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Le travail social comme discipline : quatre concepts pour éclairer ses frontières

Amélie Maugère

Résumés

Cet article représente une contribution à la définition du travail social comme discipline à partir de la démarche théorique proposée par Alvaro Pires (1995) pour circonscrire les frontières disciplinaires de la criminologie. Notre contribution mobilise trois de ses concepts : l’objet, l’activité de connaissance et le champ d’étude. Nous y avons ajouté celui d’activité de praxis. Ensemble, ces quatre concepts permettent de mettre en lumière le projet spécial de la discipline « travail social », avec un esprit d’ouverture. L’enjeu est en effet de renforcer une identité professionnelle tout en permettant la poursuite, au sein de la discipline, d’un dialogue démocratique entre des points de vue opposés.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Un peu plus de 30 ans plus tard, la question est reprise avec la même formulation par Saül Karsz co (...)

1« Pourquoi le travail social ? » (Domenach et al., 1972) ; dans leur introduction à ce numéro spécial de la revue Esprit, les auteurs – tous chercheurs, tous hommes, tous des intellectuels engagés – s’étonnent de n’avoir pas eu toute l’aide espérée du groupe de travail, composé également de praticiens, qu’ils avaient constitué pour réfléchir à cette question1.

2Je serais une praticienne ou une aspirante à la profession, je leur retournerais malicieusement la question : « et pourquoi pas ?! »… pour clore provisoirement la discussion de philosophie politique que les auteurs ont voulu lancer pour questionner les rapports que la profession et le pouvoir politique et technocratique entretiennent afin d’organiser la socialité contemporaine et, peut-être avant tout, la socialité des milieux populaires (op. cit., Table ronde, 1972, p. 678-703). Je les inviterai à la reporter après avoir examiné ce qu’est le travail social et les formes singulières qu’il prend localement tout en considérant que ces formes ont quelque chose à voir avec les configurations socio-politiques nationales dans laquelle la profession et les autres métiers du social se sont installés à partir de la fin du XIXe siècle, dans le contexte d’un mouvement pour les assurances sociales favorisé par l’intervention des pouvoirs publics, pas nécessairement les moins autoritaires (Le royaume de Prusse de Bismarck, pas le plus démocrate donc, est le premierr pays à avoir soutenu ce mouvement), puis de l’expansion de l’État-providence et finalement de sa restructuration (Esping-Andersen, 2007 [1999]), voire de son évanescence (ne tranchons pas).

3Je ne suis ni une praticienne, ni une aspirante à la profession : je partage cependant cette réserve et j’accepte cette invitation à caractériser préalablement ce qu’est le travail social. Toutefois, je souhaite avertir préalablement les lecteurs que je ne définirai pas ce qu’est le travail social à partir de l’observation et de l’analyse des pratiques des intervenants ou de leur mutation. Mon projet de contribution est celui d’une étrangère à la discipline (je n’y ai pas été formée) acceptée, comme telle et comme beaucoup d’autres, dans un département de travail social, pour participer à la formation des aspirant.e.s à la profession. Une étrangère qui s’y installe a priori durablement, suffisamment, en tout cas, pour avoir senti la nécessité de comprendre ce qu’est le travail social comme discipline (nous soulignons), pas tant dans une perspective de développement de la connaissance, au départ, que dans celle de me sentir un membre de cette discipline. Qu’est-ce qu’une discipline ? Quel est le projet singulier du travail social comme discipline ?

4Par-delà les divergences de projet politique que les pionnières du travail social que Richmond ou Addams, et d’autres après elles, ont pu porter et souhaiter imprimer dans la formation à cette profession, quelles préoccupations communes permettent de comprendre la création d’un espace académique propre ? Pourquoi des écoles, des départements d’université ou des centres de recherche, plutôt que l’apprentissage de techniques d’intervention ou la seule socialisation dans les milieux de pratique ? Au-delà la reconnaissance sociale et institutionnelle qui est attendue d’avoir fait des études supérieures, d’accéder à un titre professionnel, voire, dans certains pays, d'être membre d’un ordre professionnel, à quoi les étudiant.e.s s’engagent-ils et vont-ils être (un peu malgré eux) disciplinarisés ? Ces questions s’inscrivent dans les débats sur le statut théorique de la discipline : y contribuer est une manière de conjurer le malaise identitaire, un thème récurrent de la profession depuis plusieurs décennies. L’adoption d’une définition internationale du travail social en 2014 (Fédération internationale des travailleurs sociaux), la tenue en 2012 d’une conférence du consensus (nous soulignons) en marge des États généraux du travail social en France, sont des indices forts de la possibilité de dépasser des clivages partisans pour tracer les frontières de cette discipline et penser l’existence d’une communauté soudée par un projet singulier commun. Les querelles persistantes peuvent alors relever de conceptions opposées de la science et de la place qu’elle doit tenir dans cette discipline (Lecomte, 2000 ; Rullac, 2014), mais elles relèvent aussi en partie de confusions de type épistémologique. Autrement dit, ces dissensions indiquent aussi la difficulté à se représenter ce qu’est une discipline pratique interdisciplinaire, voire transdisciplinaire et ce que l’on peut en attendre du point de sa contribution à la réflexion dans la société ou dans les institutions, au-delà des (de ses) partis pris pour telle ou telle cause sociale, pour tel ou tel modèle d’action publique, pour telle ou telle forme d’organisation politique et institutionnelle.

  • 2 L’épistémologie est ici définie comme désignant l’étude raisonnée de la connaissance ; concrètement (...)

5Cette contribution à la société et aux réflexions dans les institutions est d’autant moins lisible que l’appellation même de la discipline et du titre professionnel de « travailleur social » éclipse le rapport à la théorie et à la science que les étudiants qui se destinent à cette profession ont noué durant leur formation. Autrement dit, la disciplinarisation des étudiants à ce qui est le cœur de l’enseignement supérieur - la théorie, la science, les résultats des recherches empiriques, l’éthique du chercheur et de la recherche – y est gommée. Ce choix acte un fait relevé par plusieurs auteurs : les acteurs de la discipline travail social n’ont pas fait le choix de fonder, aux yeux du public et des décideurs, leur expertise sur la science, comme le font d’autres disciplines à fortes dimensions praxéologiques comme, par exemple, les sciences de l’éducation, la criminologie, les sciences de l’ingénieur, etc. La majorité des acteurs de cette discipline appuient l’idée de professionnalisation – et non celle de scientifisation – pour s’émanciper de la figure du bénévolat et de la charité à laquelle les relations d’aide ont longtemps été associées avant le début du XXe siècle (Dubar, 1972 ; Jaeger, 2020). Cette hypothèse explicative qui a de la vraisemblance ne doit cependant par clore une réflexion plus large sur le statut de la science, de la théorie et de l’éthique au sein de la discipline (Alary, 2009). Il nous semble que les pionnières souscriraient volontiers à cette invitation tant leur contribution a dépassé la seule organisation de la socialité pour au contraire nouer un dialogue avec les sociologues et les philosophes de leur époque dans la perspective d’offrir un espace de formation qui puisse pérenniser ces échanges. Notre contribution se situe dans la cadre de cette réflexion qui permet de dessiner les contours, les frontières du travail social comme discipline et d’ainsi en examiner le projet singulier. Notre démarche réflexive, en s’appuyant sur le postulat qu’une partie des confusions est d’ordre épistémologique2, vise ainsi à démêler certains nœuds intellectuels pour soutenir la capacité des membres de la communauté et ceux qui y sont extérieurs à reconnaître le projet spécial du travail social et répondre à ces deux questions : Quel est l’objet de la discipline travail social ? Quel est son regard spécial et son rapport singulier à la transformation sociale ?

6Plus précisément dans le cadre de cet article, notre contribution sur le statut théorique du travail social emprunte un chemin déjà en partie tracé par Alvaro Pires concernant la discipline criminologique (Pires, 1995). Sa contribution épistémologique pour définir ce qu’est la criminologie nous permettra d’explorer, à partir des trois concepts qu’il mobilise, la place de la science, de la théorie et de l’éthique au sein de la discipline travail social. Ces trois concepts sont ceux « d’objet », de « champ d’étude » et « d’activité de connaissance ». Nous avons ajouté un concept, celui de praxis. En effet, contrairement à la criminologie dont l’espace institutionnel a pris racine dans les travaux de l’École positiviste italienne qui se sont d’abord diffusés en Europe (Pires, 1995), celui du travail social s’est créé à partir d’initiatives d’organisatrices communautaires aux États-Unis (Shields, 2017). Même si cet ancrage originaire du travail social a rapidement trouvé la nécessité de se développer au sein d’un espace académique et de développer ses assises théoriques et scientifiques (Alary, 2009), les liens avec les milieux de pratique au sein de ce nouvel espace y ont toujours été entretenus. Ces racines fondamentalement différentes ont, d’un côté donné naissance à une discipline (la criminologie) qui se revendique « appliquée » et d’un autre côté, à une discipline (le travail social) qui se revendique « pratique ». Dès lors, et même si nous reconnaissons la part d’artifice de cette distinction, cette dimension de pratique pour être analysée nécessite un concept ; ce sera celui de praxis.

7Ensemble, ces quatre concepts permettent de mettre en lumière le projet spécial de la discipline « travail social ».

8À la lumière de la contribution d’Alvaro Pires définissant la discipline criminologique, ces concepts permettent de bien distinguer le travail social comme pratique du travail social comme discipline. Les propositions de définition au sein de la discipline, et/ou pour la discipline « travail social » éludent fréquemment l’importance de cette distinction (Jaeger, 2013). Or, les spécificités de cette discipline ne peuvent pas être déduites de la seule observation des pratiques des travailleurs sociaux (Soulet, 2003). Si nous partons de cette hypothèse, quatre dimensions doivent être prises en compte pour examiner ce projet spécial : la formation académique, le statut professionnel, la structuration organisationnelle des activités professionnelles, puis la production de connaissances par la recherche (Couturier et Turcotte, 2014). Nous avons cherché à en tenir compte pour chacun des concepts mobilisés.

9Nous proposons dans un premier temps de réfléchir à ce qu’est l’objet de la discipline, puis à ce qu’est l’« activité de connaissance » des travailleurs sociaux (2) ce qui n’est pas du même ordre que de spécifier le champ d’étude, le corpus de connaissances du travail social (3). Enfin, il s’agit au-delà des pratiques, des justifications théoriques qui leur sont données ou encore des formes locales qu’elles prennent (Soulet, 2003), de savoir à quelle activité pratique le projet disciplinaire du travail social est reconnaissable et qui viendrait le distinguer d’autres disciplines pratiques voisines (4). Pour cette dernière partie, soulignons qu’elle constitue un chemin de traverse qui s’éloigne de la route originale tracée par Pires et dont je pose certains jalons, mais qui est pour moi encore un sujet de réflexion.

L’objet de la discipline travail social : l’intervention sociale ?

  • 3 Nous utilisons fréquemment le concept d’intervention sociale pour désigner l’utilisation d’un réper (...)

10L’enjeu au cœur de la discipline travail social est l’intervention sociale3, mais est-ce son objet ? Sur cette question se rapportant à l’objet de la discipline, et sans entrer immédiatement dans l’ensemble des défis qu’elle affronte, nous présentons quelques points de départ. En partant, et contrairement au criminologue qui sait très bien que son objet de départ est le crime – même si une recherche étymologique ou sur l’histoire de la discipline peut brouiller la compréhension de ce terme et lui enlever sa part d’évidence (Pires, 1995, p. 7-9) –, l’objet de la discipline travail social ne va pas de soi. En effet, la proposition qui par homologie avec la criminologie se bornerait à dire que la « question sociale », c’est-à-dire celle de la socialité, de ses formes, de ses modes de constitution et de transformation, est l’objet même des travailleurs sociaux nous paraît fausse pour la simple raison que cet objet appartient au sociologue. Si la sociologie est assez consensuellement reconnue comme une des sources disciplinaires majeures du travail social, elle est tout aussi consensuellement reconnue comme n’étant pas la seule. De plus, le statut phare ou, au contraire, secondaire de la sociologie au sein du travail social est débattu et change selon les pays et les époques et, en fonction, nous rappelle Soulet, de l’orientation praxéologique retenue (Soulet, 2003). Enfin, et surtout, il est enseigné bien autre chose que des connaissances théoriques (des savoirs) au sein des formations en travail social : quels que soient les pays et les appellations données aux formations suivies par les travailleurs sociaux, les cours préparant à l’intervention y prennent une grande place : intervention individuelle, familiale, collective et communautaire. Pour autant, la discipline travail social ne peut pas être vue seulement comme interrogeant et proposant de bonnes pratiques et des approches d’intervention. La formation à l’intervention fait l’objet de nombreux séminaires où simultanément, les candidats à la profession font des stages dans des milieux de pratique. Cette double socialisation, dans l’espace académique et dans l’espace professionnel, est un des legs de Richmond (Gravière, 2014, p. 98) et de Addams (Shields, 2017), deux organisatrices communautaires qui ont aussi été autrices des premières contributions pour théoriser l’intervention sociale. Dans ces milieux de pratiques, les candidats à la profession sont socialisés comme stagiaires à des manières de faire en même temps que formés à repérer les bornes de leur agir, en tenant compte des normes formelles ou informelles de la profession et de leur milieu organisationnel. Dans cet espace, ils n’échapperont pas à l’expérience des dilemmes éthiques et en même temps à l’obligation de les trancher : outre des savoirs, le candidat à la profession développe ainsi des savoir-faire et des savoir-être. À l’issue de leur formation respective, il ne fait pas de doute qu’un sociologue ou un travailleur social n’ont pas été disciplinarisés de la même façon. En termes d’impact, il ne fait pas de doute non plus que ces deux là n’observent pas les problèmes sociaux, les expériences sociales et l’environnement socio-politique de la même façon et que cette observation spéciale est en lien avec la place faite à la dimension pratique dans l’espace académique et institutionnel du travail social. C’est bien dans l’expérience concrète de l’agir et dans sa mise en réflexion académique – portée par une perspective critique (Boltanski, 2009) ou non – que se situent la différence de disciplinarisation et non dans l’absence d’enjeux pratiques au sein de la sociologie ou d’efforts de théorisation au sein du travail social. Boltanski rappelle que la sociologie n’est pas qu’une discipline fondamentale mais aussi une discipline appliquée (Duvoux, 2011) et Corcuff (2011) souligne que les premiers sociologues, y compris Weber dont le concept de « neutralité axiologique » est souvent mal compris (Corcuff, 2011 ; Pires, 2022), étaient des intellectuels engagés qui s’attachaient à résoudre les problèmes sociaux de leur époque, qui étaient profondément différents de ceux qu’avaient eus à affronter les générations précédentes : urbanisation galopante, migration des travailleurs y compris à l’international, expansion du salariat, prolétarisation, etc.

11La montée en puissance du capitalisme avec les révolutions industrielles des XVIIIe et XIXe siècles sapaient en effet les fondements anciens du lien social organisé autour des solidarités locales fondées sur l’interconnaissance et des échanges, inégaux, mais réciproques (Castel, 1995 ; Merrien et al., 2005). Les phénomènes d’urbanisation, d’itinérance et de salariat existent depuis longtemps, mais ils sont d’une ampleur inégalée, de sorte que les contemporains de ces phénomènes ont vécu avec intensité alors que les cadres de pensée de l’époque, l’économie politique, les études de la psyché humaine et de l’évolution biologique notamment, étaient insuffisantes pour les analyser et, par suite, trouver des solutions adéquates. Ainsi naquit la sociologie, de la reconnaissance d’un objet de travail propre : le social (Karsenti, 2013). Quels que soient ensuite les modèles d’analyse du social retenus (Comte, Marx, Tarde, Durkheim, Weber, etc.), l’action des acteurs, des décideurs et des professionnels de l’intervention, se doublent maintenant d’une exigence de prendre en compte des données empiriques d’une nouvelle sorte. Ces données donnent à voir de manière inédite cet espace du social ; les différentes voies pour les faire émerger procèdent d’une réflexion sur l’ontologie du social (Doucet, 2008 ; Archer et Vandenberghe, 2017). Cette nécessité de prendre en compte des données empiriques et d’en tenir compte de manière éthique fonde l’idée d’une professionnalisation des intervenants auprès des publics dépendants de l’assistance sociale ou plus largement de l’ensemble du corps social désormais délié de l’attachement territorial qui le faisait exister sur la base d’interactions de proximité. Les débats théoriques sur la manière dont le social fonctionne et la manière d’en tenir compte dans la praxis concourent et reconduisent l’idée d’avoir un espace académique ad hoc afin de faire de la place à la recherche scientifique et de mettre au jour des nouvelles données utiles aux intervenants sociaux ainsi qu’aux individus, familles, groupes et communautés accompagnés (Alary, 2009). La manière dont le travail social s’est structuré en lien avec des configurations socio-politiques différentes selon les pays permettra de comprendre les formes singulières de l’institutionnalisation du travail social dans ces pays et ces formes singulières méritent d’être comprises pour être mieux éclairé sur les orientations praxéologiques en concurrence et à privilégier. Cependant, il y a une unité d’ensemble dans la naissance (ou la difficile naissance) et le développement de cette profession qui est à resituer à l’aune de ce besoin nouveau de connaître le social (Karsenti, 2013) qui a fondé d’abord les premières grandes enquêtes sociales au XIXe siècle, puis les premières réflexions épistémologiques pour que ces enquêtes soient délestées des pré-conceptions de classe des experts proches du pouvoir qui avaient réalisé ces premières enquêtes (Berthelot, 2005). On peut aussi mieux comprendre pourquoi dans des communautés/sociétés encore fondées sur des réseaux d’interconnaissance locaux, cette profession n’a pas sa place ou ne peut pas avoir la même place et le même sens.

12Aussi, l’intervention sociale et les objets reconnus comme appartenant à l’une ou l’autre des sciences humaines et sociales peuvent, comme l’a bien vu Saül Karsz, être des objets d’étude forts pertinents tant pour les étudiants que pour les chercheurs de cette discipline mais que cela reste insuffisant pour dire, au-delà des objets particuliers étudiés, ce qu’est l’objet du travail social :

« Les sciences humaines et sociales […] livrent de précieux éléments de compréhension et d’analyse, sans pour autant être à même de rendre compte de l’objet spécifique du travail social, ni du genre d’intervention que celui-ci opère. […] objet et intervention ne sont pas n’importe lesquels ; quelle que soit son amplitude, le travail social ne traite pas de n’importe quel problème, ni de n’importe quelle manière » (Karsz, 2004).

13Cette idée que « le travail social ne traite pas de n’importe quel problème » semble faire l’objet d’un consensus dans la communauté du travail social. La fédération internationale du travail social en posant que « L’objet d’intervention du travail social n’est ni l’individu, ni l’environnement mais bien les interactions dynamiques entre les deux » semble en effet indiquer un espace de questionnement et d’attention propre, reconnu par la plupart de ses acteurs (Molgat, 2016, p. 14) : celui des interactions dynamiques (nous soulignons). Si l’intervention, donc la pratique, met l’emphase sur cette relation, la logique veut que son objet même comme discipline soit également cette interaction dynamique entre l’individu et l’environnement. Il est possible que le social n’ait pas été tout de suite compris comme une interaction dynamique, ni non plus qu’il le soit toujours aujourd’hui. Le modèle durkheimien ou fonctionnaliste par exemple insiste bien davantage sur l’aspect contraignant du social qui pèse sur les itinéraires individuels et sur la naissance et le développement des problèmes sociaux tandis qu’un modèle issu de l’interactionnisme symbolique souligne davantage le pouvoir de l’acteur (Doucet, 2013). Sans doute est-ce cependant-là que les difficultés commencent pour les apprenants et, aussi, pour les enseignants : si cette interaction dynamique est modélisable et les théories en offrent d’ailleurs des représentations plurielles, elles butent toutes, sauf pour un esprit scientiste, sur un contexte d’incertitude qui limite l’impact d’étudier empiriquement des interventions à l’œuvre (Soulet, 2003) ou encore sur l’imprévisibilité des changements que produit cette dynamique (Archer, 2017). Si l’intervention est rétive à la modélisation, si les parcours de vie réservent toujours des surprises, à quoi bon une discipline en travail social, qui plus est dans le milieu universitaire ? Pourquoi ne pas laisser cela aux bénévoles, à ceux qui ont du temps à donner ou à perdre ? Pourquoi et comment apprend-on à faire une différence positive dans la vie d’une personne, d’un groupe, d’une communauté qui est, nous le présumons, le rêve finalement de celles et ceux qui s’en vont vers cette profession ? Cette imprévisibilité pointe l’interrogation perpétuelle à laquelle se livreront les (bons) intervenants avant d’interférer dans cette interaction dynamique. Encore faut-il y être sensibilisé et, donc, discipliné à s’écarter des solutions toutes faites qui ignorent à la fois la singularité de toute situation et/ou la complexité du lien social, pour parler comme autrefois, ou de l’interaction dynamique, pour parler le langage d’aujourd’hui.

14Saül Karsz, en énonçant que ce problème n’est pas traité de n’importe quelle manière en travail social pointe également une autre dimension contraignante qui n’est plus tant celle de l’objet, mais celle du regard que l’on porte sur l’objet. En somme, cette définition attire l’attention sur le fait qu’il y a bien des bornes, des frontières à cette discipline. Le concept « d’activité de connaissance » développé par Pires à propos de la criminologie est particulièrement heuristique de ce point de vue (Pires, 1995, p. 27-35).

L’activité de connaissance du travail social : obtenir une vue globale, la plus globale possible

  • 4 Pires précise qu’il adapte ici l'ancienne formulation de « science-carrefour ».

15Le concept d'activité de connaissance permet à l’auteur de pointer un projet spécial de connaissance à la criminologie. En quoi consiste cette activité-projet ? Elle consiste en « cette idée d'avoir une vue globale, la plus globale possible à un moment donné, des problèmes, questions et connaissances produites qui peuvent enrichir la question criminelle (comportements problématiques et contrôle social) » (Pires, 1995, p. 26), c’est-à-dire qui inclut aussi les questions de l’intervention (nous soulignons). Cette vue globale ne concerne donc pas seulement les comportements problématiques ou dangereux ; elle vise aussi la pratique de l’accompagnement. Cet accompagnement peut se déployer tant auprès d’un individu, d’un groupe ou communauté qui manifestent des difficultés dans leur vie quotidienne, qu’auprès des professionnels qui leur viennent en aide, des décideurs (directeurs d’agence, hauts fonctionnaires, élus parlementaires, ministres) au sein des organisations et institutions dont les décisions encadrent les pratiques des intervenants et déterminent les comportements problématiques, publics ciblés ou prioritaires. En raison de la pluridisciplinarité qui anime également le travail social et la proximité du projet praxéologique (qui se déduit aussi des débouchés professionnels qui sont en partie les mêmes), le contexte nous paraît propice au transfert de l’énoncé de Pires pour la discipline travail social. Elle aussi doit tenir compte de cette vue globale (certains diront « intégrée ») pour orienter l’intervention et proposer des orientations organisationnelles et institutionnelles. De plus, il semble que nous avons également sur cette idée de vue globale, la plus globale possible, un consensus au sein de la communauté du travail social qui fait sienne les propositions d’activité interdisciplinaire, voire transdisciplinaire (Définition internationale du travail social, 10 juillet 2014 ; conférence du consensus en France, 2013 ; Couturier et Dumas-Laverdière, 2008). Une autre image qui pourrait être convoquée nous dit Alvaro Pires – à propos de la criminologie – est celle d’« activité-carrefour »4 (Pires, 1995, p. 26). Cette idée d’une « vue globale, la plus globale possible » est celle qui vient borner et contraindre un tel projet disciplinaire : de fait, on mesurera à quel point – et même si cela peut donner une impression de patchwork – la formation en travail social fait de la place à divers champs disciplinaires. Comme effet d’ensemble, un travailleur social disciplinarisé, c’est-à-dire qui est passé par cette formation, ne pourra jamais ou ne devrait jamais aborder d’emblée un problème présenté par un individu, une famille, un groupe ou communauté sous la lunette d’un regard mono-disciplinaire – excepté le sien qui ne l’est pas ! Ce non-recours à un seul regard sur son objet participe de cette identité disciplinaire : « on participe ou on ne participe pas à une telle activité » (Pires, 1995, p. 25). Il ne s’agit pas seulement-là d’arguments d’autorité mais bien l’objet même de la discipline – l’interaction dynamique entre l’individu et l’environnement – qui entraîne cette conséquence.

16Une dynamique appelle avec elle l’idée de complexité de cette interaction que seule une approche scientiste (Beaulieu, 2002) évacue. Le droit, la philosophie et l’épistémologie trouvent ici leur raison d’être dans la formation. Le droit parce qu’il fixe le cadre commun des droits et des obligations pour tous les acteurs impliqués dans l’intervention agit à la fois comme une contrainte puissante mais aussi comme une ressource ; l’approche de défense des droits mobilisée par certains travailleurs sociaux exprime d’ailleurs bien cette idée. Ensuite, la philosophie avec ses modèles normatifs de la vie bonne et de la justice sociale ne cesse d’interroger le rapport au monde des individus, des familles, des groupes et des communautés et de la manière dont ils doivent équitablement le partager entre eux, voire avec d’autres qu’eux (le vivant, les animaux, les plantes : en somme, la biodiversité). Les travailleurs sociaux et leurs instances représentatives nationales et internationales en puisant dans ce questionnement éthique qui est celui des disciplines normatives, peuvent questionner le bien-fondé de leur propre intervention, mais aussi mettre en doute la pertinence des balises juridiques et normes d’action posées par différentes institutions et organisations. Parce que ces modèles philosophiques sont pluriels, il est possible aux travailleurs sociaux d’entretenir un dialogue avec les normes d’action que ces modèles engagent et d’en débattre au sein de leurs instances et, aussi, dans les arènes politiques où elles sont mises en discussion. Enfin, l’épistémologie qui est l’étude raisonnée des connaissances stimule de son côté la réflexivité de la profession sur la manière dont elle peut compter sur la science, la théorie et sur d’autres formes de savoir pour mener son intervention.

17La définition internationale du travail social érige définitivement la complexité en principe d’action en n’accolant pas le terme de « social » à « environnement » laissant la possibilité – du moins à ceux qui y voient une opportunité – de ne pas tomber dans le réductionnisme qu’une seule lecture sociologique des expériences et phénomènes pourrait entraîner (Archer et Vandenberghe, 2017, p. 9). À la suite de quoi, les sciences humaines et sociales ne peuvent pas être vues comme les seules branches de la science à livrer des précieux éléments pour la compréhension de cette dynamique : pensons à la neurologie ou à la biologie par exemple.

18À partir de ce concept tel que mobilisé par Pires, nous pourrions ainsi avancer une première synthèse, à savoir qu’il existe objectivement une démarche ou un projet « spécial » de « connaissance » qui s'articule autour de la question de l’interaction dynamique entre l’individu et l’environnement - dynamique ontologiquement complexe. Ce projet nécessite alors d’accepter le contexte d’incertitude du monde dans lequel nous vivons, tout en ne renonçant pas à le connaître mieux, grâce à cette vue globale. Elle possède à partir de ce projet un certain nombre de caractéristiques propres pouvant le distinguer jusqu'à un certain point des disciplines dites fondamentales : sociologie, psychologie, biologie, etc.

19Paradoxalement (en apparence), ce projet disciplinaire va s’appuyer, d’une part, sur des études qui ne s’élaborent pas nécessairement à partir d’une vue globale – ce qui offre donc la possibilité de déplacer les frontières de la discipline (Pires, 1995, p. 17-18) et, d’autre part, ce projet va s’appuyer sur une dimension de praxis fortement contraignante qui vient forger une identité spéciale aux travailleurs sociaux par rapport à des disciplines appliquées qui se réfléchissent pas ou peu comme « pratiques ». Le cœur de cible de cette praxis, qui est à mettre au jour, vient aussi donner leurs couleurs propres aux travailleurs sociaux par rapport à d’autres professionnels de disciplines pratiques comme par exemple, les psychoéducateurs (qui s’enracine dans l’espace de socialisation de la famille, voire de l’école) ou les professionnels formés aux relations industrielles (dans l’espace de socialisation du travail). La notion de « champ d’étude » offre de vastes possibilités de sortir des sentiers battus de la pratique (3) et la notion de projet spécial de praxis limite les écarts anarchiques (4).

La notion de champ d’étude : ouverture épistémique et disciplinaire

20La notion de champ d'étude implique l'idée qu'il y a « divers savoirs disciplinaires qui ont néanmoins un thème commun, ou encore qui se réfèrent à des thèmes reliés et jugés pertinents » (Pires, 1995, p. 17). À propos du travail social, nous pourrions alors convoquer l’expression de « champ du travail social comme discipline » (nous soulignons) pour souligner que ce champ, ne se confond pas avec celui du champ d’action des travailleurs sociaux. Dit autrement, le champ d’étude ne correspond pas aux frontières du champ de pratique des travailleurs sociaux. Par exemple, bien que la pratique des travailleurs sociaux s’oriente principalement vers les publics les plus vulnérables (Molgat, 2016, p. 25), le champ d’étude pourrait aborder (davantage qu’il ne le fait actuellement) la question de l’intervention sociale – et les questions de l’environnement, au sens large, qui y sont reliées – auprès des groupes sociaux (les) plus nantis dans la société sans pour autant vouloir réorienter davantage une pratique vers ce public (le « séparatisme des riches » est un objet, engageant cette question de l’interaction dynamique, du lien social, qui mériterait d’être explorée). La réorientation n’est pas exclue non plus car le champ de pratique même davantage contraint n’est pas totalement figé ; nous y reviendrons. Comme l’indique Pires « La dimension ouverte du champ d’étude renvoie au fait que les frontières de ce champ sont en principe susceptibles de négociation et indéfiniment déterminables par les membres de la communauté scientifique préoccupés de “bienˮ comprendre le problème » qu’il a à traiter » (Pires, 1995, p. 17). Ainsi, même si l’intervention sociale est l’enjeu de la discipline, le champ d’étude est plus ouvert que la description, la théorisation ou l’évaluation de différentes formes d’intervention sociale. Très simplement, l’intervention sociale suppose de connaître les publics et les contextes dans lesquels elle prend place. On concèdera sans peine que les professionnels auront une pratique bonifiée s’ils ont à leur disposition des données empiriques ou des concepts sur les « situations-problèmes » comme la violence conjugale, la précarité, l’usage de substances psycho-actives, etc., ou encore, s’ils peuvent prendre en compte des études sur les organisations ou les institutions qui participent de leur forme et de leur représentation sociale. De fait, dans la formation académique des travailleurs sociaux, de nombreux cours s’intéressent aux situations-problèmes rencontrés par les publics et, si les enseignants qui les dispensent essayent d’esquisser des liens avec la pratique, elles ne forment pas le cœur de la formation (mais plutôt l’enjeu). De même, d’autres cours comme les politiques sociales ou l’analyse des problèmes sociaux initient les étudiants au fait que les valeurs et les normes qui déterminent leur domaine d’action sont déterminées et produites en lien avec certains contextes sociaux qui peuvent les rendre nécessaires (lecture à tendance fonctionnaliste) mais aussi en fonction de l’engagement d’acteurs qui n’ont pas que des intérêts communs et signalent la présence de conflits au sein de la société et aboutiront à des compromis institutionnels (lecture à tendance critique).

21Ce champ d’étude peut être nourri par l’ensemble des membres de la communauté scientifique. Ce ne sont pas nécessairement des travailleurs sociaux ou des chercheurs inscrits dans des départements ou écoles de travail social qui peuvent y participer : un sociologue, un psychologue, un juriste, un philosophe, un éthicien, un biologiste, pourront, nonobstant toute absence d’intention en ce sens, avoir contribué de manière majeure au champ d’étude de l’intervention sociale et des questions sociales et normatives reliées, dans lequel puiseront les membres de la discipline du travail social. On connaît par exemple le succès qu’ont eu certains concepts sociologiques dans les recherches et les formations en travail social : exclusion sociale, désaffiliation, vulnérabilité, etc., et des concepts psychologiques : résilience, estime de soi, alliance thérapeutique, etc. On connaît aussi le succès des travaux de Schön sur le praticien réflexif alors même que les recherches empiriques ont d’abord concerné les sciences de l’éducation. Nous soulignons une nouvelle fois, et nos exemples le montrent, que pour se voir reconnaître dans ce champ d’étude, il est assez indifférent qu’un chercheur ait puisé dans une, ou au contraire, plusieurs disciplines ; en somme, la vue globale n’y est pas requise (nous soulignons).

22De même, l’ouverture, nous la repérons aussi au fait que les savoirs au sein de ce corpus « peuvent avoir ou non la prétention d'être scientifiques » (Pires, 1995, p. 17). Au plan empirique, il est notable que depuis les années 1980-90 (Gendron, 2000), les chercheurs en travail social sont en quête d’une réhabilitation des savoirs d’expérience individuels et collectifs, ceux des professionnels de l’intervention sociale et ceux des personnes accompagnées. Cependant, ceci ne représente pas une innovation puisque dès l’origine les pionnières ont cherché à les connaître, à les faire émerger et à les diffuser. Il s’agit donc plutôt d’une réorientation après une phase teintée dans le milieu académique du souci de se légitimer principalement sur la science (Gendron, 2000), une certaine conception de la science (je souligne), dans un contexte encore imprégné du modèle industriel taylorien (Jaeger, 2013).

23Par ailleurs, comme il est assez courant que le travail social soit qualifié de pluridisciplinaire, interdisciplinaire ou transdisciplinaire, il est possible de dire que celui qui participe à ce projet spécial peut, voire doit, « sur son élan, s’étendre à des connaissances autres que scientifiques en cherchant à lier la science à l’art ou à la littérature, par exemple » (Hamel, 2013, p. 1, à propos de l’interdisciplinarité). Il est difficile d’anticiper qu’un savoir se retrouvera dans le corpus de connaissances d’une discipline académique. Minimalement, ce savoir doit être reconnu par une partie de la communauté de la discipline comme une ressource incontournable pour son projet praxéologique qu’il soit d’ordre pédagogique (dans les écoles qui forment les travailleurs sociaux), d’ordre éthique (dans les ordres professionnels ou instances régulatrices d’État qui encadrent les pratiques) ou de l’ordre de l’efficacité sociale de l’intervention (dans les milieux professionnels qui emploient les travailleurs sociaux, sous la tutelle fréquente de divers ministères : travail, santé, services sociaux, notamment). En effet, même si une description précise et détaillée du contexte d’une enquête ou d’une théorie peut faciliter la transférabilité d’une étude ou d’une réflexion (Laperrière, 1997), le transfert de la connaissance dans le champ d’étude du travail social est simplement constatable au plan empirique ; la transférabilité d’un résultat d’une étude dépend des autres et du sens que cela a fait pour eux. Ce champ d’étude, il est possible de le décrire, voire d’en appeler à de nouvelles directions et de soutenir un mouvement d’importation. En revanche, l’expliquer demande de s’arrêter sur le projet spécial de connaissance, que nous avons esquissé (et sur lequel une autre contribution en voie d’achèvement appuiera bien davantage) et aussi sur le projet spécial de praxis pour lequel nous proposons maintenant d’indiquer quelques éléments.

Le projet spécial de praxis du travail social : l’émancipation individuelle et collective ?

Le projet spécial de la discipline travail social n’est pas qu’un projet de connaissance

24Comme indiqué, la dimension de champ d’étude et de projet spécial de connaissance est insuffisante pour comprendre ce qu’est le travail social, expliquer ses frontières disciplinaires et leur déplacement. Le projet spécial pratique du travail social comme discipline (nous soulignons) est essentiel à analyser afin d’identifier les règles de cette discipline. Au concept de pratique, nous avons cependant préféré utiliser celui de praxis pour marquer l’idée de transformation à laquelle ce projet est lié.

25L’histoire de la constitution de la discipline « travail social » est encore un terrain d’enquête à explorer qui mérite d’être arpenté (Pascal, 2014). Plusieurs travaux permettent cependant déjà de mettre en lumière un consensus qui pointe les traditions multiples, voire opposées dans lesquelles la discipline est née (Abramowitz, 1998 cité dans Shields, 2017) : essor du mouvement ouvrier et ses premières traductions propres dans la constitution de mutuelle ouvrière, tradition philanthropique religieuse ou non, teintée de paternalisme (Esping-Andersen, 2007 [1990]) ou de maternalisme (Cohen, 2010), développement de l’État-providence avec des formes différentes selon les territoires (Esping-Andersen, 2007 [1990]). C’est pourquoi, ce concept tel que nous l’employons ne doit pas être vu, ni comme reprenant nécessairement le substrat marxiste ou plus généralement de lutte en faveur des opprimés, ni comme l’excluant (Balibar et al., 2004) – autre manière de dire avec Marcel Jaeger que « l’idée de transformation que l’on retrouve dans la notion de travail social et surtout d’intervention sociale est de nature assez différente de la valorisation de la seule solidarité » (Jaeger, 2013, p. 28). Au cœur de ce projet, c’est bien l’idée de transformation sociale qui doit être gardée et qui pointe une dimension contraignante de cette discipline fort utile pour comprendre l’identité de cette profession. Au cœur de la discipline donc, c’est aussi un projet spécial de praxis avec cette idée sous-jacente, parfois latente, parfois explicite, qu’il n’y a pas de passage automatique entre la théorie et l’action. La praxis nécessiterait en effet un apprentissage de techniques et d’habiletés spéciales, de savoir-faire et de savoir-être, qui passerait par une socialisation auprès des professionnels déjà dans le métier et d’une analyse réflexive des pratiques et de leurs contextes d’inscription. Pour le dire synthétiquement, pour opérationnaliser, dans le monde, nos manières de penser, comprendre le monde qui nous entoure et nous comprendre nous-mêmes ne sont pas des conditions suffisantes. À cet égard, il semble que Richmond et Addams ont très tôt compris la pertinence de cette triple dimension des apprentissages (Gravière, 2014 ; Shields, 2017) qui ne peuvent se réaliser sans socialisation des apprenants dans un triple espace : un espace académique classique, celui des milieux de pratique et enfin celui des « lieux intermédiaires » entre les deux premiers. Dans ce troisième espace, se rencontrent, premièrement, les représentants des ordres professionnels (lorsqu’il en existe), des écoles ou départements d’université et des institutions dont dépendent les organisations qui emploient des travailleurs sociaux. Ensemble, ils fixeront, feront évoluer et respecter les normes de la profession aussi bien dans le milieu académique que le milieu professionnel. Deuxièmement, les séminaires qui accompagnent la formation pratique dans les milieux, sont l’occasion d’une mise en dialogue entre étudiants, enseignants et superviseurs de stage. Ces derniers acteurs sont alors responsables de faire vivre une approche de « travail social » en même temps que d’en identifier, dans la confrontation avec le réel – que fondamentalement une intervention fait advenir – les ressources et les contraintes pour mener une telle intervention. La rencontre des contraintes, de ce point de vue, est une source réflexive pour penser les moyens nouveaux à mettre en œuvre, tant du côté théorique que du côté pratique, pour faire advenir une transformation sociale. Les identifier dans un contexte local est un stimulant pour les acteurs.

26Des précisions supplémentaires sur ce qui est le cœur de cette transformation sociale sont nécessaires car des disciplines voisines comme la psychoéducation, les relations industrielles et la criminologie ne s’en désintéressent pas non plus. Puisqu’il est question d’affirmer une identité propre, il s’agit d’identifier le point de vue qui est au cœur de cette praxis en travail social.

Au cœur du projet spécial de praxis : développer un pouvoir d’agir local en tenant compte de l’environnement

27L’idée qui semble faire consensus dans cette communauté et, en premier, au sein des instances représentatives de la profession tant au niveau national, lorsqu’elle en est dotée, qu’international est qu’il s’agit de la transformation sociale au sens de donner un pouvoir d’agir local aux acteurs en tenant compte de l’environnement (de ses contraintes et ses ressources ainsi que de la manière dont nous nous les représentons). Est-ce à partir d’un point de vue holistique qui permet de penser les dynamiques macro-sociales indépendamment de la somme des parties ? Est-ce à partir du point de vue de l’individualisme méthodologique ou de l’interactionnisme symbolique ? Les deux grandes traditions d’intervention (case work et communautaire) existantes au moment de la genèse institutionnelle du travail social permettent d’entretenir un doute. Chez Addams, la proposition holistique fait du sens et, chez Richmond, sans doute moins. La définition internationale récente donne quant à elle du crédit à une lecture interactionniste tout autant qu’au modèle écosystémique. Dès lors, il nous semble que l’hypothèse que le travail social comme discipline ne tranche pas entre ces modèles ontologiques du social est fort vraisemblable. En revanche, cette absence de choix ne signifie pas l’absence d’une contrainte précise dans le discours que la profession tient sur l’intervention et pour l’intervention. Dans les éléments communs qui réunissent ces cadres d’analyse, il y a cette réflexion nouvelle sur la manière d’articuler une pratique avec la connaissance (episteme) du social qui se développe au XVIIIe siècle (Benabou, 1987 ; Foucault, 1978 ; Pires, 1997 ; Karsenti, 2013) et donne naissance aux premières grandes enquêtes sociales de la première moitié du XIXe siècle (Berthelot, 2005). Cette recherche de l’articulation se voit amplifiée et qualitativement bonifiée avec la constitution progressive des sciences humaines et sociales (Karsenti, 2013) dont les pionnières du travail social sont des contemporaines (Shields, 2017).

28Un autre point sur lequel je veux attirer l’attention est que le fait que ce projet de transformation sociale puisse prendre d’autres appellations, comme « changement social », « justice sociale », ne modifie en rien l’hypothèse d’une identité disciplinaire qui s’articule plutôt à partir de cette tentative d’articulation aux nouvelles formes plutôt qu’à partir d’un projet émancipatoire de type critique (Corcuff, 2016). En effet, l’ensemble de ces concepts peuvent prendre des orientations théorico-politiques différentes et, par conséquent, changer les directions normatives de l’action : pour se le figurer, on pensera à l’ensemble des théories de justice sociale qui ne partagent pas toutes un point de vue critique « d’en bas » en faveur des groupes opprimés (Pires, 1997, p. 35-38). Ce qu’il y a d’original dans la démarche des pionnières est bien leur compréhension que le changement naît de la capacité de l’individu ou d’un groupe d’individus à acquérir du pouvoir localement et ce, nonobstant le fait qu’elles reconnaissent pleinement l’existence de structures sociales. S’il y a eu formation d’une discipline malgré les profondes différences de philosophies d’action, et si elle existe encore, c’est que ces dernières sont secondes. Par ailleurs, ce n’est pas seulement la capacité de dire et d’expliquer le social qui est nouvelle ; les structures sociales sont profondément en mutation sous l’effet des révolutions industrielles et politiques. Aucun des intellectuels de l’époque ne pouvaient en être aveugles ; cette mutation entraînait donc un bouillonnement de réflexion sur la manière de la prendre en compte et d’en rendre compte (Karsenti, 2013). Pour les pionnières, l’enjeu de la constitution d’une discipline du travail social stimulait un dialogue tant avec les sociologues qu’avec les philosophes. Les thèmes de la philosophie pragmatiste de Dewey et des premiers chercheurs de l’école de Chicago pouvaient alors alimenter la problématique au cœur du travail social naissant : comment l’individu, la famille, le groupe ou la communauté en difficulté peuvent-ils acquérir du pouvoir sur leur vie et y donner du sens, dans un contexte social en profonde mutation ? (nous soulignons). La question de la transformation de soi et celle de l’environnement sont inextricablement liées, de même que sont inextricablement liés ce besoin humain nouveau de connaître le social d’une nouvelle manière, de se le représenter donc différemment et de le transformer en empruntant de nouvelles voies.

29L’espace de l’existence n’est plus alors seulement, pour les intellectuels, le lieu d’une interrogation normative : les bonnes et mauvaises conduites des individus, le gouvernement juste ou tyrannique, mais devient un lieu de questionnement sur ce qu’est l’être humain, un problème d’une toute autre nature. « L’homme est né libre et partout il est dans les fers » proclamait Rousseau, en ouverture de son fameux Contrat social, à la veille des révolutions politiques en Europe et en Amérique du Nord, en pensant aux monarchies de droit divin qui menaçaient, selon lui, la liberté ontologique de l’être humain et sa faculté naturelle, fondée sur la raison, de tracer son chemin. Assez rapidement, d’abord avec les découvertes de la biologie évolutionniste, de la psychologie comportementale ou de la relecture marxienne des travaux de l’économie politique, les individus apparaissent à bien des égards comme hétéronormés, puis avec les découvertes de la sociologie et des disciplines apparentés : ethnologie, anthropologie. La recherche sur l’être humain se termine dramatiquement sur la proclamation de sa mort (Foucault, 1966) ; le marxisme, l’existentialisme et la psychanalyse pourront-ils le ressusciter ? L’être humain y apparaît comme un être social (Karsenti, 2013), c’est-à-dire passant au travers de processus de socialisation et butant sur le caractère de sa propre finitude et de celle de son environnement. L’espace du social devient celui à décrire, comprendre et expliquer : il entre dans le jeu du « vrai et du faux » et permet de penser sa maîtrise par le souverain (Foucault, 1978). Cette nouvelle problématisation initiée dans le contexte de monarchies – pas toutes constitutionnelles – inquiètes de l’autonomisation des individus par rapport à leur communauté d’origine à laquelle elles avaient pourtant contribué (Le Bras-Chopard, 2016), se poursuit dans le contexte de la démocratisation de l’espace politique (Marshall, 1949). Elle prendra soit la voie de l’expertise sociale qui n’interroge pas l’objet à connaître, fortement teintée d’une idéologie de classe, soit celle critique qui mène le chercheur à mettre en évidence un problème sous un nouveau jour (Berthelot, 2005 ; Duvoux, 2011). Les rapports de tension dans la société se transforment en même temps qu’ils sont désormais analysés sous l’angle de la tension entre l’acteur et le système. C’est dans ce contexte que la discipline du travail social naît et elle peut compter, dès sa naissance, sur les deux traditions d’enquête sociale que nous venons de pointer. Certains auteurs ont prétendu que la recherche en travail social se situait du côté de l’interrogation professionnelle sans problématiser les objets à connaître, d’autres, au contraire, que, liée à l’organisation communautaire, elle était empreinte d’une vue des problèmes sociaux émancipée de celle des décideurs. Ces affirmations doivent sans doute beaucoup au contexte national ou historique de leur énonciation et, de fait, dès l’origine, les deux propositions sont à la fois vraies et fausses. Fondamentalement, ces deux logiques se sont affrontées et continuent de s’affronter pour s’imposer comme la rationalité dominante dans les espaces de la recherche du travail social… et d’autres disciplines.

30Par ailleurs, le rapport de tension existant entre l’individu et son environnement n’indique pas qu’il y a une seule voie pour la praxis : d’une part, les oppositions idéologiques existent bel et bien, d’autre part, l’ensemble de la communauté du travail social est appelé à se représenter différemment son rôle transformateur à mesure que la compréhension des interactions dynamiques se raffine et que les structures sociales évoluent (Archer et Vandenberghe, 2017, p. 129). La nouvelle idée que le social peut faire l’objet d’une connaissance empirique et scientifique illimitée ou limitée, la prise de conscience progressive, plus ou moins réductionniste, de l’être humain comme être social (Karsenti, 2013) fonde la pertinence du travail social comme discipline, en même temps que les formes plurielles, plus ou moins critique de l’ordre social existant, de son rapport à la recherche scientifique.

Conclusion

31Les quatre concepts que nous avons mobilisés ont cet avantage d’être des balises théoriques peu normatives. Par conséquent, elles nous ont jusqu’à un certain point permis de nous émanciper des débats idéologiques - que nous ne voulons d’ailleurs pas éteindre – auxquels les propositions de définition du travail social sont souvent associées (Molgat, 2016 ; Parent et Saint-Jacques, 1999). Si nous avons adopté les concepts d’Alvaro Pires pour établir ce qu’est le projet disciplinaire du travail social, c’est que nous avons cru à leur forte capacité heuristique, c’est-à-dire à produire un sens pour l’ensemble de la communauté du travail social. Suffisamment ouverte, cette définition pourra inclure diverses traditions théorico-politiques ; elle n’empêche donc pas les conflits idéologiques mais permet que ces derniers continuent de s’exprimer au sein d’un seul et même espace institutionnel, celui du travail social. Suffisamment fermée, elle doit permettre d’identifier la démarche de connaissance et d’intervention qui se situe à l’intérieur ou, au contraire, à l’extérieur des frontières de la discipline « travail social ». Dès lors, les travailleurs sociaux disposeront d’outils intellectuels pour saisir ce que leur démarche permet de visibiliser sous un jour nouveau et qui échappe à la sagacité d’autres acteurs qui n’y ont pas été formés ; autrement dit, ils seront plus à même d’exporter leur point de vue spécial au sein d’autres espaces que le leur où peuvent par exemple être discutés un cas clinique (collaboration interprofessionnelle), des normes d’intervention (organisme de délivrance de services sociaux et de santé) ou d’action publique (débat parlementaire, table de concertation de quartier, etc.). Réciproquement, ces frontières doivent permettre aux acteurs de la communauté du travail social d’être vigilants quant aux importations au sein de la discipline de théories ou de modèles d’intervention ayant leurs assises au sein d’autres disciplines, ce qui est, que cela déplaise ou non, presque toujours le cas (Lecomte, 2000). Cette vigilance n’appelle donc pas un refus de la créolisation de son regard et de sa praxis, mais la nécessité de penser une hybridation prenant en compte le projet spécial de la discipline travail social. Par exemple, en lien avec la révolution numérique, l’utilisation massive des médias sociaux et les transformations qu’elle implique du point de vue des formes de solidarité, les théories issues des sciences de la communication ou des études médiatiques pourraient permettre de prendre en compte plus rapidement cette mutation et ses enjeux : capacité nouvelle de tisser des liens entre des acteurs partageant les mêmes intérêts et/ou les mêmes valeurs, échangeant des biens, des services, mais aussi des expériences qui par leur rencontre dans des groupes constitués sur une cause sociale permettent de constituer des savoirs d’expérience collectifs et de les faire rapidement émerger dans l’espace public (pensons ici au Mouvement Me Too, Black lives matter, printemps Arabe notamment). Les expressions de « post-vérité » et de fake news pointent toutefois aussi le risque de la constitution de réseaux sociaux parallèles, incapables de croiser leurs regards (autrement que par le jeu des trolls) et aboutissant à des radicalités qui ignorent le point de vue de l’Autre, y compris dans ce qu’il a de Même.

32Une profession avec une identité forte peut mieux supporter la présence de conflits idéologiques en son sein, les transformations de sa pratique rendues nécessaires et aussi les luttes à mener pour défendre ou promouvoir l’importance des solidarités. Les conflits idéologiques sont les signes de la vitalité d’un espace disciplinaire démocratique ; la démocratie étant ici définie comme la possibilité de la coexistence de points de vue différents que les théories de justice sociale mobilisés par les travailleurs sociaux appellent généralement de leurs vœux (Fraser, 2010 ; Mendel, 2003 ; Mouffe, 2000 ; Rawls, 1993, etc.) et la possibilité de dessiner, dans leur confrontation, un horizon commun. Cet enjeu est-il relevé actuellement ? Le malaise identitaire, la perte de sens du travail social sont des thèmes ressassés dans la profession depuis des décennies (Dubar, 1972 ; Favreau, 2000), sans doute en lien avec la restructuration de l’État-providence, les nouveaux modèles de gestion du social – la fameuse NGP – et de la relation d’aide qui en ont résulté (Avenel et Duvoux, 2020 ; Boucher, 2022). Ce malaise peut bien sûr être en lien avec les malaises de la société elle-même dans le contexte de la croissance des inégalités, des changements climatiques, de l’ampleur des déplacements forcés, etc. Cependant ces deux hypothèses ne sont pas suffisantes. D’autres professionnels comme les psychologues, les médecins, les infirmières, les psychoéducateurs, etc., ayant pourtant aussi à composer avec des problèmes sociaux d’ampleur et en tout cas pas moins douloureux pour les individus, groupes, communautés qui n’en sont pas affectés, ne semblent pas l’éprouver avec la même intensité. Par ailleurs, les auteurs que nous avons présentés en introduction pointaient déjà l’existence de cette angoisse en 1972 (qu’ils ne comprenaient sans doute pas bien) pour expliquer la résistance des praticiens à participer au débat sur les orientations de philosophie politique à donner à leurs interventions. Mais comment auraient-ils pu à l’époque y participer alors que l’autonomie disciplinaire était contestée ? Cette autonomie a aujourd’hui gagné en autorité et au regard de cette vue globale, la plus globale possible que la discipline porte, elle m’apparaît souhaitable. L’enjeu d’une définition d’une discipline n’est rien de moins que l’acquisition d’une identité forte permettant la croissance identitaire des membres de cette communauté et leur participation spéciale à la perpétuation d’une réflexion sur un monde vivable.

33À partir de la problématisation du pouvoir local de l’acteur – ou d’un groupe d’acteurs - dans un environnement, qui inclut le social sans s’y réduire, la discipline travail social possède un certain nombre de caractéristiques propres l’ayant appelé au départ à fortement tenir compte de la dimension macro-sociale pensée comme contrainte sociale ou comme des dynamiques sociales. À l’ère industrielle et celle des services, ce fut essentiellement de cet ordre. Avec la mondialisation, avec l’ère numérique, avec le défi climatique, cette dimension-là est appelée à se modifier et à être pensée autrement, notamment en prenant en compte le monde au-delà des interactions humaines (Latour, 2021). La discipline travail social, obligée de tenir compte de cette mutation, de cette transformation de la tension acteur-système (structure, réseau, environnement, etc.) ne pourra soutenir son projet de praxis qu’en étant préoccupée de transformer aussi son regard. C’est ainsi que cette discipline contribuera à la poursuite de l’aventure humaine dans un monde global, connecté numériquement, mais aux frontières physiques claires. Au-delà, ce sont des extra-terriens.

34Disciplinés à la fois à la valeur et aux limites des données scientifiques et des théories – et notamment des théories sociales – pour connaître une situation concrète et y intervenir, les travailleurs sociaux sont outillés pour faire preuve de « pluralisme pragmatique » (Doucet, 2013). Sans doute faut-il davantage soutenir la socialisation à cette culture scientifique-là. Si je souscris globalement à l’idée d’une scientifisation de la discipline (Rullac, 2014), ce n’est pas à n’importe quelle conception de la science que je me réfère. Seule l’adhésion à une science « modeste » (Pires, 1997) permet de soutenir un pluralisme pragmatique. Une science modeste ne croit pas à l’illusion de son objectivité totale (Mellos, 2002) mais elle ne renonce pas non plus au projet qui a donné naissance à la science (Pires, 1997) : celui de chercher à départager le vrai du faux et ainsi d’avoir une meilleure « appréhension du monde » (Laperrière, 1997, p. 365). Accepter le contexte d’incertitude ne signifie en effet pas le renoncement à prendre en compte les données du réel, mais avoir acquis une ouverture à sa complexité et la relative imprévisibilité qui en résulte. L’esprit scientifique permet d’émanciper sa conscience du sens commun, qui peut être tout à la fois le sens de ses groupes sociaux d’appartenance ou de socialisation, du sens des experts proches du pouvoir ou… des idées du moment.

35Il est probable que la résistance à la théorie et à la science, de même qu’une trop grande foi en elle, que j’ai pu constater au sein des lieux de formation repose sur un malentendu sur ce qu’elles sont et ce qu’elles peuvent – et ne peuvent pas – pour transformer un individu, une structure sociale ou une interaction dynamique. Lever un tel malentendu est un défi pédagogique qui pour être relevé nécessite du temps et sans doute davantage d’espaces d’échange. S’y atteler individuellement et collectivement en vaut la peine car l’acquisition d’une vue globale et d’une conception de la transformation sociale où l’acteur n’est ni un pantin, ni un démiurge, déjà permis par la discipline travail social fait d’elle un vivier d’acteurs en capacité de trouver le sens du problème concret et local à résoudre que celui-ci soit porté par un individu, un groupe ou une communauté, un décideur ou une personne accompagnée, un professionnel, un intervenant social qualifié ou non, un profane (bénévole, aidant naturel, personne aidée).

36Le chemin ouvert par les quatre concepts mobilisés pour dessiner les contours de la discipline est celui du juste équilibre dans ce rapport à la science. Cet équilibre permet ensuite de laisser davantage de place à la mise en discussion des valeurs et des normes d’intervention, en se demandant pour quels acteurs humains et non-humains et pour quelles causes (Selek, 2010) la discipline du travail social travaille ou ne travaille pas, et pour qui et quoi, en prenant en compte le contexte environnemental du moment et à advenir, elle devrait davantage travailler.

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Notes

1 Un peu plus de 30 ans plus tard, la question est reprise avec la même formulation par Saül Karsz comme titre de sa monographie (2004) consacrée à circonscrire le travail social et en présenter plusieurs « figures ». L’ouvrage connaît le succès et est réédité en 2011.

2 L’épistémologie est ici définie comme désignant l’étude raisonnée de la connaissance ; concrètement, elle invite les chercheur.e.s et celles ou ceux soucieux de rigueur intellectuelle, à prendre le temps de s’interroger : comment sais-je ce que je sais ? Elle entretient un lien étroit avec le problème fondamental des rapports de vérité que nos connaissances entretiennent avec la réalité qu’elles prétendent décrire, comprendre ou expliquer (Van der Maren, 2011). Elle implique deux questions : que peut-on connaître ? Comment peut-on connaître ?

3 Nous utilisons fréquemment le concept d’intervention sociale pour désigner l’utilisation d’un répertoire d’instruments à la disposition des acteurs rémunérés ou bénévoles pour transformer une situation jugée insatisfaisante ou indésirable du point de vue des interactions entre un humain ou un groupe d’humains avec son environnement. Les travailleurs sociaux ont rarement le monopole de ces instruments. Cependant, nous postulons que le projet disciplinaire spécial du travail social concourt à colorer les actions d’une teinte particulière, à manier ces instruments d’une façon singulière et que d’autres que ceux qui ont été formés de manière qualifiante peuvent y trouver la compréhension de leur engagement lorsqu’ils ont pour mandat de faire de l’intervention sociale : bénévoles, pairs-aidants, médiateurs, éducateurs de rue, etc.

4 Pires précise qu’il adapte ici l'ancienne formulation de « science-carrefour ».

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Pour citer cet article

Référence électronique

Amélie Maugère, « Le travail social comme discipline : quatre concepts pour éclairer ses frontières »Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/3534

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Auteur

Amélie Maugère

Professeure adjointe, École de travail social
Université de Montréal
Bureau C-7107, Pavillon Lionel-Groulx
514-343-6111

Poste 0798
amelie.maugere@umontreal.ca

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