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Dossier

Le travail social morcelé, ou des formats d’humanité divergents1

Hervé Marchal

Résumés

Cet article vise à mettre en évidence de multiples modèles anthropologiques de l’individu – relatifs à la nature humaine – qui sont mobilisés afin de développer et, surtout, de donner du sens à des actions d’intervention sociale. Plus précisément, à partir d’une recherche portant sur un champ d’acteurs engagés dans la prévention contre la radicalisation religieuse, le propos montre combien sont mobilisées différentes conceptions fondamentales de l’être humain renvoyant à des positionnements philosophiques et anthropologiques, loin d’être explicités et maîtrisés dans tous leurs tenants et aboutissants. Compte tenu de la diversité des conceptions mobilisées par les différents professionnels rencontrés, force est d’admettre que l’existence d’un sens commun n’est pas ici la règle. Aussi, ce qui ressort de notre recherche est-il davantage un morcellement des formats d’humanité alors en jeu qu’une cohérence vecteur, sinon d’unité, du moins de convergence.

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Texte intégral

  • 1 Cet article est une version remaniée et augmentée du chapitre d’ouvrage intitulé « le travail socia (...)

1Le fait est désormais bien identifié, le travail social est pris dans des injonctions souvent contradictoires, notamment sous les effets de pratiques managériales (Alix et al., 2020 ; Boucher, 2022) qui imposent plus ou moins explicitement des objectifs de rentabilité et d'efficacité jusqu'alors réservés aux entreprises privées et non pas aux métiers relatifs à l'humain. Parallèlement, c’est le rapport au temp qui change profondément dès lors qu’il faut être efficace à court terme, ce qui n’est pas toujours compatible, loin s’en faut, avec le respect de la personne, de son vécu et de son histoire au fondement du travail social (Jouffray, 2018). Plus largement, comment ne pas rappeler que le travail social forme historiquement un ensemble sinon fractionné, du moins en tension pris entre une multiplicité de professions (Chopart, 2000) et dont la genèse s’est construite selon des généalogies distinctes : le service social, l’éducation spécialisée ou encore l’animation, principalement (Blum, 2002). Chacun de ses domaines a ses propres axes de clivage et ses traditions historiques (Pascal, 2014). C’est dire si le travail social est « indéfini » (Autès, 1996) et ne se limite pas au champ de la pauvreté : il se retrouve aussi bien au sein du monde médico-social que dans celui de la petite enfance ou de l’accompagnement de nos aînés et des migrants, entre autres (Avenel, 2009). Aussi les professionnels sont-ils engagés dans différentes missions et exercent-ils au sein d’institutions très diversifiées. Ils peuvent en effet exercer pour le compte de l’État ou des collectivités territoriales, mais également pour divers acteurs associatifs (Ion et Tricart, 1998 ; Castel, 2005). Et lorsque l’on se tourne vers le concret du terrain, quand il faut prendre en charge des personnes sans domicile par exemple, force est d’observer les frictions qui rappellent combien l’action médico-sociale, en l’occurrence, se trouve à l’intersection de logiques d’intervention hybrides certes complémentaires mais aussi et surtout difficilement conciliables (Besozzi, 2021).

  • 2 Ce sont donc des modèles qui visent à s’appuyer sur des qualités ou des facultés humaines synonymes (...)
  • 3 Cette recherche s’inscrit dans un vaste programme international de recherche qui a donné lieu à un (...)

2En outre, comment ne pas rappeler ici que l'analyse du travail social révèle qu'il est « paradoxal » (Autès, 1999) car pris dans un « entre-deux », entendons dans une position de frontière entre l’exercice d’un mandat institutionnel et la prise en compte des individus (Autès, 2000). Mais plus encore, ne peut-on pas soutenir que le travail social est morcelé sur un plan philosophico-politique et anthropologique, et pas seulement organisationnel (Braconnier et Rosset, 2020) ? C’est du moins ce que nous aimerions démontrer ici en insistant tout particulièrement sur les multiples modèles anthropologiques2 de l’individu – relatifs à la nature humaine – qui sont mobilisés afin de développer et, surtout, de donner du sens à ses actions d’intervention sociale. Plus pécisément, c’est à partir d’une recherche sur un « champ d’acteurs » (Marchal, 2020a) engagés dans la prévention contre la radicalisation que nous allons tenter de montrer combien sont mobilisées différentes conceptions fondamentales de l’être humain, renvoyant à des positionnements éthiques, philosophiques et anthropologiques loin d’être explicités et maîtrisés dans tous leurs tenants et aboutissants, peu s’en faut. Autrement dit, nous insisterons dans cet article sur les anthropologies, les natures ou encore les ontologies de l’individu sous-jacentes à des façons de penser et de justifier des actions de prévention contre la radicalisation religieuse notamment3.

3Quant aux modèles de l’individu identifiés durant notre recherche, ils correspondent à des « formats » (Conein, 2005) d’appréhension de l’être humain ou à différents « cadres » (Goffman, 1991) indexés en l’occurrence à des anthropologies spécifiques, c’est-à-dire à des définitions de ce qu’est un être humain, ni plus, ni moins. Ici, la plus-value sociologique ne réside pas seulement dans une critique de ce que disent les acteurs, mais plutôt dans la mise en visibilité de leurs ambivalences et contradictions, compétences critiques et qualités argumentatives. Le sociologue ne se situe donc pas constamment au-dessus des acteurs observés, mais se place aussi au niveau des situations vécues et des expériences de vie pour produire au final un regard critique plus ample ou épais que celui formulé par les acteurs observés, étant entendu que le regard sociologique s’avère en mesure de prendre en compte la pluralité des points de vue exprimés et, tout particulièrement pour ce qui nous concerne ici, des formats d’humanité qui, souvent de manière tacite, informent les pratiques et les discours.

4Le jeu de nature épistémologique entre engagement et distanciation (Elias, 1996) est d’autant plus important à opérer en l’espèce que les sociétés sont aujourd’hui « sociologisées » compte tenu d’une forte « réflexivité » entre le social et le sociologique notamment (Giddens, 1994). Aussi, pour chaque format d’appréhension de l’être humain, opérerons-nous une montée en généralité pour voir à quelles théories de sciences humaines et sociales (SHS) les conceptions anthropologiques, mobilisées de manière souvent confuse par les acteurs observés, renvoient in fine. Il s’avère en effet que ces derniers s’appuient, d’une façon ou d’une autre, sur les acquis des SHS. De ce point de vue, ce à quoi nous invite notre recherche sur les actions de prévention de la radicalisation, c’est à une sociologie des usages institutionnels et associatifs des travaux et recherches issus des SHS. C’est que les théories et les recherches sur la radicalisation percolent au sein de la société et leurs effets multiformes (pervers, incontrôlés, non interrogés, auto-réalisateurs…) se font d’autant plus sentir que les publications sur le sujet s’accumulent à un rythme somme toute élevé. C’est dire si s’impose dans le processus même de la recherche une réflexion sur la réflexivité des savoirs des SHS (Lahire, 2005), d’autant plus sur une problématique sociétale comme la radicalisation où tout le monde est à la recherche de cadres de pensée et d’action (Boucher, 2020b).

Accéder à la pluralité externe et interne des acteurs de terrain

D’une façon générale, il s’agit de proposer, dans le cadre de cet article, une critique sociologique qui ne se limite pas à la critique sociale des acteurs. L’enjeu n’est-il pas, en effet, pour le sociologue de dire autre chose que ce que peuvent dire des acteurs informés et dotés d’une expertise sociétale comme peuvent l’être des travailleurs sociaux ? À ce propos, la pluralité des formats d’humanité identifiés ici révèle, comme nous le verrons, non seulement une pluralité mais également un morcellement, voire une divergence des points de vue relatifs à ce qu’est un être humain, morcellement et divergence que seul le sociologue peut donner à voir, nommer et donc faire exister suite à son enquête de terrain.

  • 4 Pour plus de précisions d’ordre méthodlogique sur cette recherche qui s’est déroulée entre 2016 et (...)

En vue de saisir les différentes conceptions ou les divers modèles anthropologiques de l’individu mobilisés par les acteurs de l’intervention sociale engagés en l’occurrence dans la prévention de la radicalisation, nous avons logiquement cherché à comprendre comment chaque acteur justifiait ses pratiques et actions sur le terrain. Plus précisément, l’enjeu était d’accéder à la pluralité externe (multiplicité des supports et références) et interne (contradictions et ambivalences vécues) des acteurs politico-institutionnels rencontrés, d’où le fait que nous avons mené des investigations empiriques articulées autour de deux principaux dispositifs méthodologiques4.

1/ Des focus groups ayant pris la forme de séminaires d’analyses de pratiques ont été organisés. Ce choix d’organiser des séminaires d’analyses de pratiques a été opéré en vue de trouver un moyen de mettre autour de la table des acteurs ayant peu de disponibilité temporelle et n’étant pas toujours disposés à parler de leurs pratiques sur le terrain. Cette technique d’enquête a été précieuse car elle a donné lieu à des discussions engagées, vives et contradictoires, ce qui nous a permis d’accéder aux ambivalences, aux doutes, aux dilemmes et aux apories éventuelles des acteurs engagés. Les focus groups/séminaires ont permis des montées en généralité renvoyant à des valeurs ou, mieux, à des « étalons axiologiques ultimes » (Weber, 1992) précieux en vue de saisir les formats d’humanité sous-jacents à ses propres pratiques et aux représentations de l’être humain qui y sont associées. Sans doute le fait que les acteurs rencontrés dans le cadre de cette recherche interviennent dans le champ de la radicalisation n’y est-il pas pour rien dans l’attachement parfois fort à un format d’humanité plutôt qu’à un autre.

2/ Des entretiens individuels avec de multiples acteurs ont été mis en œuvre. Les entretiens ont ceci de précieux qu’ils permettent de privilégier l’exploration des faits à travers l’activité de parole (Blanchet et Gotman, 2014). La méthode de l’entretien est ainsi particulièrement pertinente dès lors que l’on veut saisir le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques et à leurs interventions sur le terrain. Surtout, l’entretien permet de rapporter les idées mises en mots aux expériences significatives du sujet et de formuler, le cas échéant, des contradictions vécues exigeant des moments de réflexivité. Il ne s’agit pas de saisir une essence cachée par définition pré-existante, mais d’opérer une visibilisation de l’expérience vécue – parfois tourmentée, tiraillée, clivée… –, en passant du registre procédural – autrement dit du savoir-faire – au registre déclaratif – entendons au savoir-dire (argumentation, défense de son point de vue…).

5Nous commencerons par préciser la nature idéal-typique des formats d’humanité pour ensuite en dessiner les contours plus précis en les rapportant à des anthropologies normatives plus générales liées à des orientations théoriques en SHS. Il s’agira alors de voir en quoi chaque format renvoie à des conceptions ultimes de la nature humaine privilégiant telle ou telle faculté ou qualité universelle censée définir l’être humain. Enfin, nous soulignerons combien les options anthropologiques des acteurs de l’intervention sociale rencontrés sont mobilisées aussi bien de manière confuse que dispersée.

La nature idéal-typique des formats d’humanité

6Il faut insister sur le fait que les cadres ou formats mis en évidence dans la partie suivante renvoient à des figures idéal-typiques d’être humain qui empruntent d’une façon ou d’une autre à des théories issues des SHS. Autant le dire clairement, ils vont de pair avec des usages souvent maladroits, limités et circonstanciés des théories existantes sur la radicalisation. Ces formats renvoient par extension à différentes « anthropologies », c’est-à-dire à des conceptions fondamentales et philosophiques quant à ce qu’est un être humain, ou si l’on veut, à des théories générales sur la nature humaine. Nous sommes donc là à un niveau sous-jacent qui nourrit de façon souvent silencieuse, et donc de façon d’autant plus efficace, nombre de discours, d’idées, de représentations et d’actions sur le terrain.

7Les formats anthropologiques identifiés ici sont volontairement dégraissés, discernés à partir de formes de discours assumés et de pratiques significatives qui ne sont pas forcément majoritaires mais qui « parlent ». C’est de ce point de vue que la typologie présentée ci-après est idéal-typique dans le sens elle est un tableau simplifié de la réalité pour mieux en rendre visibles certaines dimensions (Paugam, 2014). L'intérêt analytique de la typologie déclinée ci-après procède de sa relative distance par rapport à des situations bien trop complexes dans leur réalité première pour nous permettre de dégager sans aucune aide conceptuelle des dimensions significatives eu égard au sujet traité. À ce titre, les modèles ou formats d’humanité identifiés de façon idéale transcendent l’infinie diversité des situations pour se retrouver, avec une récurrence empiriquement constatée mais variable, dans les propos recueillis et donc dans les expériences et situations vécues.

8Au plus loin de toute posture réaliste – ayant la prétention d’accéder au Réel –, notre démarche assumant la nature idéal-typique des formats d’humanité, convoqués avec plus ou moins de clarté au quotidien, rappelle qu’un même acteur peut s’engager, en fonction des moments, des obstacles rencontrés, des urgences à traiter et des objectifs poursuivis, dans un cadre puis ensuite dans un autre. Pour paraphraser Max Weber (1967), il faut insister sur le fait que les formats dégagés sont idéal-typiques puisque obtenus et construits à partir de diverses situations qu’il s’agit de simplifier pour mieux les comprendre et en identifier les contours. Ces formats n’épuisent en rien le réel, ils ne prétendent rien d’autre qu’à fournir une illustration idéalisée et formalisée du paysage représentationnel et moral de l’ensemble des acteurs rencontrés lors de notre recherche eu égard aux conceptions de l’être humain sensées qui leurs servent, d’une façon ou d’une autre, d’appui pour agir et justifier ses pratiques. En d’autres termes, il s’agit de formats construits par le chercheur et destinés à rendre saillants des traits fondamentaux de l’univers mental des acteurs engagés dans la lutte contre la radicalisation.

9Le concept de format d’humanité vise précisément à montrer combien le sens de ce qui est entrepris sur le terrain prend nécessairement forme à partir de points d'appui qui ne sont pas inventés par les acteurs ex nihilo, quand bien même lesdits formats sont bricolés, interprétés et subjectivés. Les formats d’ordre anthropologique rendent possible, de quelque façon que ce soit, la formulation de modes d’action et, partant, de raisons d'exister et de faire tant sur le plan collectif qu’individuel. C’est pourquoi, d’une certaine façon, les différents formats d’humanité mis en exergue s’apparentent à des « cités » au sens où ils renvoient à un ensemble divergent de « formes d’expression du commun » et de « règles prescriptives » (Boltanski et Thévenot, 1991, p. 92), et dont la pluralité n’est jamais aussi visible que dans ces situations où chacun tente de se justifier et de donner du sens à ce qu’il fait. Plus encore, les formats dont il est question ont clairement un air de famille avec les cités définies par L. Boltanski et L. Thévenot (ibid.) étant donné qu’ils peuvent être appréhendés, à bien des égards, en termes de principes de justice permettant de justifier moralement la grandeur d’une action menée, en l’espèce, dans le domaine de l’intervention sociale.

  • 5 Pour une analyse de telles divergences en lien avec des orientations politiques distinctes et souve (...)

10Et avant de décliner précisément les fomats que nous avons mis en évidence, soulignons que nous posons, d’un point de vue strictement méthodologique et donc à titre d’hypothèse de travail, une symétrie entre les différentes conceptions de l’être humain ici exprimées afin de, non pas les mettre sur le même plan, mais bien plus d‘en montrer in fine les asymétries et plus encore les divergences. Car derrière le morcellement des formats d’humanité mobilisés se donnent en effet à voir des divergences éthiques, politiques et morales5.

Essai de typologie de formats d’humanité

11Toute théorie sociologique et sociale contient une « anthropologie normative » renvoyant à des conceptions relatives aux désirs, aux besoins et aux fins humaines, comme le rappelle très justement P. Chanial (2011, p  18). Quand bien même elle est refoulée et inavouée, toute anthropologie prescriptive, quelle qu’elle soit, n’en informe pas moins les représentations et les pratiques insiste encore Chanial. Ce ne sont alors pas des idéologies qu’il s’agit de visibiliser mais bien plus des conceptions matricielles et séminales de l’être humain dans la mesure où elles permettent de conprendre ce que fondamentalement nous véhiculons comme idéaux, espérances et autres détestations d’ordre anthropologique. Dans ce sens, ce que nous poursuivons à travers nos analyses, c’est bien l’objectif d’établir des liens étroits entre, d’un côté, des formats d’humanité présents d’une façon ou d’une autre dans le cadre d’actions de prévention contre la radicalisation religieuse et, de l’autre, des anthropologies morales inhérentes aux théories des SHS. C’est plus précisément à travers quatre formats d’humanité que nous allons poursuivre cette ambition heuristique.

Le format déterministe

12Très souvent présent, d’une façon ou d’une autre, dans les propos des acteurs de terrain rencontrés, ce format consiste, sur le plan de la nature humaine, à mettre en avant une faculté d’intériorisation et plus encore d’incorporation de la culture comme le montrent les propos suivants : « De toute façon, c’est clair, ces jeunes [pouvant être radicalisés] sont influencés par leur milieu, ils trempent dedans. Il faut le dire, ils croient toutes sortes de choses qu’ils entendent. Ils ne sortent pas de leur milieu, donc fatalement ça finit en eux » (éducateur). Une éducatrice spécialisée insistera également dans ce sens sur le fait que « l’enfance semble quand même être déterminante. C’est pas n’importe quel jeune qui est touché, ce sont les plus fragiles car vivant dans un milieu très difficile. C’est dans les banlieues que ça se passe, en tout cas ici, c’est ça ! Je sais qu’il y a des fois non, mais bon, il faut le dire, c’est là qu’il y a des problèmes. Ils intériorisent toutes sortes de discours et après c’est difficile d’intervenir... » (Éducatrice spécialisée).

13Ce qui est pointé du doigt, comme nous le voyons, c’est le contexte, le poids du passé (familial, culturel, scolaire…), le terreau social et culturel qui s’avère décisif. L’individu peut même finir par apparaître lors de certaines discussions comme une éponge imbibée par ce qui l’entoure. Dès lors, c’est une sorte d’aliénation qui peut être mise en avant, même si le mot n’a jamais été employé en tant que tel. Mais quoi qu’il en soit, l’être humain est ici considéré ultimement comme un animal culturel sous contraintes.

14Les travaux connus de Gilles Kepel (2015) ou plus récemment ceux de Fabien Truong (2017) sont alors mis en avant lors des focus groups/séminaires. Le premier défend la thèse culturaliste d’une radicalisation de l’islam qui se traduit par le développement du salafisme dans les banlieues françaises, le second souligne les récurrences du contexte social en montrant comment de jeunes garçons de milieux populaires (banlieues reléguées et paupérisées) issus de l’immigration dont les parents sont de culture musulmane en viennent à se convertir de façon parfois radicale.

15Plus largement, ce format déterministe se retrouve dans l'ensemble des conceptions sociologiques sur-socialisées de l'individu (conceptions dites holistes). Il est présent dans la sociologie de P. Bourdieu (1980) avec les concepts d'habitus et d'incorporation, dans la tradition de l'anthropologie culturaliste américaine (A. Kardiner, R. Linton, M. Mead et donc en arrière-plan S. Freud) qui met l'accent sur les processus d'intériorisation et l’existence d’une sorte de surmoi culturel (cf. Cuche, 1996) ; dans l'approche fonctionnaliste de T. Parsons et de R.K. Merton qui insiste sur la socialisation forte de l'individu rendu alors conforme à ce que la société attend de lui pour fonctionner ; ou encore dans l'approche marxiste qui insiste sur l'intériorisation non consciente par les dominés d'idéologies bourgeoises instituées et plus encore naturalisées (sur ce point, cf. Marchal, 2012).

16La sociologie d’É. Durkheim se situe bien évidemment dans ce modèle lorsqu'elle insiste sur le fait que l'être social est aussi et surtout un être moral ayant intériorisé par définition des normes collectives. À ce propos, pour Durkheim (1993), l’espace social correspond à un milieu constitué de manières de penser consolidées, de manières d’agir solidifiées et de manières de sentir cristallisées, sans compter les types d’habitation et les voies de communication, ainsi que les règles de droit qui s’imposent aux générations. Toutes ces structures morphologiques inventées par les hommes et qui ont fini par se durcir sont autant de contraintes qui s’imposent aux individus. La perspective morphologique représente ainsi une expression paroxystique du format déterministe surtout à partir du moment où elle consiste à mettre en évidence des « effets de milieu », c’est-à-dire des effets résultant des spécificités mêmes du contexte de vie des individus (Stébé et Marchal, 2019, chap. 2). La composition des groupes sociaux, leurs manières de penser, leur distribution territoriale, la nature des équipements culturels, les souvenirs attachés à tel ou tel lieu sont autant de « facteurs actifs » (Durkheim, 1993, p. 112) qui vont affecter les conditions de mise en œuvre des actions humaines.

Le format relationnaliste

17Clairement distinct d’une perspective déterministe, ce format domine des débats et les représentations à partir du moment où les acteurs engagés dans la prévention de la radicalisation mettent en avant le rôle des pairs, des copains, des bandes et autres figures tutélaires dans les processus de conversion religieuse prenant une tonalité radicale. « Les jeunes, ils discutent entre eux, ils finissent par se monter la tête, ils sont toujours ensemble, tout le temps. Et là nous on est dépassés » (Éducateur). En filigrane de ces propos, ce sont les facultés relationnelles et à communiquer qui sont censées être opérantes. L’être hummain est donc ici appréhendé fondamentalement comme un animal relationnel – ou communicationnel. Ce qui est alors privilégié pour rendre compte de la radicalisation de certain(e)s, ce n’est pas le milieu (spatial et social), ni le passé de l’individu, mais les relations qui dans le présent jouent un rôle central dans la construction d’un état d’esprit et d’un petit monde imperméable qui échappe à tout le monde, y compris à d’autres proches tels que les parents.

18Mais inversement, ce qui a souvent été souligné, ce sont les manques relationnels : « C’est dingue les carences relationnelles des jeunes qu’on voit, franchement c’est là que ça cloche, c’est dur à voir. Ils sont en carence relationnelle, ils manquent plein de choses. C’est là que les familles ont leur responsabilité, et moi je dis bravo aux éducateurs car avec certains, ils parviennent à éviter le pire » (Référent laïcité, prévention de la radicalisation – préfecture). À cet égard, notons que les travaux du neuro-psychiatre B. Cyrulnik (1993, 1995) mettant en avant une possible résilience grâce à des supports relationnels et en vertu de forts attachements affectifs peuvent servir le cas échéant d’arrière-plan théorique pour défendre cette lecture de la réalité du jeune radicalisé ou en voie de radicalisation, et pour espérer l’en sortir éventuellement. Ce qui est également souligné lors de nos investigations empiriques renvoie au besoin de reconnaissance de jeunes trop peu considérés socialement et souvent stigmatisés par les médias ou l’école : « Vous savez, s’ils se replient sur la religion, c’est pas non plus par hasard, ils veulent être reconnus, ils veulent un peu de légitimité. Nous, on entend parler de dignité. C’est quoi la dignité si on réfléchit bien ? C’est vouloir être reconnu ! Par quoi ? Par l’école, les travailleurs sociaux, les médias ! » (Président association de quartier).

19De nombreux travaux de SHS empruntent peu ou prou ce format relationnaliste. La perspective de l’individu relationnel est toujours en effet présente dans les réflexions des auteurs interactionnistes comme E. Goffman (1995) ou H.S. Becker (1986) qui ont insisté sur l’importance dans la (dé)construction de soi des processus de stigmatisation, de désignation et de catégorisation à travers des étiquettes négatives. D’une façon plus générale, on retrouve ce format dans les approches héritées du pragmatisme américain (James, Dewey, Peirce) et du vitalisme simmelien qui analysent comment, en situation et en actes, les individus vivent, se présentent aux autres (Goffman), négocient avec les autres et eux-mêmes (Strauss), sauvent la face de l'autre et la leur (Goffman) ou instaurent de nouvelles normes (Becker), etc. (sur ce point, cf. Le Breton, 2004 ; De Queiroz, Ziotkowski, 1997).

20Rappelons simplement ici qu’avec James, le présent situé et relationnel revêt un intérêt tout particulier puisqu’il s’agit de saisir le présent du mouvement ou cette « zone de processus en formation […] où passé et futur se rencontrent » (James, 1916, p. 271), faute de quoi il est impossible de suivre ce qui se fait. Rien ne peut être définitivement capté dans l’unité d’un concept ou d’une conscience car le sujet lui-même est pris dans le mouvement incessant du monde, tel un flux continu ou l’autre est toujours suceptible de tenir un rôle décisif. Il s’agit par extension d’accompagner les processus par lesquels la conscience émerge sans cesse au contact de l’autre : ici, pas d’ego substantialisé et défini une fois pour toutes.

21La sociologie pragmatique française (Barthe et al., 2013) relève également de cette anthropologie dans la mesure où il est question de saisir comment les individus mobilisent tel ou tel principe en situation de justification par exemple (lors d'une dispute, d'un désaccord...). Dès lors, ce qui intéresse l'analyste, ce n'est plus le poids passé, mais les situations présentes comme dans le film « Entre les murs » qui saisit la vie d'une salle de classe en restant dans le présent de la salle de classe et en n'interrogeant pas le passé des individus, passé qui est pourtant amené par chacun dans la classe.

22Ce modèle part également du principe que l'être humain est fondamentalement animé par une volonté d'être reconnu socialement, ou du moins par certains autres comme l'avait théorisé Hegel en son temps. La psychosociologie de G.H. Mead (2002, 2006) tient aussi une place centrale ici. Notons incidemment que la philosophie de A. Honneth s'inscrit pleinement dans cette tradition dans la mesure où elle conduit à analyser la diversité des domaines de reconnaissance (amour, justice, amitié) et la nature des processus de reconnaissance (réification/catégorisation, personnalisation, humanisation...) (cf. Sur ce point Marchal, 2013).

Le format rationnaliste

23Clairement différent des formats relevant de philosophies déterministes et relationnalistes, le format rationnaliste a été vulgarisé par les travaux de G. Bronner (2016) parfois cités lors des entretiens et des focus groups/séminaires. L’accent, avec ce modèle, est mis sur la faculté de rationalité des individus, rationalité qui ne les empêche pas de se tromper : « Avec les travaux de Bronner, moi j’ai compris qu’ils n’étaient pas fous ces jeunes, mais qu’ils sont même très logiques dans leur tête. Non, non, ils ne sont pas fous, ils sont logiques avec eux-mêmes, et ça nous on doit le comprendre, mais c’est pas évident de se dire qu’ils ne sont pas fous » (Chef de service Mission laïcité). « Nous, on a appris en formation que les jeunes radicalisés ne sont pas des fous, et ça c’est quand même bien, car nous on sait qu’ils ne sont pas fous quand on les voit sur le terrain. Donc ça c’est bien » (Coordonnateur du dispositif de réussite éducative). « Daesch est très présent sur le marché des idées comme dit Bronner, ce sont eux qui y mettent le plus d’énergie, donc ils sont hyper présents ! » (Éducatrice spécialisée).

24Rappelons simplement que pour le sociologue G. Bronner, l’extrémisme satisfait aux critères de la rationalité puisque l’individu radicalisé énonce des doctrines cohérentes et qu’il propose « des moyens en adéquation aux fins poursuivies » (2016, p. 72). Plus encore, la personne radicalisée pêcherait par un excès de logique au point que s’établit dans les têtes une hiérarchie absolue et donc intangible des valeurs véhiculées. Autrement dit, ici, il n’y a plus de concurrence cognitive qui permet de relativiser ses propres croyances. Cela a été également mis en mots lors de notre recherche à travers le fait que les jeunes sont « enfermés dans leurs croyances », leurs préjugés au point d’être sourds à d’autres visions des choses.

25Ce format, où l’être humain apparaît comme un animal rationnel, est notamment mobilisé par des responsables de structures ou des cadres institutionnels axant leurs propos sur des contraintes fortes à mettre en place pour se protéger des personnes mes plus dangereuses, propos qui ne trouvaient pas toujours un écho favorable chez celles et ceux exerçant quotidiennement au contact des jeunes ici concernés : des professionnels qui sont « sur le terrain » et qui rappelent que les choses sont peut-être moins simples qu’il n’y paraît. Mais il reste que ce format étaye nombre d'approches soucieuses de montrer en quoi et dans quelle mesure l'individu est aveuglé par ses plis cognitifs.

26L'individu est ici toujours ramené à la Raison en tant que faculté anthropologique privilégiée. Dans cette perspective, ce qui intéresse l'analyste, c'est la capacité de l'individu à s'inscrire dans un régime d'engagement rationnel par rapport à soi (à son passé, son présent et son futur), aux autres et au monde. Des auteurs comme R. Boudon, M. Crozier ou encore E. Friedberg s’inscrivent clairement dans cette orientation rationaliste (Boudon, 1990, 2003 ; Crozier et Friedberg, 1977). L’anthropologie philosophique rationaliste voit dans les individus des êtres en mesure de formuler des objectifs adaptés aux situations qu’ils vivent. Les acteurs sont rationnels car en capacité de choisir les moyens les plus efficaces pour atteindre des fins bien comprises et clairement identifiées. Autrement dit, les situations vécues ne sont saisies analytiquement qu’autant qu’elles sont rapportées à des objectifs et à des stratégies individuelles à l’origine même de la logique rationnelle des situations observées sur le terrain. Notons que contrairement à l’individu relationnel qui chemine dans le monde avec l’autre, qui se montre disponible aux autres ou au contraire qui s’en protège, l’individu rationnel connaît ses intérêts, agit selon un plan et non selon un trajet ouvert à l’autre ou à l’altérité. Il s’avère en effet qu’« homo oeconomicus est droit alors qu’ Homo alterus est sinueux » (Marchal, 2020b, p. 38).

Le format existentialiste

27Ce format, lorsqu’il est mis en mot, consiste à insister sur l’impossibilité de donner du sens à sa vie, de supporter ses frustrations, de dessiner les contours d’un horizon ou d’un avenir vivables. Le jeune radicalisé est alors défini comme un « paumé en manque de repères » : « On a affaire à des jeunes qui ne savent pas qui ils sont, ils sont perdus dans leur tête et donc ils sont prêts à gober n’importe quoi pour devenir quelqu’un. Il faut dire que leurs perspectives sont parfois pas très mirobolantes. Qu’est-ce qu’on leur offre ? Ils sont complètement paumés, alors là ça craint, et c’est là qu’on doit être bon ! » (Représentante départementale – association nationale). Cette responsable soulignera dans la même veine que « pour des jeunes, il n’y a rien de structurant. C’est terrible, mais ils ne sont pas structurés. Après, il faut qu’ils se construisent, et là la religion ça peut servir, malheureusement ! On a des petits chefs qui récupèrent des paumés » (Responsable prévention radicalisation – Maison des adolescents). De même, cette chargée insistera sur le fait que « pour des jeunes en souffrance, le problème, c’est que Daesch a axé toute sa communication sur des jeunes en mal-être, en recherche d’eux-mêmes » (Chargé de mission faits religieux et radicalisation - Université).

28C’est une faculté de réflexivité et une capacité à questionner le sens de la vie qui est mise en avant ici, si bien que l’être humain est défini comme un animal existentiel – ou identitaire. Les acteurs sur le terrain se réfèrent parfois aux travaux les plus connus sur le sujet sans vraiment être en mesure de développer. Quoi qu’il en soit, il faut noter ici les réflexions menées par O. Roy (2016), lequel souligne qu’on assiste au désenchantement d’une génération nihiliste tentée par le jihadisme à l’heure d’un capitalisme débridé et mondialisé, d’où une révolte générationnelle qui se traduit par un engagement radical pour donner du sens à la vie. Les travaux de F. Khosrokhavar (2014) empruntent eux aussi en partie à ce modèle en se focalisant sur la frustration de jeunes radicalisés dont les espoirs de promotion sociale ont été éteints par les discriminations et les inégalités sociales, d’où un attachement au salafisme porteur de nouvelles aspirations existentielles. Enfin, on trouve dans cette veine des travaux de psychopathologie cités dans certaines formations professionnelles, travaux dont F. Benslama (2016) en est un des représentants les plus connus. Selon lui, le jeune radicalisé est un « surmusulman » qui manifeste avec orgueil sa religion au point de considérer qu’il agit au nom, voire à la place de Dieu.

29Le format existentialiste est très présent dans la sociologie inspirée et héritière des travaux d'A. Touraine (1997, 2013) et de la phénoménologie sartrienne le cas échéant. On le retrouve notamment dans les travaux de F. Dubet (1987), D. Lapeyronnie (2008), M. Wievorka (2008) ou encore de D. Martuccelli avec la notion d’épreuve (Martuccelli, 2006), mais aussi dans ceux de V. de Gauléjac (2009) relevant de la sociologie clinique qui montrent combien l'individu contemporain est animé par le souci d'être sujet de son existence. Il est alors question sur le plan analytique de rendre compte des conditions réelles de vie des individus pour comprendre les possibilités réelles d'être sujet de soi et de sa vie, ou non…

30Le format existentialiste rappelle que l'être humain se trouve face à une double contrainte anthropologique : d'une part, il ne peut pas ne pas se poser de questions relatives au sens, d’où le fait que toutes les cultures inventées jusqu’à aujourd’hui peuvent être considérées comme une réponse à la question du sens ; d'autre part, il ne construit pas du sens à partir de rien, ex nihilo ; et ce à double titre, étant donné que non seulement l'être humain recourt à sa faculté de questionner et de produire du sens, mais il s'appuie forcément sur de multiples appartenances, modèles, références, affiliations et autres supports identitaires pour se définir et se situer dans le monde (Marchal, 2012). Or, dans un univers globalisé, hyperconnecté et saturé de supports de sens, il n'y a rien d'étonnant à ce que les êtres humains cherchent à savoir qui ils sont (singularité) et à quoi ils appartiennent (similarité). Si l’être humain a toujours été en proie à des questions identitaires, il reste que le contexte social actuel active plus que jamais sa formidable capacité naturelle à interroger le sens de notre vie tout simplement parce que notre monde se révèle incapable de garantir un ensemble cohérent de raisons d'être et d'exister. Autrement dit, l’individu est plus que jamais en proie à des questionnements d’ordre existentiel étant admis qu’aucune tradition, aucune transcendance, aucune source de sacralité ne lui indique du dehors qui il doit être et à quoi il doit appartenir. Et c’est bien une telle vulnérabilité existentielle ou identitaire qui doit être interrogée et prise très au sérieux pour comprendre d’éventuels parcours de radicalisation.

En guise de conclusion

31À partir d’une recherche portant sur un champ d’acteurs engagés dans la lutte contre la radicalisation religieuse, nous avons été en mesure, suite à notre étonnement de voir autant de divergences quant à ses propres façons de justifier ses pratiques et actions concrètes, de rendre saillantes la pluralité des points de vue, les tensions et contradictions exprimées par les acteurs rencontrés. Dès lors, notre souci analytique a été d’accéder à une critique sociale forte et affirmée à même de poser suffisamment d’éléments de cadrage et de justification pour être en mesure de révéler des définitions plus ou moins formatées de ce qu’est un être humain, ni plus, ni moins. Nous avons ainsi tenté d’identifier les facultés humaines alors privilégiées tacitement pour donner du sens à des modalités concrètes d’intervention sociale. C’est de cette façon que nous avons pu distinguer et typifier des formats d’humanité, lesquels sont exprimés plus ou moins confusément pour asseoir son/ses point(s) de vue et justifier les actions menées sur le terrain. Parce que ces formats véhiculant des anthropologies sont difficiles à identifier dans le concret du quotidien, d’autant plus qu’ils s’entrecroisent dans les esprits le plus souvent, un certain désarroi peut apparaître, lequel se traduit alors par une « incapacité individuelle de décider, d’agir » allant de pair avec un repli sur soi et une tendance des acteurs à « sortir du jeu en refusant les règles » (Scieur, 2011, p. 185-186).

32L’effort analytique est d’autant plus important à réaliser que les quatre formats distingués ici correspondent à des cadres peu verbalisés en tant que tels. Rarement un format est revendiqué, rarement un acteur ne se réclame explicitement d’un seul d’entre eux, et pour cause puisque dans l’esprit de chacun, les choses sont loin d’être aussi claires. Dans la réalité des propos tenus au quotidien et des pratiques afférentes, tout est entremêlé, voire confus. Plus que jamais dans un contexte de forte incertitude de sens quant à ce qu’est la radicalisation et quant à ce qu’il faut faire pour lutter contre, nous rejoignons ici le constat plus général désormais établi par de nombreux sociologues (Dubet, 1994 ; Thévenot, 2006) selon lequel l'individu, qu'il relève du monde associatif, politique ou institutionnel, est fondamentalement pluriel et ambivalent dans ses façons d'appréhender l'autre, soi-même et le monde.

33L’intérêt d’une typologie articulée autour de formats d’humanité réside dans le fait de mettre au jour les options anthropologiques des acteurs de l’intervention sociale afin de mieux saisir les postulats qui président aux pratiques et aux actions engagées (ou non) sur le terrain. Car derrière ces formats, il faut insister là-dessus, on décèle à n’en pas douter des anthropologies fondamentales, entendons des conceptions ultimes de la nature humaine privilégiant telle ou telle faculté ou qualité universelle pour définir l’être humain. Ces formats sont donc loin d’être neutres et leur objectivation, après analyse des discours recueillis, rend visibles des présupposés qui rappellent, ce faisant, que la définition de la commune humanité ne va pas de soi et correspond aux aspirations les plus profondes des acteurs de l’intervention sociale ; tout du moins celles qui leur semblent pouvoir être identifiées comme telles au regard de leurs objectifs et des situations auxquelles ils sont confrontés. Quoi qu’il en soit, force est d’admettre que l’existence d’un sens commun n’est pas ici la règle car ce qui ressort de notre recherche est davantage un morcellement ou une dispersion des formats d’humanité qu’une cohérence vecteur, sinon d’unité, du moins de convergence. Est-ce à dire que le travail social est en crise ? Peut-être, mais est-ce bien important quand on sait que « ce n’est guère une nouveauté, [et que] c’est au contraire une tradition » comme le souligne C. Avenel (2009, p. 7). Et l’auteur d’ajouter que « c’est même, dans une certaine mesure, son identité ».

34À cet égard, puisse notre analyse aller dans le sens d’un morcellement, sinon heureux, du moins constructif en permettant à chacun de se situer et d’être en mesure de penser ce qu’il fait en se revendiquant et en s’engageant dans tel ou tel format ou, plutôt, dans tel et tel format, étant entendu que leur conjugaison maîtrisée vise à éviter des impensés d’ordre anthropologique. L’enjeu est d’importance : il consiste rien moins qu’à éviter de dégrader ou mutiler l’autre sur le plan anthropologique en le formatant exclusivement à partir d’un seul cadre d’identification et, partant, d’action – car se jouent aussi bien évidemment ici des modes d’intervention. Il en va de la réhabilitation de l’épaisseur anthropologique des personnes radicalisées et, plus largement, de toutes celles concernées par l’action sociale.

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Notes

1 Cet article est une version remaniée et augmentée du chapitre d’ouvrage intitulé « le travail social dispersé » paru en 2022 dans un ouvrage dirigé par M. Boucher ayant pour titre : Où va le travail social ? (Boucher, 2022). L’auteur remercie M. Boucher de lui permettre de proposer ici une version plus longue de son texte.

2 Ce sont donc des modèles qui visent à s’appuyer sur des qualités ou des facultés humaines synonymes de potentialités universelles ou naturelles appelées à se réaliser socialement ou culturellement.

3 Cette recherche s’inscrit dans un vaste programme international de recherche qui a donné lieu à un rapport final : Boucher M. (2020a) (coord.), Prévention des radicalités musulmanes et travail social : représentations, discours et pratiques des intervenants sociaux en protection de l’enfance, Canteleu (Rouen), LERS/Institut Régional du Travail Social et du Développement Social Normandie.

4 Pour plus de précisions d’ordre méthodlogique sur cette recherche qui s’est déroulée entre 2016 et 2018 dans une métropole régionale de l’Est de la France, voir Marchal, 2020a.

5 Pour une analyse de telles divergences en lien avec des orientations politiques distinctes et souvent opposées, cf. Marchal, 2020a, p. 322-323.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Hervé Marchal, « Le travail social morcelé, ou des formats d’humanité divergents »Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/2856

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Auteur

Hervé Marchal

Professeur de sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté
LIR3S – UMR CNRS 7366
Mail : herve.marchal@u-bourgogne.fr

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