » (Ibid., p. 94).

35La fragilité de la gestion de ses consommations est ce qui en fait également sa force dans le sens où elle nécessite une attention accrue de la part du consommateur, mais aussi des professionnels qui l'accompagnent, prenant la forme d'un « monitoring permanent ». Il ajoute que : « se regarder consommer, c’est mettre au centre de la consommation un double registre de fragilité et de réflexivité. N’étant pas une situation acquise, la gestion doit être continuellement renégociée par le consommateur dans son rapport au produit et dans son mode de vie » (Ibid., p. 94). Pour qu'elles aient une existence stable dans la « vie ordinaire », ces consommations nécessitent un encadrement et une production sociale et/ou personnelle de sens (faire la fête, se détendre, vivre des expériences alternatives, résister, se démarquer, etc.) au-delà d’un simple rapport biochimique lié à une dépendance ou à un mal-être. Elles représentent alors une ligne biographique parmi d'autres qu'il convient de penser. L'auteur précise à ce sujet : « Une des caractéristiques essentielles de la gestion de la consommation est d’être marquée par le sceau du risque, risque que l’entreprise ne soit pas concluante, risque parce que l’entreprise est concluante et donc qu’il faut affronter un monde nouveau, marqué par des normes et des manières de se conduire socialement différentes de celles dont le consommateur avait coutume, marqué aussi par l’incertitude de la recevabilité de son entreprise de transformation par Autrui, ses interlocuteurs privilégiés comme la société toute entière » (Ibid., p. 104). Cet équilibre entre consommations de drogues et « vie ordinaire » fait l'objet d'un enjeu décisif mais très complexe, notamment dans nos sociétés souvent uniformisées sur le plan des trajectoires personnelles. Il est donc important de pouvoir expliciter la démarche aux membres de l’entourage.

36Les travaux de M.-H. Soulet proposent donc de reconsidérer les parcours de ces personnes en commençant par une rupture de l'étiquetage et une revalorisation d'autres modes de vie, afin de leur redonner la possibilité d'un codage positif de leurs expériences. Il défend l'idée selon laquelle : « tout un pan de l’efficacité du réarmement de soi est supporté par le souci de déculpabiliser les consommateurs tout en s’efforçant de leur insuffler l’envie de la responsabilité, de prendre à contresens l’entier d’une trajectoire qui les a justement conduits à la consommation de drogues dures en s’appuyant justement dans un premier temps sur les compétences qu’ils possèdent et qu’ils ont construites dans leur pratique de consommateur » (Ibid., p. 103). C’est ici un point important de divergence entre la RdC et la logique abstinentielle stricte qui se justifie par le diagnostic de la maladie. Si ce diagnostic tend à déculpabiliser la personne présentant des conduites addictives, il propose parfois une logique descendante du soin renvoyant l’individu à la figure du malade attendant qu'on le soigne.

37De notre point de vue, la régulation des consommations contient l'ensemble des zones précitées et intègre, au-delà de certains repères quantitatifs, d'autres sous-catégories qualitatives :

  • Par exemple, la zone de confort développée par M. Fieulaine (2013). Elle permet, tout en réduisant les exigences de l'accompagnement, un niveau de confort suffisant pour la personne dans le but d'améliorer sa qualité de vie et pourquoi pas de poursuivre sa démarche de soins. Cependant, ce niveau de confort peut présenter des dommages pour l'individu, quoique moindres au regard des conduites addictives passées : « Chaque usager tend à trouver un niveau d’usage qui lui assure la qualité de vie la plus acceptable possible au regard de son état et de ses conditions d’existence. Ce niveau d’usage, chez certains quantitativement très élevé, que nous appelons "zone de confort" est trop souvent mis à mal par l’intervention de tiers qui cherchent à le réduire ou à le contenir » (Fieulaine, 2013, p. 7-8). Il complète : « L’objectif est d’intervenir sur la qualité de vie de la personne en vue de l’améliorer, de la stabiliser ou même seulement parfois d’en ralentir ou d’en retarder la dégradation. […] La relation d’aide et de soin devient donc une négociation qui part de la qualité de vie perçue par l’usager dans l’objectif d’élaborer avec lui une proposition de qualité de vie réalisable qui soit le plus égale possible à la qualité de vie souhaitée par lui » (Ibid., p. 8). Cette approche oscille entre sécurisation des consommations, stabilisation des consommations et potentiellement modification des consommations. Elle s'adapte aux souhaits et surtout à la réalité de chacun et semble correspondre à la zone minimale de gestion des consommations.

  • Par ailleurs, le « boire contrôlé » et le « boire réfléchi », que l'on retrouve chez D. Cormier (1989), apparaissent comme deux autres sous-catégories. La première fait davantage référence aux zones minimale et intermédiaire de la gestion des consommations alors que la deuxième se rapporte à la zone optimale. Quand l'idée d'un boire contrôlé s'appuie sur une approche comportementale par conditionnement avec l'idée d'un désapprentissage du boire problématique, l'idée d'un boire réfléchi s'appuie quant à elle sur le principe de l'autodétermination par la réflexion sur sa pratique en définissant précisément les contextes et manières de consommer (choix des circonstances, fréquences, quantités, etc.). On s'intéresse, ici, à des indicateurs qualitatifs et quantitatifs mais qui ne sont pas définis a priori et sans la personne accompagnée.

  • Enfin J.-J. Rappo et N. Stock (2020) proposent une approche centrée sur une consommation non problématique et raisonnée, peu importe le type de produit. Non problématique, dans le sens d'une définition collective de ce qui est problématique. Raisonnée, dans le sens d'une dimension réflexive de la consommation, et non pas raisonnable. Des critères spécifiques de santé et des critères liés à l'équilibre entre vie sociale et consommation sont définis ensemble, entre accompagnants et accompagnés. À partir de l'exemple d'un CSAPA avec hébergement en Suisse, les auteurs proposent l'idée d'un consensus (relatif à ce qui fait problème) entre l'individu, les professionnels/l'institution et le groupe. Le groupe fait ainsi exister la norme mais sans l'imposer. Si les personnes peuvent entrer dans la structure après avoir consommé, les consommations ne sont par contre pas autorisées à l'intérieur même du dispositif mais sont accompagnées via les partenaires extérieurs. Par ailleurs, les individus souhaitant s'inscrire dans une démarche d'abstinence auprès de personnes qui consomment encore sont également accueillies. Cela permet pour les uns de se confronter à une réalité sociale de consommation et pour les autres de se confronter à la réalité du contexte social lié au « vivre ensemble ». L'ancrage dans la vie sociale y prend d'ailleurs une place importante. Ce projet suisse, qui a débuté en 2018, a démontré que, bien souvent, les personnes choisissaient l'abstinence de la substance psychoactive dont ils étaient le plus dépendants. Il a aussi démontré une libération de la parole liée aux pratiques de consommation et à la réalité vécue dans le même temps qu'une mise en mouvement accrue dans la vie du dispositif ainsi que dans le développement de projets individuels (d'ordre social ou professionnel). Néanmoins, J.-J. Rappo et N. Stock observent une augmentation des consommations de cannabis et une difficulté à participer au « vivre ensemble », au sein du collectif, pour les personnes s'inscrivant dans une tentative de régulation des consommations d'alcool. Cette approche rejoint, par ailleurs, la zone optimale de gestion des consommations proposée par M.-H. Soulet.

  • 7 Un CSAPA avec hébergement qui présente la spécificité de mettre à disposition un logement personnel (...)

38À propos de la perspective pratique de la RdC, nous avons développé sur notre terrain professionnel7, en collaboration avec l'ensemble de l'équipe pluridisciplinaire et certaines personnes accompagnées, un outil d'accompagnement complètement inspiré du modèle dynamique quadripartite proposé par M.-H. Soulet. Nous y avons ajouté certains éléments issus des autres catégories et sous-catégories repérées dans cette partie mais aussi issus de nos expériences. De plus, nous avons essayé de le rendre plus maniable et plus accessible. Il a été renommé carré dynamique de régulation des consommations (CDRC) et adapté aussi bien à l’alcool qu’aux autres produits. Ce carré initial permet de dessiner un quadrilatère selon trois zones de régulation et quatre thématiques qui en constituent les angles (pratiques concrètes de consommation, stratégies d’adaptation, environnements fréquentés et sens du recours). Une zone plus ou moins optimale est identifiée pour chaque thématique en fonction de certains critères dynamiques, de l’expérience subjective de la personne accompagnée mais aussi des échanges qu’elle aura avec le professionnel. Cet outil a déjà démontré, même s'il est toujours à l'essai, des effets de libération de la parole et surtout d'efficience thérapeutique liés au fait de pouvoir se repérer (pour les personnes accompagnées comme pour les professionnels), visualiser, poser des objectifs concrets en adéquation avec la réalité vécue, se projeter, évaluer, négocier ou encore se réadapter. Enfin, ce dernier a été intégré à un accompagnement plus global orienté vers la régulation des addictions à partir d’un projet institutionnel revisité recoupant les trois voies (RdR, RdC et abstinence). Cette approche reprend des outils standards du soin et de la RdR et ajoute de nouveaux supports réflexifs et pratiques selon les projets individuels. Ces supports intègrent la consommation au projet de soin tout en proposant des espaces éducatifs et thérapeutiques (individuels et collectifs) en présence concrète de certains produits.

39Pour terminer, si la terminologie issue de la consommation non problématique et raisonnée nous paraît être la plus pertinente et la moins polémique, elle souffre néanmoins d'un manque de déclinaison. Il sera par exemple plus simple de parler de gestion ou de régulation de ses consommations. Les termes « non problématique » et « raisonnée » sont difficilement détachables de leur valeur qualificative. De plus, si la gestion renvoie chez M.-H. Soulet à un système gestionnaire et ainsi à un système potentiellement entrepreneurial et managérial de gestion de soi, le contrôle, associé aux consommations, fait écho au cadre légal répressif mais aussi à l'idée d'un absolu. Plutôt que de clôturer le débat sémantique, nous souhaitons participer à son ouverture. Dès lors, nous proposons un autre terme bénéficiant d'une neutralité sur le plan de l'interprétation et permettant un rapprochement entre les dimensions qualitatives et quantitatives de l’accompagnement évoquées dans cette partie. En effet, la « régulation » des consommations donne à voir les dimensions plurielle, processuelle et dynamique de cette troisième voie en addictologie.

Conclusion

40Le développement d'un nouveau paradigme centré sur des objectifs d'accompagnement liés à l'émancipation de l'individu, d'un point de vue socio-existentiel et non pas purement biomédical, permet de reconsidérer la personne présentant une conduite addictive. Dépasser l'objectif d'intégration en se détachant de certaines exigences normatives (mais pas de toutes) autorise à recentrer l'accompagnement sur la réalité vécue par le consommateur. L'accompagnement n'est plus défini a priori et l’abstinence n’est donc plus imposée de manière standardisée, avant de rencontrer la personne accompagnée, sous prétexte d’une incapacité systématique à se maîtriser et d’une prolongation de sa vie biologique. La seule condition préalable d’accès aux soins devient le souhait de réfléchir sur ses consommations. L’accompagnement permettra ensuite de saisir et de valoriser les significations personnelles et sociales du recours. Ces significations permettront enfin d’adapter l’accompagnement, autant que faire se peut et en continu, à la qualité de vie souhaitée par la personne accompagnée, capable de rationalité, en fonction de ses expériences.

41Dès lors, le changement paradigmatique vers la régulation des consommations nécessite un discours revisité, une posture nouvelle et adaptative, un règlement intérieur cohérent qui empêche de sanctionner des accompagnements pour les mêmes raisons qu’ils débutent, une prise de recul au regard des représentations des professionnels ainsi que le développement d'outils éducatifs et d’espaces thérapeutiques intégrant concrètement les consommations et les substances au projet d’accompagnement. La régulation requiert également des adaptations spécifiques en fonction du type de structure (CAARUD, CSAPA avec ou sans hébergement, structures hospitalières, CHRS et autres centres d’hébergement).

42Du délinquant au déviant, du déviant au malade, une opération de requalification de l'individu en tant que sujet en quête de sens à travers ses consommations semble pouvoir se déployer par le biais d’une philosophie pragmatique d'accompagnement socio-éducatif intégrant davantage l’expérience des individus. Approche abstinentielle, régulation des consommations et réduction des risques constitueraient donc trois voies d'accompagnement distinctes mais superposables à partir d’une logique généralisée de « régulation individualisée des addictions ». C'est une philosophie de l’expérience vécue, du choix et de l’émancipation sociale qui nécessite également l'appui des institutions spécialisées et des politiques publiques en matière de marge de manœuvre professionnelle. Cette philosophie requiert donc le développement d'un nouveau modèle politique de régulation des drogues, toujours très prohibitif dans le cas français.

43Enfin, la régulation des consommations, au sein de l'accompagnement, ne saurait constituer une fin en soi. Elle n'est d'ailleurs pas exempte de certains principes chers à la modernité avancée renvoyant à des attentes sociétales contrastées à l'égard du sujet contemporain. La figure idéal-typique de l’individu libre et cause de son action s’inscrit en effet parfaitement dans ce souci d'autogestion de son parcours et de développement du pouvoir d’agir des personnes. Les tenants de cette troisième voie, dont nous faisons partie, ne sont pas exempts de l'influence d’un système de normes sociales sous-jacentes qui guide leur action sans pour autant qu’ils en aient toujours conscience. L'arrière-fond sociologique de la figure de « l’entrepreneur de soi » (Ehrenberg, 1991) qui est condamné à détenir en lui-même les conditions de sa réalisation personnelle et sociale, dans un contexte pourtant subordonné à un certain nombre de déterminismes externes, se retrouve ici par certains aspects. Toutefois, il s'en écarte aussi par d'autres. L'individu n'est pas abandonné à lui-même. Au contraire, il bénéficie, dans cette logique, d'un soutien fort de la part de l'équipe pluridisciplinaire et de l'institution. Les professionnels ont aussi leur part de responsabilité dans l'évolution de la situation mais ils préfèrent placer leur confiance dans l'expertise que l’individu a de son expérience plutôt que dans un modèle préétabli ou déjà pensé pour lui. En effet, ce dernier demeure de manière irréductible un sujet singulier forcément différent de celles et ceux qui le précèdent. Cette nouvelle entrée paradigmatique ne peut donc pas faire l'économie d'un travail sur soi, d’une réflexion sur le sens complexe du recours, d'un travail sur son histoire personnelle traversée par des déterminismes culturels, économiques, sociaux, familiaux ou encore politiques.

44En ce sens la clinique narrative et éducative (Niewiadomski, 2000, 2012) semble offrir un cadre conceptuel et pratique tout à fait fécond pour les travailleurs sociaux afin de favoriser un processus de subjectivation auprès des personnes accompagnées : entre tentative d'élucidation de la complexité des conduites addictives, recherche de sens et formation de soi. Elle permet également d'éviter un écueil lié à la « condition biographique » de l’individu contemporain (Delory-Momberger, 2009). Cet écueil consiste à le renvoyer à sa seule responsabilité individuelle et biographique, en particulier dans le cas d'une situation de souffrance psychique comme l’addiction qui tire pourtant sa source d'un contexte socio-économique et donc collectif qu'il ne pourra jamais complètement maîtriser.

Haut de page

Bibliographie

Albrecht A. et Daeppen J.-B., 2007, « La consommation contrôlée dans la prise en charge des dépendances à l'alcool », Dépendances, n° 31, p. 6-8.

Autès M., 1999, Les paradoxes du travail social, Paris, éd. Dunod.

Besozzi T., 2021, « L’action médico-sociale auprès des sans-domicile : hybridation des professionnels et des niveaux d’intervention en contexte institutionnel », Sciences et actions sociales [En ligne], n° 16, mis en ligne le 23 novembre 2021. URL [http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/602].

Cormier D., 1989, Alcoolisme : abstinence, boire contrôlé, boire réfléchi, Montréal, éd. Méridien.

Couteron J.-P., 2012, « Société et addiction », Le sociographe, n° 39, p. 11-16.

Delory-Momberger C., 2009, La condition biographique. Essais sur le récit de soi dans la modernité avancée, Paris, éd. Téraèdre.

Dutilleul B., 2020, « Trajectoire biographique et processus émancipatoires en addictologie », dans Le sujet dans la cité, Actuels, voil. 10, n° 2, p. 77-89.

Ehrenberg A., 1991, Le Culte de la performance, Paris, éd. Calmann-Lévy.

Fieulaine M., 2013, « Le choix de Monsieur L. Repenser l'accompagnement des usages d'alcool », Swaps, vol. 73, n° 4, p. 6-8.

Fradet A., 2004, Chez moi, on ne crache pas par terre, Paris, éd. L'Esprit frappeur.

Fustier P., 2008, Les corridors du quotidien, Paris, éd. Dunod.

Gache P., 2007, « Évaluation des programmes de consommation contrôlée », Dépendances, n° 31, p. 14-17.

Helzer J., Robins L., Taylor J., Carey K., Miller R., Combs-Orme T. & Farmer A., 1985, « The extent of long-term moderate drinking among alcoholics discharged from medical and psychiatric treatment facilities », The New England Journal of Medicine, vol. 312, n° 26, p. 1678-1682.

Klingemann H. et Rosenberg H., 2007, « Acceptation et pratique thérapeutique de la consommation contrôlée », Dépendances, n° 31, p. 2-4.

Legrand M., 1997, Le sujet alcoolique. Essai de psychologie dramatique, Paris, éd. Desclée de Brouwer.

Levy J., 2016, « La liberté est-elle soluble dans les addictions ? », Le Flyer, n° 65, p. 4-8.

Niewiadomski C., 2000, Histoire de vie et alcoolisme. À la recherche d'un espace de construction de sens avec les personnes alcooliques, Paris, éd. Seli Arslan.

Niewiadomski C., 2012, Recherche biographique et clinique narrative. Entendre et écouter le sujet contemporain, Toulouse, éd. Érès.

Project MATCH Commentaries, 1999, « Comments on Project MATCH: matching alcohol treatments to client heterogeneity », Addiction, vol.  94, n°1, p. 31-69.

Rappo J.-J. et Stock N., 2020, « La consommation non problématique : un concept pour restaurer le pouvoir d'agir en résidentiel », Dépendances, n° 67, p. 6-9.

Rousseaux J.-P. et Nozeret Y., 2000, « La consommation modérée est-elle une impasse pour l'alcoolique ? », dans Rousseaux J.-P., Faoro-Kreit B. et Hers D.,L’alcoolique en famille : dimensions familiales des alcoolismes et implications thérapeutiques, Louvain-la-Neuve, éd. De Boeck Supérieur, p. 251-261.

Sobell M. & Sobell L., 1973a, « Individualized behavior therapy for alcoholics », Behavior Research and Therapy, vol. 4, n° 1, p. 49-72.

Sobell M. & Sobell L., 1973b, « Alcoholics treated by individualized behavior therapy: One year treatment outcome », Behaviour Research and Therapy, vol. 11,n° 4, p. 599-618.

Sobell M. & Sobell L., 1976, « Second year treatment outcome of alcoholics treated by individualized behavior therapy: Results », Behavior Research and Therapy, vol. 14, n° 3, p. 195-215.

Soulet M.-H., Caiata-Zufferey M. et Oeuvray K., 2002, Gérer sa consommation. Drogues dures et enjeux de conventionnalité, Fribourg, éd. Éditions universitaires.

Soulet M.-H., 2008, « Penser la gestion des drogues dures : modélisations théoriques et perspectives pratiques », Psychotropes, vol. 14, n° 3-4, p. 91-109.

Haut de page

Notes

1 Loi n°70-1320 du 31 décembre 1970 relative aux mesures sanitaires de lutte contre la toxicomanie et à la répression du trafic et de l'usage illicite de substances vénéneuses (faisant du consommateur à la fois un malade et un délinquant).

2 L’intégration sociale fait référence ici à l’insertion sociale (travail, logement, etc.) mais également à l’idée de l’appartenance à une société, entendue dans son sens large, qui prescrit globalement les normes en matière de santé et de consommations.

3 Malgré la loi n° 2016-41 du 26 janvier 2016 de modernisation du système de santé français qui appuie les pratiques de RdR, les développe et leur donne une légitimité thérapeutique égale aux pratiques abstinentielles, des paradoxes subsistent : entre obligation d'un développement de la RdR dans le soin et absence d’un cadre d’application précis ou entre autorisation de superviser les consommations, interdiction de participer activement à la pratique et interdit légal de circulation des produits considérés comme stupéfiants.

4 Entité juridique et générique française pour qualifier un ensemble de structures de soins en addictologie avec ou sans hébergement. On parlera alors de soins résidentiels ou de soins ambulatoires. Elles sont portées par des associations ou établissements publics de santé et viennent compléter les dispositifs hospitaliers spécialisés (services de sevrage, hôpitaux de jour, services de soins de suite et de réadaptation, équipes de liaison, etc.).

5 Deux objectifs distincts (abstinence ou consommation contrôlée) et deux sous-catégories par objectif selon la thérapie utilisée : comportementale, orientée soit vers la consommation contrôlée, soit vers l’abstinence, ou conventionnelle.

6 La consommation modérée renvoie également chez J.-P. Rousseaux et Y. Nozeret (2000) à trois logiques moins quantitatives : la prophylaxie, l'adaptabilité et surtout la logique culturelle, entendue comme pratique construite et délimitée par une société donnée.

7 Un CSAPA avec hébergement qui présente la spécificité de mettre à disposition un logement personnel pour chaque personne ainsi qu’un espace collectif.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Brandon Dutilleul, « La « régulation des consommations » en addictologie : vers un nouveau paradigme socio-éducatif ? »Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/3636

Haut de page

Auteur

Brandon Dutilleul

Éducateur spécialisé en addictologie
Coordinateur Hauts-de-France du dispositif TREND (Tendances récentes et nouvelles drogues) dirigé par l'OFDT (Observatoire Français des

Drogues et des Tendances addictives)
Doctorant en Sciences de l'Éducation et de la Formation sous la direction de Christophe Niewiadomski – Univ. Lille, ULR 4354 - CIREL – Centre Interuniversitaire de Recherche en Éducation de Lille, F-59000 Lille, France. airnord@hotmail.fr

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search