1La crise du système sanitaire calabrais, largement relevée et documentée en termes d’efficacité, d’efficience et d’équité, représente, avec la fragilité des interventions et des services sociaux territoriaux, l’expression la plus évidente du manque de reconnaissance des droits de citoyenneté sociale régionale dans le welfare inégalitaire italien. De nombreux points critiques apparaissent durant les phases de planification, de programmation, de gestion, d'évaluation et de contrôle qui régulent ce secteur complexe de policy. Ils se traduisent non seulement à travers un système de santé qui « ne fonctionne pas » en répondant aux besoins/droits des habitants mais, pour les processus répandus de détérioration institutionnelle, politique et administrative qui les accompagnent, ils se manifestent aussi par une crise chronique de la légalité qui compromet la « qualité démocratique » dans la région (Raniolo, 2009). Bien qu'il ne soit pas possible de parler d’un phénomène territorialement concentré ou à l’apanage exclusif des contextes méridionaux, la crise de la légalité ayant investi le domaine de la santé est plus évidente dans le sud - et singulièrement en Calabre - entretient un lien très étroit avec plusieurs dimensions de vulnérabilité du territoire : une crise de régulation sociale plus globale et généralisée, une insécurité sociale et civile (Castel, 1997, 2004) plus intense, une piètre qualité de l’administration publique (clientélisme et corruption), des profondes inégalités socio-économiques dans la région. Costabile (2009) observe que, dans les régions du Sud de l’Italie, « de nombreux phénomènes que la littérature scientifique nous a appris à considérer comme séparés et antithétiques (le particularisme et l’universalisme, l’individualisme et la communauté, le droit et le délit, le public et le privé) se présentent ici sous des formes d'interpénétration plus ou moins avancée, dans un jeu de seuils de développement des conflits explicites et latents, anciens et nouveaux, endogènes et exogènes qui résultent désorientant » (Costabile, 2009, p. 16). C’est au Sud que, de manière plus évidente, « se déroule le conflit, déterminant la coexistence entre les pouvoirs juridiques (l’État démocratique), semi-légaux (clientélisme) ou illégaux et criminels (les mafias), ainsi que le conflit des croyances à la base de tout cela » (ibidem, 51). Dans le sud, la « légalité faible », c’est-à-dire « la prévision d'inefficacité, l’application déformée, particulariste, retardataire par rapport à la réglementation en vigueur et aux politiques publiques mises en œuvre » (La Spina, 2005, 162), empiète sur l’« illégalité forte » (Sciarrone, 2011) : des irrégularités administratives coexistent avec des violations de lois pénales, des cas de corruption coexistent avec des systèmes consolidés d’interpénétration avec la sphère criminelle. Ces aspects sont les formes multiples que la crise de la légalité revêt dans une « politique critique » comme celle du système de santé, dont l'élément connotatif n'est pas seulement l’inobservance des règles mais plutôt leur « application sélective et déformée » (Raniolo, 2009, p. 196), mais ce sont aussi des éléments constitutifs de la construction sociale de la légalité. Selon une perspective sociologique de type néo-weberienne (Costabile, 2012), ce dernier est un « processus socio-institutionnel qui, dans le monde contemporain est pratiquement ininterrompu, concernant la production de chaque loi, la construction et les changements continus de l’ensemble du système juridique, mais aussi les interactions entre ce dernier et le système historique et social plus large, sa capacité (majeure, mineure, minime) à se faire respecter et à faire partager ses principes fondateurs » (Costabile, 2012, p. 63). Le texte suivant adopte cette perspective pour lire les représentations qualitativement pertinentes des témoins interrogés au cours de la recherche (chefs de services, bureaucrates régionaux et politiciens, juges et magistrats, représentants syndicaux, médecins, journalistes) sur la déconstruction sociale de la légalité, concernant les relations et les interactions que les individus et les institutions établissent entre eux autour de la manipulation/violation systématique de la norme juridique. Pour les processus complexes dont il se compose, pour les dynamiques d’interaction qui animent les relations entre ses composants (économie, politique, administration, société), en Calabre, le système de santé offre un champ d’observation privilégié quant au processus par lequel se (dé)construit la croyance en la légalité. Le récit des acteurs interrogés offre une lecture « intensive » du phénomène alors que d'autres sources institutionnelles (réglementations nationales et régionales, documents et rapports produits par les différents organismes d’enquête, rapports ministériels et autres études, et recherches menées sur ce sujet) cherchent à reconstruire le contexte d'action macro. Ce chapitre se focalise sur le mixte public-privé dans le système sanitaire autour duquel s’établissent de larges relations entre sphères de régulation, ressources, intérêts et acteurs différents dans l’espace mobile et toujours en construction entre légalité formelle et légalité substantielle.
2Dans les années 1990, le rôle des prestataires de services privés dans le système sanitaire national (SSN) a fait l’objet d’un vaste débat sur les processus de décentralisation, réorganisation et rationalisation du système (Mapelli, 2007). Durant cette même période, les premiers instruments normatifs et procéduraux de mise en place des principes de marchandisation sont fixés, ainsi que la création du dispositif dit des « trois A » (autorisation d'exercer, accréditation institutionnelle, accord contractuel) à travers lequel commence la régulation du partenariat public-privé dans le domaine sanitaire. Selon la nouvelle législation en vigueur, pour obtenir l’autorisation d'exercer une activité sanitaire ou socio-sanitaire, les établissements doivent répondre aux exigences minimales de type structurel, technologique et organisationnel, mais pour être accréditées, c’est-à-dire pour offrir des soins et en imputer les coûts au SSN, il est nécessaire que les structures publiques et privées précédemment autorisées possèdent des caractéristiques qualitatives supplémentaires. Enfin, l’accord contractuel est le moyen par lequel les structures sanitaires et les hôpitaux accrédités contractualisent leur rapport avec la Région afin de fournir leurs prestations au sein d’un plafond de volume et de budget prédéfini. En résumé, ces nouvelles procédures administratives visent à garantir les bénéficiaires de soins et à réguler la concurrence entre les prestataires publics et privés, à travers la standardisation et l’uniformisation des normes requises pour les uns et les autres, en vue de systématiser l'offre de santé, d’améliorer la qualité des services offerts, de stimuler l’efficacité et l’efficience du service sanitaire dans son ensemble (Mapelli, 2007). Dans ce cadre général, la Région est le responsable institutionnel pour la concession de l’accréditation, pour la vérification de l'existence des standards requis, de la pertinence de l’offre en matière de soins, elle contrôle aussi la qualité des structures en mettant à égalité le secteur public et le secteur privé selon les principes de complémentarité et d'intégration que la loi oblige à respecter.
- 1 Pour des exigences de longueur, l’analyse contenue dans cet article ne considère pas le processus d (...)
3Au cours des quinze dernières années, le poids des prestataires privés dans le système de santé a augmenté avec cependant, des différences régionales importantes. Comme le montrent des recherches récentes (Pavolini, 2012), la transformation des besoins en matière de santé et l’évolution de la demande ne sont qu’une partie des facteurs qui peuvent expliquer cette augmentation et cette différenciation de l’offre de services sanitaires. Le rôle de la régulation politique et des choix administratifs adoptés au niveau régional est beaucoup plus crucial. Depuis la publication du décret présidentiel du 14 janvier 1997 pour l’orientation des Régions dans le domaine de l’accréditation des structures sanitaires, la Région Calabre propose une législation assez riche sur le sujet et, surtout à partir de 2006, elle intensifie sa législation, adoptant les unes à la suite des autres, des normes détaillées qui réglementent les conditions nécessaires au respect du personnel employé, à la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement du secteur. Elle souligne aussi l’importance de la planification, de l'évaluation des besoins, de l’organisation optimale des services et de la performance dans la gestion. Depuis 2007, le système sanitaire régional (SSR) calabrais est l'un des systèmes composé de la plus haute mixité public-privé : l’indicateur qui mesure l'intensité de cette tendance (le rapport entre le nombre total de lits dans les structures privées et le nombre total de lits dans le SSR) est de 42%, le double de la moyenne nationale (21%) (Age.Na.S. 2010)1. Comme le rapport de la Commission d'enquête parlementaire sur les erreurs sanitaires et les causes des déficits régionaux (2011 ) l'a souligné, la Calabre enregistre une « incidence exorbitante » des cliniques et laboratoires privés d'analyses médicales (également par rapport à des régions comme le Latium et la Lombardie où sont historiquement présents un nombre important d'établissements sanitaires privés, de type confessionnel dans le premier, et marchandisé dans la deuxième) et des coûts extrêmement élevés concernant ces structures. De plus, cet excès se définit dans un cadre de forte opacité administrative, la majorité des structures privées accréditées de façon temporaire (55,7%) étant depuis 2012 dans une grave situation d'endettement, des commissaires ministériels s'occupant donc de la gestion du SSR.
4Les données sur le partenariat public-privé dans le SSR brièvement indiquées donnent une idée quantitative de la relation entre les deux secteurs dans l’offre de santé régionale, mais ne suffisent pas à définir la qualité de cette relation et surtout la manière dont elle est réglementée sur le territoire, c’est à dire comment elle se compose selon les principes de complémentarité, d’intégration et de qualité prévus par la loi. Comme le signale une grande partie de la documentation produite par les organisations d’enquêtes nationales et régionales sur l’état du système sanitaire en Calabre, l'un des aspects les plus importants à travers lequel cette interaction a pris forme est la nature hopitalcentrique qui caractérise l’offre sanitaire en Calabre. Il y a dans la région une intense prévalence des structures de soins au détriment des autres domaines importants tels que la prévention et la réhabilitation dans lesquels, par contre, il y a un manque d'établissements spécialisés. Il s’agit en plus d’une offre sanitaire fragmentée, de par le nombre élevé de structures de petite ou très petite taille qui, par l’insuffisance qui les caractérise (en particulier dans la chirurgie et l’obstétrique) sont risquées et dangereuses. Cette pulvérisation structurelle s’accompagne d'une faible performance économique et managériale quant aux résultats des processus (pertinence et fonctionnalité des services, qualité perçue par les citoyens soignés) et aux résultats définitifs (inégalités dans l’accès aux services, taux d’émigration sanitaire) (Pavolini, 2012 ; Ministero della Salute, 2011). Ces caractères montrent que l’orientation stratégique et universaliste visant à protéger le droit à la santé qui oriente la politique d'accréditation a souvent été remplacée par une logique particulariste ayant offert des avantages concurrentiels discrétionnaires à certains managers du secteur privé, mais aussi à certains territoires, morcelant et dissociant l’offre sanitaire dans un certain nombre de structures pas toujours complémentaires, de faible qualité et dangereuses, faisant de la Calabre une région « en situation d’urgence sanitaire ». En Calabre, plutôt que de garantir une concurrence vertueuse pour une meilleure efficacité et équité, le processus d’accréditation institutionnelle a été réglementé selon des mécanismes de distorsion organisée dont le résultat le plus évident est un mixte public-privé non organique, dysfonctionnel, absent du point de vue structurel, organisationnel et technologique mais fonctionnel quant à la reproduction des intérêts de différents acteurs en jeux. En d'autres termes, on peut dire que, entre côté public et côté privé de l’offre sanitaire s'est construite une relation de complémentarité visant à encourager non pas l’exhaustivité et la qualité des prestations et des services de soins, mais la consolidation des positions de pouvoir économique, politique et sociale des groupes d’intérêts différemment assortis (managers, bureaucrates, politiciens, professionnels) gravitant autour du système de santé.
5Les opinions et les représentations des témoins qualifiés ayant des rôles différents dans le système sanitaire régional décrivent cette manipulation systématique, cette régulation « en dehors des règles » du secteur. Les déclarations des anciens commissaires spéciaux de l’Unité sanitaire locale (USL) de Reggio Calabre sont significatives. D'après celles-ci, l’un des nœuds de la « question sanitaire » dans la région est précisément la relation que le secteur privé accrédité établit avec le secteur public à travers un entrelacement qui se déroule dans un contexte de confusion des rôles entre financeurs et fournisseurs et qui, en l’absence d’une véritable réglementation publique du système, se traduit par une distribution déformée de chances, favorisant parfois l’un des composants du système et parfois l'autre, selon une interaction qui, dans « la dégradation organisationnelle » (selon les termes des répondants) caractérisant le SSR, produit « des effets permanents et déchirants ». Il a souvent été documenté que, dans l'accès aux financements régionaux pour l’exercice des activités sanitaires, les managers du secteur sanitaire privé utilisent un réseau dense de relations personnelles dont le résultat principal en est le nombre excessif de cliniques et de laboratoires d'analyses médicales privés.
- 2 Un exemple emblématique de ce système de complicité peut se retrouver dans le fait que le dirigeant (...)
6À travers une « application sélective » de la loi (Raniolo, 2009), l’accréditation de ce type d’activités, à quelques exceptions près, a pris un caractère fictif et représente un moyen d'épuiser les ressources publiques et d'augmenter le consensus politique sur le territoire, grâce aussi à la possibilité de contrôler l’accès à l’emploi (plus fréquemment du sous-emploi comme dans le cas de l’externalisation de services). Si ces dynamiques sont aussi valables pour d’autres régions, pour la Calabre elles sont radicales, et non pas des « fonctions latentes » (Pavolini, 2012), mais des missions déformées du système sanitaire même, dans un contexte de « gestion néopatrimoniale » du SSR (Coco et Fantozzi, 2012). Comme le décrivent les remarques conclusives de l’enquête du Comité spécial sur la qualité du SSR (2008), il existe une « faiblesse structurelle dans une combinaison mortelle entre le gouvernement régional - qui n'impose pas des interventions de renouvellement -, le management des structures sanitaires - qui trop souvent n'ont pas les compétences gestionnaires nécessaires -, la désorganisation administrative - qui a conduit à des déficits financiers importants ». Si d’un point de vue sociologique, la légalité est « la relation que les acteurs établissent entre eux autour de la norme à laquelle, en tout ou en partie, on peut obéir ou désobéir pour des raisons différentes et, comme toutes les relations sociales, elle est en continuel et multiforme devenir » (Costabile, 2012, p. 54-56), alors la crise de la légalité est le jeu coopératif que les acteurs établissent autour de la non-conformité et de la manipulation de la norme dans la mesure où il est à la base ou au sein d’un système de régulation, c’est-à-dire d’un système bien structuré de relations entre les acteurs et leur environnement de référence. Comme le souligne Francesco Raniolo (2009, p. 193), cette crise de la légalité est aussi une crise démocratique dans la région : « La capacité d'assurer le respect des règles sur la base de l’exercice d’un pouvoir rationnel-légal reconnu et légitimé parce que soumis au principe de la supériorité de la loi (…) est la plus haute expression de la qualité démocratique et reflète également la mesure de sa déficience lorsque la propagation des comportements illégaux, par l’élite et la masse, est importante et intense ». Ladite « zone grise » qui caractérise les dynamiques brièvement décrites se mélange au noir quand on considère les nombreux « cas impeccables » d’interpénétration entre le système sanitaire et le système criminel qui, aujourd’hui comme par le passé, marquent l’histoire de la région. En 1987, la dissolution de l’Unité Sanitaire Locale (USL) de Taurianova et Locri pour infiltration mafieuse est certainement emblématique « d’une zone franche de toute forme de légalité, de droit, de morale (…) où la pire imagination est dépassée par une réalité plus dégradante » (Commission d'enquête parlementaire sur le phénomène de la criminalité organisée, 2008, p. 154), « d’une situation de non-retour » comme l'indique le décret de dissolution de l’USL même. Une situation « à la frontière de la réalité », comme l'indiquent les organes d’enquête pour décrire les nombreux signes de dégradation institutionnelle et administrative, signes qui deviennent également les marques indubitables d’une « méthode permanente de gestion », ce qu'a également confirmé un deuxième décret de dissolution de l'USL de Locri, intervenu en 2006, vingt ans après le premier. Pour utiliser les termes contenus dans le Rapport de la Commission anti-Mafia, « le système sanitaire est le trou noir de la Calabre, c'est le signe le plus clair de la dégradation, c'est la métaphore la plus évidente d'une politique d'échange corrompue ou criminelle, dans le mépris absolu du peuple et de la valeur de la vie » (p. 139). Ce résultat est « dû à une manière précise d'administrer visant à briser les liens de la transparence et de la légalité, à promouvoir la perméabilité et l’opacité au profit des intérêts de la mafia et des dirigeants complices (...) la liberté du marché avec ses règles et ses acteurs sociaux n'appartiennent pas à cette terre » (ibid., p. 147-148). Les sources documentaires citées soulignent les liens entretenus par certaines structures sanitaires, publiques et privées, avec le crime organisé et comment ils se sont resserrés et consolidés2.
- 3 Le terme est utilisé ici pour indiquer de façon générale des procédures impliquant, pour le système (...)
7On retrouve également ces dynamiques dans plusieurs zones de la région qui ne sont pas exonérées de la « gouvernance mafieuse » (Sciarrone, 2011, 2006 ; Mete, 2011 ; Ascoli et Sciarrone, 2015 ; Della Porta, 1992) en vigueur dans le secteur et aussi dans d'autres dimensions du mixte public-privé. Parmi ces dernières, l’externalisation des services, par exemple, est, selon l’expression utilisée par un des interviewés, le « délit parfait » dans le système sanitaire3. Le rapport de la Cour des comptes, rédigé non sans difficulté par les magistrats financiers, vu la résistance des structures sanitaires à fournir les données et les informations demandées, a permis de définir quantitativement le phénomène, d'en indiquer quelques caractéristiques principales (types de services concernés, fournisseurs, etc.) et d’identifier certaines tendances générales. Très brièvement, le premier fait à souligner est que, aussi bien pour ce qui concerne le reste du pays que la région, la procédure d’externalisation représente une pratique bien consolidée, objet d’une utilisation extensive pas toujours justifiée par les besoins d’efficacité et d’innovation dans la gestion globale du processus organisationnel. Le type le plus commun de prestataire extérieur est l’entreprise sous contrôle privé et le mode le plus largement utilisé de concession du service dans le SSR est « l’acquisition en économie », tandis que la baisse des prix est le critère d’attribution le plus commun. Par conséquent, dans la plupart des cas, l’externalisation des services est une simple concession publique au secteur privé dans un système relativement élémentaire de planification, de programmation et de gestion des opérations commerciales, déficiente sur de nombreux fronts, une sorte d’« externalisation de complaisance » qui se propage en l'absence d'éléments qui pourraient la motiver eu égard à la régulation « hors contrôle » du SSR comme nous l’avons vu se produire pour les processus d'accréditation. Pour motiver le recours à l’externalisation de services sanitaires dans la région on ne peut pas se référer à une plus ample efficacité des services offerts, ou à une réduction des coûts, ni à une meilleure clarté dans la définition des services, à cause également du manque d'indicateurs de performance permettant d’évaluer ces dimensions. De plus, comme le montrent les conclusions de la Cour des comptes, on ne peut pas dire que le recours à l’externalisation ait entraîné l’élimination de l’ingérence de la politique, la majorité des entreprises à but lucratif ou des coopératives à but non lucratif étant fréquemment créées et utilisées ad hoc, comme un outil de contrôle et de manipulation de la gestion des ressources économiques et de consensus. L’extrait d’entretien qui suit renvoie aux problèmes soulignés : « L’externalisation est le système par lequel la mafia et l’administration corrompue ont obtenu la mainmise sur les financements destinés au secteur sanitaire. Ce fut un gros abus, il n'était pas nécessaire d’externaliser autant mais dans ce mécanisme, il faut avoir le bureaucrate, le politicien, le petit chef d’entreprise, c'est la quadrature du cercle » (Ancien directeur médical AO). Bien que ces dynamiques soient également communes aux systèmes de santé des autres régions, comme nous l'avons déjà dit, elles se présentent en Calabre de manière radicale comme le montrent les cas d’externalisation des services aux entreprises en dehors de la région, ou que l'externalisation va augmenter en l'absence d’évaluations appropriées sur les économies réelles réalisables, également dans la phase actuelle de mise en œuvre du Plan de recalibrage de la dette. En utilisant l’analyse de Vannucci (2012), on peut dire que le système sanitaire a fonctionné comme « un marché d’autorité dans un secteur protégé politiquement » où il est possible de profiter d’une rente consistante. Dans un contexte régional, ces relations sont propices à un « capitalisme criminel politique où les échanges occultes et les accords collusoires deviennent un moyen de rester sur le marché, d’acquérir et de redistribuer les avantages ou de survivre économiquement » (Sciarrone, 2011, p. 32).
8Le système sanitaire italien, reconnu parmi les modèles de santé occidentaux pour son caractère universaliste et inclusif, montre une importante différenciation territoriale qui se traduit par une tout aussi importante inégalité dans l’accès aux soins pour les citoyens. En Calabre, cette inégalité des chances quant à la tutelle de la santé n'est pas seulement liée à un déficit d’efficacité et d’efficience, mais aussi à une crise démocratique et de régulation plus large. Ces déficits, au sein d'une détérioration institutionnelle, politique et administrative sont les deux faces d'une même médaille. Un ancien magistrat de la Direction Antimafia interviewé précise que : « dans un secteur très spécialisé tel que le système sanitaire, la régulation par l’illégalité met en jeu d'entiers groupes de pouvoir, une bourgeoisie mafieuse. Le retard pris par la région au niveau de son système de santé, donc, n'est pas une fatalité, mais un choix politique précis et planifié, dans lequel la résistance au changement joue un rôle décisif dans le maintien du statu quo et pour le maintien du contrôle territorial » (Ancien magistrat de Direction District Antimafia).
9Mettre l'accent sur le mixte public-privé pour la gestion des structures sanitaires et pour l’externalisation des services, a permis de souligner certains processus de la « question sanitaire » dans la région mais aussi de la construction sociale de la légalité comme système où la norme fait souvent l'objet d’une régulation manipulée et discrétionnaire au centre d' interactions multiples. Un excès de structures privées et la sous-utilisation parallèle de services hospitaliers publics, le manque de transparence dans la gestion des procédures d’autorisation et d’accréditation, la violation de la législation anti-mafia dans les procédures d’externalisation, l’absence de réseau hospitalier rationnel, sont quelques-uns des aspects spécifiques qui ont soulevé des questions plus générales liées aux processus de « privatisation illégale du public » (Costabile 2009), aux pratiques de personnalisation du pouvoir (Coco et Fantozzi, 2012), mais aussi à une dynamique généralisée de complicité, collusion et interpénétration, selon différents degrés, entre pouvoirs légales et illégales (Sciarrone, 2011). Pour en revenir à notre point de départ, il n'y a pas une seule façon de rester autour de la violation/ manipulation/non-respect de la norme : plusieurs relations s'établissent entre les différents acteurs impliqués (bureaucrates, politiciens, professionnels, managers), selon des intérêts et des contextes changeants ou la loi et la norme deviennent les outils d’une régulation ad hoc, « une option praticable » (Fantozzi, 2010) selon les objectifs et les intérêts particuliers des acteurs impliqués