Navigation – Plan du site

AccueilNuméros19IntroductionQuestionner les philosophies de l...

Introduction

Questionner les philosophies de l’intervention sociale

Swan Bellelle, Thibaut Besozzi et Hervé Marchal

Texte intégral

1Au quotidien, force est d’observer que les intervenants sociaux ne semblent pas toujours à même de saisir tout ce que recouvre véritablement leurs postures, justifications et pratiques professionnelles, contraints qu’ils sont de répondre aux urgences du terrain et de faire face à l’intensité du quotidien ; pris qu’ils sont dans des tensions et des paradoxes (Autès, 1999), sans compter la multiplicité des structures et des missions dans lesquelles ils sont engagés (Ion et Tricart, 1998 ; Castel, 2005 ; Avenel, 2009), et ce, dans un contexte de transformation de l’action étatique (Boucher et Belquasmi, 2014). Il n’est dès lors pas étonnant de constater que les intervenants sociaux tentent de « s’équiper » d’expertises plus ou moins savantes (Trepos, 1996) pour tenter de construire un récit sensé de leurs propres pratiques. Il en résulte bien souvent des bricolages hasardeux, des appropriations brouillonnes et même des pertes de sens comme dans le champ de la lutte contre la radicalisation (Marchal, 2020).

2Cela semble être d’autant plus le cas que la formation en alternance des intervenants sociaux, même si elle propose et transmet une offre de fait pluridisciplinaire, n’interroge pas le plus souvent les fondements épistémologiques des ingénieries qui pourtant les mettent en œuvre. C’est pourquoi il apparaît sans doute opportun d’interroger les implications de la formation professionnelle et de la « fabrique » des intervenants sociaux. Ainsi, la juxtaposition disciplinaire, n’abordant que trop peu les présupposés et choix épistémologiques retenus d’abord, et ceux axiologiques (valeurs) et praxéologiques (relatifs à l’action) ensuite, paraît être une piste heuristique à investiguer pour appréhender la mètis caractérisant la praxis ici concernée (Autès, 1999). Cela pourrait notamment se faire à l’aune des réformes successives des métiers de l’intervention sociale et de ses effets concrets sur les pratiques professionnelles et des manières de les concevoir. Dans ce même sens, la place et la fonction des sciences humaines et sociales dans le champ de l’intervention sont un enjeu actuel du débat, et ce, à la croisée de la recherche et de l’action. En attestent les positions hétérogènes à propos de la disciplinarisation du travail social et de l’universitarisation des métiers du travail social (Jaeger, 2014) qui ouvrent tout un espace de controverses propice à penser le champ ici considéré et, particulièrement, ses fondements philosophiques plus ou moins conscientisés mais bel et bien à l’œuvre.

3Aussi, ce numéro thématique de la revue Sciences & actions sociales vise-t-il à interroger, et du même coup à rendre visibles, les philosophies de l'intervention sociale – entendue ici dans un sens large, même si bien sûr intervention sociale et travail social peuvent être distingués. Par philosophies, il faut entendre les conceptions fondamentales, souvent implicites et peu questionnées, présidant aux pratiques d’intervention déclinées dans le concret de la vie sociale.

4Les philosophies dont il est question ici portent aussi bien sur l’être humain, la culture, la société, la vie sociale, le social, les institutions, l’éducation, l’identité, la laïcité… Elles correspondent à des postulats, des vérités premières, des positions ultimes, des soubassements idéologiques, des cadres de référence a priori qui, immanquablement, sont posés sur le monde. Elles ont inévitablement, d’une façon ou d’une autre, un lien avec la question du sens au fondement des actions entreprises. Aussi ce numéro vise-t-il à montrer combien le sens de ce qui est fait sur le terrain puise nécessairement dans des supports de sens indépassables ou dans ce qu’il est possible de nommer des « étalons axiologiques ultimes » (Weber, 1992). C’est dire si les pratiques, les modes d’intervention et les cadrages mobilisés in situ ne sont pas inventés par les acteurs ex nihilo, quand bien même ils sont bricolés, interprétés et subjectivés (Wieviorka, 2008). Les positionnements ultimes plus ou moins conscientisés, verbalisés et assumés dans la pratique rendent possible, de quelque façon que ce soit, la formulation de modes d’action et, partant, de raisons d'exister et de faire tant sur le plan collectif qu’individuel.

5Ce numéro veut rendre visibles le sous-jacent et souvent le non-dit – ou encore le non-maîtrisé – qui est au cœur de l’intervention sociale. Par exemple, il peut être question de rendre visibles les conceptions fondamentales de l'être humain qui sont convoquées sur le terrain. Sommes-nous en présence de postulats anthropologiques ou d’« anthropologies normatives » (Chanial, 2011) qui définissent et modélisent l’être humain comme un individu ici aliéné et hypersocialisé, là rationnel et stratège, ailleurs réflexif et angoissé ? De même pour la culture : celle-ci est-elle entendue a priori comme un ensemble de manières d’agir, de sentir et de penser qui pèsent de l’extérieur sur l’individu, comme un stock de ressources disponibles pour un individu en capacité de jouer avec, ou encore comme un ensemble d’expériences interactives toujours en train de se faire à travers de multiples situations et scènes sociales ?

6Ce qui se joue ici, d’une façon ou d’une autre, ce sont précisément des philosophies relatives à l’autre, à l’être humain et par extension à la nature humaine et à notre rapport au monde. Or, comment ne pas souligner que l’anthropologie de Thomas Hobbes domine les horizons de sens et percole notamment dans le champ les sciences sociales au point de tenir pour vraie et ultime la guerre de tous contre tous. Dès lors, la nature égoïste de l’être humain ne fait plus débat, si bien que s’impose une exclusive anthropologique conduisant à ne voir, parmi les affaires humaines, que domination, concurrence, ruse, pouvoir, violence, avidité, efficacité, rentabilité... La figure d’homo œconomicus, qui constitue la matrice utilitariste de cette perspective, ne vient que renforcer cette prétendue évidence humaine, puisque chacun est censé poursuivre naturellement ses intérêts bien compris et parfaitement clairs, et ce à partir d’un rapport de soi à soi souverain et vu comme indépassable ou primordial. Mais aux antipodes de cette anthropologie normative mutilante car trop étroite, n’est-il pas possible d’esquisser les contours d’une autre anthropologie, par exemple celle d’un homo alterus ? (Marchal, 2022). Au plus loin d’une perspective egologique — toujours en proie au préjugé du solipsisme selon lequel le sujet humain correspond uniquement à la conscience qu’il a de lui-même —, la visée philosophique et anthropologique consiste dès lors à penser une perspective alterologique dans le sens où le sujet humain est saisi à travers ses relations avec l’autre. « L’expérience qu’il a du monde ne peut se comprendre que par l’expérience qu’il entretient avec le monde des autres, si bien qu’elle se donne comme un ensemble ouvert qui n’a pas de limites : se dessinent ici les contours éthiques d’un régime de disponibilité relationnelle qui prend ses fondements dans le constat d’une nécessaire ouverture originelle à autrui — compte tenu de notre vulnérabilité initiale —, lequel n’a pas de place programmée, sous peine de le réifier » (Marchal, 2022, p. 177). Plus encore, homo alterus est engagé dans de multiples formes de relations entre humains et non-humains. Les choses du monde font ainsi partie de son quotidien et lui font quelque chose. Elles donnent de la vitalité, du réconfort. La perspective altérologique — centrée sur la relation à autrui — devient alors écologique, car donnant toute son importance à la puissance altérante du monde physique parallèlement à celle propre du monde social ; car prenant en compte le monde matériel, sa territorialité et sa spatialité, ses hospitalités et ses potentialités, ses invitations et ses interpellations (Chanial, 2022).

7Et outre, de telles questions de fond valent évidemment pour ce que l’on nomme « le social ». Quelles philosophies sont-elles là encore inévitablement en jeu de façon trop souvent non questionnée ? Qu’est-ce que « le social » quand le mot est utilisé comme un substantif – à ne pas confondre avec l’adjectif qualificatif « social » tel qu’il est décliné quand on parle de sécurité sociale ou de travail social ? Se trouve-t-il au-dessus des individus (État, institutions, idéologies…), entre les individus (normes relationnelles, rites d’interaction, codes langagiers…), dans les individus (modèles culturels intériorisés, manières d’être incorporées, raisons d’agir…), à côté des individus (objets intimes, territoires vécus, lieux de mémoire…) ou même après (effet d’agrégation et de ségrégation, compromis et contrats résultant d’accords et de transactions sociales…) ?

8Ces questionnements étant précisés, la question se pose de savoir si les quelques visées ultimes ou les orientations fondamentales prises en exemple ici s’intriquent ou bien s’excluent les unes des autres. Si tel est le cas, des positionnements radicaux voient le jour, pour le pire comme pour le meilleur… Les philosophies, conceptions fondamentales et autres options séminales dont il est question ici sont normatives et prescriptives en ce sens qu’elles ne sont pas neutres, peu s’en faut, tant elles engagent nécessairement des présupposés et cadres transcendantaux – au sens kantien du terme – auxquels personne n’échappe, la chose est entendue. Il y a alors toujours de l’éthique ou du sens qui se joue en l’espèce, mais aussi et surtout de la morale à n’en pas douter. Et puis faut-il rappeler que les orientations matricielles et autres cadrages a priori sont d'autant plus agissants et politiquement performatifs que leurs tenants et aboutissants s’avèrent difficiles à identifier et à maîtriser. Aussi, puisse ce numéro aider à penser ce que l’on fait vraiment quand on intervient concrètement de telle ou telle manière dans le champ de l’intervention sociale.

9Afin de nourrir cet ensemble de réflexions, le présent numéro se compose de douze contributions abordant les philosophies de l’intervention sociale par différents angles d’approche (anthropologique, épistémologique, éthique, praxéologique…) et dans différents secteurs d’intervention (formation professionnelle, addictologie, accès au logement, protection de l’enfance…). Ainsi, qu’ils soient plus théoriques ou plus empiriques, qu’ils interrogent le travail social dans sa globalité ou les travailleurs sociaux dans la particularité de leurs contextes d’intervention, qu’ils se questionnent au niveau de l’enseignement et de la formation (Ina Motoï, Manuel Boucher, Jean-Sébastien Alix et Michel Autès), au niveau des savoirs et perspectives anthropologiques mobilisés par les intervenants sociaux (Jean-Yves Dartiguenave et Richard Gaillard, Hervé Marchal), au niveau de l’éthique professionnelle dans le travail social (Michel Chauvière et Philippe Merlier, Émilie Auger), au niveau des soubassements philosophiques présidant à la mise en œuvre de logiques d’intervention et dispositifs spécifiques (Frédérique Trévidy, Brandon Dutilleul) ou encore au niveau des controverses et dilemmes pratiques qui s’imposent aux travailleurs sociaux dans le cours de leur action (Antonyne Breuil, Myriem Auger et Christophe Trombert), les articles ici présentés mettent chacun la lumière sur des dimensions philosophiques – axiologiques ou praxéologiques – qui sous-tendent le travail social contemporain.

10Dans un premier texte, à partir d’une recherche portant sur un champ d’acteurs engagés dans la lutte contre la radicalisation religieuse, Hervé Marchal qualifie le travail social de « morcelé » au regard de la multiplicité des « formats d’humanité » à travers lesquels les intervenants sociaux appréhendent les personnes qu’ils accompagnent. C’est-à-dire que les professionnels du social mobilisent diverses conceptions anthropologiques – ici reconstruites de manière idéal-typique – pour comprendre, agir et justifier leur action sur les situations individuelles de radicalisation qu’ils rencontrent. Pour les résumer trop rapidement, on peut dire que le format déterministe conduit à percevoir les individus comme produits de leur(s) condition(s) d’existence passées, forgés qu’ils sont par un processus d’incorporation sociale et culturelle de façons d’agir, de penser et de sentir. De ce point de vue, l’homme est fondamentalement un animal culturel. Le format relationniste insiste au contraire sur l’influence de la communication et des liens qu’entretiennent les individus, notamment avec leurs pairs, dans la construction de leur état d’esprit et de leurs comportements présents. Dans cette perspective, l’homme est fondamentalement un animal relationnel. Le format rationaliste consiste pour sa part à appréhender les individus à partir de leurs capacités à opérer des calculs et choix stratégiques au regard d’avantages et d’inconvénients perçus. Dans cette optique, l’homme est fondamentalement un animal rationnel. Enfin, le format existentialiste perçoit l’individu comme étant en quête de sens existentiel, capable de réflexivité et engagé dans un processus de (re)construction identitaire. À cet égard, l’homme est éminemment perçu comme un animal existentiel. En outre, bien qu’Hervé Marchal souligne la non-conscientisation de ces formats par les acteurs et la confusion avec laquelle ils mobilisent successivement ou parallèlement chacun de ces formats d’humanité, il précise néanmoins que « l’intérêt d’une typologie articulée autour de formats d’humanité réside dans le fait de mettre au jour les options anthropologiques des acteurs de l’intervention sociale afin de mieux saisir les postulats qui président aux pratiques et aux actions engagées (ou non) sur le terrain ».

11De leur côté, d’un point de vue épistémologique – qui n’est pas sans faire écho au « morcellement » évoqué précédemment –, Jean-Yves Dartiguenave et Richard Gaillard questionnent la possibilité (ou plutôt l’impossibilité) d’une théorisation propre au travail social. L’hétérogénéité des savoirs (issus des catégories de l’action publique, de courants de pensée divers et de disciplines universitaires socialement divisées) se présente comme un obstacle à l’édification d’une théorie unifiée et cohérente au sein du travail social. Cet état de fait est aujourd’hui accentué sous le poids des doctrines néo-libérales et néo-managériales qui entravent « les conditions mêmes de possibilité d’une quelconque théorisation dans le champ du travail social ». Cela s’opère par la disqualification des savoirs théoriques issus des sciences humaines et sociales, réduits à leur « opérationnalité » et à leur adaptabilité au formalisme inhérent à la communication interinstitutionnelle et à son « parler creux ». Qui plus est, le paradigme néo-libéral obéit à « une conception profondément individualiste ou solipsiste qui méconnaît fondamentalement la structuration et l’organisation des rapports sociaux ». Dès lors, les théories des sciences sociales – replaçant systématiquement les individus dans leurs contextes d’existence passés et présents – ont du mal à se frayer un chemin au sein du travail social et de ses institutions largement néo-libéralisées. Afin de restaurer les conditions épistémologiques favorables à une théorisation dans le champ du travail social, les auteurs en appellent finalement à une distinction fondamentale entre production de connaissances selon une visée scientifique et mobilisation de savoirs à destination de l’intervention sociale proprement dite.

12De son côté, Ina Motoi entend illustrer la manière dont elle enseigne la pensée critique aux futurs travailleurs sociaux au Québec afin qu’ils puissent penser leur activité par eux-mêmes et non selon une « emprise des cartes » prescrites (qu’elles soient gestionnaires, managériales, productivistes, politiciennes, etc.). Force est de constater que face aux doctrines néo-libérales et néo-managériales irriguant le champ du travail social, il est urgent de proposer des outils pour armer les travailleurs sociaux à décoder les discours dominants, à décrypter leur logique sous-jacente et à apprendre à penser critiquement pour « agir socialement », c’est-à-dire de « façon humaine ». Pour ce faire, la démarche formative décrite dans cet article propose, dans une visée fondamentalement démocratique et critique, de réhabiliter le « droit à la réflexion » des futurs travailleurs par le développement en formation d’« attitudes », d’« habilités cognitives » pour effectivement mettre en œuvre une « pensée critique » définie comme une « action responsable de réfléchir de manière autonome et autocritique à partir de critères et du contexte sociohistorique d’émergence ». Ce cheminement didactique consiste ni plus ni moins qu’à « mettre en perspective sa propre pensée », à conscientiser sa propre « carte » (regard que l’on porte sur la réalité pour mieux se la représenter), à apprivoiser « son point de vue », sa « perspective » pour progressivement accueillir la perspective de l’autre (qu’il soit bénéficiaire, décideur, etc.) en vue de pouvoir délibérer éthiquement en toute responsabilité. Cet enseignement emprunte donc de manière progressive et complexifiante, deux voies dont l’objectif est, d’abord de favoriser le passage d’une « pensée naïve » à une « pensée réflexive » pour, ensuite envisager le passage d’une « pensée réflexive » à une « pensée critique dialogique ». Ce cheminement formatif ouvre à la pluralité des perspectives (à ne pas confondre avec le relativisme) et permet d’appréhender « son propre rapport au savoir mais aussi celui de l’autre » afin de pouvoir « créer du sens » collectivement et de délibérer éthiquement entre pairs dans un contexte sociohistorique donné.

13Ensuite, Manuel Boucher évoque l’« espace académique interventionnel » pour souligner l’importance que revêt, à ses yeux, l’articulation entre la coproduction de savoirs et la détermination, par les travailleurs sociaux eux-mêmes, de logiques d’action en accord avec une philosophie de transformation sociale. Cette perspective lui paraît d’autant plus cruciale que l’autonomie relative des travailleurs sociaux, mais aussi de la formation supérieure en travail social, se trouvent menacées par les logiques du New Public Management, par des logiques concurrentielles, ou encore, par une « marchandisation du social ». Il insiste ainsi sur la nécessité d’inscrire cet « espace académique interventionnel » en rupture avec ces logiques délétères. Manuel Boucher conçoit en effet un tel espace comme « une dynamique de formation et de recherche réflexive et conflictualiste ». La finalité de cette dynamique ou de cet espace serait de fournir des armes intellectuelles aux travailleurs sociaux afin qu’ils soient en mesure « de penser par eux-mêmes l’ambivalence et les spécificités du travail social », mais aussi, par le biais d’une reconnaissance académique, universitaire et statutaire, d’affirmer une autonomie professionnelle s’appuyant sur une déontologie productrice d’une identité collective venant faire contrepoids aux injonctions normatives des orientations managériales et gestionnaires actuelles. Manuel Boucher insiste cependant sur la nécessité de ne pas confondre cette perspective avec celle consistant à vouloir faire du travail social une science. Il suggère ainsi, afin de lever toute ambiguïté à ce sujet, de nommer cette section « sciences et pratiques de l’intervention sociale » soulignant, par-là, l’importance de mobiliser les sciences humaines et sociales. Il réfute, à cet égard, l’existence d’une recherche spécifique « en travail social ». Il préconise, enfin, que l’État définisse une véritable « feuille de route » visant, notamment, le renforcement de la qualification des formateurs en travail social, l’institutionnalisation d’un statut de « formateur-chercheur », et la constitution ou la consolidation d’espaces de travail collaboratifs entre enseignants-chercheurs du monde universitaire et formateurs en travail social.

14Le texte proposé par Jean-Sébastien Alix et Michel Autès s’inscrit dans la continuité de leur ouvrage récent Le travail social en quête de légitimité, paru en 2020. L’objectif de cet ouvrage étant de faire un point sur la place de « la recherche dans le travail social » en France, l’article se propose, en la matière, d’approfondir des éléments significatifs. La thèse principale de l’article est la suivante : « la compréhension des rapports de la recherche et du travail social ne relève pas d’une discussion à partir de points de vue épistémologiques, ou d’une sociologie de la connaissance, mais d’une analyse en termes politiques et de lutte sociale pour la reconnaissance ». Pour argumenter leur propos, les discussions sur « ce que créer une discipline veut dire » sont reprises. Les auteurs reviennent sur une socio-histoire des liens entre centres de formation en travail social et universités, sur une analyse critique des effets du management où les activités de recherche pourraient contenir une partie de ces effets délétères, sur les liens historiques et épistémologiques entre travail social et sociologie, pour conclure sur l’enjeu des conditions politiques minimum, à ce jour insuffisantes, pour l’émergence « d’une place pour des sciences du travail social ». Plusieurs niveaux d’analyses sont ensuite envisagés convoquant des interrogations sur les statuts de la connaissance scientifique et pratique, avec un focus notamment sur la « nature de la vérité dans le travail social », sur l’importance d’une « indiscipline » et d’un « discours à la première personne » préférés à la perspective « d’une science du travail social ».

15Pour leur part, Michel Chauvière et Philippe Merlier adressent une critique acerbe aux logiques néo-libérales et néo-managériales qui envahissent aujourd’hui le travail social. Pour ce faire, ils interrogent les usages et mésusages du concept d’éthique dans le champ du travail social. Ils affirment la fréquente confusion entre éthique et morale non sans critiquer le fait que les « faux usages » de l’éthique cachent une « moraline prête-à-penser qui donne une image propre, un vernis, un supplément d’âme, un blanc-seing, une apparence de pureté, de bonté et de bienveillance, une illusion d’humanisme aux institutions et aux politiques qualifiées de sociales ». En effet, les auteurs pointent d’abord le risque que l’éthique soit brandie comme une caution morale, comme une vitrine, par les organisations qui l’instrumenteraient alors sans vergogne. En s’appuyant sur la pensée classique de G. Simmel, ils se focalisent ensuite sur la discrétion comme valeur centrale du travail social et de la vie sociale plus généralement, avant de montrer comment la « novlangue néo-managériale » travestit le sens de mots aussi centraux dans le travail social qu’ « autonomie », « responsabilité » et « bienveillance ». Cela conduit à transformer complètement le statut de la question éthique, soit pour l’oublier tout bonnement, soit pour l’utiliser comme une ressource parmi d’autres, suivant les desseins du New Public Management (quantification, mesurabilité, investissement, rentabilité, concurrence, etc.). Les auteurs rappellent alors que l’éthique est indissociable de la pratique, elle est même une « pratique des fins de l’existence » qui « ne s’institutionnalise pas » tant elle est toujours remise sur l’établi en fonction des situations concrètes qu’elle permet d’éclairer mais non de trancher définitivement : « Réflexive, discrète et toujours en mouvement, [l’éthique] relève de principes universels propres à l’être instituant et applicables au cas par cas, principes qui ne sauraient se pétrifier dans les règles affichées d’un apparaître institué » (souligné par les auteurs).

16Pour sa part, Émilie Auger propose de mettre en évidence les dilemmes et tensions éthiques qui émergent des temporalités plurielles et asymétriques dans lesquelles s’inscrit l’intervention sociale. En repartant des analyses critiques d’Hartmut Rosa sur l’accélération du temps – qu’elle applique ici au champ de l’intervention sociale – l’autrice nous invite à distinguer les temporalités de l’institution (qui cadrent l’horizon temporel et le rythme de l’intervention), celles des professionnels (nécessitant l’acquisition d’expérience, le temps d’élaboration de la relation d’aide et le temps de la réflexivité) et celles, plus personnelles et subjectives, vécues par les personnes accompagnées dans le cadre de leur biographie, de leurs conditions actuelles d’existence et de leurs capacités de projection dans le futur. Pris entre ces différentes temporalités et leur volonté de « bien faire leur travail », les travailleurs sociaux sont en proie à des « dissonances éthiques » dans la mesure où « l’accélération du temps dans le travail social fragilise les principes éthiques des travailleurs sociaux du fait d’une accentuation des asymétries temporelles entre les temporalités institutionnelles, professionnelles et celles vécues par les personnes accompagnées ». Ainsi, les principes éthiques des travailleurs sociaux sont mis à l’épreuve de l’accélération du temps, ce qui invite à prolonger la réflexion à l’aune des stratégies de résistance que ces derniers doivent déployer pour continuer de donner du sens à leur métier.

17De son côté, Brandon Dutilleul s’intéresse aux philosophies qui sous-tendent différents modes d’intervention en addictologie, au carrefour entre visée intégrationniste et visée émancipatrice. Il dégage ainsi le « paradigme abstinentiel et normatif » qui vise traditionnellement à traiter des addictions en termes de sevrage et d’abstinence, largement porté par une vision biomédicale des troubles addictifs et des soins devant y correspondre. Ce mode d’accompagnement et de soin s’oppose à la logique de la Réduction des risques (RdR) qui apparaît à partir des années 1990, sous l’impulsion des usagers eux-mêmes, comme « une nouvelle manière d'envisager les consommateurs et leurs consommations ». Ces derniers sont dès lors considérés comme experts de leur situation et de leurs consommations addictives, tandis que l’objectif n’est plus d’atteindre le sevrage et l’abstinence, mais bien la sûreté des modes de consommation et des produits consommés. L’auteur nous invite ensuite à considérer un « troisième axe clinique », la Régulation des consommations (RdC), qui ne se réduit pas au traitement médicamenteux des addictions (traitements de substitution), ni à la réduction des risques quantifiables et physiques liés aux usages de drogue, mais envisage aussi le renforcement du pouvoir d’agir des usagers, à partir de leur vécu et de leur rapport singulier au(x) produit(s). Les enjeux d’émancipation individuelle et existentielle – plutôt qu’uniquement biomédicaux – semblent alors centraux dans cette nouvelle approche des addictions que l’auteur décline ensuite, en pratique, à travers l’exemple de programmes d’intervention détaillés.

18Ensuite, Frédérique Trevidy restitue une recherche participative menée dans 8 pensions de famille en Île-de-France dont la visée est de « proposer une philosophie d’action et des outils de réflexion pour un accompagnement global en pension de famille orienté vers le développement de l’identité-logement des résidents ». La recherche menée en collaboration avec les différentes « parties prenantes » (résidents, intervenants sociaux et chercheurs) articule « savoirs d’expérience », « savoirs d’action » et « savoirs académiques » et repose sur des focus groups, des entretiens semi-dirigés, des observations participantes. L’enquête met en lumière les fondements philosophiques de l’accompagnement global proposé dans ces logements pérennes et accompagnés à destination des publics en grande exclusion, lequel accompagnement se fonde sur une philosophie habitante où le logement est conçu comme un espace d’identité, mieux de construction identitaire. L’accompagnement proposé à la personne consiste à développer son Identité-logement entendue comme « une forme d’identité, située et construite que la personne développe dans son rapport au logement ». Ce concept mobilise au sens actif du terme « les notions de liberté et de choix, relatives à la façon dont la personne souhaite vivre dans son logement. Mais, ce concept appelle aussi la notion d’environnement. La personne dans son logement se situe donc au centre d’un écosystème avec lequel elle interagit ». L’approche ici envisagée ne consiste donc pas à seulement prendre en compte les ressources dont dispose la personne mais aussi et surtout sa capacité et sa liberté à les mobiliser et les agencer pour construire, dans une continuité temporelle, sa propre manière de vivre et d’habiter. Finalement, cette recherche menée de concert permet de valoriser et d’expérimenter des outils réflexifs circonstanciés pour interroger collectivement, chacun depuis sa perspective, les fondements philosophiques de ce qu’accompagner par l’approche par les capabilités peut signifier.

19À partir d’une approche ethnographique faisant la part belle à la description de situations observées, Antonyne Breuil tente ensuite de dégager les fondements philosophiques du concept de rétablissement – issu du champ de la psychiatrie – présenté comme central dans le dispositif d’accès au logement dit « Un Chez Soi d’Abord ». Engagée au sein de l’équipe professionnelle pluridisciplinaire – en tant qu’infirmière et chercheuse en sciences sociales – elle propose de « se plonger dans le quotidien des acteurs d’Un Chez Soi d’Abord et de questionner ainsi les grands principes de l’intervention depuis le regard et les pratiques de ces acteurs de terrain ». Se dessinent ainsi plusieurs niveaux de complexité documentés par l’auteure à travers l’exemple de quatre personnes logées via ce dispositif, régulièrement visitées par l’équipe professionnelle. Bien que la philosophie du rétablissement irrigue le Chez Soi d’Abord par l’attention qu’elle suppose à l’appropriation du logement, au fait « d’agir avec et non sur les personnes », à l’accompagnement renforcé des personnes logées et à la (forte) disponibilité de l’équipe, elle ne laisse pas pour autant de soulever des incertitudes et des controverses chez les professionnels accompagnants. Ces derniers opèrent alors des « petits arrangements » tant ils doivent « bricoler » avec ces principes d’intervention en fonction des situations individuelles. La réflexivité des professionnels est ainsi constamment mise à l’épreuve, tout autant que leur degré d’engagement personnel et professionnel, dans l’objectif de favoriser le rétablissement des personnes accompagnées, plutôt que le recouvrement de la santé et la disparition des symptômes.

20Enfin, Myriem Auger et Christophe Trombert s’intéressent aux travailleurs sociaux – ou plutôt, aux travailleuses sociales – évoluant dans une Maison d’Enfants à Caractère Social (MECS) dans l’objectif d’identifier des conceptions sous-jacentes du métier d’éducatrice à partir d’écrits ordinaires comme ceux qui figurent sur le cahier de transmission de l’équipe professionnelle. Ces écrits – analysés de manière quantitative et thématique – sont considérés comme autant de « mises en sens » de l’expérience professionnelle qui dessinent « deux grandes familles de positionnements » (un pôle « autoritaire » et un pôle « laxiste ») qui ont tendance à s’opposer. Ils permettent en outre d’identifier les logiques qui président à la catégorisation d’un événement comme problématique ou pertinent – devant être transmises aux collègues – tout en laissant poindre des divergences en fonction du genre des adolescents considérés ou du positionnement des éducatrices. À travers la manière dont les éducatrices rendent compte (ou non) d’événements perçus comme problématiques ou de faits considérés comme pertinents pour l’action éducative, mais aussi à travers le regard porté sur les jeunes (responsables perturbateurs ou victimes vulnérables) les auteurs dégagent des postures professionnelles sous-tendues par une philosophie éducative plus ou moins centrée sur l’autorité et le respect du cadre institutionnel, ou au contraire, sur l’écoute et la prise en compte du point de vue des adolescents. Finalement, de manière originale, les auteurs indiquent ici « une piste de travail pouvant articuler écrits ordinaires existants et théorisations professionnelles de l’action à mener ».

Haut de page

Bibliographie

Autès M., 1999, Les paradoxes du travail social, Paris, éd. Dunod.

Avenel C., 2009, « Actualités du travail social », Informations sociales, n° 152, p. 4-7.

Berthelot J.-M., 1990, L’intelligence du social. Le pluralisme explicatif en sociologie, Paris, éd. PUF.

Boucher M. et Belquasmi M. (dir.), 2014, L’État social dans ses états. Rationalisations, épreuves et réactions de l’intervention sociale, Paris, éd. L’Harmattan.

Castel R., 2005, « Devenir de l’État-providence et travail social », dans Ion J.(dir.), Travail social en débat[s], Paris, éd. La Découverte, p. 27-49.

Chanial P., 2011, La sociologie comme philosophie politique et réciproquement, Paris, éd. La Découverte.

Chanial P., 2022, Nos généreuses réciprocités. Tisser le monde commun, Arles, éd. Actes Sud.

Crozier M. et Friedberg E., 1977, L’acteur et le système, Paris, éd. du Seuil.

Cuche D., 1996, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, éd. La Découverte.

Dewey J., 2018, Démocratie et éducation, Paris, éd. Armand Colin.

Dosse F., 1997, L’empire du sens. L’humanisation des sciences humaines, Paris, éd. La Découverte.

Jaeger M. (Coord.), 2014, Le travail social et la recherche - Conférence de consensus, Paris, éd. Dunod.

Goffman E., 1991, Les cadres de l’expérience, Paris, Éd. de Minuit.

Ion J. et Tricart J.-P., 1998, Les travailleurs sociaux, Paris, éd. La Découverte.

Le Breton D., 2004, L’interactionnisme symbolique, Paris, éd. PUF.

Lévi-Strauss C., 1990, La pensée sauvage, Paris, éd. Pocket.

Marchal H., 2020, « La lutte contre la "radicalisation" : des acteurs sociaux ambivalents et diversement engagés », dans Boucher M. (dir.), Radicalités identitaires. La démocratie face à la radicalisation islamiste, indigéniste et nationaliste, Paris, éd. L’Harmattan, p. 309-325.

Marchal H., 2022, « Homo Alterus. Esquisse d’une anthropologie altérophilique », Revue du MAUSS, n° 60, p. 177-188.

Schütz, A., 2008, Le chercheur et le quotidien, Paris, éd. Klincksieck.

Trepos J.-Y., 1996, Sociologie de l’expertise, Paris, éd. PUF.

Weber M., 1992, Essais sur la théorie de la science, Paris, éd. Pocket.

Wieviorka M., 2008, Neuf leçons de sociologie, Paris, éd. Robert Laffont.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Swan Bellelle, Thibaut Besozzi et Hervé Marchal, « Questionner les philosophies de l’intervention sociale »Sciences et actions sociales [En ligne], 19 | 2023, mis en ligne le 24 mars 2023, consulté le 09 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sas/2849

Haut de page

Auteurs

Swan Bellelle

Responsable « Sciences de l’Éducation

/ Philosophie » IRTS de Lorraine - site Nancy

Thibaut Besozzi

Docteur en sociologie,
Université de Bourgogne, LIR3S
Thibaut.besozzi@u-bourgogne.fr

Articles du même auteur

Hervé Marchal

Professeur de sociologie
Université de Bourgogne-Franche-Comté
LIR3S – UMR CNRS 7366
Mail : herve.marchal@u-bourgogne.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search