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Dossier

Les travailleurs sociaux confrontés à l’accélération du temps

Emilie Auger et Fanny Emperador

Résumés

Dans un contexte où le progrès technologique fait que tout s’accélère, les professionnels du travail social sont plus que jamais confrontés à l’accélération du temps dans leurs pratiques professionnelles. Malgré leur volonté de respecter les grands principes éthiques guidant leurs interventions, ils courent après le temps. Ils doivent alors s’adapter à des temporalités plurielles et sont souvent contraints par une asymétrie entre les temporalités institutionnelles, les temporalités des personnes accompagnées et leur propre temporalité. Cette asymétrie des temporalités peut les conduire à des dissonances éthiques impactant leurs pratiques. N’ayant pas la prétention de pouvoir orienter notre propos sur tous les métiers de l’humain, l’objet de cet article sera de revenir sur les temps de l’intervention en travail social pour mieux saisir les enjeux au niveau de l’éthique professionnelle.

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Texte intégral

Introduction

1Le monde est en pleine accélération. Le progrès technologique, la modernité, font que tout va plus vite, tout s’accélère. Le moteur économique fait gagner du temps donc de l’argent (Rosa, 2010). L’accélération technologique entraîne le changement social et les rythmes de vie dans sa course (ibid.). Tout s’accélère et les individus sont de plus en plus confrontés à des « indisponibilités frustrantes et angoissantes » du fait d’un clivage entre la disponibilité de principe favorisée par la modernité et l’indisponibilité pratique liée à la complexité et la vitesse des processus sociaux (Rosa, 2020). Notre accès facilité au monde grâce à la technique, n’accroit pas, pour autant, notre efficacité personnelle et peut même induire un sentiment d’impuissance ou de culpabilité menant à l’inaction, à l’indisponibilité. Cette polarisation où l’indisponibilité est issue d’une mise à disposition du monde conduit à l’aliénation (ibid.). Comment le travail social peut-il surmonter cette cadence sans s’aliéner ?

2Alors que le monde des entreprises capitalistes a accéléré le pas de la rentabilité, ce sont aux institutions publiques d’accélérer le leur. Les institutions sociales ne sont d’ailleurs pas en reste sur le sujet et les travailleurs sociaux subissent l’impact des pratiques managériales néo-libérales dans leur quotidien professionnel. En effet, depuis plusieurs années, nous observons un glissement des notions de rentabilité, d'efficacité jusqu'alors associées aux chaînes de production et aux entreprises privées, vers les métiers de l'humain, et notamment dans le travail social. Alors que des logiques gestionnaires sans connaissance des références existantes (Alix et al, 2020) ont décidé d’accélérer le temps des professionnels de la relation, comment maintenir le rythme de travail tout en répondant aux valeurs professionnelles – créer une relation de confiance, donner du temps à la relation et aller au rythme des personnes accompagnées – si chers aux individus ayant choisi « d’aider les autres » ? Comment peut-on être absorbé par le rythme de travail et supporter la pression quand le manque de temps impacte l’éthique professionnelle ? Comment tenir malgré des temporalités plurielles si difficiles à faire coïncider ? Partant de ces questionnements, l’objet de cet article sera de revenir sur l’évolution du sens donné à l’éthique en travail social afin de comprendre en quoi l’accélération du temps et l’asymétrie des temporalités plurielles de l’intervention peuvent impacter l’éthique professionnelle. Nos propos s’appuieront sur une recherche que nous avons menée entre 2019 et 2021. Ce travail portait sur les temps de l’intervention sociale. Cette recherche qualitative a consisté, dans un premier temps, à prendre connaissance des documents administratifs précisant le cadre d’intervention des travailleurs sociaux, et notamment la réglementation des temporalités organisationnelles au sein du service social départemental. Suite à cette recherche documentaire, des entretiens semi-directifs et des questionnaires, ont été réalisés auprès de 20 professionnels exerçant dans ces institutions. Ces données se complètent par huit mois d’observation participante de la pratique des assistants de services sociaux effectuant des permanences d’accueil et des accompagnements de toute personne en situation de vulnérabilité sociale au sein d’une collectivité locale ayant pour missions la protection de l’enfance, l’insertion sociale et professionnelle, l’accès aux droits sociaux, l’orientation des personnes vers des services adaptés. Ces observations sont étayées par un savoir expérientiel de 16 ans dans le travail social et plus particulièrement cinq ans d’exercice dans un service social départemental. En partant de ces données et expériences, nous nous situons dans une démarche inductive afin de co-construire des connaissances réflexives sur les pratiques professionnelles. Dans une première partie de notre analyse, nous proposons de revenir sur les temporalités de l’intervention sociale en lien avec l’éthique, et, dans une deuxième partie, nous proposerons une étude d’un cas issu de notre période d’observation. Il s’agit d’un entretien entre une assistante sociale et une personne accueillie sur une permanence d’accueil réalisée au sein de la collectivité locale, une institution sociale où le cadre organisationnel est formalisé et où la tâche est définie par le temps (Laloy, 2011).

Éthique et temporalités dans le travail social

3Nombreux sont les auteurs qui se sont intéressés à l’impact des pratiques managériales néo-libérales sur le travail social (Chauvière, 2007, Savignat, 2009Alix et al, 2020, Boucher, 2022). Ils ont montré comment, petit à petit, ces pratiques se sont imposées dans le travail social venant ainsi fragiliser un « milieu professionnel » aujourd’hui en quête de reconnaissance (Alix et al, 2020 ; Veyrié et Tourrilhes, 2021). Et pourtant, certains vous diront qu’on ne choisit pas le travail social par hasard et que ce choix relève d’une représentation sociale qui s’est construite autour de valeurs humanistes pas toujours en adéquation avec les priorités gestionnaires. Ici, nous souhaitons porter notre analyse en nous appuyant, non pas sur une théorie critique du néolibéralisme ou de la rationalisation, mais sur la théorie de l’accélération sociale d’Hartmut Rosa (2005). Cette théorie consiste à penser ensemble l’accélération des techniques, du changement social et des rythmes de vie. Ces accélérations cumulées se caractérisent par une expérience de stress et de manque de temps vécue par les individus. L’idée principale de nos propos est de tenter de comprendre comment ce manque de temps impacte l’éthique des professionnels. En effet, l’éthique est au cœur de l’intervention en travail social, et, si les grands principes se fragilisent, le professionnel peut se sentir dépassé.

4Après être revenues sur des définitions et sur l’évolution des significations de l’éthiques en travail social, nous montrerons que les professionnels font face à des temporalités plurielles, parfois asymétriques, ayant pour conséquence de contribuer à un sentiment de manque de temps venant mettre en tension les grands principes éthiques de l’intervention sociale.

Tensions éthiques en travail social

5Philippe Merlier (2020) qui s’est intéressé à l’étymologie grecque du mot éthique, nous apprend qu’il signifie à la fois le fait de rendre la société humainement habitable, et, à la fois, l’habitude sociale, les mœurs, la morale. Or, l’éthique et la morale n’ont pas le même but. L’éthique vise le bien ou le bonheur tandis que la morale désigne des valeurs et des règles de vie qui s’apparentent à des normes sociales et à des cultures particulières (ibid.). L’éthique vise une fin alors que la morale vise un devoir. Alors que l’éthique relève d’une « sagesse pratique » qui évalue au cas par cas et suivant le contexte, ce qui est juste ou injuste, la morale applique des règles sans se soucier du contexte en fonction de ce qu’elle juge bien ou mal. Alors qu’autrefois la société se préoccupait de l’éthique en termes d’une justice bienfaisante et charitable (éthique téléologique), nous sommes aujourd’hui dans une société valorisant l’éthique d’autonomie et de droits individuels (éthique déontologique) (ibid.). Or, le terrain moral ou déontologique implique une modification du comportement pour qu’il corresponde à la règle, à l’interdit ou au devoir, alors que le terrain éthique interroge le bien-fondé de la norme, et, nécessite de comprendre pourquoi il faut adhérer à telle ou telle autre règle (Richard, 2008). Donc, si la morale se demande qu’est-ce qu’il est juste ou non de faire, l’éthique se demande pourquoi est-il juste ou non de le faire (ibid.). Si, comme Merlier l’indique, l’éthique téléologique a laissé la place à une éthique déontologique, on peut donc en conclure que la partie réflexive de l’éthique se voit fortement réduite dans la pratique des professionnels et que ces derniers deviennent des exécuteurs de morale n’ayant plus le temps de remettre en question le juste ou l’injuste. La temporalité de la réflexivité éthique du travailleur social entre donc en tension et se fragilise.

6Pourtant, la justice est un impératif qui se situe au-dessus des grands principes éthiques en travail social que sont l’autonomie, la bienveillance et l’équité (Merlier, 2020). La justice se situe au-dessus des justices institutionnelles et les applications mécaniques de dispositifs ou de projets dictés par les institutions peuvent parfois sembler injustes pour les personnes qui y sont soumises ou qui en dépendent (ibid.). Or, plus on demande aux professionnels du social de faire appliquer des droits légaux, des dispositifs, moins on leur laisse de temps pour pouvoir questionner les droits qu’ils appliquent. L’accélération du temps se fait sentir.

7Certes, les temporalités liées à l’éthique du professionnel sont réduites par des politiques managériales dans les institutions sociales, mais c’est sans compter sur les temporalités plurielles qui interviennent dans la vie du professionnel et dont l’asymétrie impacte les grands principes éthiques du travail social. De fait, le professionnel doit s’adapter et ainsi réduire son temps de réflexivité éthique pour viser la compatibilité des temps. Le professionnel tente ainsi de maintenir le rythme.

Les temporalités de l’intervention sociale

8Les questions de temporalités dans le travail social ont déjà été posées par des chercheurs de l’action sociale. Par exemple, en 2013, Brigitte Bouquet et Jacques Riffault ont pu dégager des temporalités plurielles dans l’intervention sociale et ont caractérisé ces temporalités comme suit : la concordance des temps, la congruence et la compatibilité du temps. Ils entendent par concordance des temps, le jeu d’équilibriste que le travailleur social est amené à jouer entre les temporalités des institutions aussi variées qu’il existe de structures, les temporalités des personnes accompagnées qui sont propres à chaque individu et ses propres temporalités de professionnel pour mener à bien ses missions et répondre à l’éthique de son métier. Les auteurs pointent le paradoxe de vouloir faire se croiser du temps psychique et du temps social rendant la concordance des temps difficile voir impossible à obtenir. Les temporalités sont donc asymétriques. Aux vues de ces difficultés, les travailleurs sociaux vont alors rechercher la congruence pour faire s’ajuster les temporalités. La congruence renvoie le professionnel à l’écoute active et à la justesse de la relation d’aide, c’est-à-dire à l’implication du professionnel et de la personne accompagnée dans une temporalité partagée. Or des facteurs extérieurs peuvent fréquemment venir brouiller la justesse de cette relation et la congruence se voit alors comme un objectif plutôt qu’une fin en soi. Enfin, les temps compatibles correspondent à des espaces, plus pragmatiques, « d’à présent » qui renvoient aux temps incarnés dans l’instantanéité et où les compromis deviennent possibles. En nous basant sur ces catégories de temporalités, cette partie vise à approfondir la question de l’asymétrie des temporalités de l’institution, de la personne accompagnée et du professionnel pour mettre en lumière des tensions impactant les grands principes éthiques du travailleur social. Le risque d’aliénation du professionnel se présente par son indisponibilité.

La temporalité de l’institution : une injonction de contrôle du temps ?

9Les institutions cadrent le temps, autrement dit, elles imposent un « découpage du temps à l'aide des calendriers et des horloges » (Bouton, 2013). Le temps se compte, se répartit, se limite et devient donc plus objectif. Par exemple, certains services sociaux départementaux posent des normes et des règles quant à la durée des rendez-vous de permanence, aux horaires de prise de poste et de débauche, ou à la date et à l'heure des réunions hebdomadaires. Cette segmentation imposée devient mesure commune, car elle est appliquée par tous et par tous de façon égalitaire. Alors, de ce cadrage naît une « discipline du temps », c'est-à-dire, un « ensemble de normes auxquelles les individus sont assujettis, qui prescrivent des usages déterminés du temps ». En parlant d'assujettissement, la notion de discipline pourrait être couplée à celle d'injonction. Ici, l'ordre serait donc l'obligation de respecter le cadrage temporel égalitaire, l'obligation de contrôler le temps. La notion d'injonction induit la présence d'un auteur de l'injonction, qui se veut l’émetteur de cet ordre. Elle induit la présence d'un destinataire, menacé de sanction, obligé d'appliquer l'ordre donné. Ici, une tension naît entre la volonté du professionnel de respecter le cadre institutionnel et sa volonté d’accorder plus de temps aux personnes qu’il rencontre, pour faire ainsi respecter, à la fois le principe d’équité et de bienveillance.

La temporalité de la personne accompagnée : vécu subjectif et acceptation

10La temporalité de la personne s'inscrit dans une conception subjective, c'est un temps vécu qui échappe en partie à une dimension sociale, mais qui s'inscrit dans le psychique de la personne. Dans cette conception, il existe autant de temporalités que d'individus. Le temps de la personne correspond également à un temps d'acceptation de sa situation. Dans son ouvrage portant sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs, Claire Jouffray (2018) parle du « rythme » de la personne. Le rythme correspond au temps d'adaptation, autrement dit c'est la capacité à assumer le changement, la renonciation, la prise de conscience de sa situation, de ses limites et de ses possibilités (Le Bouffant et Guélamine, 2005, p.181). Cette capacité naît et évolue avec le temps. Par ailleurs, les personnes en situation de vulnérabilité sociale (handicap, pauvreté, etc…) font face à des temporalités de survie et de débrouille comme l’a démontré Thibaut Besozzi (2021) qui a enquêté auprès des sans-abris, ces temporalités conditionnent leur vie, leur quotidien, leurs relations aux autres, aux institutions. Dans un contexte d’accélération du temps, qu’il est donc bien difficile de faire concorder la temporalité des personnes avec celles des professionnels sous injonction de temps. L’asymétrie des temporalités impacte la disponibilité du professionnel et la réception de l’aide par les personnes accompagnées.

Les temporalités du professionnel de l’action sociale : temps de construction d’un champ d’expérience

11La professionnalisation d'un individu est un processus temporel. Le travailleur social acquiert de l'expérience professionnelle avec le temps. Selon l'historien Reinhart Koselleck, chaque individu possède « un champ d'expérience » (Bouton, 2013, p143-154). Le champ d'expérience d'un individu se compose de plusieurs éléments. Il comprend une succession d'événements vécus, analysés a posteriori, et accumulés – de façon consciente ou inconsciente – dans la mémoire de l'individu. Les enseignements pratiques et théoriques acquis lors de formations composent également ce champ d'expérience. Des compétences professionnelles naissent de ces formations et de l'intériorisation de ces événements passés. Dès lors, les compétences professionnelles font entièrement parties du champ d'expérience du travailleur social. Le champ d'expérience s'établit sur la base d'un important capital temps. Analyser ses expériences, et les intérioriser, les heures passées en formations demandent de la disponibilité et supposent d'avoir pris le temps d'entreprendre ces efforts. Mettre en mémoire ces expériences passées permet au professionnel de se forger un « horizon d'attente ». L'horizon d'attente correspond à « l'ensemble des événements futurs auxquels l'individu peut s'attendre » (ibid.). Cette projection dans le futur se construit à partir d'expériences passées. Ainsi, face à une situation présente, le professionnel va pouvoir piocher dans sa mémoire des compétences professionnelles acquises et intégrées à son champ d'expérience. Dès lors, il pourra répondre et faire face à la situation présente rencontrée, si celle-ci se fait la répétition d'une expérience passée. Pour autant, le professionnel doit veiller à ne pas instrumentaliser son champ d'expérience pour standardiser les réponses apportées. Le professionnel court le risque d'une certaine « déformation professionnelle » : « l'apparente répétition des situations rencontrées amène […] à développer des habitudes, voire à construire des réponses toutes faites » (Le Bouffant et Guélamine, 2005, p.194). Cela peut s'avérer délétère car chaque personne vit une situation selon sa propre sensibilité, sa propre lecture du monde. Ainsi, si l'utilisation du champ d'expérience aide le professionnel à analyser la situation et les possibilités s'offrant à la personne, celui-ci doit veiller à associer à sa lecture le témoignage et les ressentis de la personne. Le travailleur social est un individu inscrit dans son unicité mais il est aussi un professionnel, associé à une institution dont il dépend. Par ce fait, le travailleur social est pris dans une temporalité au croisement d'un temps vécu et d'un temps institutionnalisé qui accélère le temps. La concordance des temporalités et la congruence sont difficiles à obtenir ce qui peut conduire à un sentiment d’impuissance et de culpabilité chez le professionnel. Selon la théorie d’Hartmut Rosa (2020), l’impuissance et la culpabilité mènent à l’inaction ou à l’indisponibilité.

Temps et tension éthique : Analyse d’une situation d’intervention sociale

12Dans cette partie, nous avons fait le choix de partir d’une situation d’entretien repérée lors de notre période d’observation. En nous appuyant sur cette étude de cas, nous tenterons de mettre en évidence, d’un point de vue pratique, à quel point l’asymétrie des temporalités provoque une dissonance éthique propice à une forme d’aliénation chez le professionnel, la dissonance éthique correspondant à « l’existence d’une tension ou d’un stress » entre deux systèmes de valeurs antagonistes (celles du professionnel et celles prescrites aux individus par les institutions).

Exposé du cas

13La scène se déroule lors d’un rendez-vous individuel qui a lieu pendant une permanence d’accueil dans un service social départemental. Le service s’organise dans un cadre formalisé où la tâche est définie par le temps. Selon la classification de David Laloy (2011) qui distingue les structures ayant un cadre organisationnel peu formalisé (plus fréquent dans les associations) d’un cadre organisationnel formalisé (plus fréquent dans les institutions publiques), les professionnels exerçant dans un cadre organisationnel formalisé ont des horaires stricts où le temps de travail est contrôlé. Les semaines sont structurées et le travail effectué en dehors des temps officiels n’est pas reconnu. Les procédures sont rigides avec des étapes administratives à respecter. Le rapport à l’« usager » est cadré dans un espace-temps défini avec des horaires et des lieux de rencontre précis et circonscrits. C’est le cas du service social où se déroule l’observation participante.

La venue de Madame X au service social départemental est motivée par des difficultés financières. En effet, elle nous explique ne pas avoir actualisé sa situation auprès de la Caisse d'Allocations Familiales (CAF), et s'est vue refuser le versement de son Revenu de Solidarité Active (RSA). Ainsi, elle ne touche plus que sa prime d'activité. Bien qu'elle soit hébergée chez sa mère à titre gracieux, Madame dit ne plus pouvoir subvenir convenablement à ses besoins. Au cours de l'entretien, elle nous parle de ses enfants. Pour les fêtes de Noël, elle a pu accueillir l'un de ses garçons. N'ayant pas les moyens d'acheter des cadeaux, elle nous dit avoir fait un concert à son fils (Madame joue de la guitare) et lui avoir offert un dessin qu'elle a réalisé. Son fils lui aurait souligné la particularité de ces cadeaux en lui disant : « Tu es pauvre en fait maman. » L’assistante sociale la coupe dans ses propos afin de lui demander quelles sont ses charges mensuelles. Madame lui répond qu'elle ne paye aucune charge d'énergie du fait qu'elle soit hébergée chez sa mère mais continue de payer son assurance automobile, et des frais de réparation. Madame continue son discours. Elle nous dit avoir « honte », elle se culpabilise de vivre « au crochet de sa mère » et est attristée par l'image qu'elle donne à voir à ses enfants. Elle dit : « j'ai honte, c'est terrible d'avoir honte comme ça, qu'est-ce que mes enfants doivent penser de moi ? » Madame pleure tout au long du rendez-vous. L’assistante sociale prend le temps de lui demander si elle a besoin de mouchoirs, je vais m'en procurer au secrétariat. Madame X s’adresse à moi, l’observatrice, elle me parle de ses ressentis concernant sa situation, pendant que la professionnelle se connecte au site de la CAF pour visualiser où en est la réactualisation de son statut administratif. Madame me répète plusieurs fois « c'est dur vous savez ». L’assistante sociale lui signifie alors ce qu’elle va entreprendre pour la soutenir ; une demande d'aide alimentaire va être instruite et Madame X sera orientée vers le Centre Communal d'Action Sociale (CCAS) et la Croix Rouge. Le rendez-vous prend fin. Nous raccompagnons Madame à l'accueil et elle nous remercie. Il est l’heure du prochain rendez-vous. La permanence se poursuivit. Par la suite, Madame X n'a pas été en mesure de fournir ses justificatifs de charges et ressources à la suite du rendez-vous de permanence. La demande a donc fini par être classée et Madame n’a pas bénéficié d’aide alimentaire de la part de l’institution. Il aurait peut-être fallu prendre le temps de rassembler les documents avec elle mais ce temps n’était pas disponible.

Dissonance éthique : effet des temporalités plurielles et asymétriques

14La discipline du temps est une consigne institutionnelle qu’il faut respecter pour pouvoir accorder le même temps aux personnes accueillies. Ainsi cette injonction de contrôler le temps est adressée aux professionnels exerçant dans ce service. Ce temps institutionnalisé est contraignant pour le professionnel qui doit répondre aux missions et aux échéances prévues par son employeur. Cette discipline du temps construit – en partie – les conditions et le cadre de travail des travailleurs sociaux. Cependant, ce temps se veut tant, imposé au professionnel qu'à la personne accueillie puisque dans le cas présenté, c’est le temps fixé par l’institution qui va définir le temps de disponibilité du professionnel pour la personne accompagnée. L'un applique les règles auxquelles son employeur le soumet, l'autre est soumis et dépend des règles qui sont fixées par l'institution qu'il sollicite. Dès lors, le travailleur social – victime de l'injonction – devient garant de l'application de la consigne institutionnelle. L'institution en reste auteure, mais face à la personne accompagnée, le professionnel devient émetteur du contrôle du temps. Le professionnel cadre l'entretien (durée du rendez-vous), annonce à la personne le délai de traitement (la personne doit fournir les documents demandés dans un délai prédéfini par l'institution), le professionnel clôture la demande. Les entretiens que nous avons réalisés avec les professionnels ont montré que le travailleur social peut ne pas se retrouver dans le découpage temporel imposé par son institution-employeur. Il peut évaluer ne pas avoir assez de temps pour accomplir tout ce qu'il doit faire dans les délais impartis. D’autant plus que dans le cas exposé, le professionnel réduit le temps de l’empathie lié à la bienveillance pour se consacrer au temps des démarches administratives (réouverture des droits RSA, démarches auprès de la CAF, dossier administratif pour une aide alimentaire), un temps qui relève plus de l’éthique déontologique. Ou bien, le professionnel peut évaluer ne pas avoir assez de temps pour accomplir de façon la plus juste possible ses missions. Alors insatisfait de la qualité de son intervention, assujetti à répondre à des normes temporelles, son éthique est remise en question, le doute s’installe sur son efficacité et le sens donné à son travail.

15Cette formule – ne pas avoir assez de temps – renvoie à la notion d'urgence, à la vitesse, à l’accélération. Or, l'urgence est souvent vécue négativement : elle peut se traduire par du stress, une souffrance ou de la violence (Bouton, 2013). C'est alors que le temps, jusqu'alors support de la professionnalisation et de l'intervention du travailleur social, peut également fragiliser le principe de bienveillance qui est alors mis à mal à l’insu du professionnel. Claire Jouffray (2018) parle à cet égard de « pression institutionnelle ». Les institutions attendent des professionnels « une efficacité avant tout, dans une logique de court terme ». Autrement dit, les professionnels doivent faire preuve de capacités à produire le maximum de résultats – répondre à leur mission générale – avec le minimum de dépense – ici le temps. Or, l'éthique en intervention sociale s'appuie sur le respect de la personne, de son vécu et de sa temporalité. Même s’il peut parfois sembler nécessaire, pour les travailleurs sociaux, de resocialiser les personnes à des règles temporelles, le temps ne s’impose pas mais relève plutôt d’un apprentissage et ce processus se fait dans la durée. C’est pourquoi, les organisations dont le cadre est peu formalisé et où le temps est défini par la tâche permettent plus de flexibilité pour travailler cet apprentissage. Il n’en reste pas moins que dans un cadre institutionnel où le temps est rationnalisé, l’accélération du rythme de travail fragilise les principes éthiques du professionnel qui entre en dissonance avec les consignes institutionnelles. Ce dernier ne parvient pas à trouver un point de congruence entre son éthique professionnelle, celle de son employeur et ses actions professionnelles. « S’il y a présence d’une incohérence entre l’éthique personnelle de l’individu et celle imposée par l’entreprise, il y a un fort degré de dissonance éthique ». Ces situations peuvent mener à des « situations dégradées » (Cherré et al, 2014), voire à un mal-être psychologique pouvant aller jusqu'à l'épuisement professionnel (Jouffray, 2018). L’aliénation a fait son œuvre.

Conclusion

16Comme nous l’avons vu, l’accélération du temps dans le travail social fragilise les principes éthiques des travailleurs sociaux du fait d’une accentuation des asymétries temporelles entre les temporalités institutionnelles, professionnelles et celles vécues par les personnes accompagnées. Cette asymétrie sous pression peut amener à des dissonances éthiques conduisant le professionnel vers l’aliénation. Cependant, loin d’imaginer que tous les professionnels subissent l’accélération du temps, il est important de ne pas nier l'influence que peut avoir le travailleur social et les personnes accompagnées sur les temporalités institutionnelles. Ils ont le pouvoir d'agir pour faire évoluer ou ne pas pérenniser cette dissonance temporelle. D'un point de vue sociologique, un individu faisant partie d’une organisation, est à la fois un agent (répondant aux règles du système) et un acteur (autonome et doté d'une rationalité) (Le Breton, 2004). Parce qu'il dispose de cette conscience réflexive, il peut se distancier des règles établies, et parce qu’il est autonome, il peut développer des stratégies pour agir et prendre du pouvoir sur les règles imposées et ainsi calmer le rythme, la cadence qu’on lui impose. Dès lors, le travailleur social devient le moteur et le vecteur du changement. Dans notre introduction, nous nous demandions comment les professionnels pouvaient tenir (Garpar, 2012) malgré l’accélération du temps et la confrontation à des temporalités plurielles si difficiles à faire coïncider dans la pratique et impactant directement l’éthique. En replaçant le travailleur social dans un rôle d’acteur et en étudiant les stratégies de résistance des professionnels pour ne pas subir les conséquences de l’accélération du temps, nous entrevoyons ici un champ des possibles à explorer dans une prochaine recherche.

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Bibliographie

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Boucher, M. (2022). Où va le travail social ? Nîmes : Champ social

Bouquet, B., Riffault, J. (2013). Questions sur le temps et l’action sociale. Vie sociale, n°2, p. 107-110. https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-vie-sociale-2013-2-page-107.htm

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Chauvière, M. (2007). Trop de gestion tue le social. Enquête sur une discrète chalandisation. Paris : La découverte

Cherré, B., Laarraf, Z., Yanat, Z. (2014). Dissonance éthique : forme de souffrance par la perte de sens au travail. Recherche en sciences de gestion, n°100, p.143-172. https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-recherches-en-sciences-de-gestion-2014-1-page-143.htm

Gaspar, J-F. (2012). Tenir ! Les raisons d’être travailleurs sociaux. Paris : La découverte.

Jouffray, C. (2018). Développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectifs. Une nouvelle approche de l’intervention sociale. Rennes : Presses de l’EHESP

Laloy, D. (2011). L’articulation des temps sociaux comme enjeu central chez les professionnels du social. Pensée plurielle, n°26, p.53-64. https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-pensee-plurielle-2011-1-page-53.htm

Le Bouffant, C., Guélamine, F. (2005). Guide de l’assistante sociale. Malakoff : Dunod

Le Breton, D. (2004). L’interactionnisme symbolique. Paris : PUF

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Rosa, H. (2005). Accélération. Une critique sociale du temps. Paris : La découverte

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Rosa, H. (2020). Rendre le monde indisponible. Paris : La Découverte.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Emilie Auger et Fanny Emperador, « Les travailleurs sociaux confrontés à l’accélération du temps »Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/3186

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Auteurs

Emilie Auger

Doctorante en Sociologie au Centre Émile Durkheim, Université de Bordeaux. Enseignante vacataire à l’IRTS Nouvelle Aquitaine. Assistante sociale au département de la Gironde

Articles du même auteur

Fanny Emperador

Assistante sociale au département de la Gironde

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Droits d’auteur

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