Editorial
Texte intégral
1De la Batrachomyomachie à l’Apocoloquintose, des Grenouilles d’Aristophane aux Histoires Vraies de Lucien et au Satyricon, la littérature antique manifeste un goût prononcé pour les parodies et les pastiches, une pratique soutenue de ce jeu littéraire, fait de révérence et d’ironie, consistant à subvertir un texte dont la parodie ou le pastiche prouvent du même coup, en s’y attaquant et souvent en s’hybridant, qu’il est assez central et commun dans la culture pour que l’on puisse, sans nécessairement le signaler, le détourner en son absence. Car ces œuvres réactives et innovantes, mimétiques et originales, engagent avec le lecteur un jeu à trois, où le texte modèle, cible et enjeu de l’échange, fonde une complicité culturelle. Aucun registre ou genre (épopées, tragédies, romans, traités philosophiques ou historiques, etc.) ne semble à l’abri de ce traitement humoristique, qui est aussi un traitement de faveur. Comme le pastiche, la parodie (entendue ici dans un sens large [Quintilien, Institution oratoire 6.3.97], à partir de l’emploi d’Aristote pour qualifier les adaptations dramatiques d’épopée inventées par Hégémon de Thasos [Poétique 1448a9]), prend des formes et une intensité très variées dans la littérature ancienne. . Au-delà de l’Antiquité, tout à la fois ludique et révérencieuse, elle reste une forme florissante dans les deux parties de l’empire romain et ne cesse de témoigner de l’imprégnation des textes anciens et de leur pouvoir d’éveiller la création.
2Si certaines subversions sont aisément reconnaissables, d’autres sont plus discrètes ou subtiles, et il faudrait parfois être un contemporain - ou un nageur de Délos, dirait Aristote - pour saisir ce jeu intertextuel. Les théoriciens modernes permettent d’aborder ces témoins d’une pratique “palimpsestique” avec des outils et des perspectives enrichis. Des innombrables productions anciennes, soit dédiées entièrement à cette pratique, soit traversées par cette veine, quelques-unes seulement sont évoquées dans ce numéro, qui offre des illustrations de cette forme de mimésis cruciale et souvent clandestine dans la culture et la formation antiques, et des échantillons d’un penchant qui mériterait un travail ample et systématique.
3Les deux premiers articles portent sur un auteur dont l’œuvre entière est sous le signe de la parodie : Lucien de Samosate. Les Histoires vraies, qui pour être secondes n’en sont pas moins premières, par la tradition de voyage extraordinaire qu’elles inaugurent, et dont l’originalité est égale à la virtuosité imitative, constituent un des chefs-d’œuvre de ce type de récriture. S’attachant à l’épisode des Sélénites, Christine Kossaifi montre comment Lucien, dans cette satura littéraire, qui combine parodie et pastiche, renverse non seulement les textes qui l’inspirent —et qui ne se réduisent pas à l’Odyssée, loin s’en faut— mais la culture entière : une parodie anthropologique et un pastiche culturel qui soulignent, d’un trait net et évanescent, l’ambiguïté de notre rapport au réel, à la fiction, pour que de l’humour et du sérieux qui s’accordent le temps du récit, nul ne sorte tout à fait vainqueur —et que le lecteur ne sache jamais sur quel pied il a dansé.
4En s’appuyant sur les lectures et interprétations contemporaines, la seconde étude vise à préciser, dans les œuvres qui mettent en scène les philosophes, non seulement les différentes modalités du rire que Lucien éveille ou suscite, mais le sens philosophique de cette dérision. L’inventaire des différentes cibles de l’auteur permet d’apprécier l’indulgence variable que manifeste Lucien pour des figures qu’il traite avec expertise et doigté, si bien que ses attaques portent sur des travers particuliers et que ses affinités sensibles (pour le cynisme en particulier) ne se raidissent pas en parti pris.
5Le troisième article porte sur un recueil élégiaque peu connu d’un poète latin tardif, Maximien, qui a longtemps passé pour un contemporain d’Auguste. En analysant les élégies érotiques de ce « vieillard obsédé et bavard », Jean Meyers montre toute la finesse des reprises constantes par Maximien des thèmes, des formules, des rythmes de la poésie élégiaque romaine et en particulier d’Ovide dans un travestissement ludique. De manière plus manifeste encore que pour Lucien, dont toute l’œuvre se présente comme une hésitation prolongée entre le sourire et le sérieux, la poésie de Maximien fait voir combien le mélange « d’accomplissement intellectuel et de divertissement » est au cœur de cette forme d’hyperécriture.
6Le quatrième article propose en dialogue pédagogique une réflexion sur la reprise par Phèdre d’une fable ésopique, qui ouvre le recueil du fabuliste latin. Ce texte, qui fait penser aux métalogues faussement naïfs de Gregory Bateson, commente le poème en déployant progressivement les différents niveaux de sens subversifs de la fable du loup et de l’agneau, dans une version qui apparaît beaucoup plus riche et subtile que celle du corpus ésopique. Sans perdre de vue le double jeu du texte avec la situation fabulaire et les enjeux sociaux qu’il met en scène, Cătălin Enache, Anna balder, Anna Gsöllpointner et Hannah Müller échangent avec une extrême finesse leurs interrogations et corrigent mutuellement leurs impressions de lecture sur les perspectives qu’il ouvre, en soulignant l’effrayante noirceur de cette parabole qui nous est si familière (en particulier par La Fontaine) qu’on tendrait presque à la trouver badine.
7Le dernier texte de ce numéro est d’une autre manière atypique et insolent. Il est l’œuvre encore inédite en français (et traduite ici par Françoise Vatin) d’un écrivain original, Samuel Butler, qui pensait avoir décelé sous le masque d’Homère les traits du véritable auteur du monument épique : une jeune fille sicilienne. Il s’attache à montre ce qui lui semble l’humour malicieux d’Homère dans diverses scènes de l’épopée. Cette lecture fraîche, qui montre combien le lecteur participe à la formation toujours renouvelée de l’œuvre, propose une interprétation peu classique du Poète —et que les Anciens n’avaient guère développée : si Homère dort parfois (quandoque bonus dormitat Homerus), il arriverait aussi souvent à l’auteur putatif du Margitès et l’inspirateur de la Batrachomyomachie… de rire. Didier Pralon, spécialiste de la poésie homérique et de sa réception, présente en avant-propos pour éclairer ces réflexions une biographie enlevée de S. Butler.
Pour citer cet article
Référence électronique
Arnaud Zucker et Isabelle Draelants, « Editorial », RursuSpicae [En ligne], 1 | 2018, mis en ligne le 15 octobre 2018, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rursuspicae/350 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rursuspicae.350
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