1L’ouvrage dirigé par le sociologue Rocco Sciarrone ajoute un élément d’analyse important dans un domaine d'étude – celui de la définition des mafias et de leur évolution dans le temps et dans l'espace – qui, comme le remarque l’éditeur, est une tâche difficile et complexe aussi bien pour la nature de l'objet d'étude que pour la diversité des approches possibles et des prémisses épistémologiques qui orientent une connaissance sur les mafias non cumulative et non partagée également dans le débat scientifique et public, national et international. Mené par le biais d'une enquête empirique solide et détaillée (analyse de copieuses sources secondaires institutionnelles, de procès-verbaux et d’actes judiciaires, réalisation de nombreux entretiens auprès de plusieurs témoins qualifiés, focalisation par des études de cas dans différentes régions et secteurs d’activité), la recherche s’interroge sur le processus d’expansion et de consolidation des mafias dans le Nord de l’Italie, au-delà de « zones de genèse historique » traditionnellement concentrées dans le Sud du pays.
2À la suite d’une étude précédente réalisée dans le cadre du même projet d’enquête de la Fondation Res (Recherche économie et société en Sicile) (Sciarrone, 2011), la recherche se focalise sur le capital social des mafias, sur le rôle de la « bourgeoisie mafieuse » dans les sociétés locales (Lupo, 1996 ; Catanzaro, 1993 ; Santino, 2006), sur le poids de ladite « zone grise » c’est-à-dire la sphère des relations et interactions entre criminalité, politiciens, professionnels, bureaucrates de l’administration qui, selon l’hypothèse des auteurs, est à la base de l’expansion et de la reproduction des organisations mafieuses. Pour le directeur de l’ouvrage: La zone grise de collusion et de complicité coïncide avec la phase plus mature d'enracinement des mafias sur les territoire (p. 15), elle est un espace opaque qui se déploie entre légal et illégal, c’est « une toile sans araignée » (Sciarrone, 2006) explicable sociologiquement par la théorie du capital social (Granovetter, 1973 ; Coleman, 2005) et qui peut être représenté comme « un réseau aux liens lâches », par un ensemble de relations flexibles qui entourent le noyau central des organisations, lesquelles ont une capacité à s’adapter et qui sont beaucoup plus difficiles à rompre, donc capables de rendre « le réseau plus solide et dynamique » (Sciarrone 2011, p. 8). Toujours selon l’auteur : « la combinaison entre liens solides qui assurent la loyauté et le sentiment d'appartenance et liens faibles qui sont lâches, flexibles, ouverts aux acteurs externes à l’organisation, permet aux mafias de compter sur un réservoir de ressources relationnelles diversifiées et de reproduire leur réseau criminel dans les contextes d’origine et de s’étendre dans de nouveaux territoires » (p. 10).
3La présence mafieuse dans des zones non traditionnelles, connue mais bien souvent sous-estimée ou même niée, est apparue récemment sous les projecteurs des médias, même internationaux, suite à l’enquête judiciaire « Mafia Capital » sur la connivence systématique et inquiétante entre crime, politique, économie et société à Rome et dans le Latium. Dans ce scénario d’effervescence médiatique, le livre dirigé par Sciarrone oriente vers une lecture non simpliste et offre une compréhension bien documentée par de nombreuses données sur des phénomènes et des processus qui sont complexes, multidimensionnels et peu évidents. Dans cet ouvrage on souligne que, même en dehors des régions d’origine (la Sicile pour Cosa Nostra, la Calabre pour la ‘Ndrangheta et la Campanie pour la Camorra), la force des mafias réside dans leurs capacités à se mélanger aux institutions économiques et politiques à plusieurs niveaux, par des processus d’expansion sur les territoires qui ne sont pas à sens unique, pas nécessairement progressive, différenciée suivant les contextes locaux et les secteurs d'activité sur lesquels ils insistent : les mafias sont « une entité qui change continuellement, capable de se camoufler et disparaître » (Dino, 2009, p.309).
4La recherche identifie, grâce aux études de cas présentés dans ses neuf chapitres, différentes formes idéal-typiques à travers lesquelles se réalisent la reproduction et la reconnaissance de mafias, en dehors les territoires d'origine : l’infiltration, l’enracinement, l’imitation, l’hybridation. De manière synthétique, l’infiltration est la modalité la moins complexe par laquelle l’organisation mafieuse se consacre principalement au contrôle des trafics illégaux visant à renforcer sa richesse en termes de ressources économiques et financières disponibles. L’enracinement au contraire représente la forme la plus complète et consolidée d’expansion dans les territoires non traditionnels qui combine une « logique d’entreprise » (enterprise syndacate) et une « logique d’appartenance » (power syndacate) (Block, 1980) dans un modèle relationnel joignant recherche du profit et recherche du pouvoir et qui est capable d’assurer un consensus et une reconnaissance omniprésents plus stables.
5L’idéal-type de l’imitation est celui des groupes criminels locaux qui n’ont pas de relations avec les contextes d’origine, mais qui adoptent des comportements et des mécanismes d’action similaires à ceux des organisations mafieuses dans les contextes traditionnels ; dans l’idéal-type de l’hybridation, le groupe criminel est émancipé de son contexte d’origine, il met à profit les ressources et les opportunités du nouveau contexte, donnant naissance à un nouveau modèle organisationnel relativement autonome. La typologie proposée dans le livre est évidemment une abstraction de faits sociaux complexes. Dans la réalité observée, les modalités qui ont été mentionnées peuvent se retrouver de façon mélangée ou comme étapes différentes d’un processus unique : un mélange d'hybridation et d'enracinement dans le Latium (chapitre III) l'enracinement en Lombardie, au Piémont et en Ligurie (chapitres IV, V, VI), une combinaison d’infiltration et d’enracinement en Émilie-Romagne (chapitre VII), l’infiltration en Toscane (chapitre VIII), l’imitation en Vénétie (chapitre IX).
6La perspective sociologique « située et processuelle dans des contextes d’action et d’interaction spécifiques » (Sciarrone, 2009) utilisée dans la recherche permet d’articuler la connaissance du phénomène mafieux et de proposer une analyse des dynamiques d’expansion des organisations criminelles qui surmonte la vision dichotomique dominante fondée sur les catégories de « l’invasion » ou de « l’exportation » de mafias d’un contexte malade (le Sud) à un environnement sain (le Nord). En soulignant le rôle crucial des relations mutuelles et complémentaires des organisations criminelles avec le contexte d’accueil, la recherche met l'accent sur les conditions d’hospitalité offertes par la crise de régulation et les situations d'illégalité et de corruption répandues préexistantes dans les régions d’arrivée. Comme pour la recherche dans les territoires d’origine, ici également, l’analyse porte sur plusieurs facteurs de contexte et d’agency à la base des phénomènes d’expansion observés, c’est-à-dire sur l’ensemble des contraintes et/ou opportunités socio-économiques, politiques, institutionnelles et culturelles dans les régions d’arrivée mais aussi celles relatives aux comportements, intentionnels ou pas, des acteurs criminels et les stratégies qui favorisent leur propagation. Dans l’ouvrage, on souligne aussi la nécessité d’examiner le rôle et la contribution de l’antimafia aussi bien institutionnelle (les activités de la justice et de la police) que civile (les associations locales et nationales de lutte et d’opposition aux mafias) dans la définition des différents scénarios possibles de reproduction et de reconnaissance dans les contextes d’expansion : « l’antimafia est une partie constitutive du contexte dans lequel les mafias opèrent, elle aide à définir la structure des opportunités – plus limitative ou, au contraire, plus favorable – avec laquelle elles interagissent » (p. 71).
7Comme nous l’avons dit, une « zone grise » est au centre de ces différents scénarios possibles, qui se confirme comme la clé pour la description et l’explication car elle peut configurer, par différents degrés d’intensité, les enjeux entre les mafias et les autres acteurs impliqués dans une « alliance dans l’ombre » (Sciarrone, 2011). Il s’agit d’un système de relations donnant lieu à des activités « formellement légales », nécessaires à l’institutionnalisation des mafias dans la société locale, donc elles deviennent un acteur de facto, parmi les autres, du contrôle et de la régulation sociale sur les territoires. Pour Sciarrone : « pour s’étendre dans les zones non traditionnelles et pour accroître sa consistance organisationnelle, un groupe de mafia n'a pas besoin de la présence d'une base générique et prétendument vaste de sujets provenant de la même région d'origine, mais d’un cercle bien sélectionné d’individus qui ont une affinité et des disponibilités appropriées pour s’associer aux mafias » (p. 26).
8C’est dans le sud de l’Italie que se manifeste plus clairement le conflit entre les pouvoirs légaux, semi-légaux ou illégaux et criminels, et où la « légalité faible » (La Spina, 2005, p. 162) se mêle à l’illégalité forte : les irrégularités administratives coexistent avec la violation des lois pénales, et les échanges corrompus avec une interpénétration de la sphère légale et criminelle. Dans le sud « de nombreux phénomènes que la littérature scientifique nous enseigne à voir séparés et antithétiques (particularisme et universalisme, individualisme et communauté, légalité et illégalité, public et privé) ici se mêlent, de façon plus ou moins avancée, dans un jeu de seuils de développement, de conflits explicites et latents, de contraintes et d’opportunités anciennes et nouvelles, endogènes et exogène » (Costabile, 2009, p. 16). Ce portrait, loin d’être une prérogative exclusive des régions d’origine peut également s’adapter aux régions du centre-nord. Ici « l’utilisation spécialisée de la violence par l’intimidation et l’extorsion n’est pas toujours la seule des modalités possibles, et ce n’est pas toujours celle-là qui prévaut, à travers lesquelles les mafias marquent leur présence sur les territoires d’expansion. De plus en plus souvent et de manière efficace, les mafias visent à tisser des relations de réciprocité et à se présenter dans des rôles différents selon les circonstances: parfois comme médiateurs, comme patrons ou comme protecteurs, se classant dans des structures relationnelles de nature différente pour atteindre leurs objectifs multiples » (Sciarrone, 2011, p. 32).
9Pour bien décrire ces dynamiques approfondies dans les études de cas, les auteurs parlent de « gouvernance mafieuse ou criminelle », c’est-à-dire d’un réseau polycentrique animé par des relations horizontales entre ses membres, visant à obtenir des « avantages sélectifs » dans un système de « capitalisme politico-criminel » dont l’objectif est de maximiser les avantages des groupes mafieux et de leur clientèle dans des secteurs sensibles de l’activité économique (le bâtiment, les énergies renouvelables, le commerce et la grande distribution, la gestion des déchets) ou, par la possibilité d’exploiter l’opacité qui caractérise la zone grise, les mafias bénéficient de « compétences d’illégalité » spécifiques pour l’expansion et l’enracinement. Dans ce réseau, les groupes criminels ne sont pas nécessairement les acteurs dominants, ils évoluent dans des hiérarchies changeantes parmi les autres membres, de façon fonctionnelle quant à la reproduction de l’organisation, sur la base d’un système de reconnaissance, d'échange mutuel et d'une solidarité interne visant à réaliser des intérêts communs.
10La conformation de la zone grise est changeante, variable par rapport au degré d’enracinement territorial des organisations mafieuses et à leur capacité d’agir en tant qu’acteurs de régulation de l’économie : « les avantages compétitifs se consolident de façon particulière en présence d'un développement des mafias en tant qu'acteurs régulateurs des économies locales, qui agissent à la place du marché comme une forme de régulation des activités économiques alternative à celle des institutions publiques qui sont parfois contournées, parfois manipulées, parfois absorbées dans les mécanismes générés par les alliances » (Trigilia, et Asso, 2011, p. xxi). La recherche rappelle aussi que ce réseau est devenu encore plus actif durant les dernières années de crise économique et financière où les mafias se sont présentées dans les contextes d’expansion en tant que sujets capables de fournir des ressources et des opportunités à plusieurs domaines de l’économie particulièrement investis par les effets de la récession. Comme les auteurs l’ont documenté dans les chapitres consacrés aux différentes régions, dans les territoires d’expansion les mafias ne clonent pas les modalités d'action qui sont propres aux contextes d'origine, s’il n’y a pas une parfaite adéquation aux caractéristiques prévalant dans les zones de provenance, il y a par contre, des discontinuités, des rétroactions qui se reflètent sur la structure organisationnelle, sur les codes symboliques et normatifs, sur, la logique et les méthodes d’action.
11Ce travail de recherche détaillé rend l’ouvrage indispensable pour mieux comprendre les intérêts et les stratégies des organisations criminelles. Il offre un apport précieux à la déconstruction des représentations réductionnistes des mafias comme un phénomène unique et exogène par rapport à un territoire étranger qu’il envahit et infecte. À cette « idée mafiocentrique » répandue dans le débat public et dans les médias, le livre oppose la rigueur d’une analyse claire et bien documentée qui permet de mapper l’influence différenciée des mafias à partir des différentes modalités d’acceptation et des conditions de disponibilité dans les contextes d'arrivée et de défier beaucoup d’idées reçues. À travers l’opérationnalisation de plusieurs dimensions de la recherche par leur traduction dans certains indices, l’étude propose une véritable « cartographie » de l’implantation des mafias dans le pays, une « géographie criminelle » qui mappe le niveau d’intensité de leur présence dans les macro-zones d'expansion. Ce portrait stimulant aux multiples facettes aide à découvrir les nombreux visages cachés ou dans l’ombre des mafias, leur profonde hétérogénéité dans les régions du Centre-Nord, mais il dit beaucoup de choses aussi sur le Sud et sur l’ensemble du pays, rappelant tout d’abord que la lecture dichotomique – lorsqu’elle n’est pas manichéenne – de la réalité peut ne pas aider à sa transformation, à une exhaustive compréhension du phénomène mafieux et à sa lutte efficace.