1Cette contribution vise à rendre compte à travers les prises de parole directes des jeunes des premiers résultats d'une recherche qualitative sur les étudiants en expérience Erasmus.
Des contributions récentes aux études de jeunesse ont tracé un paysage inquiétant pour les jeunes appelés à affronter l'imprévisibilité du contexte historico-social, les difficultés liées au monde du travail et les nouvelles pathologies sociales (Bruni, 2021). Afin de comprendre la place et le rôle des jeunes dans ce milieu, il apparaît donc nécessaire d'adopter un nouvel outil méthodologique : l'agency. Ce dernier est un concept longtemps débattu dans la sociologie des jeunes et qui rencontre des résistances et des doutes quant à son applicabilité au contexte et sa compatibilité avec le concept de vulnérabilité.
2Dans une première partie je tenterai de redonner les apports les plus récents à la formulation du concept. Ensuite j’essaierai de l’employer comme clé de lecture pour comprendre l'expérience Erasmus en me concentrant sur un point particulier, à savoir la reformulation du rapport des jeunes à la solitude, comme enseignement et héritage d'une expérience fortement socialisante.
- 1 À cet égard, il convient de se référer aux importants travaux d'Ulrich Beck et d'Anthony Giddens su (...)
3Les grands processus qui ont marqué la société depuis les années 1980 ont fait émerger de nouvelles interrogations, de nouveaux intérêts et champs d'études dans la sociologie de la jeunesse. Suite aux profondes transformations économiques et sociales, le passage à l'âge adulte, qui a toujours été l'une des phases évolutives les plus complexes du développement biographique, apparaît beaucoup plus difficile que par le passé. En effet, la précarité croissante de notre époque1 a rendu considérablement plus difficile pour les jeunes l'élaboration d'un projet biographique cohérent à cause de la fin des emplois full-time et full-life, condamnant toute une génération à la précarité et à l'incertitude croissante (Spanò, 2018, p. 7-8).
4L'accélération du changement social (Rosa, 2012) qui caractérise les sociétés modernes a des conséquences sur le rapport des jeunes au futur (Cavalli, 1985). En effet, comme le changement n'est pas imputable à une action rationnelle, il est impossible de faire des prévisions et des programmes à long terme, par conséquent des expressions comme crise et Risk Society (Beck, 1992) se sont incorporées dans les biographies des jeunes (Leccardi, 2005, p. 124).
5Le concept de crise, traditionnellement associé à l'adolescence (Erikson, 1999, p. 193) a étendu son ombre jusqu'à la jeunesse en se décomposant dans les différents secteurs de la vie sociale quotidienne des jeunes mais en devenant aussi prétexte à la mise en place de stratégies et de solutions.
- 2 Bertolini propose alternativement le terme de mood de la crise (Bertolini, 2018, p. 172).
6Ce contexte peu rassurant détermine ce que Miguel Benasayag et Gérard Schmit ont défini dans le texte Les passions tristes, idéologie de la crise2 (Benasayag et Schmit, 2006), une idéologie qui s'insinue dans les différents niveaux de l'espace public et des sphères privées, déclenchant une série d'attitudes qui la perpétuent.
- 3 Voir : Leccardi et al.., 2011; Bynner et al., 2018; Rampazi in Mandich, 2010, p. 34.
7Déclinée en différentes formules, l'idéologie de la crise trouve un certain consensus dans la littérature, contribuant à souligner les différents problèmes auxquels les jeunes doivent faire face3. En conséquence, il s'est imposé un récit de l'incertitude qui interprète la précarité des jeunes comme une institution au sens sociologique en utilisant une sémantique centrée sur la crise (Bertolini, 2018, p. 171). Les représentations de la précarité sont généralisées et consolidées d'abord au niveau institutionnel puis déclinées dans les discours des jeunes.
8Les mutations de la société ont confronté les sociologues au problème de l'identité des jeunes, problème ancré jusque dans les années 1980 dans des catégories conceptuelles de disciplines comme la psychologie ou la psychanalyse et renvoyant à une représentation juvénile dépassée. Traditionnellement, en psychologie, la crise d'identité est un moment typique de l'adolescence mais, suite à l'expansion de celle-ci, la crise s'est également étendue à la jeunesse, se déconnectant du développement cognitif et trouvant plutôt sa cause dans le changement social et par conséquent éveillant l'intérêt de la sociologie.
9La complexité croissante de la société s'est en effet traduite par une multiplication des repères rendant difficile l'orientation des jeunes dans les différentes voies qui s'ouvrent. Marita Rampazi a résumé le concept dans la formule “incertitude biographique" (Rampazi in Cavalli, 1985, p. 153), par laquelle on entend la condition particulière du jeune qui, imaginant son avenir, a une vaste gamme de résultats possibles devant lui, éprouve des difficultés à dégager un principe utile pour établir une échelle de priorités dans les choix de vie.
10Par ailleurs, l'accélération sociale du rythme de vie (Rosa, 2012) est une difficulté supplémentaire à laquelle les jeunes doivent faire face. Le temps, marqué par le rythme, est un enjeu particulièrement important puisqu'il concerne la capacité d'agir à court et à long terme et la possibilité conséquente de se projeter vers l'avenir. Le rapport au présent est à la base de la construction de son propre devenir ; ainsi, le présent, pour les jeunes, est vécu comme une attente active de la vie adulte (Leccardi, 2009, p. 73).
- 4 Les réflexions de Leccardi sont étayées par des recherches empiriques menées entre 2001 et 2003 sur (...)
11Le risque inhérent à l'accélération est que cela pourrait annuler l'idée de durée, mettant en péril la perspective biographique des jeunes, rendant difficile l'élaboration d'une définition de soi à long terme (Rampazi in Mandich, 2010). C'est le temps du futur qui est miné par l'accélération et l'incertitude qui s'ensuit. Les jeunes en paient les conséquences les plus lourdes car c'est dans cette dimension qu'ils élaborent le projet de vie, ce dernier, guide traditionnel des jeunes dans l'évolution de leur biographie, est inapte à détecter, répondre et s'adapter aux imprévus. La disparition progressive de la perspective à long terme et l'indétermination du présent rendent l'idée de projet obsolète et inadéquate. Dès lors, il est fondamental d’avoir la capacité de construire des stratégies d'action cognitives, à savoir réagir face à l'imprévu. Les jeunes, habitants de leur temps, doivent se déplacer dans l’indétermination. Ils doivent se doter de cette agency dont il sera question plus loin pour répondre activement et ne pas être submergé par le temps en agissant de manière réactive au changement social accéléré4.
12Dans les paragraphes suivants, nous nous concentrerons sur d'autres discussions qui ont animé le débat au sein de la sociologie de la jeunesse au cours des deux dernières décennies.
13Les questions débattues se développent selon deux axes dont les pôles s'opposent avec des perspectives différentes. Sur la première piste théorique se trouvent les tenants de l'approche générationnelle et ceux qui défendent plutôt l'étude des transitions vers la vie adulte comme outil de compréhension des nouvelles caractéristiques de la jeunesse, la seconde piste concerne plutôt la question de la structure versus l’agency.
14La perspective des transitions et celle générationnelle trouvent leur origine dans les réflexions sur la déconstruction du chemin de vie et la nécessité qui en résulte d'adopter de nouvelles approches et modèles théoriques. Le problème de la perspective transitoire selon les générationnalistes consiste à considérer la jeunesse comme une suite d'étapes précises dans la progression plus large et plus linéaire vers la vie adulte.
- 5 Le débat reconstitué se développe principalement sur les pages du Journal of Youth Studies, une rev (...)
15Dans un article de 2006, Johanna Wyn et Dan Woodman expliquent les raisons de leur critique de l'approche des transitions, rappelant la nécessité d'adopter une approche basée sur les générations5. La différence substantielle réside dans le fait que compte tenu de la génération à laquelle il appartient, on comprend le contexte social dont est issu le jeune et l'impact distinctif sur la trajectoire biographique. La perspective des transactions, en revanche, ne traitant que du passage d'une phase à une autre, ne peut produire qu'une analyse incomplète (Wyn et Woodman, 2006, p. 496). Les deux sociologues australiens soutiennent donc qu'il faut dépasser la conception de la jeunesse comme transition et développer une compréhension des manières dont chaque génération se rapporte à sa place sociale, politique et économique (ibid., p. 497).
- 6 L'article est complété par une recherche sur les caractéristiques de la génération post-1970 en Aus (...)
16Il est donc évident que l'approche générationnelle va au-delà de la simple appartenance à la cohorte de naissance, pour considérer un ensemble d'attributs économiques, sociaux, culturels et politiques de manière à dessiner un cadre pour comprendre les conditions spécifiques qui façonnent une génération6 (ibid., p. 499).
17Pour souligner la nécessité d'un changement de perspective, Peter Dwyer et Johanna Wyn expriment des doutes sur la validité d'une méthode qui considère la jeunesse d'aujourd'hui uniquement par rapport à la distance avec le passé dans les modèles de transition. Les auteurs proposent alors d'adopter le concept de génération sociale (en termes mannheimiens) pour saisir le lien entre changements sociaux et nouvelles subjectivités (Dwyer et Wyn, 2001 in Spanò, 2018, p. 63). Le contexte social de chaque époque stimule les jeunes à produire de nouveaux modèles de vie, de nouvelles significations à attribuer à des expériences non seulement attribuables à la période de la jeunesse, mais persistantes tout au long de la vie : donc définissables comme des caractéristiques générationnelles. Les transitionnistes ont à leur tour répondu en soulignant les faiblesses du concept de génération, encore incomplet à bien des égards : comment les changements en cours sont liés à l'émergence d'une nouvelle génération, comment celle-ci émerge, quels rapports elle entretient avec les générations précédentes sont des points peu clairs (France et Roberts, 2015 in Spanò, 2018 p. 72) et le fait qu'en mettant en avant les éléments qui unissent une génération, on risque d'ignorer les éléments d'inégalité. Antonella Spanò soutient qu'en réalité, le débat a pour point d'arrivée la nécessité de revoir tout l'appareil conceptuel à la lumière des changements de la condition de la jeunesse. Les deux approches sont à considérer comme complémentaires car la première renseigne sur les conséquences matérielles du changement, c'est-à-dire les voies et les moments pour accéder à la vie adulte, la seconde sur les implications subjectives, ou comment le bien-être est compris ou ce qu'il signifie être majeur. D'un point de vue théorique et méthodologique, il est préférable d'utiliser les deux approches simultanément.
18La deuxième piste du débat contemporain sur les études jeunesse voit s'opposer ceux qui soutiennent que les résultats obtenus par les jeunes sont le résultat de leurs compétences et stratégies, l'agentivité, et ceux qui considèrent les marqueurs classiques : classe, sexe et race, un limite aux opportunités et aux aspirations des jeunes. Les deux positions se sont développées à travers la comparaison entre le déterminisme d'Ulrich Beck et le conditionnement structurel de Pierre Bourdieu (ibid, p. 86).
19Dans Risk Society de 1992, Beck voit dans l'action contemporaine des poussées d'individualisation qui conduisent à un changement des conditions de vie et des parcours biographiques. Stimulées par les travaux de Beck et par les nouvelles perspectives au sujet de l'individualisation (Bynner et al., 2018, p. 8), les études sur les jeunes ont transposé le concept en choice biography, c'est-à-dire la possibilité pour les jeunes de construire librement leur propre biographie sans souffrir d'obstacles structurels. L'individualisation et la choice biography sont les lentilles à travers lesquelles la condition de la jeunesse contemporaine est étudiée, en particulier à la lumière de cette capacité à naviguer dans l'incertitude contemporaine. Néanmoins, de nombreuses critiques ont été adressées à cette approche, notamment sur le caractère prédictif des conditions de départ dans l'évolution du parcours biographique (Spanò, 2018, p. 87). Les protagonistes de ce débat qui se concentre sur l'interprétation de la pensée de Beck sont encore une fois Dan Woodman avec Steven Roberts qui se font face sur les pages de Journal of Youth Studies.
- 7 Ici aussi la référence est à la précarité et à la crise évoquées plus haut.
20Selon Woodman, Beck a été qualifié à tort comme théoricien de l'agency alors qu'en réalité, au centre de ses théories, il y a le changement social et non la réponse des sujets à cela. En particulier, le concept de choice biography est mis à l'épreuve, Woodman souligne que le concept d'individualisation est décrit en termes passifs : une biographie de bricolage est toujours une biographie de risque7, pas forcément une biographie entreprise par choix (Beck etGernsheim, 1996, p. 25 in Woodman, 2009, p. 245). Woodman ajoute un autre élément : la modernité ne génère pas de capacité d'agency mais l'exige précisément en raison de l'incertitude, du risque et des inégalités. Pour Roberts, Beck est le principal théoricien de l'agency (Roberts et al., 1994 ; Roberts et Kenneth, 1995 ; Roberts, 2010). Mettre l'agence sous les feux de la rampe, c'est ignorer le problème de l'inégalité, ne pas tenir compte des conditions de départ inégales.
21Une avancée dans le débat également stationnaire survient suite à un article de Steven Threadgold dont la position devient un point de rencontre entre les deux débats. À l'opposé de l'agency se pose la question de la structure, ou de l'existence d'éléments structurels qui empêchent les jeunes d'une possible choice biography. Selon les théoriciens de la structure, la persistance d'éléments tels que la classe, la race et le sexe est ignorée par ceux qui soutiennent les théories de l'agency. Threadgold entre dans ce débat en choisissant la voie intermédiaire (Threadgold, 2011, p. 383), mais en ajoutant un nouvel élément qui fait consensus à la fois chez Roberts et Woodman.
22Selon Threadgold, pour se pencher sur les inégalités contemporaines, il faut recourir à l'arsenal théorique de Bourdieu. C'est en fait le concept bourdieusien d'habitus qui est mobilisé comme outil de recherche précieux pour analyser les nombreux risques réels et perçus auxquels les jeunes doivent faire face, l'intensité différente avec laquelle ces risques sont vécus et les méthodes avec lesquelles ils sont négociés (ibid., p. 388). Pour Woodman aussi, la perspective de Bourdieu est un outil utile dans l'arsenal des études sur la jeunesse, afin de sortir de l'impasse, il est nécessaire que Beck et Bourdieu soient libérés des positions dans lesquelles ils ont été intégrés afin de surmonter l'opposition agency-structure et identifier les points communs qui garantissent de nouvelles possibilités et perspectives. Il est donc compréhensible qu’il soit plus fonctionnel pour les études jeunesse de combiner les deux approches plutôt que de les opposer.
- 8 À cet égard, Julia Coffey et David Farrugia ont associé l'agency à une boîte noire au sein des étud (...)
23Le concept d'agency a un parcours théorique irrégulier et fragmenté, à tel point qu'il n'existe pas de définition univoque8 mais les apports des différents auteurs fournissent une description détaillée de la notion.
24Rob White et Johanna Wyn (White et Wyn, 1998, p. 315) ont défini l'agency comme une prise de conscience du potentiel d'initiative, mais aussi de la volonté d'engager et de remettre en question les structures. L'importance de l’initiative des jeunes est donc prise en compte dans leur démarche (ibid., p. 318). En conclusion de l'article, les auteurs rappellent la complexité de l'agency dans sa dépendance au contexte réel et structurel dans lequel elle prend forme et en même temps à l'influence mutuelle que les pratiques mises en œuvre par le jeune ont sur le contexte.
25Paola Rebughini en accord avec White et Wyn rappelle le caractère insaisissable du concept en question dans les sciences sociales, en se conformant également à Coffey et Farrugia, la sociologue affirme que la définition « moderne » (Rebughini, 2019, p. 3) de l'agency est le résultat d'un ensemble de définitions : l'agency est la rencontre de l'individu avec les contraintes de l'environnement social et matériel (Giddens, 1979, 1984 in Rebughini, 2019) et sa capacité créative à faire face aux contraintes de l'environnement social et économique, ainsi que la possibilité de gérer la réalité avec l'intentionnalité, la rationalité, l'imagination, les activités linguistiques et symboliques et les pratiques matérielles (ibid.). À ce stade, cependant, la sociologue italienne ajoute un élément supplémentaire : traditionnellement l'agency a été opposée à la vulnérabilité : une personne définie comme vulnérable est incapable de se protéger des formes de contrôle, tandis que l'agency implique l'autonomie et l'intentionnalité, mais aussi la résistance aux formes de contrôle (Rebughini, 2019). Récemment, les nouvelles approches épistémiques ont revisité le concept d'agency en incluant la notion de vulnérabilité car, suite à la complexité réitérée du concept, il serait inapproprié d'esquisser une séparation claire entre les deux termes.
- 9 Ce qui vient d'être dit peut être mis en relation avec l'interprétation que Woodman donne de Beck l (...)
26L'agency qui découle de la vulnérabilité est une dérivation directe de la condition juvénile contemporaine décrite dans les paragraphes précédents. Ainsi, de nouvelles relations se créent entre activité et passivité, entre capacité à construire la réalité et à être conditionné par elle (ibid.). Considérer l'agency comme une réponse à la vulnérabilité et non en opposition à elle, c'est aussi réfléchir aux tactiques mises en place pour faire face aux freins structurels, comprendre les nouvelles pratiques, les critiques et les formes de solidarité. La précarité qui caractérise la condition juvénile peut s'analyser en termes de compétences personnelles et d'autogestion, dans la capacité à savoir saisir les opportunités et évoluer dans la crise. Donc, l'agency est comprise comme la capacité de développer une action autonome, plutôt qu'un choix, c'est une nécessité pour les jeunes9 (Rebughini, 2019, p. 7).
27Les éléments descriptifs de la condition juvénile vus jusqu'à présent : la fin du travail full-time et full-life, les passages non linéaires à l'âge adulte, la présentification, sont des caractéristiques générationnelles qui se sont radicalisées ces dix dernières années, en ce sens Rebughini suggère une perspective générationnelle spécifique de la situation précaire des jeunes. Une perspective qui ne doit cependant pas considérer les jeunes en termes de victimisation et de vulnérabilité, mais doit plutôt prendre en compte les pratiques de l’agency.
28Pour plus de clarté et de preuves empiriques, un autre travail de recherche de Rebughini édité avec Enzo Colombo et Luisa Leonini fait état de résultats d'une série d'entretiens avec de jeunes milanais confrontés à la crise. Dans ce cas également, la perspective générationnelle est privilégiée en réitérant l'incertitude, le changement constant, la nécessité de se déplacer entre des contextes avec des règles et des langages qui varient comme des constantes générationnelles.
29L'incertitude et l'ambivalence sont cependant gérées comme des opportunités possibles, l'ambiguïté de l'avenir ne provoque pas de désorientation et de résignation ; au contraire, elle met en évidence la capacité d'adaptation et l'affirmation de la volonté individuelle. De la confrontation à l'incertitude, les jeunes tirent des défis et des stimuli d'un ensemble de « ressources matérielles et culturelles » telles que l'apprentissage de nouvelles langues ou codes culturels, mais aussi le fait de savoir les utiliser dans le contexte approprié, d’être prêt à se déplacer d'un endroit à l'autre (Colombo et al., 2018, p. 69). Une nouvelle nuance d'agency s'ajoute donc, à savoir la capacité à s'adapter à la situation, à transformer l'expérience acquise dans différents contextes.
30L'agency est projetée dans le futur car elle implique une projection de soi basée sur des espoirs (Bryant et Ellard, 2015), des désirs et des anticipations. Le désir d'explorer, de découvrir est généralement constitutif de l'agency des jeunes, mais ces dernières années cette caractéristique s'est tellement accentuée que souvent les projets de vie imaginés par les jeunes incluent le désir de bouger, d'émigrer de leur lieu d'origine (Cuzzocrea et Mandich, 2016, p. 1). En ce sens, la mobilité devient une caractéristique de l'agency : étant mobile, se déplacer devient une possibilité d'action pour structurer un avenir meilleur, pour sortir de l'impasse de la crise.
31Valentina Cuzzocrea et Giuliana Mandich attirent l'attention sur la mobility turn (ibid., p. 3) pour les deux sociologues, l’agency est niée dans le sens où aucune action n'est perçue comme possible ou souhaitable dans son propre contexte, mais l’agency est également mise en action lors d'un déménagement ou d'un projet de déménagement. Il s'agit évidemment d'une définition spécifique qui s'inscrit dans le cadre plus large de l'agence en tant qu'effort individuel pour faire face à un contexte social spécifique (Rebughini, 2019).
32Il est clair que cette dernière définition spécifique est particulièrement importante pour saisir la volonté des jeunes de participer à l'expérience Erasmus. Une agency à comprendre comme un outil capable d'évaluer à la fois la volonté du jeune de vivre un nouveau contexte et la possibilité de surmonter une partie des obstacles grâce à la bourse accordée aux participants au programme. Les processus de création de l’agency sont cruciaux pour les jeunes européens, compte tenu de la rareté des opportunités, de l'incertitude générale et d'un discours public qui réaffirme le manque de volonté des jeunes plutôt que leur capacité d'action (Leccardi, 2005 ; Leccardi et Ruspini, 2006, p. 1). En termes sociologiques, se référant donc à l’agency en croisant ses éléments constitutifs tels que la capacité d'agir et de dépasser les limites, la tension vers l'avenir, l'espoir et le désir de mobilité, on pourrait dire que les séjours Erasmus encouragent l’agency personnelle à la fois comme expérience d'apprentissage dans un contexte formel comme l'université ou l'entreprise et dans le contexte informel du peer group international (Cairns et al., 2017, p. 71) mais aussi dans le choix personnel décisif d'entreprendre dans cette voie.
- 10 Les entretiens ici retranscrits et traduits en français couvrent la période juin 2021 - février 202 (...)
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Dans les paragraphes suivants, je voudrais donc proposer quelques extraits d'entretiens compréhensifs10 (Kaufmann, 2004) qui montrent comment le fait d’entreprendre un parcours Erasmus peut être une forme d'agence car cela est vu comme un chemin d'auto-amélioration et, en particulier, je voudrais me concentrer sur la place qu'occupe la solitude dans cette expérience.
34Les jeunes qui décident de participer à un séjour Erasmus le font avec la conscience de se mettre à l'épreuve mais aussi de mettre en œuvre au cours des mois à l'étranger des aptitudes et des compétences qui ont à voir non seulement avec la sphère universitaire/professionnelle mais aussi avec eux-mêmes.
Q : Pourquoi as-tu choisi de faire une expérience Erasmus ?
R : Je me suis passionné par la philosophie française. Donc il y avait aussi un peu l'aspect académique, pas seulement le côté personnel mais probablement dans ce cas c'est le côté personnel qui l'a emporté (Lorenzo).
R : J’ai choisi Erasmus car je pense que c'est une très bonne expérience pour mûrir et gagner en indépendance et comme dans le cas de Carmen je vis avec ma famille donc c'était une opportunité de pouvoir quitter la maison et vivre en autonomie (Alba).
Q : Quelles limites as-tu surmontées pendant ton séjour Erasmus ?
R : Quand tu viens ici, tu dois penser par toi-même plus que tu ne le fais dans ton pays, je veux dire je ne vis pas avec mes parents à Thessalonique mais ce n'est pas pareil, je suis dans mon pays, ici j'ai l'impression que tu reçois plus d'indépendance et tu rencontres beaucoup de gens dans beaucoup d'endroits différents donc tu vois que le monde est illimité. N’importe qui peut faire n'importe quoi et cela m'inspire beaucoup à vivre exactement comme je voulais vivre, à ne penser à rien d'autre, et oui je vais dire, je pense que tu peux te réinventer (Fotini) .
R : Je ne sais pas comment dire mais je pense que je peux gérer toute situation en ce moment. Parce que nous sommes arrivées ici sans appartement et avec cette énorme valise dans la rue, et peinons ici à chercher un appartement (…) Je pense que c'est une super expérience j'aime passer de l’étranger au local mais ça demande un nouveau vraiment... comme un esprit fort (…) pour moi c'est plus facile de parler aux gens ici que c'était chez moi parce que dans ma ville natale ou dans l’endroit où j'ai étudié, il m'était plus difficile d'aimer parler aux gens et aux étrangers et ici même cette barrière de la langue n'est pas si importante (Karolina) .
R : Il m'est arrivé des problèmes que je pensais avoir vraiment je les ai amenés ici, alors, oui certains problèmes oui je pense à la dépendance, mais d'autres problèmes que je pensais être là d'où je venais je les ai amenés ici, je les ai amenés alors ce sont des problèmes de moi-même pas de... d'où je viens, du mien, d'où, de l'endroit d'où... je viens, et je pense que oui j'ai pu résoudre les problèmes que j'avais avec moi et les autres (Oscar) .
R : Bien sûr, c'est un peu difficile à dire, mais à mon avis, il y a beaucoup de choses que tu peux hum hum améliorer en vivant à l'étranger. Par exemple avant de venir, je pensais juste que ça allait, euh j'améliore mon niveau d'italien et peut-être même un peu du niveau de médecine parce que j'étudie d'autres choses mais à la place j'ai vu, j’ai réalisé que j'ai grandi en tant que personne en vivant avec d'autres personnes par exemple (Marika) .
35À partir de ces extraits, nous pouvons voir comment les compétences impliquées ne sont pas seulement de nature didactique comme l'apprentissage d'une langue, l'étude de disciplines spécifiques, mais concernent la sphère personnelle : résoudre des problèmes avec soi-même, avant tout la dépendance. Il est clair dans le cas d'Oscar qu'il est parfaitement conscient d’avoir réfléchi à certains de ses problèmes et s'est rendu compte qu'ils ne sont pas liés au lieu mais à lui-même, et cette expérience l'aide à les surmonter. Également intéressant est le cas de Marika qui ne commence pas avec l'intention de s’auto-améliorer mais d'étudier les langues et la médecine et se retrouve plutôt à réfléchir à la fin de l'expérience sur la façon dont elle s'est plutôt améliorée et a grandi grâce à la coexistence avec d'autres étudiants.
36Au terme de ce parcours : expérience Erasmus comme expérience active de croissance, comme forme d'agency, je voudrais m'attarder en particulier sur un aspect souvent sans rapport avec le séjour Erasmus, à savoir celui de la solitude. Si la période Erasmus est à considérer comme une expérience à prédominance sociale, dans laquelle se succèdent rencontres et nouvelles connaissances, la redécouverte du temps seul, du temps dans la solitude, que nous verrons plus loin à travers les paroles des étudiantes eux-mêmes, prend par contraste de l’importance.
37Avant de commencer, il faut préciser que les entretiens présentés dans les pages suivantes ne concernent que les étudiants en séjour Erasmus à Paris, je me référerai donc à l'expérience dans la métropole.
38La solitude apparaît dans les entretiens ci-dessous parmi les « leçons » laissées par le période Erasmus, comme une limite dépassée ou comme une capacité acquise. Il est évident que réaliser un séjour Erasmus dans la métropole signifie être constamment stimulé par des événements, des initiatives, des rencontres dont la participation n'est cependant pas toujours traçable dans la volonté directe de l'étudiant mais dans la peur de passer à côté, traduisible en anglais avec la formule fear of missing out (FOMO).
Peut-être que la seule peur paradoxalement c'est justement celle de ne pas la vivre à fond comme j'ai pu, hein non... de rater peut-être quelques opportunités c'est un peu le revers de la médaille d'avoir tant de possibilités, tant d'opportunités, tant de choses à faire que peut-être la fameuse peur de passer à côté, de perdre quelque chose... Hum, c'est sans doute la principale (Lorenzo).
39Le revers de la médaille, donc, de la socialisation avec les pairs, caractéristique du contexte sur lequel j’écris, est celui de percevoir la mixité des opportunités comme une obligation à laquelle il faut se soumettre, sous peine d'exclusion. Les étudiantes perçoivent la frénésie de la métropole décrite par Simmel (Simmel, 2013) mais ils n'en sont pas victimes, au contraire ils s'en rendent compte.
Pourtant alors je suis, j'ai appris, j'apprends, à être beaucoup plus seule, pas tellement... en fait parfois je suis déçue j'aimerais être plus seule mais je ne peux pas. Mais plus que l'année dernière : j'étais toujours loin de chez moi, j'essayais de tout faire, c'est-à-dire que ça ne me dérangeait pas au début mais après j'étais toujours fatiguée… parce que je n'étais jamais à la maison et je me suis rendue compte que ça venait de ça. Et donc en ce moment, comme la première semaine, en partie parce que je ne connaissais personne, un peu je ne sais pas, c'est-à-dire que certains pourraient tout de suite sortir. Et maintenant je peux dire "non je viens pas à la bibliothèque ou je sais quoi, je reste chez moi ou tout seule", et puis boh oui, c'est psychologiquement je dirais que je pensais bien pire. Je pensais plus destructeur genre "ah la solitude, les larmes !", alors en réalité j'ai connu assez de monde pour pouvoir dire genre "ok je sors pas aujourd'hui, ou je te verrai plus tard, ou je sors avec toi de temps en temps et je m'en vais si je casse". Alors bon, il y a place à l'amélioration mais oui, la direction est la bonne.
Q : Était-ce quelque chose que tu voulais, apprendre à être seule ?
R : Mais oui je pense que le moment était venu dans le sens où, probablement si j'étais resté à Trento, je serais sortie aussi souvent que tu le sais… (Serena).
40Mais pourquoi en séjour Erasmus, en métropole, est-il possible « d'apprendre la solitude » ? Je pense qu'outre la prise de conscience de la frénésie il y a aussi d'autres raisons et encore une fois, pour les expliquer, j'utilise deux exemples tirés des entretiens dans lesquels on parle de l'expérience d'aller au cinéma seul, il faut noter que ce sujet est apparu spontanément, je n’avais pas des questions sur le canevas des interviews sur le thème de la solitude.
Q : Tu remarques une continuité avec toi-même avant le départ ?
A : D'avoir commencé à faire des choses que je ne faisais pas avant, j'ai certaines opportunités qui… c'est-à-dire que j'arrive à saisir des opportunités comme participer à plus d'événements qui m'intéressent, ou aller au cinéma seule pour dire. J'adore voyager seule et faire beaucoup de choses seule, même si je cherche de la compagnie en même temps car sinon je vais devenir folle. Euh oui peut-être le fait de voyager seule avant je ne le faisais pas.
Q : Tu as appris ici ?
R : Oui (Mariangela).
Q : Euh, tu remarques une continuité entre toi-même avant le départ et toi-même maintenant ?
R : Je te dis en fait j'ai aussi beaucoup souffert d'anxiété l'année dernière après la Covid et quand je vivais à Rome j'étais encore très malade j'avais peur de venir ici et de dire que je suis vraiment seule et puis j'ai su que je ne l'étais pas, mais bref, on est toujours seul. Mais non… je dois dire que je suis très calme, donc en réalité je suis déjà plus calme qu'avant, ici oui, paradoxalement.
Q : Tu te sens moins anxieux ?
R : Oui, oui oui même si tu es dans une grande ville, c'est une ville où tu ne te sens pas trop seul, c'est-à-dire que tu sais qu'il y a beaucoup de personnes seules comme toi.
Q : Et donc tôt ou tard, tu rencontres quelqu'un...
Mais je ne parle pas que sur le plan sentimental, mais tu sais peut-être même un peu sur le plan social que dans ces petites villes où on habite, mmm, on ne sort pas seul pour aller au cinéma, Tu comprends ? C'est-à-dire que c'est encore vu comme quelque chose d'un peu étrange, ici qui te juge si tu es seul ? Ils sont tous seuls (...) Alors qu'en réalité ici c'est quelque chose que j'aime bien, aller au cinéma toute seule parce qu'il y a effectivement tellement de gens qui vont au cinéma tous seuls et ce n'est pas une bêtise parce que... Mais il y a aussi les personnes qui mangent seules au restaurant… (…) Alors oui oui oui alors voilà des choses qui ont aussi une autre dimension. Cependant, malgré cela, moi, pas en Italie, je n'irais pas au cinéma seule, c'est-à-dire que je ne pourrais pas porter cette dimension avec moi, tu comprends ? Je verrais toujours ça un peu comme... et donc aussi la pression sociale que quand tu es à la maison tu dois toujours avoir tes affaires, tes gens, tes gens... c'est-à-dire que je suis toujours, ce n'est pas que je suis, c'est-à-dire que j'ai toujours eu ma compagnie, mes affaires, mais peut-être je souffre un peu plus de cette pression de la socialité alors qu'au lieu de cela, finalement, ici de qui devez-vous rendre compte ? (Chiara).
41Des mots de Chiara et Mariangela émane une solitude contrôlée et partagée. Contrôlée car se sentir seul à l'étranger n'est pas la même chose que se sentir seul chez soi : dans un pays étranger c'est normal de ne pas être entouré d'amis, cela ne veut pas dire être seul définitivement, mais provisoirement. De plus, c'est une solitude limitée à la durée du séjour Erasmus, c'est une période d'essai où les relations laissées à la maison sont mises en veille et on essaie d'en créer de nouvelles, conscient des difficultés que cela comporte, y compris des moments de solitude. Mais c'est aussi une solitude partagée car comme l'affirme Chiara en métropole ils sont tous seuls personne ne peut te juger. La solitude rentre donc dans la catégorie du normal et les étudiantes peuvent se familiariser avec cette nouvelle condition. La découverte de la solitude et sa normalisation ne se limite cependant pas à la période Erasmus mais devient un enseignement souhaitable à ramener chez soi pour assumer des attitudes plus réflexives et de soins à soi. C'est une solitude « saine » car elle ne renvoie pas à l'individualisme et au désintérêt du monde. C'est un voyage en soi, la capacité de s'éloigner du tourbillon des événements et de choisir quand dire non et oui par rapport à des besoins réels et non à la peur d'être seul. Je conclurais par les mots de Serena qui manifeste donc le désir de ramener chez elle cette relation retrouvée à la solitude.
Q : Tu penses rentrer chez toi changée ?
R : Eh bien, j'espère revenir changée, un peu pour cette question d'être seule, de le faire, d'y rester.
Q : Y a-t-il un changement à être seul ?
R : Exactement, exactement, je suis beaucoup plus réfléchie, moins, moins impétueuse, sans doute parce que je suis capable d'être plus, plus seule, plus calme parce que, justement parce que c'est en cours. Hum parfois je redeviens explosive ou intolérante ou à dire oui à toutes les propositions de sortie mais oui je vais continuer dans cette direction (Serena).
42Après avoir tenté de reconstituer le débat récent sur les études jeunesse, une lecture de l'expérience Erasmus a été proposée en termes d'agency de la jeunesse. En particulier, je me suis concentrée sur les compétences acquises au cours de l'expérience telles que la capacité à reconnaître le besoin de solitude. Je crois que par rapport aux problèmes qui caractérisent la condition des jeunes, dont l'individualisme, il est important de connaître l'expérience directe des jeunes et de reconnaître les stratégies qu'ils mettent en œuvre pour faire face au contexte de précarité et de crise. Cuzzocrea et Mandich invitent à approfondir le thème de la mobilité dans les études sur les jeunes car il pourrait mettre en évidence des formes d'agency nécessaires à une définition plus claire du concept (Cuzzocrea et Mandich, 2016). Il est clair que les formes de mobilité peuvent être de natures diverses, voire opposées les unes aux autres, et l'expérience Erasmus est un choix volontaire, sûr et contextualisé dans un environnement protégé et spécifique pour les jeunes.
43De l'étude de ces expériences peut cependant émerger des questions susceptibles de compléter ou du moins de contribuer à la compréhension de la jeunesse contemporaine à partir de différents points de vue qui tiennent compte avant tout de leur propre point de vue.
44Les expériences rapportées dans cet article font partie d'une recherche plus large en cours sur l’expérience Erasmus, c'est pourquoi les réflexions proposées ici sont de nature exploratoire mais elles veulent aussi être un stimulant pour de nouvelles réflexions et études sur l'expérience directe des jeunes.