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Dossier

Pour une (in)discipline en travail social. Réflexions sur la constitution d’un « espace académique interventionnel » dans les champs social et universitaire1

Manuel Boucher

Résumés

Cet article interroge l’opportunité et les conditions de la construction d’un espace académique interventionnel et pluridisciplinaire spécifique au travail social. À partir d’une réflexion sur les enjeux actuels du travail social, de la formation et de la recherche dans et sur le champ social, il souligne l’importance de dépasser les rapports de « complicité adverses historiques » et les « partenariats concurrentiels » entre les mondes des écoles en travail social et des universités dans l’objectif de favoriser une dynamique propice au développement d’une formation en travail social émancipatrice. Ce texte étudie les conditions de la construction d’un espace académique original dans les champs de la formation sociale et universitaire en mesure, d’un côté, de permettre aux travailleurs sociaux, par la mobilisation des sciences sociales et l’apprentissage d’une « indiscipline épistémologique » de penser par eux-mêmes les logiques d’action et les ambivalences du travail social pris en tenaille entre des logiques normatives et émancipatrices et de l’autre, d’accéder à une reconnaissance académique et universitaire propre au travail social indispensable pour garantir l’autonomie professionnelle des travailleurs sociaux, des formateurs en travail social et des enseignants-chercheurs face aux logiques politiques, clientélistes et financières.

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Texte intégral

Introduction

  • 1 Professeur des universités en sociologie à l’Université de Perpignan Via Domitia (responsable du Ma (...)

1À partir d’une réflexion sur les enjeux actuels du travail social, de la formation et de la recherche dans et sur le champ social, cet article souligne l’importance de dépasser « adversité et complicité adverses historiques » (Chauvière et Gaillard, 2020) entre les mondes des écoles en travail social et des universités dans l’objectif de favoriser une dynamique propice au développement d’un travail social émancipateur. Ce texte rend compte des mutations contemporaines de l’intervention sociale prise en étau entre des logiques économiques hyper-gestionnaires et des logiques politiques responsabilisatrices et sécuritaires ; il décrit également l’injonction politique et financière dans laquelle se retrouvent les écoles et instituts historiques du travail social, désormais régionalisés, contraints de participer au marché compétitif de la formation professionnelle impliquant de développer des « partenariats concurrentiels » pour continuer d’exister. Cette contribution montre également que les Établissements de Formation en Travail Social (EFTS) sont enjoints de s’inscrire dans un processus d’universitarisation sans pour autant bénéficier des moyens et reconnaissances politico-administratives et académiques nécessaires pour établir des relations de respect réciproque avec leurs partenaires et « adversaires » universitaires, notamment en matière de production de connaissances. La sujétion politique et financière dans laquelle se trouvent les acteurs de la formation en travail social les conduit donc à amoindrir leurs capacités d’analyses critiques face aux choix politiques et financiers faits par l’« État social actif » (Franssen, 2006) amenant le travail social et plus largement l’intervention sociale à devoir s’inscrire dans les logiques du « New Public Management », de l’« empowerment » individuel et de l’« activation » déguisées en « auto-détermination » et « pouvoir d’agir ». Dans un contexte de « marchandisation du social » venant impacter le sens du travail social initialement tourné vers la production du lien social et l’affirmation de valeurs solidaristes, ce texte défend alors l’idée d’une rupture avec les logiques concurrentielles aujourd’hui en œuvre dans l’intervention sociale, la formation supérieure en travail social et la recherche sociale par la construction d’un espace académique original dans les champs de la formation sociale et universitaire en mesure, d’un côté, de permettre aux travailleurs sociaux, par la mobilisation des sciences sociales et l’apprentissage d’une « indiscipline épistémologique » (Dartiguenave, 2020) de penser par eux-mêmes les logiques d’action et les ambivalences du travail social (Boucher, 2021) pris en tenaille entre des logiques normatives et émancipatrices et de l’autre, d’accéder à une reconnaissance académique et universitaire propre au travail social indispensable pour garantir, face aux logiques politiques, clientélistes et financières, l’autonomie professionnelle des travailleurs sociaux, des formateurs en travail social et des enseignants-chercheurs travaillant sur les questions sociales. En définitive, j’interroge l’opportunité et les conditions de la construction d’un espace académique interventionnel et pluridisciplinaire spécifique au travail social.

Reconnaissance et éclatement du travail social

  • 2 Face à des niveaux de rémunération jugés trop faibles, au processus de bureaucratisation et aux con (...)

2Par travail social, qu’entendons-nous ? À la fin XXe siècle, le travail social s’inscrit au cœur de la société de service et représente un champ d’action indispensable au maintien de la paix sociale. En France, les travailleurs sociaux incarnent des acteurs centraux dans la lutte contre les inégalités. En effet, il est important de souligner que le travail social professionnel est d’abord le fruit d’une volonté politique associée à l’existence d’un État social cherchant à réguler et combattre les effets des inégalités. Cette ambition politique prend alors la forme d’un ensemble d’activités sociales conduites par des personnes qualifiées (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, éducateurs techniques, conseillers en économie sociale et familiale…), combinant des compétences professionnelles (connaissances, rigueur, créativité, références déontologiques…) avec des valeurs humaines et démocratiques (croyance en des actions de solidarité et de justice sociale facteurs de changement social). Dans la pratique, les travailleurs sociaux agissent dans le cadre d’une mission autorisée et/ou prévue par la loi, au sein de structures publiques, associatives, voire dans certains cas « libérales »2, en faveur de personnes ou de groupes vivant des difficultés, afin de contribuer avec eux à la résolution de leurs problèmes. Dans cette optique, les travailleurs sociaux peuvent privilégier ou articuler des approches « individualisées » ou collectives et « territoriales » d’accompagnement social et de développement social.

  • 3 Lancée en septembre 2018, la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté qui v (...)
  • 4 Voir la définition internationale du travail social approuvée à Melbourne par l’assemblée générale (...)
  • 5 Voir le rapport du HCTS adopté, le 23 février 2017, par la commission permanente du HCTS [https://s (...)
  • 6 Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social.

3Ainsi, si la professionnalisation du travail social est actée à la fin du XXe siècle, le début du XXIe siècle consacre l’utilité du travail social pour la cohésion sociale. Dans la lutte contre les inégalités et la pauvreté3, le travail social joue désormais un rôle-clé reconnu par les instances gouvernementales nationales et internationales. En 2015, à la suite des États Généraux du Travail Social (EGTS), dans le cadre du Plan d’action en faveur du travail social et du développement social, s’inspirant de la définition internationale du travail social4 et des travaux du Haut Conseil du Travail Social5 (HCTS), en 2017, une définition du travail social est intégrée dans le Code de l’Action Sociale et des Familles (art. D. 142-1-1) : « Le travail social vise à permettre l'accès des personnes à l'ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d'émancipation, d'accès à l'autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société. Il participe au développement des capacités des personnes à agir pour elles-mêmes et dans leur environnement. À cette fin, le travail social regroupe un ensemble de pratiques professionnelles qui s'inscrit dans un champ pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Il s'appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels du travail social et les savoirs issus de l'expérience des personnes bénéficiant d'un accompagnement social, celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins. Il se fonde sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière. Le travail social s'exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes bénéficiant d'un accompagnement social »6.

4Néanmoins, si le travail social professionnel bénéficie aujourd’hui d’une définition officielle, l’univers des travailleurs sociaux reste atomisé entre plusieurs professions et métiers. Par ailleurs, ils agissent dans un monde composé d’une multiplicité d’employeurs publics, parapublics et privés intervenant sur une diversité de problèmes et de publics. En fait, le travail social s’est largement complexifié et s’inscrit dorénavant dans un espace plus large et plus flou associé à celui de l’ « intervention sociale ». Dans ce contexte, les professions sociales se présentent comme un véritable archipel lié à la « logique de compétences » alors que le noyau historique s’est construit grâce à une « logique de qualification ». En effet, le champ social est soumis à plusieurs types de tensions concrétisées notamment par le passage d’un modèle à un autre. Le premier modèle, celui des professionnels certifiés, qualifiés et agréés par l’État (éducateurs spécialisés, assistants sociaux...) était le cadre dominant au sein de la société industrielle et de l’âge d’or du travail social. Auparavant, malgré la diversité des milieux d’intervention de ces emplois (institutions, prévention spécialisée, handicap...), ceux-ci étaient liés à une logique de qualification exercée sous le contrôle de l’État qui correspondait bien à l’approche clinique de réparation de populations « anomaliques » mise en œuvre par de nombreux travailleurs sociaux. Comme les travaux de Michel Chauvière (1998) l’indiquent, le travail social professionnel canonique a profité entre le milieu des années 1960 et le milieu des années 1970 d’une conjoncture historique très favorable à son développement et à sa reconnaissance (intégration des diplômes des formations initiales, reconnaissance et complexification des systèmes de formation, amplification du secteur social soutenue par un système politique et administratif). En effet, au cours de la période de professionnalisation du travail social entre les années 1960 et le milieu des années 1980, les « professions canoniques » (De Ridder, 1999) entrent dans une sorte d’ « euphorie techniciste ». Les travailleurs sociaux s’éloignent alors d’une posture militante que dorénavant la majorité d’entre eux rejettent et affirment leur « professionnalité » : celle de la maîtrise d’une relation individuelle avec les usagers. En revendiquant le « secret professionnel » si cher aux « assistantes sociales », les travailleurs sociaux veulent que la relation avec les usagers soit bien spécifiée comme un acte professionnel particulier (Dubet, 2002, p. 239-240). En effet, les travailleurs sociaux se sentent comptables d’un double projet d’intégration (processus de construction du lien social) et d’émancipation (processus de construction du libre arbitre) individuelle et collective.

5Or, la sortie de la société industrielle coïncide avec le développement d’un deuxième modèle (De Ridder, 1997) qui n’est plus lié à une « logique de qualification » (identité collective), mais relié à une « logique de compétence » (individualisation, atomisation). Le travail social devient ainsi un espace polymorphe hiérarchisé où au centre on trouve des « métiers classiques » occupés par des diplômés reconnus depuis plusieurs années agissant dans des secteurs traditionnels (aide sociale, handicap, protection de l'enfance, traitement de la délinquance…) et à la périphérie (aide à domicile, médiation urbaine, sans-abrisme, insertion, développement social local, accompagnement des immigrés, personnes âgées, etc.) des « métiers émergents » en forte expansion, occupés par une myriade de professionnels sociaux bénéficiant le plus souvent de faibles niveaux d’études. Bien entendu, le modèle de la compétence n’a pas complètement remplacé le modèle de la qualification. On constate que malgré des évolutions quelquefois importantes dans les secteurs de l’inadaptation, du handicap, de la protection de l’enfance et de l’action sociale de polyvalence de secteur notamment, le modèle de la qualification reste prépondérant. Par ailleurs, des travailleurs sociaux canoniques en arrivent même à assurer des fonctions de coordination dans les « nouveaux métiers » de l’intervention sociale (chefs de projet de contrats de ville, responsables d’entreprises d’insertion, coordonnateurs de politiques municipales culturelles ou sociales…). Pour autant, le modèle de qualification n’est plus hégémonique. Dans les quartiers populaires en particulier, à la culture conflictuelle du travail social des années 1970 se substitue l’utilitarisme « optimiste » de la politique de la ville (Estèbe, 1998). En effet, au travail social classique et conflictualiste, des élus locaux préfèrent employer des intervenants sociaux ayant une culture professionnelle incertaine comme les chefs de projet ou des statuts précaires comme les médiateurs (Ben Mrad, 2004) souvent des jeunes d’origine populaire, chargés de réguler les conflits et de limiter les violences (Boucher, 2022a).

6Le travail social comme profession unifiée est donc concurrencé par des métiers aux contours incertains. Pour les pouvoirs publics - l’État et les collectivités territoriales -, il s’agit maintenant de satisfaire à une multitude de besoins et demandes non plus nécessairement rattachés à des métiers du social déjà connus et d’apporter des réponses rapides à la précarité, à l’exclusion et à la violence de proximité. À mesure qu’il faut gérer une « société d’exclusion » (Touraine, 1991) et de « ségrégation » (Lapeyronnie, 2008), à côté des métiers canoniques et de nouveaux cadres comme les responsables de projets de développement urbain, de nombreux petits métiers de l’intervention sociale bassement qualifiés, peu reconnus et mal rémunérés apparaissent donc dans les domaines de l’aide à domicile, de la médiation-sécurité et de l’insertion. Jean-Noël Chopart (2000) parle d’une « hiérarchisation » de l’intervention sociale. Ces nouveaux emplois sont recrutés selon deux critères principaux : une logique de recrutement sociologiquement ciblée à travers des critères générationnels, ethniques ou de territoire (Boucher et Belqasmi, 2011) ; une logique de spécialisation sectorielle et technique.

Une déferlante d’activation gestionnaire

7Dans ce contexte d’éclatement du champ social, les travailleurs et intervenants sociaux contemporains sont aussi fortement impactés par les contraintes du « management » et des « impératifs gestionnaires » ainsi que par le processus d’ « activation ». Comme le note un collectif de chercheurs dirigé par Marie-Christine Bureau et Ivan Sainsaulieu (2012) à propos des reconfigurations de l’État social, le champ social se confronte aux logiques dictées par le New Public Management (NPM). Ces chercheurs soulignent que le NPM est un concept né dans les années 1970 qui minimise toute différence de nature entre la gestion publique et la gestion privée dans les conventions d’objectifs, les démarches qualité, les procédures d’évaluation interne et externe. Ainsi, l’usage d’indicateurs et de normes gestionnaires tendent progressivement à s’imposer dans le domaine de l’intervention sociale et médico-sociale, sous l’impulsion d’agences publiques autonomes, créées pour mener à bien les objectifs de performance de l’action publique. Du côté des professionnels sociaux, ce processus donnant une toute puissance aux critères quantitatifs au détriment des dimensions qualitatives génère des réactions d’hostilité et va même être présenté comme le cheval de Troie d’un mouvement idéologique plus massif appelé « chalandisation » par Michel Chauvière (2010). Pour ce dernier, cette dynamique comprendrait deux composantes : « l’hypergestion » dans les structures sociales et médico-sociales ainsi que l’intériorisation par les cadres de ce champ d’un « langage gestionnaire, concurrentiel et financier ». En effet, selon Michel Chauvière, les professionnels sociaux sont aussi appelés à s’adapter « aux nouvelles politiques sociales qui entendent restructurer le champ social à partir d’exigences de rentabilité immédiate, de culte des résultats quantifiables et d’évaluation à court terme, c’est-à-dire la “culture du chiffreˮ. » Reprenant à son compte les critiques de la « chalandisation du social », Robert Castel (2012, p. 141-142) indique que « ces impératifs sont la mise en œuvre dans le domaine social de cet esprit gestionnaire qui est devenu la formule générale de management des entreprises et des administrations dans une perspective néo-libérale ». Ainsi, l’utilisation des concepts du NPM par les dirigeants et entrepreneurs du social renseigne sur les transformations d’un secteur enjoint de faire sienne une « culture qualité » normalisée dans des chartes, des protocoles, des labels, des manuels et des logiciels. Or, ces normes gestionnaires finissent par se substituer aux principes qui donnaient sens aux professions du social. Mes dernières enquêtes avec les travailleurs sociaux montrent qu’ils s’opposent alors à une vision du monde qu’ils associent à une « société de surveillance et de défiance » néo-libérale mobilisant des « systèmes numériques » dont ils seraient les agents ainsi que les cibles. Face à cette approche sociétale productrice de logiques de réification et de déshumanisation (Honneth, 2007) justifiées au nom d’impératifs de rationalisation et de « modernisation digitale », ils plébiscitent une autre vision des rapports sociaux plus humaniste qu’ils relient à une « société d’interconnaissance et de confiance » dont ils souhaitent, en tant que professionnels de la solidarité, être les acteurs à part entière. Ainsi, s’ils ne refusent pas d’entrer dans la « société de communication », conséquence de la révolution numérique, ils résistent néanmoins à participer à une « société digitale » (Cohen, 2022) pouvant conduire vers une forme de « totalitarisme algorithmique » si celle-ci est uniquement tournée vers le contrôle et l’autocontrôle déguisé en évaluation. En effet, Alain Touraine souligne que dans la « société de création » qui vient « dont l’activité centrale est la reconnaissance par les êtres humains de leur capacité de réflexion et de recherche de la plus grande conscience de soi » (Touraine, 2022, p. 43), dans l’espace du travail, « surtout, il faut renforcer l’autogestion professionnelle et inversement réduire l’importance des opérations de contrôle administratif et politique » (Ibid., p. 66).

8Mais au-delà du processus de « rationalisation gestionnaire », les travailleurs sociaux et intervenants sociaux doivent également s’inclure dans des politiques et dispositifs « d’activation ». En effet, selon Robert Castel (2013, p. 6-8), à partir des années 1990, nous assistons à la décomposition de la conception « classique » de la solidarité caractérisée par une « incitation à la responsabilisation des individus qui sont la cible des politiques publiques. (…) À la place de la prééminence d’une solidarité collective qui fait de la protection sociale un édifice de droits, s’impose une exigence de responsabilisation personnelle qui reporte sur l’individu une part croissante de la charge de se tirer d’affaire. » D’après Robert Castel (2013, p. 8), nous assistons donc à la production d’un « paradigme d’activation des politiques sociales » inspiré du workfare (une forme d’incitation/obligation pour les pauvres de travailler) : « On peut appeler paradigme de l’activation ce nouveau modèle qui reconfigure le champ de la protection sociale. C’est en fait à une constellation de termes que l’on renvoie ainsi car on peut aussi parler d’une exigence de responsabilisation, de mobilisation, d’investissement personnel, d’individualisation, de subjectivation, de contractualisation, de logique de projet, de contrepartie, etc. Mais il s’agit chaque fois d’impliquer l’individu et faire qu’il s’implique lui-même afin de collaborer à ce que l’on fait pour lui, de telle sorte que sa propre responsabilité soit toujours engagée, y compris dans ses échecs. Il n’y a plus un devoir général assumé par la puissance publique d’assurer la protection, mais plutôt une interpellation adressée à tous ceux qui sont susceptibles de se trouver en rupture ou en déficit de solidarité : d’abord, qu’ils se mobilisent. Les politiques sociales deviennent ainsi des politiques de l’individu en un double sens : c’est sur les individus que sont ciblées les interventions publiques, et ce sont les individus qui doivent s’activer pour s’en sortir. »

  • 7 S’inscrivant dans une perspective d’« entreprenariat social », les Contrats à Impact Social (CIS), (...)

9Dans le champ social, cette dynamique d’activation a donc de fortes conséquences sur le travail social par ailleurs directement impacté par l’effritement des « protections sociales organiques ». Dans son ouvrage sur la montée des incertitudes, Robert Castel (2009) montre, en effet, qu’à un mode de développement de l’État social correspond un mode de développement du travail social. Ainsi, de la période de l’après-guerre jusqu’au milieu des années 1970, le travail social aurait fonctionné comme un « auxiliaire d’intégration » de l’État social. Mais au sein de la globalisation économique libérale, la dynamique « travail social/État social » ne fonctionne plus. Désormais, les difficultés que connaît le travail social seraient alors avant tout liées à la remise en cause de l’État social solidariste. En passant d’un État social solidariste à un État social actif, l’accompagnement social, désormais, ne doit plus coûter financièrement aux pouvoirs publics mais doit également produire de recettes7. Pour Robert Castel (2013, p. 5), « le revenu de solidarité active (RSA) exemplifie le glissement qui s’opère (…), d’une conception de la solidarité conçue comme une construction collective inconditionnellement garantie par l’État sous forme de droits, à une interprétation contractuelle de la solidarité par laquelle les individus sont mobilisés selon une logique de la contrepartie afin de mériter les ressources dont ils peuvent être les bénéficiaires. »

  • 8 Au sein de l’espace réflexif et d’action du travail social, dans le sillage du concept d’« intégrat (...)

10Dans cette perspective, l’appropriation actuelle de la notion d’« empowerment » (pouvoir d’agir) par une partie de plus en plus grande des acteurs du champ social peut aussi être interprétée comme un renouvellement des formes du contrôle social8 en ce sens que « les pratiques dites d’empowerment se détachent progressivement d’une perspective de transformation sociale » (Bacqué et Biewener, 2013, p. 22) initialement plébiscitée par les promoteurs de ce concept (Alinsky, 2012) pour les inclure dans des logiques d’activation. Dans leur ouvrage sur l’empowerment, Marie-Hélène Bacqué et Carole Biewener soulignent, en effet, que la majorité des approches actuelles de l’empowerment par les acteurs du travail social ne retient que la dimension individuelle, voire thérapeutique de cette notion. Dans le champ social, le succès du « pouvoir d’agir » s’accompagne donc de sa réduction au profit d’une approche personnalisante ne prenant pas ou peu en compte les dynamiques collectives et politiques de ce concept. Le rapport du conseiller d’État Denis Piveteau (2022) chargé par le gouvernement de Jean Castex sous la présidence d’Emmanuel Macron, de définir de nouvelles perspectives pour le travail social affirme ainsi qu’au sein d’une société dite « inclusive », la valorisation, voire le « réenchantement » des métiers de l’accompagnement social et du travail social doit passer par la prise de conscience des travailleurs sociaux eux-mêmes qu’ils sont désormais tenus d’agir pour la « participation active des personnes » accompagnées. Dans cette perspective, les travailleurs sociaux doivent réaliser qu’ils sont désormais des promoteurs du « pouvoir d’agir », de l’ « autodétermination » et de la « transformation inclusive » des personnes en situation de handicap et de vulnérabilité ne devant plus être considérées « par défaut » mais reconnues comme des « experts d’usage » de leurs propres handicaps et difficultés. Cela signifie que les travailleurs sociaux, à travers la mise en œuvre d’approches dites de « management participatif » accompagnent des « experts d’usage » détenteurs de « savoirs expérientiels ». Dès lors, « pour être reconnus dans leur capacité à soutenir, par leur propre pouvoir d’agir, “l’autodéterminationˮ des personnes accompagnées, les professionnels doivent être eux-mêmes soutenus dans leurs compétences. Ce que l’on appelle parfois les “habiletésˮ. » (Piveteau, 2022, p. 34). Au bout du compte, les utilisations professionnelles de la démarche d’empowerment s’incluent alors parfaitement dans les approches néo-libérales de responsabilisation des acteurs.

Les mutations de la (dé)formation en travail social 

  • 9 Les Instituts Universitaires Technologiques « carrières sociales » préparent également des diplômes (...)
  • 10 La loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales inscrit la formation d (...)
  • 11 C’est Bernard Lory qui a été le Directeur général de la population et de l’action sociale de 1960 à (...)
  • 12 L’article 1er de l’arrêté du 22 août 1986 portant création d'instituts régionaux du travail social (...)

11Dans l’espace de l’intervention sociale, bien que le monde de la formation en travail social représente un champ à part entière, celui-ci vit également, à l’instar des travailleurs et intervenants sociaux, un déferlement gestionnaire et concurrentiel. En effet, depuis la sortie de la période de professionnalisation du travail social, les acteurs de la formation n’ont cessé de devoir s’adapter aux transformations de l’État social et de s’inscrire dans le monde du marché. En fait, la période de professionnalisation a correspondu au développement de l’espace de la formation en travail social au sein duquel il s’agit de qualifier des professionnels sociaux devant agir dans les grands champs de l’assistance, de l’éducation spécialisée et dans une moindre mesure dans celui de l’animation sociale9. On assiste alors à la multiplication des diplômes du travail majoritairement préparés dans des écoles et instituts du travail social10. Ainsi, dès le début des années 1970, l’État impulse la création des Instituts Régionaux de Formation en Travail Social (IRFTS). Pendant ces années, l’État favorise la politique du « travail social global11 » et tente même d’unifier la culture commune des travailleurs sociaux avec notamment comme instrument d’action la création des IRFTS. L’épopée des IRFTS au milieu des années 1970 puis des Instituts Régionaux du Travail Social (IRTS) à partir de l’arrêté d’août 198612 (Chauvière et Gaillard, 2020) est alors directement associée à la volonté de construire une culture professionnelle, une éthique et une déontologie transversale à l’ensemble des travailleurs sociaux qualifiés (Boucher, 2012). Néanmoins, depuis les années 1970, on peut seulement citer deux tentatives notables de nature politique (mais éphémères) de clarification de la feuille de route de l’action sociale : d’une part, la politique d’action sociale globale impulsée par René Lenoir (secrétaire d’État à l’action sociale sous la présidence de Valéry Giscard d’Estaing) lui-même inspiré par Bernard Lory et d’autre part, les circulaires de Nicole Questiaux (ministre en charge de l’Action sociale sous le premier septennat de François Mitterrand). Cependant, dès 1982, l’entrée dans la rigueur d’un point de vue socio-économique va rapidement stopper ce processus d’éclaircissement (Questiaux, 2005). Pour autant, les diplômes d’État et certificats préparés dans les EFTS restent majoritairement placés sous la responsabilité de l’Éducation nationale, des ministères en charge des Affaires sociales et/ou de la Jeunesse et des sports et sont classés par niveaux de qualification (infra et post-bac).

  • 13 [https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2020-08/er953.pdf].

12Actuellement, il existe une multiplicité de diplômes et certificats participant à la qualification des travailleurs sociaux. On peut notamment citer les diplômes infra-bac tels que celui d’accompagnant éducatif et social, de moniteur-éducateur, de technicien de l’intervention sociale et familiale ainsi que les diplômes supérieurs au bac comme celui d’éducateur technique spécialisé, d’éducateur de jeunes enfants, d’éducateur spécialisé, d’assistant de service social, de conseiller en économie sociale familiale, de médiateur familial mais aussi les diplômes de management et d’ingénierie tels que le Certificat d’aptitude aux fonctions d’encadrement et de responsable d’unité d’intervention sociale, le Certificat d’aptitude aux fonctions de directeur d’établissement ou de service d’intervention sociale ou le Diplôme d’ingénierie sociale. Une enquête de la Direction de la recherche, des études et de l’évaluation statistique (DRESS) datant de 201413 réalisée auprès des centres de formation indique que 62 000 étudiants étaient inscrits dans une formation préparant aux diplômes du travail social en France. Parmi ces étudiants, 32 000 sont inscrits en première année. Un quart des nouveaux étudiants de première année se destinent au métier d’aide médico-psychologique, 14 % à celui d’éducateur spécialisé et 13 % à celui d’auxiliaire de vie sociale. Plus de huit étudiants sur dix sont des femmes. Plus de 6 ans après, une enquête complémentaire de la DRESS indique qu’en 2020, le nombre des étudiants inscrits dans une formation sociale est en baisse (56 500 élèves et étudiants, dont 84 % de femmes, étaient inscrits dans l’une des 1 094 formations aux professions sociales en France : parmi ces élèves, 13 200 sont en formation d’éducateur spécialisé, 10 200 en formation d’accompagnant éducatif et social et 7 300 en formation d’assistant de service social). En fait, l’effectif total d’inscrits dans une formation sociale baisse continûment depuis le début des années 2010, de -17 % entre 2010 et 2020, et de - 4 % entre 2019 et 2020. Néanmoins, au regard des nouvelles règles de certification des diplômes du travail social toujours majoritairement confiés aux centres de formation, le nombre de diplômés augmente grâce à une forte hausse du taux de réussite (ce taux s’élève à 96 % en 2020 soit 10 points de plus qu’en 2019).

13Cependant, pour assurer toutes ces formations, les EFTS sont aujourd’hui mal reconnus, maltraités, insécurisés et conduits à se conformer aux logiques évaluatives des contrôles qualité plébiscitées par le New Public Management. Ainsi, les EFTS se confrontent à un processus d’injonction paradoxale : d’un côté, ils s’inscrivent dans un « processus de régionalisation » qui les soumet au pouvoir politique régional et de l’autre, ils vivent un « processus d’universitarisation » qui les obligent, notamment, dans le cadre de conventions avec des universités ou établissements équivalents (Décret n° 2018-733 du 22 août 2018 relatif aux formations et diplômes du travail social et Arrêté du 22 août 2018 relatif au socle commun de compétences et de connaissances des formations du travail social de niveau II), à faire valider les parcours de formation supérieure de leurs étudiants au sein de commissions pédagogiques présidées par des universitaires.

14La régionalisation des formations en travail social survenue en 2004 (jusqu’à cette date, c’est l’État, à partir des Directions régionales de l’action sociale (DRASS), qui soutient et contrôle les EFTS selon des critères décidés au niveau national), enjoint les EFTS à répondre aux objectifs politiques, voire clientélistes et économiques des exécutifs régionaux en charge du financement des formations professionnelles. Même si la loi prévoit que les Conseils Régionaux financent les formations qualifiantes en travail social de niveau 6 (gradées Licence depuis 2021), c’est-à-dire cinq formations (éducateur technique spécialisé, éducateur de jeunes enfants, assistant de service social, conseiller d’économie sociale et familiale, éducateur spécialisé) ceux-ci décident, en fonction des besoins des employeurs repérés sur leur territoire (schéma régional des formations sanitaires et sociales) et de leurs objectifs politiques du nombre de places d’étudiants en travail social qu’ils payent en octroyant des subventions aux EFTS dans le cadre de conventions pluriannuelles, parfois annuelles. De plus, bien que la répartition des moyens aux différents EFTS présents sur un territoire régional s’établit théoriquement par rapport aux besoins renseignés, dans la réalité, celle-ci se déroule également en fonction des relations politiques établies ou non entre les dirigeants des différents EFTS et les Conseils Régionaux. Dès lors, cette relation asymétrique amène des Conseils Régionaux à considérer les EFTS comme des « prestataires de service », voire même des « affidés » de leur politique de formation plutôt que comme des partenaires associatifs bénéficiant d’une délégation de service public pour qualifier des travailleurs sociaux diplômés d’État susceptibles d’intervenir sur l’ensemble du territoire national. Les EFTS qui acceptent une proximité, voire une collusion politique peuvent donc espérer être récompensés tandis que ceux qui, au nom du respect de leur projet associatif notamment, refusent de jouer le jeu prennent alors le risque d’être sanctionnés financièrement et politiquement s’ils font le choix de privilégier leur « éthique de conviction » plutôt que leur « éthique de responsabilité » (Weber, 1963) à se conformer aux rapports de soumission dans lesquels la réglementation politico-administrative de la formation en travail social les plonge. D’une certaine façon, les Conseils Régionaux ont le droit de vie et de mort sur les EFTS. Par ailleurs, la formation en travail social ne concernant évidemment pas uniquement cinq diplômes gradés Licence, cela signifie que sans obligation de financement prévu par l’État pour les autres diplômes et certificats d’intervention, d’ingénierie et de management, les EFTS se trouvent dans l’obligation d’entrer en concurrence entre eux ainsi qu’avec d’autres acteurs économiques sur le marché de la formation pour le meilleur et pour le pire. En effet, si cette situation d’insécurité économique structurelle responsabilise les EFTS, les obligeant sans cesse à répondre aux injonctions législatives et réglementaires des labels qualité, à innover, trouver de nouveaux marchés et à construire des consortiums d’opportunité, elle entraîne aussi la recherche permanente de la rationalisation des coûts et l’activation des salariés, en particulier les formateurs, devant eux-mêmes s’adapter aux lois du marché et privilégier les logiques économiques plutôt que pédagogiques et déontologiques attachées aux professions et métiers historiques du travail social. Au-delà des dimensions gestionnaires, cette insécurité et activation du champ de la formation en travail social génère également une certaine docilité, voire une domestication de bon nombre de ses agents touchés par une forte « violence symbolique » telle que définie par Pierre Bourdieu selon lequel « la violence symbolique est un rapport de pouvoir et de force inégalitaire, pas directement visible, intériorisé et générateur de souffrance. » (Bourdieu et Wacquant, 1992, p. 116-149). En fait, ces agents sont tellement « dominés » (la domination peut être entendue comme un exercice d’autorité, de pouvoir ou d’emprise physique et/ou psychologique d’un individu ou d’un groupe sur un autre individu ou groupe, que cet exercice soit conscientisé ou non) qu’ils intériorisent les catégories du dominant. En effet, des opérateurs de la formation en travail social, notamment dans le champ de la formation des cadres, ne font pas preuve de réflexivité ni de conflictualité, autrement dit, ne développent plus de discours critiques vis-à-vis des logiques d’activation et de responsabilisation proposées par le NPM et déjà mobilisés et routinisés par beaucoup de « managers du social », voire en épousent les arguments et utilisent son vocabulaire (empowerment, reporting...) sans l’interroger d’un point de vue politique, éthique et déontologique (Coutrot et Perez, 2022), ce qui a des conséquences sur les capacités critiques des nouveaux diplômés du travail social.

15L’universitarisation des formations sociales supérieures, institutionnalisée dans le cadre de la réingénierie des diplômes du travail social gradés Licence enclenchée suite au Plan d’action en faveur du travail social et du développement social (2015) met aussi en perspective le processus d’aliénation dans lequel les EFTS sont engagés dans le sens où ceux-ci sont privés de réelles capacités d’autonomie et d’action vis-à-vis des universités. En effet, alors que la loi oblige les EFTS à établir des conventions cadres et pédagogiques avec les universités mais également à mettre en œuvre des programmes d’« initiation à la recherche » pour pouvoir continuer à préparer les diplômes d’État en travail social concernés par la réingénierie des diplômes de niveau 6, rien n’a été prévu dans la loi pour permettre aux EFTS d’établir un réel rapport d’égalité et de respect réciproque avec les universités. Autrement dit, alors que la reconnaissance des universités repose sur le fait qu’elles représentent un lieu consacré de productions et de valorisation de connaissances scientifiques grâce aux travaux de ses enseignants chercheurs statutaires qui s’appuient sur leurs propres recherches pour dispenser leurs enseignements, les EFTS ne disposent quant à eux d’aucun moyens institutionnalisés et fléchés, ni d’ailleurs d’obligations pour produire des connaissances sur lesquelles pourraient s’appuyer leurs formateurs pour assurer leurs enseignements. En effet, nous avons vu que les Conseils Régionaux ne sont contraints de financer qu’une petite partie des formations sociales et que par ailleurs, rien ne les oblige à soutenir les frais d’investissement des EFTS pas plus que des actions de recherche. Les EFTS se trouvent donc devant un paradoxe et une impasse : la réingénierie des diplômes sociaux gradés Licence reconnaît l’importance de la recherche et de son initiation dans les parcours de formation mais pour autant, celle-ci n’est pas reliée à l’élaboration d’un nouveau profil de formateur-chercheur dans le travail social incluant l’obtention d’une qualification en matière de recherche, ni à l’obligation des pouvoirs publics de financer un volet recherche et production de savoirs au sein des EFTS. Par conséquent, dans ce contexte, le processus d’universitarisation des formations sociales conduit non pas à renforcer des liens de coopération équitables et de production de connaissances collaboratives mais à imposer une sorte de « partenariat concurrentiel ». Ainsi, des EFTS contraints de signer des conventions partenariales avec les universités se méfient d’une « concurrence déloyale » qui pourrait naître de ces « mariages forcés » d’autant que depuis 2021, la réforme des Diplômes universitaires technologiques (DUT) propose un Bachelor universitaire de technologie (BUT) gradé Licence, notamment en « carrière sociale ». En effet, l’appareil de formation de la branche du travail social par lequel, théoriquement, se construit et se transmet une culture professionnelle, ses modes d’action et ses valeurs est en proie au marché de la concurrence puisque outre la multiplication de centres de formation privés et publics proposant des qualifications infra-bac du champ social et médico-social, des universités confrontées à l’enseignement de masse et à des logiques économiques cherchent des débouchés pour leurs étudiants ou des marchés à conquérir. Dans cette perspective, l’intervention sociale est donc devenue un cœur de cible privilégié pour de nombreuses facultés qui proposent des diplômes universitaires ou même des licences professionnelles et des Bachelors directement liés au secteur social. La diversification et la multiplication des lieux de formation concourent in fine à l’éclatement du travail social en tant que champ professionnel ordonné d’un point de vue pédagogique et déontologique. Par conséquent, si des universités et des EFTS entretiennent de bonnes relations de coopération, voire co-construisent des enseignements, des recherches et des diplômes communs, ce n’est donc pas grâce au cadre juridique et institutionnel mais parce que les gouvernances politiques et institutionnelles des établissements partenaires mais aussi les enseignants chercheurs délégués par leur présidence souhaitent favoriser un partenariat équitable et respectueux des spécificités de chacun. Néanmoins, ces types de partenariats collaboratifs restent fragiles car ils peuvent être vite remis en question par un changement de stratégie politico-institutionnelle ou même par la nomination de nouveaux acteurs universitaires ayant une autre vision du partenariat, moins coopérative et respectueuse des particularités du champ de la formation en travail social, pouvant même conduire à l’imposition d’un rapport de sujétion et d’infantilisation, voire d’humiliation.

16À l’inverse, les partenariats entre EFTS et universités peuvent également être affaiblis, voire remis en cause par des stratégies de formateurs en travail social qui résistent au processus d’universitarisation des formations sociales. S’arcboutant sur une « logique métier » (éducateur spécialisé, assistant de service social, éducateur de jeunes enfants…), s’estimant être les seuls experts légitimes des certifications et blocs de compétences des diplômes d’État du travail social dont ils considèrent être les « gardiens du temple », ils ressentent les coopérations avec les enseignants-chercheurs universitaires comme une « blessure narcissique ». En effet, contrairement à ces derniers, les formateurs en travail social ne disposent ni de statut (jusqu’à présent), ni de missions et profils clairement établis (certains possèdent une expérience plus ou moins longue dans le travail social mais n’ont pas de formation universitaire et/ou pédagogique importante tandis que d’autres bénéficient d’une formation universitaire mais n’ont pas d’expériences significatives dans le champ social), ni d’obligations en matière de production de savoirs et connaissances. Ils ont alors une identité professionnelle floue pouvant amener plusieurs réactions qui peuvent aller du déni des transformations pédagogiques et académiques en cours dans les formations supérieures en travail social, à des tentatives de contournements ou d’instrumentalisations des obligations partenariales avec les universités jusqu’à des réactions d’hostilités, voire d’attaques ad hominen à l’encontre d’enseignants-chercheurs, surtout lorsque ceux-ci sont spécialistes du travail social, alors perçus comme des adversaires et concurrents méprisants et humiliants au regard de leur fonction et reconnaissance universitaires. Ces « formateurs-résistants » rechignent également à interagir avec des enseignants-chercheurs parce qu’ils redoutent que ces derniers, en tant que « chasseurs de mythes » (Élias, 1991, p. 21), révèlent que les écoles en travail social n’ont souvent plus la capacité, ni la volonté de former des travailleurs sociaux critiques et réflexifs.

  • 14 Par lettre de mission du ministre des Solidarités et de la Santé en date du 7 janvier 2022, le Haut (...)

17Face aux logiques concurrentielles et d’aliénation auxquelles se confrontent les EFTS, le « Livre vert » du travail social, récemment rédigé par le Haut Conseil du Travail social (HCTS) à la demande du ministre de la Santé14, n’est d’aucun secours, bien au contraire. En effet, ce rapport constitue un véritable vadémécum du travail social définissant les mots, concepts, processus et cadres idéologiques attendus de la part des « dirigeants du social » incluant les pouvoirs publics vis-à-vis des travailleurs sociaux et « entrepreneurs sociaux » du futur (« aller vers », « participation des personnes directement concernées », « pratiques réflexives », « pouvoir d’agir », « référent de parcours », « blocs de compétences capitalisables », etc…). À partir d’un positionnement propre, celui de l’ « idéologie de la performance », à propos de la qualification des travailleurs sociaux, à aucun moment le Livre vert ne remet en question la logique de marchandisation et la dynamique concurrentielle à marche forcée dans laquelle les centres de formation sont entrés depuis la régionalisation des formations en travail social. Faisant le constat que « la part du cursus du diplômant financé par subvention des conseils régionaux pour la formation initiale est passée de 90 % à 60 % en moyenne des budgets des EFTS, 40 % étant dépendants des financements de la formation tout au long de la vie, et pour l’essentiel dépendant d’appels d’offre » (p. 73), ce rapport se borne à souligner que les établissements de formation ont dû développer une réelle dextérité pour diversifier les sources de financement et entrer dans les fourches caudines des appels d’offre, des labels et certifications qualité, des logiques d’évaluation quantitative…

  • 15 Selon Gérard Malglaive (1994), l'alternance intégrative est « un processus d'équilibration des comp (...)

18Par ailleurs, plébiscitant, à juste titre, un rapprochement entre les écoles en travail social et les universités, le Livre vert ne dit cependant rien des relations asymétriques structurelles entre ces deux mondes au risque de renforcer la dynamique de sujétion, voire de disparition des premières au profit des secondes. En effet, alors que le rapport stipule explicitement la nécessité pour les centres de formation en travail social, historiquement liés à la pédagogie de l’alternance intégrative15, « de construire des collaborations avec l’université, utiles aussi bien à la qualité de la formation des travailleurs sociaux qu’à la prise en compte des réalités professionnelles » (p. 65) supposant aussi de développer les passerelles entre parcours de formations sociales et universitaires, aucune proposition de revalorisation, ni de feuille de route à destination des EFTS devant leur permettre de construire de réelles coopérations équilibrées avec les universités n’est proposée. Au contraire, à partir d’un focus international soulignant que la France est le seul pays ayant maintenu un modèle de formation en travail social dans des centres de formation professionnelle très majoritairement structurés en dehors de l’environnement universitaire, le Livre vert affirme qu’il faut « achever l’application du système LMD par la mise en place du D, condition essentielle pour que les liens entre formation et recherche puissent être mieux reconnus » (p. 65) mais sans stipuler l’indispensable intégration des écoles dans la constitution et l’animation d’une discipline académique (et non pas scientifique) spécifique au travail social.

La construction d’un « espace académique interventionnel »

  • 16 L’Association nationale des communautés éducatives (ANCE) a adopté, dans le cadre de ses journées d (...)

19Dans l’objectif de favoriser l’existence d’un travail social émancipateur, les transformations de l’intervention sociale et de la formation des travailleurs sociaux en prise avec les logiques gestionnaires et concurrentielles ainsi qu’avec les idéologies responsabilisatrices et d’activation renouvelant les formes du contrôle social (de plus en plus « digitales ») m’incite alors à proposer la construction et l’institutionnalisation d’un espace académique spécifique au travail social. En effet, dans la perspective de garantir aux travailleurs sociaux, formateurs, enseignants-chercheurs ainsi qu’aux personnes accompagnées par les professionnels sociaux, l’existence d’une dynamique de formation et de recherche réflexive et conflictualiste, il m’apparaît nécessaire de construire cet espace pour, d’une part, permettre la qualification de travailleurs sociaux bénéficiant d’armes intellectuelles pour penser par eux-mêmes l’ambivalence et les spécificités du travail social et d’autre part, grâce à une reconnaissance académique, universitaire et statutaire suffisante, affirmer une autonomie professionnelle s’appuyant sur des références déontologiques16 productrices d’une identité collective en capacité de faire face aux logiques (financières, gestionnaires, politiciennes, clientélistes et sécuritaires…) impactant le sens même du travail social. Dans la pratique, cet espace académique propre au travail social nécessite dès lors de dépasser les logiques concurrentielles en œuvre ou en devenir entre les mondes des EFTS et des universités. Il s’agit, en effet, de construire un espace académique interventionnel dans les champs social et universitaire, c’est-à-dire un espace d’inter-reconnaissance composé de chercheurs, d’enseignants-chercheurs et de formateurs, voire de « formateurs-chercheurs » issus des écoles en travail social et des universités mais aussi, dans certaines situations, des acteurs professionnels, tous reconnus par leurs pairs pour leurs capacités à produire des connaissances en mobilisant des techniques de « recherche interventionnelle » pour penser et agir le champ social.

Recherches interventionnelles ?

Il existe plusieurs types de méthodes interventionnelles ou participatives. L’une des plus emblématiques est associée aux travaux de recherche-action (PAR : Participative Action Research) qui se réfèrent à une démarche popularisée par Kurt Lewin (1948) dès la fin des années 1940. Dans ce cas, l’objectif est de transformer la réalité sociale à partir d’idées et d’orientations obtenues au travers d’une démarche collaborative impliquant chercheurs, praticiens, salariés, usagers des services, etc. Comme le note Michel Wieviorka (2008, p. 105-106), « le chercheur, ici, intervient à des fins de changement, il entend en même temps produire un savoir et contribuer à transformer la situation et les relations entre acteurs. Sa recherche est effectuée dans des situations réelles, au sein d’un groupe concret, dans une entreprise par exemple, avec l’idée que la recherche et l’action, la production de connaissances et le changement concret relèvent d’une seule et même activité pratique ». La caractéristique de la recherche-action est donc l’aspiration au changement. Elle suppose la volonté tant des parties prenantes que des chercheurs que la recherche serve la transformation des pratiques. Mais les méthodes participatives peuvent également être mobilisées sans que les participants n’envisagent d’emblée une utilité pratique. Ainsi, la « sociologie de l’action » et la méthode de l’ « intervention sociologique » développées par Alain Touraine entre les années 1960 et 1980, considèrent que la recherche élève la capacité de réflexion et de là celle de l’action des acteurs, sans que la relation du chercheur et des acteurs ait à déboucher sur des changements immédiats, ou directs, dans l’action. Cette sociologie, en effet, a « le double souci de coproduire des connaissances avec les acteurs, et de le faire en les tirant en quelque sorte vers le haut, dans le sens d’un maximum d’action possible » (Wieviorka, 2020, p. 273).

Dans un autre registre, certaines méthodes de recherche participative envisagent la recherche comme un moyen de surmonter les structures du pouvoir des groupes « marginalisés », « minorisés », « fragilisés » ou « subalternes ». Il s’agit de mobiliser des individus ou des groupes qui, du fait de leur situation de « dominés », ont des difficultés à faire valoir leurs visions. La recherche participative « communautaire » (Community-Based Participatory Research (CBR ou CBPR)) a ainsi pour particularité de chercher à construire des connaissances dans un processus de compréhension mutuelle et d’empowerment (pouvoir d’agir) des personnes directement concernées. La recherche participative et transformatrice n’est donc pas un ensemble statique et unifié. Plus qu’un type de recherche spécifique, il s’agit d’un spectre pluriel de méthodes qui s’appuient à des degrés divers sur des principes de participation, d’ouverture, de communication et d’appropriation du processus de production de savoirs par les sujets étudiés et participants.

20Concrètement, cet espace vise à réunir des acteurs (chercheurs, enseignants-chercheurs, formateurs, étudiants, personnes accompagnées) promouvant l’étude rigoureuse (respect d’un cadre épistémologique, d’étapes et de méthodes de recherche reconnues) des pratiques et ambivalences de l’intervention sociale (enjeux politiques, sociaux, culturels, éthiques, déontologiques) dans un objectif d’émancipation individuelle et collective. En effet, alors qu’aujourd’hui comme hier, le travail social est en tension entre au moins deux pôles : celui de la « gestion des désordres » et celui de la « promotion de l’égalité », penser la complexité de l’intervention sociale nécessite de prendre en considération son ambivalence, c’est-à-dire une tension toujours vivante entre d’un côté, une « logique émancipatrice » qui vise à débarrasser les personnes accompagnées de tout ce qui les empêche de prendre la mesure des oppressions qu’elles subissent, de les rendre indépendantes de toutes les puissances qui prétendent les régenter pour leur bien (Galichet, 2014) et de l’autre, une « logique normative » qui produit ou reproduit des formes d’aliénation et de domination entendues comme un exercice d’autorité, de pouvoir ou d’emprise (physique et/ou psychologique) que cet exercice soit conscientisé ou non par les personnes accompagnées ainsi que par les travailleurs sociaux eux-mêmes. En effet, le travail social sert-il d’abord le maintien de la paix sociale par sa participation à la neutralisation des turbulences et « désordres des inégalités » (Boucher, 2015a) dans un monde de plus en plus inégalitaire, ou, au contraire, peut-il encore favoriser l’émancipation et l’intégration sociale, c’est-à-dire la capacité de coproduire la société dans laquelle on vit ? Pour répondre à cette question qui est au cœur de l’ambivalence du travail social, il s’agit alors de comprendre les enjeux politiques, économiques, déontologiques et éthiques du travail social.

  • 17 Dans son ouvrage Les épreuves de la vie (2021), Pierre Rosanvallon affirme que pour comprendre aujo (...)

21Ainsi, à partir de l’analyse des épreuves17 et des réactions des acteurs du champ social (travailleurs et intervenants sociaux, populations-cibles, formateurs et chercheurs), l’existence d’un espace académique interventionnel propre au travail social a pour premier objectif de comprendre ces enjeux. Alors que nous assistons à la complexification du champ social dans les pratiques d’intervention sociale (logiques hyper-gestionnaires qui impactent les modes d’intervention orientés vers l’activation des personnes accompagnées), de la formation (développement de la concurrence entre les écoles du travail social sur fond de réingénierie et d’universitarisation des diplômes) et de la recherche (débats épistémologiques, politiques et égotiques sur l’opportunité ou non de promouvoir une recherche spécifique au travail social), les acteurs de l’espace académique du travail social doivent se demander à quelles conditions, malgré des contraintes culturelles, sociales, financières mais aussi politiques, voire politiciennes, les acteurs de l’intervention sociale, de la formation et de la recherche (Boucher, 2022b) peuvent-ils participer au développement d’un travail social émancipateur ?

Les conditions d’une discipline « sciences et pratiques de l’intervention sociale »

  • 18 La spécificité de l’enseignement supérieur français est notamment liée au fait que des universités, (...)
  • 19 Les enseignants-chercheurs sont des fonctionnaires jouissant de libertés particulières. En effet, l (...)

22Dans ce cadre, la construction d’un espace académique interventionnel me semble également liée à la reconnaissance d’une discipline universitaire propre au travail social. En effet, au sein de l’organisation complexe du système de l’enseignement supérieur français18 qui est de plus en plus concerné par les logiques marchandes au-delà du secteur lucratif de la formation, le monde universitaire garde néanmoins une particularité forte. Malgré des choix politiques et économiques effectués ces dernières années amenant les universités devenues « autonomes » à privilégier une « recherche programmée » financée par des agences européennes, nationales et régionales d’abord au service des intérêts et des besoins des responsables politiques et économiques plutôt que de la production scientifique, néanmoins, les universitaires qualifiés au sein de disciplines académiques reconnues résistent bec et ongle pour conserver leur liberté de penser et de problématiser leurs sujets de recherche grâce, en particulier, à leur statut d’enseignant-chercheur reconnue par le Code de l’éducation et la Constitution19 ainsi qu’au financement de leur poste par l’État.

23Au regard cette réalité française, je considère donc que la construction d’un espace académique interventionnel spécifique au champ social et autonome vis-à-vis des logiques politiques, économiques et sécuritaires est également nécessairement lié à la constitution d’une section « CNU » (instance consultative et décisionnaire française chargée, en particulier, de la gestion de la carrière des enseignants-chercheurs) propre à l’intervention sociale donc aussi au financement de postes d’enseignants-chercheurs et/ou de « formateurs-chercheurs » par les pouvoirs publics. Cependant, la constitution d’une telle section CNU ne me paraît souhaitable et envisageable qu’à plusieurs conditions : d’une part, la reconnaissance d’une discipline académique spécifique à l’intervention sociale ne doit pas pour autant conduire à confondre le travail social avec une science. Par conséquent, en proposant d’appeler cette section CNU « sciences et pratiques de l’intervention sociale », si je souligne l’importance de mobiliser les sciences humaines et sociales, nécessairement pluridisciplinaires (sociologie, psychologie, ethnologie, droit…), pour penser les pratiques d’intervention sociale, je ne reconnais pas pour autant l’existence d’une « alter-science » spécifique au travail social comme l’ont fait les rédacteurs du Livre vert du travail social. En effet, contrairement à ce qui est proposé dans ce rapport faisant la promotion d’une hypothétique « recherche en travail social », le travail social et la recherche n’ont pas nécessairement les mêmes finalités en termes d’« utilité sociale » puisque la recherche scientifique, même lorsqu’elle est « interventionnelle », a d’abord pour vocation de produire des connaissances tandis que le travail social vise avant tout à combattre et réduire les inégalités. Dans l’espace du travail social, s’il est vrai que les recherches interventionnelles articulent une perspective scientifique et politique (développement des capacités réflexives et d’action souvent associées au « pouvoir d’agir ») pouvant effectivement favoriser la coproduction de connaissances grâce à la coopération de chercheurs, d’intervenants sociaux et de personnes directement concernées (lorsque c’est possible), ces approches ne constituent pas pour autant une spécificité du champ social permettant d’affirmer qu’il existerait une « recherche en travail social ». Comme je l’ai déjà écrit (Boucher, 2014, 2020), les approches scientifiques collaboratives à visée transformatrice, tant du côté des acteurs engagés dans un programme de recherche que du côté des systèmes, font partie intégrante de l’histoire des sciences sociales, notamment dans le cadre des enquêtes réalisées par l’École sociologique de Chicago (Chapoulie, 2001) ou plus récemment en France, par le courant actionnaliste créé par Alain Touraine (1978). De plus, alors que le Livre vert enjoint tout au long du manuscrit à transformer les pratiques du travail social en intégrant les personnes directement concernées dans les protocoles d’intervention, de formation et de recherche, il est pour le moins paradoxal que les auteurs du rapport n’aient pas jugé utile d’auditer (à l’exception de quelques personnalités trustant depuis des décennies toutes les places au sein des organismes, groupes de travail, conseils et chaires du travail social placés directement ou indirectement sous la responsabilité du ministère des Solidarités), les principaux intéressés que sont les chercheurs en sciences sociales travaillant « dans », « sur » et « pour » le travail social, dont certains agissent depuis des années dans des sociétés et associations savantes comme l’association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (ACOFIS) qui revendique, notamment, un financement de la recherche et des postes de chercheurs et formateurs-chercheurs au sein des établissements de formation en travail social pérenne et reconnu par les pouvoirs publics.

  • 20 Les diplômes d’État du travail social permettent d’ancrer la formation en travail social dans la ré (...)

24D’autre part, la constitution d’une section CNU « sciences et pratiques de l’intervention sociale » ne doit pas se réaliser au détriment des EFTS mais au profit d’un renforcement des coopérations et des relations de respect réciproque entre ces établissements et les universités. Dès lors, la construction d’un espace académique et pluridisciplinaire spécifique au travail social refusant la mise en concurrence et les rapports de sujétion entre les EFTS et les universités est d’abord conditionnée à la volonté de l’État de permettre aux EFTS d’établir des relations partenariales équitables en matière de formation et de recherche avec les universités. Cela nécessite alors que l’État, en coopération avec les EFTS, rédige une feuille de route à leur destination pour faire en sorte que ces établissements, avec le soutien financier, politique et juridique des pouvoirs publics (État et régions), puissent se donner les moyens de participer pleinement au monde de l’enseignement supérieur et de la recherche en s’inscrivant, en fonction des contextes régionaux, dans un cadre public ou associatif avec une délégation claire de service public. Sans remettre en question les diplômes d’État du travail social inscrits dans le système LMD20, cette feuille de route doit alors comporter plusieurs éléments : un renforcement de la qualification des formateurs en travail social dont une partie d’entre eux (en particulier ceux participant aux formations de niveau licence et master) doit s’inscrire dans un processus de formation doctorale en sciences humaines et sociales ; l’institutionnalisation d’un statut de « formateur-chercheur » dans les établissements de formation reconnu par l’État et les conventions collectives ; la constitution ou la consolidation d’espaces de travail collaboratifs d’un point de vue pédagogique et de recherche entre enseignants-chercheurs universitaires et formateurs des EFTS ; la légitimation des EFTS comme producteurs de savoirs scientifiques et praxéologiques grâce à l’octroi de moyens dédiés à la recherche afin que ces établissements de formation contribuent à l’amélioration de la formation des étudiants en travail social par l’apprentissage de la recherche par la recherche dans une relation partenariale et de réciprocité avec les universités. Dans cette optique, il est alors fondamental que le financement de la « mission de recherche » assumée par des enseignants et formateurs chercheurs qualifiés dans les EFTS devienne une obligation réglementaire.

Conclusion

25Construire un espace académique interventionnel dans la formation sociale et universitaire est la condition pour que des chercheurs, enseignants et formateurs-chercheurs en sciences sociales issus des mondes des écoles en travail social et/ou des universités, en coopération avec les acteurs coproducteurs du champ social (travailleurs sociaux, personnes accompagnées), contribuent à produire des connaissances sur l’intervention sociale et ses ambivalences. En effet, le champ social, notamment parce qu’il s’occupe de sujets très sensibles pour la paix sociale et la cohésion sociale comme les phénomènes liés à la pauvreté, aux discriminations, aux mobilités migratoires ou à la violence mais aussi parce qu’il peut parfois participer à asseoir les nouvelles formes de domination plébiscitées par les puissants ayant intérêt à garantir l’ordre (Boucher, 2004), doit se doter de moyens scientifiques pour produire sa propre critique objectivée sur les contradictions et paradoxes du travail social. Comme je l’ai souligné dans un ouvrage sur les enjeux scientifiques, politiques et déontologiques pour enquêter sur les déviances et la délinquance (Boucher, 2015b), les producteurs et transmetteurs de connaissances doivent être conscients, en particulier dans le champ social, que leurs travaux peuvent être utilisés pour augmenter l’autonomie des acteurs sociaux mais peuvent également être instrumentalisés pour améliorer les dynamiques de contrôle, voire de répression. Ainsi, bien qu’intégrées au champ scientifique, les sciences sociales pratiquées dans, sur et pour le travail social ont une particularité : elles doivent participer à l’amélioration des capacités de réflexion et d’action des acteurs du champ social dans une optique émancipatrice. Dans cette perspective, il faut prendre garde qu’au sein du champ social et universitaire, la construction d’un espace académique associé à une discipline « sciences et pratiques de l’intervention sociale » ne devienne pas un nouveau lieu de surveillance, de conformation disciplinaire et idéologique imposé par des « marquis du social » pétris de certitudes se comportant comme de nouveaux mandarins confondant « académie en travail social » et « académisme radical » (Lapeyronnie, 2004) réfractaire à tout débat contradictoire.

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Notes

1 Professeur des universités en sociologie à l’Université de Perpignan Via Domitia (responsable du Master « Pratiques réflexives et émancipatrices de l’intervention sociale »), Vice-président de l’Institut du Développement Social (IDS) – IRTS Normandie et président de l’Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (ACOFIS).

2 Face à des niveaux de rémunération jugés trop faibles, au processus de bureaucratisation et aux contraintes politico-institutionnelles multiples vécues par de nombreux travailleurs sociaux salariés, au-delà des assistants de service social, des travailleurs sociaux indépendants militent aujourd’hui pour la reconnaissance d’un « travail social libéral » suscitant un débat chez les travailleurs sociaux : s’agit-il d’une innovation sociale pour redonner du sens au travail social ou d’une dérive néo-libérale ? Voir [https://www.travailleurs-sociaux-libres.fr/].

3 Lancée en septembre 2018, la Stratégie nationale de prévention et de lutte contre la pauvreté qui vise à répondre aux problématiques de reproduction de la pauvreté, de précarité des jeunes, d’insertion et d’accès aux droits s’est également fixée pour objectif de revaloriser le travail social et de développer la formation continue des professionnels de l’action sociale.

4 Voir la définition internationale du travail social approuvée à Melbourne par l’assemblée générale de IASSW (Association internationale des écoles du travail social), le 17 avril 2017 - [https://www.eassw.org/global/definition-internationale-du-travail-social/]).

5 Voir le rapport du HCTS adopté, le 23 février 2017, par la commission permanente du HCTS [https://solidarites-sante.gouv.fr/ministere/acteurs/instances-rattachees/haut-conseil-du-travail-social-hcts/rapports-et-publications-du-hcts/rapports/article/definition-du-travail-social].

6 Décret n° 2017-877 du 6 mai 2017 relatif à la définition du travail social.

7 S’inscrivant dans une perspective d’« entreprenariat social », les Contrats à Impact Social (CIS), lancés en France en 2016 par le Secrétariat d’État chargé de l’Économie Sociale et Solidaire, s’adressent à des entreprises privées pour financer des expérimentations sociales (Alix et al., 2018). Dans la pratique, les CIS font intervenir des financeurs privés qui « préfinancent » des expérimentations sociales. Ensuite, les financements sont remboursés (avec intérêt) par l’État si les actions sont un succès.

8 Au sein de l’espace réflexif et d’action du travail social, dans le sillage du concept d’« intégration » (production du lien social et de la solidarité) va émerger le concept de « contrôle social » qui tout héritant de la problématique durkheimienne associée à la « contrainte sociale » (Durkheim, 2008) va la complexifier en insistant sur le contrôle des déviances mais en servant également la critique de l’hégémonie de l’appareil d’État dans les processus de régulation sociale. En effet, avec le concept de contrôle social, l’État est d’abord perçu comme un agent de la contrainte sociale plutôt que comme un acteur de la solidarité. Ainsi, le contrôle social se situe entre la « socialisation » et la « réaction sociale » à la déviance (Robert, 2000). Dans cette optique, le contrôle social définissant l’ensemble de mécanismes et processus rendant possible l’ordre social, deux postures principales s’imposent : le contrôle social prévient la déviance (socialisation) ; le contrôle social réagit et constitue la déviance (réaction sociale), autrement dit, le contrôle social surveille, vérifie, inspecte et corrige les velléités déviantes.

9 Les Instituts Universitaires Technologiques « carrières sociales » préparent également des diplômes universitaires (DUT) dans les grands domaines du champ social (option animation, éducation spécialisée et assistance sociale) mais ces diplômes peinent à être reconnus par les milieux professionnels au même titre que les diplômes d’État s’appuyant sur la « pédagogique de l’alternance intégrative » instituant une grande proximité entre les écoles de formation en travail social et les employeurs du champ social et médico-social.

10 La loi du 30 juin 1975 relative aux institutions sociales et médico-sociales inscrit la formation des travailleurs sociaux dans le champ de la formation professionnelle sans intégration à l’université, contrairement à ce qui s’est fait dans de nombreux pays.

11 C’est Bernard Lory qui a été le Directeur général de la population et de l’action sociale de 1960 à 1966 au ministère du Travail et de la Population et a présidé la Commission de l’action sociale préparatoire au VIe plan en 1969-1970 qui a développé cette formule d’« action sociale globale » : « Le maintien d’actions spécialisées doit s’accompagner d’une disparition des cloisons qui, jusqu’à présent, les isolent les unes des autres et, notamment, leur liaison doit être favorisée par une action à vocation globale et générale dont le meilleur exemple actuel est constitué par les centres sociaux » (Lory, 1975).

12 L’article 1er de l’arrêté du 22 août 1986 portant création d'instituts régionaux du travail social indique que « les instituts régionaux du travail social sont des établissements publics ou privés agréés par le ministre chargé de l'action sociale afin d'assurer des missions de formation pluri-professionnelle des travailleurs sociaux et de contribuer à la recherche et à l'animation dans les milieux professionnels de l'action sociale. »

13 [https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2020-08/er953.pdf].

14 Par lettre de mission du ministre des Solidarités et de la Santé en date du 7 janvier 2022, le Haut Conseil du Travail Social a été chargé de rédiger un « Livre vert du travail social ».

15 Selon Gérard Malglaive (1994), l'alternance intégrative est « un processus d'équilibration des compétences en formation pour un aller et retour centre-terrain, pratique-théorie, fondé sur une articulation systématique où le centre, lieu de regroupement institutionnel, n'est pas le seul lieu de la théorie et où le terrain, lieu de la pratique professionnelle, n'est pas le seul lieu de la pratique ; où les acteurs des différents lieux fonctionnent en complémentarité et en synergie (plutôt qu'en juxtaposition, concurrence ou déni de l'autre). »

16 L’Association nationale des communautés éducatives (ANCE) a adopté, dans le cadre de ses journées d’études le 30 mai 1996 à Carcassonne, un texte de « Références déontologiques pour l’Action Sociale » à l’ensemble des acteurs intervenant dans des missions d’action sociale.

17 Dans son ouvrage Les épreuves de la vie (2021), Pierre Rosanvallon affirme que pour comprendre aujourd’hui les réactions des citoyens d’un point de vue social, politique et culturel, plus qu’à l’infrastructure (ce qui est relatif à la production pour Karl Marx), c’est en effet à trois catégories d’épreuves - celle de l’« individualité » qui déshumanise et menace physiquement et psychiquement les individus comme le harcèlement, les violences sexuelles et le burn-out, celle du « lien social » qui produit des formes de domination ressenties collectivement comme le mépris, l’injustice et les discriminations nourrissant colère, ressentiment et populisme ainsi qu’au sein de la globalisation, celle de l’« incertitude » liée à l’effritement de la « société du risque » et des protections qui lui sont associées dans les champs sociaux et économiques (précarité, séparatismes sociaux et peur du déclassement), géopolitiques (terrorisme international), sanitaires (pandémie) et environnementaux (dérèglement climatique) – auquel il faut dorénavant s’intéresser car ces épreuves génèrent des émotions qui déterminent les rapports sociaux et les comportements politiques.

18 La spécificité de l’enseignement supérieur français est notamment liée au fait que des universités, des instituts universitaires de technologie (IUT) pour des formations courtes à vocation professionnelle, des grandes écoles recrutant leurs élèves après 2 années de classes préparatoires (CPGE) ou après le baccalauréat et des écoles spécialisées coexistent.

19 Les enseignants-chercheurs sont des fonctionnaires jouissant de libertés particulières. En effet, l'article L. 952-2 du code de l'éducation, reprenant l'article 34 de la loi d'orientation de l'enseignement supérieur no 68-978 du 12 novembre 1968 dispose que, dans les établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel, « les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité. » De plus, le Conseil constitutionnel a affirmé que la « garantie de l'indépendance (des professeurs des universités) résulte (…) d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République ».

20 Les diplômes d’État du travail social permettent d’ancrer la formation en travail social dans la réflexion et l’action, en référence à la pédagogie de « l’alternance intégrative » coproduite par des professionnels en exercice, des formateurs, des enseignants-chercheurs et des personnes concernées par l’interaction des savoirs académiques et des savoirs de l’expérience. Les diplômes d’État permettent aussi de garantir, quel que soit le métier exercé, l’existence d’un socle commun de connaissances et de compétences partagées par tout travailleur social.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Manuel Boucher, « Pour une (in)discipline en travail social. Réflexions sur la constitution d’un « espace académique interventionnel » dans les champs social et universitaire »Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/3006

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Auteur

Manuel Boucher

Professeur des universités en sociologie à l’Université de Perpignan Via Domitia (responsable du Master « Pratiques réflexives et émancipatrices de l’intervention sociale »), Vice-président de l’Institut du Développement Social (IDS) – IRTS Normandie et président de l’Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (ACOFIS).

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