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Dossier

L’impossible théorisation dans le champ du travail social ou la disqualification des savoirs issus des sciences humaines et sociales

Jean-Yves Dartiguenave et Richard Gaillard

Résumés

Le travail social s’est toujours confronté à l’hétérogénéité des savoirs qu’il emprunte pour alimenter une « démarche clinique » susceptible d’asseoir la spécificité et la légitimité de ses interventions. Aujourd’hui, cette difficulté se double d’une disqualification des savoirs issus des sciences humaines et sociales que porte en elle la doxa gestionnaire et managériale qui s’est emparée du secteur. La perspective exclusivement formaliste et instrumentaliste qu’elle soutient vient en effet évacuer toute altérité et conflictualité constitutives des situations sociales relevant du travail social.

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Texte intégral

1Il y a plus de vingt ans, Michel Autès constatait l’inexistence de théorie propre au travail social. Il soulignait que le rapport au savoir, chez les travailleurs sociaux, se présente « plus comme une ressource de légitimation de l’action, un système d’interprétation, que comme un référentiel sur lequel se construisent des modèles d’action. Les travailleurs sociaux ne peuvent appuyer leurs compétences sur des savoirs de référence. Ils sont donc complètement soumis aux changements de référentiels et des catégories de l’action publique » (Autès, 1999, p. 142). Relayant ce constat, nous avons cherché, quelques années plus tard, à saisir, d’un point de vue sociologique et épistémologique, les raisons de cette absence de théorie unifiée et cohérente au sein du travail social (Dartiguenave et Garnier, 2003). Nous avions alors souligné l’hétérogénéité des savoirs de référence des travailleurs sociaux comme constituant un obstacle à l’édification d’une théorie explicative, un tant soit peu cohérente et unifiée, à partir de laquelle une intelligibilité à prétention scientifique, nécessairement hypothétique, pourrait être apportée aux situations qu’ils rencontrent et construisent, tout à la fois. Il nous semble qu’aujourd’hui, compte tenu de l’imposition quasi généralisée du mode de pensée et de gouvernementalité néo-libéral, dans le champ de l’action sociale, ce sont les conditions mêmes de possibilité à cette édification théorique qui se trouvent compromises.

L’hétérogénéité des savoirs comme obstacle à l’élaboration d’une théorie propre au travail social

2Nous imputions, il y a une vingtaine d’années, l’absence de doctrine, propre au travail social, à la grande hétérogénéité des emprunts dont se saisissent les travailleurs sociaux pour appréhender la diversité des situations qu’il leur revient de traiter. Nous indiquions que ces emprunts puisent principalement leur source dans les catégories de l’action publique (les normes juridiques qui encadrent l’action sociale, les catégories d’ayants droit ou d’usagers de la protection sociale, les orientations des dispositifs d’action sociale et leur traduction à l’échelle des établissements, etc.), mais aussi dans des courants de pensée (le personnalisme, le solidarisme, le travail social communautaire, le case-work, l’éducation nouvelle, l’éducation populaire, la systémie familiale, etc.). Nous avions également repéré à l’époque, dans « la langue » des travailleurs sociaux, des références aux sciences humaines et sociales, en cohérence avec leur présence, d’ailleurs importante, dans les contenus des formations préparant aux diplômes d’État. Ainsi, en allait-il de la psychologie de l’enfant et du développement, de la psychanalyse, de la psychologie sociale, du droit social et du droit de la famille, et, dans une moindre mesure, de la sociologie des organisations, de la sociologie critique, et de l’anthropologie sociale et culturelle. Nous notions que, si cette grande hétérogénéité des emprunts n’obérait pas la capacité des travailleurs sociaux à typifier (Schütz, 1987) les situations dont ils ont la charge, et par-là, à assurer une certaine cohérence à leur analyse et pratique professionnelle, elle n’aboutissait pas moins, sur le plan épistémologique, à un émiettement du savoir, à une vision morcelée de l’être humain. Elle n’aidait guère, dans ce sens, à l’élaboration d’une « approche globale de l’usager », ni à la fondation d’une « perspective clinique », dont une partie des travailleurs sociaux se revendiquaient pourtant, même si les méthodes en sciences humaines et sociales semblaient faire autorité dans la méthodologie des mémoires de fin de diplôme, comme en attestent les référentiels de formation.

3La situation n’était pas seulement imputable au champ du travail social lui-même, ni à celui de la formation initiale des travailleurs sociaux. Sans doute, les instituts et diverses écoles de formation en travail social ont-ils trop souvent cédé à un culte du pragmatisme par méfiance, voire franche hostilité, vis-à-vis du monde académique qui - il faut bien le dire - ne témoignait guère de considération à l’égard de ce champ professionnel. Sans doute également ces établissements ont-ils été perméables au relativisme épistémologique ambiant et au mythe corrélatif de la pluridisciplinarité. Nous écrivions ainsi : « Hier, soumise aux références psychanalytiques et marxistes, la formation a cru se libérer de ses entraves théoriques lorsque les observateurs et les professionnels ont abandonné le paradigme du contrôle social. Elle a cru, aussi, se libérer d’un excès de “pédagogismeˮ en introduisant, dans les cursus de certains centres de formation, une organisation « modulaire », rompant avec ainsi avec l’option d’une appropriation lente des contenus de formation… » (Dartiguenave et Garnier, 2008, p. 33). Nous montrions ainsi que cette modularité s’est traduite par une dispersion et une accumulation de connaissances dispensées, sans souci de hiérarchisation et de mise en cohérence des savoirs transmis, au nom d’une liberté de penser et d’un égalitarisme de bon aloi. La rigueur épistémologique cède alors le pas à une logique programmatique et pragmatiste qui entend former les futurs travailleurs sociaux principalement à la « pédagogie du projet », à la « démarche d’innovation, à la méthodologie de l’action, aux enjeux du partenariat » en conformité avec la vision stratégique des établissements, à une « posture professionnelle » adéquate à la relation avec l’usager, aux techniques de communication notamment en direction des élus, à l’élaboration de réponses aux « besoins sociaux », à l’évaluation des dispositifs et des pratiques, etc., le tout dans une adéquation aux « référentiels de compétences » dûment libellés.

4Cet éloignement des écoles en travail social d’une formation théorique solide, alimentée par les sciences humaines et sociales, ne doit pas faire oublier que les formateurs de ces écoles ont effectué, malgré tout, un gros travail de transfert des connaissances. On ne saurait, non plus, mésestimer les initiatives de structuration d’une activité de recherche qui ont été menées par certains établissements de formation de travailleurs sociaux, en lien avec des unités de recherche du monde académique. Il reste que ces initiatives sont dispersées et restent cantonnées à la marge de la production scientifique des grands centres de recherche et des revues disciplinaires. Cette situation n’est d’ailleurs pas sans exacerber les conflits, fussent-ils le plus souvent implicites, de statuts et de positions, mais aussi de savoirs, entre le « monde professionnel de la formation » et le « monde académique », dans le moment même où le second - et ce n’est pas le moindre des paradoxes - tend à se soumettre au même modèle de « professionnalisation » et de subordination de l’enseignement aux « référentiels de compétences », que le premier.

5Mais il est une raison plus spécifiquement épistémologique que nous avions également évoquée au cours de nos travaux. Elle tient à l’état même de la division sociale des disciplines, mais aussi intra-disciplinaire, en sciences humaines et sociales, qui n’est pas en mesure de fournir un cadre de lecture unifié et cohérent aux travailleurs sociaux. Non, tant s’en faut, que nous nous prononcions en faveur de l’élaboration d’une connaissance, unifiée, totale et définitive, directement utilisable, qui n’est ni possible, ni surtout souhaitable, sauf à contredire le principe même de l’activité scientifique, comme l’ont maintes fois martelé Popper et Bachelard. Mais nous considérions que, même circonscrite nécessairement à un phénomène particulier, la visée scientifique suppose une ambition de généralisation via la construction de l’identité et de l’unité de l’objet. Or, les situations que rencontrent les travailleurs sociaux se prêtent mal, à la fois, à un regard mono-disciplinaire - cela a été l’impasse dans laquelle s’est fourvoyée la psychanalyse lorsqu’elle prétendait à l’univocité d’une raison - et pluridisciplinaire au sens de la juxtaposition de savoirs socialement établis qui ne s’articulent pas les uns aux autres. Nous appelions alors à une « indiscipline », c’est-à-dire à une rupture épistémologique visant une recomposition des savoirs établis qui soit en mesure d’expliciter les transformations socio-historiques du travail social, mais aussi les processus proprement anthropologiques sur lesquels celui-ci fait fond.

6Si nous avons la prétention de penser que ces constats et ces analyses sont toujours vrais, nous pensons, avec le recul, qu’ils ne se posent plus aujourd’hui dans le même contexte que celui dans lequel nous les avions formulés. Même si les évolutions socio-historiques du travail social étaient déjà largement engagées dans les années 2000, elles se sont depuis fortement accentuées. Ce sont les conditions mêmes de possibilité à une quelconque théorisation dans le champ du travail social qui se trouvent aujourd’hui compromises en raison de l’omnipotence du « nouveau paradigme » forgé par la doctrine néo-libérale et relayées par les pratiques managériales qui lui sont intrinsèquement liées (Liégard et Marguerite, 2011).

La disqualification des savoirs par la doctrine néo-libérale et les pratiques managériales

7Il n’est pas de notre propos de reprendre les différentes étapes socio-historiques de l’introduction, dans le champ du travail social, de la perspective néo-libérale et des pratiques managériales qui lui sont afférentes. De très nombreux travaux (Dardot et Laval, 2010 ; Hibou, 2013 ; Boltanki et Chiapello, 1999 ; Jacquot, 2017 ; De Gauléjac, 2005 ; Le Goff, 1992 ; Linhart, 2015 ; Chapoutot, 2020 ; Caylat, 2020 ; Abelhauser et al., 2011, etc.) ont parfaitement rendu compte de l’émergence et de la diffusion de cette « nouvelle raison du monde » et de ses effets délétères sur les institutions et les rapports sociaux dans tous les secteurs de la société. S’agissant plus spécifiquement du secteur de l’action sociale et du travail social, c’est assurément Michel Chauvière qui a le mieux montré la montée inexorable d’une « nouvelle vision du monde » (au sens de la Weltanschauung portant sur une conception globale de la vie et de l’homme) et de ses effets sur les institutions et les pratiques professionnelles. Il s’est employé, notamment, à restituer les différentes étapes socio-historiques qui ont conduit à la substitution de la doctrine solidariste de l’État social, par la réactualisation du « paradigme libéral » qui vient mettre à mal le socle de l’émergence et de l’institutionnalisation du travail social au profit d’une véritable « chalandisation » du secteur (Chauvière, 2007, 2011). Dans le prolongement de ses analyses, nous souhaitons mettre l’accent, ici, sur la disqualification des savoirs, - plus particulièrement de ceux issus des sciences humaines et sociales - que porte, en son principe, celle « nouvelle vision du monde » et les pratiques qui en découlent.

8Soulignons, d’abord, que ces dernières, si elles se piquent parfois de scientificité, par leur référence aux sciences de la gestion et aux sciences du management, relèvent avant tout d’un instrumentalisme, non pas au sens de la philosophie des sciences qui le conçoit en opposition au réalisme ou à l’ontologie, mais à celui de sa dimension proprement technique d’adéquation de moyens à des fins déterminées, correspondant, en partie, à la « rationalité en finalité au plan des moyens » de Max Weber. Ainsi, l’instrumentalisme qui anime la perpective néo-libérale et managériale actuelle dans le champ du travail social n’admet que des savoirs « opératoires », ou du moins prétendus tels, au service « d’impacts sociaux » qui sont, précisément, exclusivement regardés du point de vue de l’adéquation de moyens (matériels et humains) aux objectifs d’une organisation, d’un dispositif, d’une mesure réglementaire, sans que ces derniers soient, en quelque manière, interrogés dans leur finalité et leurs conséquences sociales (c’est précisément là, une différence majeure avec la rationalité en finalité de Max Weber). Ainsi, tout ce que l’on appelle significativement des « outils », tels que les divers tableaux de bord de suivi d’activités, de mesure de la performance ou de l’efficacité des interventions, les audits, les guides de bonnes pratiques, les référentiels de compétences, les entretiens annuels d’évaluation, mais aussi toute la profusion des outils numériques d’accompagnement social, d’évaluation, de gestion et de communication à destination des établissements, des agences et des services d’action sociale, procèdent de cette perspective instrumentaliste.

9C’est par celle-ci que l’inflation bureaucratique du secteur social se combine avec les injonctions à l’efficacité, à la performance, à « se positionner sur un segment de marché », « à rentrer dans la concurrence », « à innover pour gagner des parts de marché » ou, plus prosaïquement, à « sortir son épingle du jeu », en bref, à s’aligner sur une stratégie d’entreprise dans le contexte d’un jeu concurrentiel où l’essentiel est de saisir les opportunités offertes par le marché, fut-il fabriqué de toutes pièces. On comprend que, dans cette perspective, les sciences humaines et sociales soient disqualifiées. Non par contestation de leur prétention explicative, mais tout simplement parce qu’elles paraissent totalement périmées, inadaptées à cette exigence d’opérationnalité immédiate, d’adéquation des moyens à des fins, en dehors du recours à une quelconque médiation ; ou encore, comme on l’entend parfois à demi-mot dans le secteur social, on ne voit pas comment des « savoirs théoriques » seraient en mesure d’apporter « des réponses concrètes » ou de « sécuriser » des pratiques ajustées aux besoins sociaux, sans que, précisément, l’on s’interroge, un seul instant, sur l’opération par laquelle ces « besoins sociaux » émergent et s’inscrivent dans des dispositifs ou des procédures.

10Cette difficulté pour les sciences humaines et sociales de se frayer aujourd’hui un chemin et une légitimité pérenne dans le secteur social, tient également, au règne d’un formalisme qui tend à réifier la rhétorique du moment - notamment par le recours quasi obsessionnel à la mesure statistique, au chiffre - en la clôturant sur elle-même, au risque d’une quantophrénie quotidienne (Ogien, 2020). Les conditions de la communication, dont pourtant les nouveaux « managers » de l’action sociale ne cessent de vanter les bienfaits, ne sont plus réunies. En effet, dans ce cas de figure, il n’y a plus vraiment d’adresse, ni d’interlocuteurs, auxquels destiner un propos. C’est le « parler creux », la « langue de bois » ou la « novlangue » (Hirlet et Benoît, 2021) que le comédien Franck Lepage, militant de l’éducation populaire, tourne en dérision, dans ses célèbres « conférences gesticulées ». Si l’on en rit d’ailleurs, c’est que sa mise en scène est crédible, à peine caricaturale. Les travailleurs sociaux savent bien, en outre, qu’il faut utiliser quelques « éléments de langage » (tels que les notions de « synergie », de « partenariat », de « démarche pro-active », « de virage inclusif », « d’objectivation des besoins », de « projet personnalisé », « d’impact social », de « progrès continu », « d’innovation organisationnelle », de « parcours individualisé », de « pouvoir d’agir », « d’auto-détermination », de « soutenabilité », etc.) de ce « parler creux » pour avoir une chance d’être retenus à l’occasion de réponses à des « appels à projets ». Cette focalisation sur un formalisme se repère également à l’importance donnée à ce que Michel Chauvière nomme la « pensée algorithmique », par opposition à la « pensée analogique », dans les « référentiels d’action », les procédures et les diverses plates-formes numériques que les « nouveaux managers » entendent promouvoir pour l’avenir.

11Il rappelle ainsi qu’un « système analogique convertit les informations en une autre valeur qui varie de façon analogue à la source… Dans leur ensemble, les politiques publiques qui nous concernent relèvent de ce modèle, de l’École à la Sécurité sociale ou à la compensation du handicap ». Plus loin, il souligne que « les systèmes analogiques sont surtout adaptés à des opérations de diagnostic, en y intégrant facilement les dimensions qualitatives et subjectives. La relativité est autorisée, le droit d’hésiter est reconnu… Si cette approche donne de la liberté aux acteurs, elle heurte les spécialistes du choix rationnel et du management » (Chauvière, 2012, p. 97). On peut ajouter que cette « pensée analogique » est largement en usage dans la démarche scientifique fondant ainsi l’écart irréductible entre la formalisation du réel et le « réel » lui-même, s’attachant, par-là même, à expliciter les rapports implicites qui gouvernent les phénomènes, par-delà la positivité de leur manifestation (Quentel, 2007 ; Rovelli, 2021).

12En opposition, « l’algorithmique est une méthode d’exploration des problèmes utilisant des « suites finies d’opérations élémentaires, constituant un schéma » pour aboutir à une solution ; c’est une syntaxe logique, avec des règles de transformation qui permettent, en outre, la réalisation d’une partie des opérations par la machine (oui/non)… En se mettant au service du pouvoir managérial, les spécialistes du numérique gagnent du terrain, mais aussi du pouvoir sur tous les autres acteurs » (Chauvière, 2012, p. 98). On comprend encore une fois que, dans ces circonstances, les sciences humaines et sociales ne suscitent guère l’intérêt des « nouveaux » managers. La méfiance de ces dernières à l’égard d’un pur formalisme, qui les conduisent, précisément, à remettre en question ou à reformuler en permanence leurs hypothèses explicatives, ne peut que les disqualifier aux yeux de ceux qui sont englués dans un logicisme foncier croyant débarrasser le langage de toute impropriété. Et Michel Chauvière de conclure : « l’affaire se joue de plus en plus exclusivement entre financeurs, décideurs et webmasters. D’où une élimination progressive des contre-pouvoirs analogiques, des nostalgiques de l’intérêt général, comme des militants pour une démocratie plus politique que participative. Tous sont limités dans leur capacité d’intervenir par l’existence de domaines fonctionnels exclusifs et quasi inaccessibles, ne serait-ce que sous prétexte de sécurisation des systèmes » (Chauvière, 2012, p. 98).

13On perçoit, ici, une autre dimension sociologique qui participe de la disqualification des sciences humaines et sociales dans le champ du travail social. La perspective néo-libérale et la pratique managériale qui la soutient, obéissent à une conception profondément individualiste (Dumont, 1983) ou solipsiste (Gaboriau et al., 2023) qui méconnaît fondamentalement la structuration et l’organisation des rapports sociaux. Seul n’a d’existence un individu détaché de son inscription sociale, mû par la quête d’une autonomie et d’une liberté abstraites, et qui est censé, en parfaite connaissance de cause, se saisir des opportunités que lui fournit le marché des offres de services ou des dispositifs. La figure de l’individu hypermoderne, sujet convaincu d’être seul responsable de sa place sociale et méprisant ou ignorant les supports historiques de son existence, permet de saisir les processus à l’œuvre (Castel, 2006). Qu’il prenne la figure de « l’usager », du « bénéficiaire », de « l’allocataire », ou du « client », il est appréhendé exclusivement à travers son « parcours individualisé », ses « besoins », ses « motivations », son « pouvoir d’agir », au mépris des conditions sociales effectives qui permettent, ou non, l’exercice de ses capacités. Non seulement cet individu abstrait est détaché de son univers d’appartenance, de ses relations sociales, mais il est aussi dépourvu d’histoire. C’est le principe même d’altérité qui se trouve nié, ici. En effet, c’est par le jeu de l’altérité, de la différence, que nous parvenons à créer, dans un même mouvement, de la distinction et de l’appartenance, mais aussi à produire notre histoire par rupture et réappropriation de ce dont nous héritons. Or aujourd’hui, seule compte, dans une sorte de géométrisation et d’aplatissement de l’histoire, la « traçabilité du parcours », c’est-à-dire la saisie chronologique et scripturale des différentes étapes de la prise en charge de l’usager dans des dispositifs ou des établissements. La façon dont tout un chacun confère, dans l’après-coup du vécu, une cohérence aux événements passés, présents et à venir, est, le plus souvent, totalement ignorée. Plus encore, la négativité qui est au principe, notamment, de notre rapport au social, par la capacité que nous avons en permanence de nous en absenter pour le recomposer autrement, n’a pas de sens pour ceux qui s’en tiennent à une physique sociale de l’individu qui est toujours conçu en adhérence à son environnement, et inversement. En d’autres termes, ceux-ci ne peuvent concevoir cette « tension entre un moment d’absence qui ouvre à une reprise du vécu immédiat où chacun des êtres en présence se livre à définir par divergence son identité et ses obligations par rapport à l’autre, et un moment de reprise de ce qui se passe alors dans une sorte de renégociation de leurs statuts et rôles respectifs » (Gaboriau et al., 2023). Ainsi, l’idée selon laquelle il y a non coïncidence de l’être avec les autres, et avec lui-même, est, sinon irrecevable, du moins totalement inintelligible, pour ceux qui s’emploient à faire rentrer, selon une perspective procustéenne, les « usagers » dans des dispositifs « innovants » ou des démarches « pro-actives ». Quitte à conclure que, ceux qui ne parviennent pas à s’y inscrire, sont des individus par défaut (Castel, 2006), des « inemployables » ou « incasables », relevant au mieux d’une « handicapologie » (Castel, 1995) au pire, du bon vouloir de la charité privée.

14Pour le dire encore autrement, l’arbitrarité du social, qui ouvre à un rapport contingent au monde et aux autres, mais aussi la conflictualité inhérente aux rapports sociaux, appelant une renégociation permanente de notre position et de notre rôle vis-à-vis d’autrui, sont regardés avec suspicion par les « nouveaux managers » de l’action sociale. Ils se présentent, tantôt, comme des biais ou des résistances qu’il faut contrôler, voire manipuler, pour les orienter dans des « démarches qualité » ou « participatives » efficientes, tantôt, comme les marques d’un désordre, d’une trop grande prise d’autonomie, voire d’une indiscipline, qu’il convient de neutraliser par un surcroît de contrôle et de réglementation des pratiques institutionnelles et professionnelles. Or, on ne le dira jamais assez, le travail social est toujours confronté à l’écart « entre le prescrit et le réel de l’activité, entre les actes et les conséquences » (Gaboriau et al., 2023). Vouloir combler totalement cet écart est céder à l’illusion de la réification positiviste des situations sociales et de leur traitement, méconnaissant, par-là, le rôle de la subjectivité dans la définition de ces situations, mais aussi la dimension conflictuelle ou la « dialectique » qui les fonde, toutes choses que les sciences humaines et sociales se sont, précisément, données pour ambition d’éclairer.

15Comment ne pas voir également, que la « vision du monde » portée par la doxa et la gouvernementalité néo-libérales, n’admet guère, sur le plan axiologique, l’ambivalence du désir constitutif des choix que nous opérons, compte tenu des restrictions que nous nous imposons pour, malgré tout, nous satisfaire. Cela vaut autant des choix qu’effectuent les professionnels de l’action sociale, que ceux des « usagers » qui se confrontent en permanence aux injonctions des dispositifs à se mobiliser, à renoncer aux facilités de leur « zone de confort » (sic), à faire montre de volonté, d’engagement, dans leur démarche. La quête de l’immédiateté, les appels à la performance et à l’efficacité, tendent à méconnaître les temps de latence nécessaire à l’édification de projets ou encore, comme le revendiquent les psychologues et les travailleurs sociaux, à un « travail d’élaboration du désir » qui aille au-delà de la simple satisfaction immédiate de pulsions ou au contraire, de l’impossibilité de s’en donner. Bien souvent, les temps de synthèse ou d’accompagnement des pratiques professionnelles au côté d’un psychologue, ou encore, les entretiens répétés des professionnels qui visent à faire advenir, chez l’usager, ce « travail d’élaboration du désir », sont perçus comme une perte de temps, un manque de productivité nuisible au bon fonctionnement d’un service ou d’une intervention professionnelle. Tout au plus, sont-ils tolérés en situation de « crise », lorsqu’il s’agit de « gérer » des « risques psycho-sociaux » chez les professionnels ou les usagers. On voit bien, là encore, qu’il n’y a guère de place pour des approches psychologiques ou psychanalytiques, mais aussi pour une « sociologie clinique » (Gauléjac et al., 2013) attentive à la subjectivité, qui s’emploient, précisément, à expliciter les nœuds, les ressorts ou les blocages dans ce « travail d’élaboration du désir ». Réduit à une « axiomatique de l’intérêt » (Caillé, 2009), l’usager est envisagé au regard de l’adaptation ou l’inadaptation de son comportement à des situations ou à une offre de services. « Un des premiers effets de cette axiomatique est d’interdire la constitution de toute anthropologie ou psychologie dignes de ce nom… Il s’agit simplement de dresser le catalogue des conduites pathologiques ou des survivances curieuses qui empêchent les individus d’agir normalement, c’est-à-dire conformément à leur intérêt bien compris ; dans cette optique, les sciences de l’homme, ne peuvent définir que la préhistoire de l’esprit humain, ou sa tératologie » (Michéa, 2011, p. 73).

16La boucle est bouclée si l’on ajoute que la disqualification des sciences humaines et sociales au sein du travail social et de ses institutions (devenues des entreprises sociales) empêche les praticiens de s’appuyer sur le pouvoir analytique et critique de ces disciplines. Elle laisse le champ libre à cette imposition néo-libérale, qui s’affiche comme pragmatique, efficiente et seule alternative. Pourtant, les nombreux travaux sur le déploiement de la gestion dans le social, par exemple, indiquent sans détours et de manière objectivée combien ces référentiels néo-libéraux ne font jamais la preuve de leur efficacité, qu’il s’agisse d’améliorations tangibles pour les « usagers » ou de fonctionnement plus serein pour les praticiens. L’adage, qui veut que la sociologie soit une science qui dérange et qu’il faut faire taire car elle éclaire ce qui est caché (et ce qui maintient les rapports de domination), semble donc particulièrement s’illustrer pour le travail social contemporain, expliquant pourquoi celle-ci a perdu progressivement son droit de cité dans ce secteur.

17Les sciences humaines et sociales sont effrayantes pour cette doxa, car les problématisations rigoureuses qu’elles soutiennent permettent de montrer que le carrosse de la gestion n’est qu’une citrouille et qu’à l’épreuve des faits et de la controverse scientifique, la fiction néo-libérale se révèle au grand jour avec toutes ces contradictions et ses ruptures téléologique (Simmel, 1999). Si, au final, la chose n’est pas nouvelle, car les travaux de sociologie ou d’économie politique, anciens et contemporains (Jappe, 2006), soulignent de longue date combien les formes fictives (du capital) sont consubstantielles du développement du néo-libéralisme, c’est la longévité du mécanisme et son application sur les politiques publiques de solidarité qui est très inquiétante. Disqualifier les sciences humaines et sociales, c’est donc priver le social d’une liberté de compréhension sur lui-même et d’une source d’émancipation à l’égard des normes dominantes dont les finalités réelles ne sont évidemment pas les plus fragiles.

En guise de conclusion

18Enfin, il nous faut insister, en conclusion, sur le lien étroit qui existe entre la détérioration des conditions épistémologiques de théorisation du travail social et de ses objets d’intervention, et la réduction de son autonomie, sous l’effet de son instrumentalisation et de sa soumission aux référentiels d’action dictés « par le haut ». La remise en cause, dans certains établissements sociaux et médico-sociaux, des réunions de synthèse ou d’équipe, ou encore, de « commissions d’évaluation », sous prétexte « de mieux rationaliser le temps de travail », témoigne de la réduction, voire de la disparition pure et simple, d’espaces et de moments de réflexion qui ne sont pas subordonnés à des impératifs immédiats de résultats. Or, ces espaces et ces moments, où les travailleurs sociaux peuvent confronter, entre pairs, leurs analyses des situations qu’ils rencontrent, en entrevoyant des ajustements permanents de leur intervention, nous paraissent essentiels, à la fois, pour garantir la déontologie et l’éthique professionnelles, et par-là, la « qualité du service », mais aussi pour la constitution du corps professionnel lui-même, et ainsi « faire institution » dans le cadre de ses établissements d’appartenance. Ce sont ces espaces et moments d’échanges qui demanderaient à être alimentés, sans pour autant les phagocyter, par les apports d’une « clinique » puisant à la source des sciences humaines et sociales. Il faudrait, bien sûr, s’entendre sur ce thème de « clinique » qui continue d’être revendiqué, par une partie des travailleurs sociaux, comme étant au cœur de leur métier. Mais ce que nous entendons souligner surtout ici, c’est la nécessité de distinguer deux perspectives qui sont trop souvent confondues : la perspective de production de connaissances selon une visée scientifique se donnant pour ambition d’expliquer les situations sociales au regard de processus structurants qui sont implicitement à l’œuvre, et la mobilisation de savoirs à destination de l’intervention sociale proprement dite, qu’il s’agisse d’œuvrer à l’émancipation des personnes en agissant sur leurs conditions de vie, ou à leur réaffiliation dans le jeu social par le recouvrement d’appartenances, et à leur remobilisation sur des projets fondés sur une régulation ou un réordonnancement de leurs désirs. C’est en assurant clairement cette distinction que l’on peut éviter de confondre la visée scientifique attachée à la production de connaissances, avec les multiples formes sociales d’élaboration des savoirs (recherche-action, intervention sociologique, études, formation-action, etc.) qui entretiennent un lien, plus ou moins étroit, avec cette visée scientifique. C’est de cette manière, pensons-nous, que l’on peut espérer restaurer, au moins en partie, les conditions épistémologiques favorables à une théorisation dans le champ du travail social.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Dartiguenave et Richard Gaillard, « L’impossible théorisation dans le champ du travail social ou la disqualification des savoirs issus des sciences humaines et sociales  »Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/2885

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Auteurs

Jean-Yves Dartiguenave

Professeur des universités en sociologie

Université de Rennes 2 - LIRIS

Articles du même auteur

Richard Gaillard

Maître de conférence en sociologie
Université d’Angers – ESO

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Droits d’auteur

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