- 1 Ce colloque s’est déroulé le 12 février 2015 à l’IRTS-IDS Normandie et le 13 février à la Maison de (...)
1Les 12 et 13 février 2015, le Pôle ressource recherche de l’intervention sociale de Normandie (P2RIS) en partenariat avec l’UFR des Sciences Humaines et Sociales de l’Université de Rouen, le réseau thématique « normes, déviances et réactions sociales » de l’Association Française de Sociologie (AFS) et l’Association des Chercheurs des Organismes de la Formation (ACOFIS), ont organisé le colloque : « Les nouveaux défis de la question sociale. Risques, sécurités, solidarités » à Rouen1.
2Ce colloque avait un double objectif : penser la question sociale en mobilisant et en rendant hommage aux travaux de Robert Castel. En effet, au-delà du travail de Robert Castel devenu incontournable sur la condition salariale (Castel, 1995) et la gestion de la maladie mentale (Castel, 1977) (il contribue largement à faire connaître les travaux d’Erving Goffman (Goffman, 1979) en France à la fin des années 1960), ses ouvrages sur la « question sociale » ont profondément renouvelé la compréhension des transformations radicales de l’« État social » et du travail social.
3Dans ses travaux, Robert Castel décrit le retour de l’assistance, l’ébranlement du salariat et avec lui la montée de l’insécurité sociale (Castel, 2009) (de l’incertitude), de la vulnérabilité et de ce qu’il appelait la désaffiliation. Robert Castel a ainsi contribué à renouveler l’intérêt porté à l’intervention sociale « auxiliaire de l’État social », comme il le soulignait.
4Pour Robert Castel, en effet, les nouveaux défis de l’État social sont le produit d’une relation forte entre le développement de l’État social et le développement du travail social. Selon Robert Castel, la période qui a suivi la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1970 a permis le développement d’importants progrès sociaux, en particulier la généralisation de la sécurité sociale et la couverture des principaux risques sociaux à partir du travail. Dans ce contexte, selon Robert Castel, la mission principale du travail social est de s’occuper de la partie minoritaire de la population qui n’est pas couverte par la protection liée au travail. C’est, en ce sens, que le travail social représente un « auxiliaire de la politique générale d’intégration ».
5Cependant, à partir du milieu des années 1970, la « société assurantielle » est remise en question par le développement de ce que l’on appelle alors la « crise économique ». Robert Castel souligne que cette situation de crise déconstruit le rôle protecteur assuré par l’État durant les années de croissance et de progrès sociaux, notamment la garantie des droits sociaux ayant une vocation universaliste et, plus généralement, la protection contre les facteurs d’insécurité. Cette situation de crise se caractérise ainsi par l’installation du chômage de masse et la précarisation des relations de travail. Selon Robert Castel, la « concurrence généralisée » opère donc une grande entreprise de « décollectivation » renvoyant les individus à eux-mêmes, à leurs difficultés et à la particularité de leurs trajectoires.
6En fait, Robert Castel souligne que cette décomposition d’un mode de gestion collectif de la question sociale est surtout rendue visible à partir des années 1980 par la critique systématique de l’État social qui émane, au-delà du clivage droite/gauche, d’une grande partie du monde politique et médiatique. D’après Robert Castel, il est reproché à l’État social d’assurer des droits collectifs généralisés encourageant alors les bénéficiaires de ces droits à s’installer dans une « culture de l’assistance ». Dans la pratique, ces critiques sont certes néo-libérales (moins d’État) mais également « sociales-libérales » (mieux d’État), ce qui signifie que les interventions de l’État sont ciblées sur des situations particulières.
7Robert Castel affirme alors que nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme, celui de l’« activation ». Autrement dit, la recomposition de l’État s’organise, principalement, à partir de la mobilisation des « usagers ». Dans ce cadre, le développement du précariat (institutionnalisation de la précarité) associé au chômage de masse et à la décomposition de la solidarité collective amène les travailleurs sociaux à accompagner des « valides invalidés ». En outre, les travailleurs sociaux sont tenus de mobiliser et d’activer les personnes vivant des épreuves difficiles. En effet, pour Robert Castel, sous l’impulsion des travailleurs sociaux, les usagers des services sociaux sont incités à faire des projets et à entrer dans une « logique de contrepartie » pour mériter les efforts qui sont faits pour eux. Or, cette dynamique d’activation est ambiguë. D’un côté, ce paradigme est, en effet, positif dans la mesure où il prend en compte la singularité des individus ; par ailleurs, il est aussi contestable, voire obscène puisqu’il fait reposer sur les individus, s’inscrivant dans un processus de désaffiliation, la principale responsabilité de leur propre réhabilitation.
8En définitive, en continuum des travaux de l’économiste Karl Polany (1983), Robert Castel décortique la « grande transformation du capitalisme ». Néanmoins, il insiste sur les conséquences mortifères de cette transformation sur l’individu, l’organisation du travail, la solidarité (Castel et Duvoux, 2013) et les liens sociaux (déliaison). Pour autant, Robert Castel n’est pas un sociologue hyper-critique puisqu’il est un analyste du changement (Castel et Martin, 2012) qui a le souci de faire des propositions pour sortir des rapports de domination propres à la société capitaliste contemporaine. Dans cette optique, pour Robert Castel, le déplacement de la responsabilité des difficultés vécues par les individus, en particulier les « individus par défaut (Castel et Haroche, 2001) », sur les individus eux-mêmes doit alors être rééquilibré par la référence aux droits universels pour tous les citoyens. Cette dotation des droits est, en effet, indispensable à l’émancipation des individus qui représente une idée centrale de l’œuvre fondamentale de Robert Castel.
9En tout état de cause, les travaux de Robert Castel resteront longtemps une référence pour l’ensemble des chercheurs, militants et acteurs du champ social qui, grâce à l’apport scientifique considérable de cet intellectuel engagé, peuvent développer leurs capacités de réflexion et d’action. Dans cette optique, la revue Sciences et Actions Sociales a décidé de valoriser plusieurs communications du colloque : « Les nouveaux défis de la question sociale » en publiant, dans ce volet et deux suivants, des articles qui s’appuient sur les apports de Robert Castel pour analyser les nouveaux défis de la question sociale et les réponses que la société y apporte.
10Certains de ces textes portent sur les perceptions et construction sociale de nouveaux désordres et de risques sociaux et sanitaires : les transformations de la question sociale entraînent la production de nouveaux désordres et risques (désordres des inégalités). Lesquels ? Â quels représentations et discours donnent-ils lieu ? Quels en sont les acteurs ? Quelles pratiques en découlent et en quoi celles-ci contribuent à la production sociale de ces désordres et risques ?
11D’autres textes traitent de la sécurité/insécurité sociale et civile : les transformations de la question sociale ont pour corollaire l’émergence de l’insécurité sociale et civile comme problèmes sociaux et politiques. Quelles sont les représentations dominantes de l’insécurité aujourd’hui ? Quelles actions individuelles et collectives entraînent-elles ? Assistons-nous à des transformations dans les registres d’action politique, sociaux ? Qu’en est-il des pratiques professionnelles des travailleurs et intervenants sociaux ? En quoi les pratiques participent à la production sociale de l’insécurité ?
12Des articles questionnent également les anciennes et nouvelles formes de solidarité et de contrôle social : nous assistons à la décomposition des anciennes formes de solidarité. La question sociale est aujourd’hui perçue comme un ensemble de « problèmes sociaux », associés à des territoires, à des catégories de populations ou à des individus, conduisant à une logique de culpabilisation et de stigmatisation. Â quelles conceptions et à quelles pratiques donnent lieu les nouvelles formes de solidarité ? Quels sont les effets, pour les travailleurs sociaux et pour les usagers, de ces nouvelles conceptions et pratiques ? (contractualisation, activation, responsabilisation, individualisation, etc.). De manière plus large, comment penser le travail social aujourd’hui (rôle et sens du travail social) ?