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- 2 L’abeille et la fourmi sont des cas exceptionnels qui, contrairement à d’autres espèces d’insectes, (...)
- 3 À propos de la difficulté de classer les insectes et les vers, voir Draelants I., « Poux, puces et (...)
- 4 Roques G., « Gresillon et les dénominations du ‘grillon’ en français médiéval », TraLiPhi, 38, 2000 (...)
- 5 Il s’agit d’une subdivision du monde animal, adoptée par la plupart des encyclopédies médiévales et (...)
1L’étude du grillon sur la longue durée montre qu’il s’agit d’un animal très fréquent dans la littérature et dans les traditions populaires, probablement en raison de sa présence dans la vie quotidienne des êtres humains. Cependant, la représentation iconographique et textuelle du grillon révèle des ambiguïtés qui témoignent d’une difficulté dans le processus de définition et de classification de cet insecte. Cette remarque vaut, il est vrai, pour la plupart des insectes et des « vers », qui ont toujours été perçus comme des espèces animales moins nobles2 et considérés comme des éléments marginaux au sein de la Création. La difficulté –ou peut-être le faible intérêt– de la zoologie médiévale à identifier, définir et classer les insectes3 se manifeste aussi bien dans la représentation iconographique du grillon, qui souvent est dessiné d’une façon non réaliste, que dans la fluctuation onomastique entre le grillon, la cigale ou le criquet. Gilles Roques a publié un essai sur la nomenclature du grillon dans la France médiévale, dans lequel il dresse une liste de mots désignant ces insectes avec l’indication de leurs premières attestations et de leur diffusion géographique4. La présente étude vise à vérifier quand et pourquoi les lecteurs médiévaux utilisaient cette variété de noms et s’il existait une différence substantielle de signification entre les définitions. Un dernier niveau d’ambiguïté se retrouve dans la confusion classificatoire qui conduit à assimiler le grillon (qui échappe à la subdivision quadrupède/oiseau/poisson)5, à d’autres espèces animales, le plus souvent à des oiseaux.
- 6 Sauf indication contraire, l’édition de référence est Le Roman de Renart, Martin E. (éd.), 3 vol. , (...)
- 7 C’est seulement dans cette dernière branche que les actions de Frobert ne se confondent pas avec ce (...)
2Le Roman de Renart, la série d’histoires qui racontent les aventures du goupil Renart, de son ennemi le loup Isengrin et des autres animaux de la cour du roi Noble, composée entre la fin du XIIe et le début du XIIIe siècle, est le seul texte médiéval qui réserve au grillon une place en tant que personnage, bien que d’importance secondaire : le grillon est nommé Frobert et participe à de nombreuses scènes collectives du cycle de Renart. Dans la plupart des cas, il apparaît aux côtés d’autres animaux qui accusent (br. I, vv. 1322-24 ; br. XIII, v. 2050-54)6, ou poursuivent Renart (br. I, v. 1559), et luttent, d’abord contre l’armée des païens (br. XI, vv. 1810-11, 2052, 2213-21, 2228-35, 2241-47, 2265-73), ensuite contre Renart (br. XI, vv. 3233-51), puis assistent aux funérailles de Renart (br. XVII, vv. 568, 595-987, 613-14, 683-710).
- 8 Pour l’étude ecdotique du Roman de Renart et la nomenclature des témoins, voir Martin E., Observati (...)
- 9 La rédaction plus courte, qui s’achève par la victoire de l’animal plus petit mais plus rusé, sembl (...)
- 10 Dans ce cas on utilise l’édition de la Pléiade, Le Roman de Renart, édition publiée s. dir. de Stru (...)
3Frobert joue un rôle de premier plan, affrontant directement la ruse de Renart, dans un épisode contenu dans la branche V. Ce bref conte est transmis en deux rédactions distinctes8 : dans la plus courte et probablement la plus ancienne9, qui est conservée par les branches de la tradition α, à l’exception de N, et β, sauf L, l’histoire a pour protagoniste un grillon, qui n’est jamais explicitement identifié à Frobert (br. V, vv. 160-219) ; l’autre rédaction, transmise par la branche γ et les manuscrits dits indépendants H et I, se réfère précisément en plusieurs endroits du texte au grillon Frobert, appelé par son nom, et inverse l’issue de la rencontre, grâce à une brève interpolation à la fin de l’aventure (br. Vb, vv. 720-895)10.
- 11 À propos du concept de quête de nourriture, voir Suomela-härmä E., Les structures narratives dans l (...)
- 12 L’épisode correspond au motif K2027.1*: Fox confesses to cock, then eats him du répertoire de Stith (...)
- 13 Sur la fonction structurelle du motif de l’arrivée des chiens, voir Lacanale M., « S’en est de bran (...)
- 14 L’épisode correspond au motif K737 : Capture by closing entrance to victim’s home du répertoire Tho (...)
4L’épisode est enchâssé dans une série de quêtes de nourriture, selon le modèle de l’aventure renardienne classique11 : près d’un four dans le jardin d’un prêtre, Renart aperçoit le grillon et essaie de le manger, en recourant d’abord à la ruse célèbre de la fausse confession12, puis à la violence ; mais Frobert ne se laisse pas tromper et le renard est finalement contraint de fuir par l’arrivée providentielle d’une meute de chiens, motif qui scelle généralement la fin d’une aventure13. À ce point, la rédaction partagée par les témoins C H I M ajoute des vers qui racontent la vengeance de Renart, qui ferme l’entrée du four avec son corps, en empêchant le grillon de sortir : selon le paradigme du mundus inversus, ce qui était la maison du grillon (Sa maison a si estoupee, Strubel 1998, br. Vb, v. 842) devient son tombeau14. L’épisode se termine par le triomphe du renard diabolique qui se moque de l’adversaire vaincu, comme d’habitude ; à cet égard, il est intéressant de noter quelles sont les caractéristiques de Frobert qui deviennent des cibles de l’ironie de Renart, puisqu’elles sont des particularités évidemment reconnues comme propres aux grillons ; Renart, en effet, ridiculise d’abord son amour de la chaleur :
Es tu or laiens chaudement ?
Je cuit bien i pues estuver
Car point de froit n’i puet entrer !
Tu n’as garde de la gelee,
Car j’ai si estoupé l’entrée,
Se Dieus me gart, mieus que je puis !
(Strubel 1998, br. Vb, vv. 855-60)
J'ai l'impression que tu n'as pas de mal à prendre un bain chaud, car il n'y a pas de froid qui puisse y pénétrer ! Tu n'as pas de risque de gel, car j 'ai fort bien bouché l'entrée, que Dieu me garde, du mieux que j 'ai pu !
(Strubel 1998, p. 186-187).
5Puis il vise ses compétences en matière de chant :
Or poés laiens orguener
Se vous savés riens par cuer dire,
Que vous n’i verrais goute a lire,
Ce me samble, en vostre sautier.
(Strubel 1998, br. Vb, vv. 876-80)
Dorénavant, dans ton trou, tu peux chanter, du moins si tu connais des chants par coeur, car tu n'y verras goutte pour lire, à ce qu'il me semble, dans ton livre de psaumes !
(Strubel 1998, p. 187).
6Dans les textes renardiens on trouve une série d’indices et d’allusions à une fonction religieuse ou spirituelle exercée par le grillon Frobert : dans la branche V, Renart essaie de gagner la confiance de son interlocuteur en disant : « Vous êtes clers molt bons et saiges » (Strubel 1998, br. Vb, v. 793) et lui demande de le confesser ; il l’appelle aussi « Dan cler » (br. V, v. 170), en lui demandant de réciter les psaumes, une tâche que le grillon accomplit aussi dans la branche XVII. Frobert, qui connaît bien les intentions malveillantes de Renart, ne tombe pas dans son piège et ainsi, comme c’est généralement le cas dans le Roman de Renart, les animaux plus petits battent le renard grâce à l’intelligence, selon le schéma du « trompeur trompé ».
- 15 Le roman de Renart le contrefait, Raynaud G. – Lemaitre H., 2 vol. , Genève, 1975.
7Une situation similaire est reproduite dans le Renart le Contrefait (vv. 27427-786)15, qui présente une version allégorisée des aventures de Renart : lorsque le protagoniste rencontre Frobert et lui demande de le confesser, le grillon ne se laisse pas approcher par Renart et l’invite à se soumettre à Raison. L’épisode s’ouvre sur des vers moralisants chantés par un paysan, qui semblent le prélude au discours philosophique du grillon :
O povreté et maladie,
Je te prie a Dieu qu’il te maudie ;
Et si fay toute deffiance
De raison et de conscïence.
(vv. 27431-34)
Pauvreté et maladie, je prie Dieu qu’il te maudit, et si je manque de confiance en raison et conscience.
8et par un couplet proverbial :
Et puis pensa en son corage
Que Frobert est courtois et sage,
Au sage parler sagement
Et au fol nyche nychement.
(vv. 27467-70)
Et il réfléchissait que Frobert était courtois et sage ; il convient de parler sagement au sage et sottement au sot.
- 16 La proximité phonétique avec fredon ‘ariette, refrain’ < lat. fritinnire est aussi remarquable, com (...)
- 17 De Vries J., Altnordisches etymologisches Wörterbuch, Leiden, 1961: fróðr.
9Bien que le grillon Frobert joue un rôle trop réduit pour être caractérisé par des traits propres, il est évident que le dénominateur commun des épisodes évoqués est que ce personnage est détenteur d’une forme de sagesse. Le nom Frobert, équivalent de Frodobert, est déjà parlant en soi16 : il s’agit en effet d’un nom composé d’origine germanique, dont le premier élément est un nom propre très utilisé dans les sagas nordiques Fróði, qui dérive de l’adjectif en vieux norrois fróðr « sage, intelligent »17.
- 18 Monnier D., Traditions populaires comparées, Paris, 1854 : 69-70.
10Plus généralement, les traditions populaires, tant européennes qu’orientales, associent le grillon à des valeurs étroitement liées au champ sémantique de la sagesse : l’ethnologue Désiré Monnier, dans son essai Traditions populaires comparées18, raconte qu’un paysan consultait toujours le grillon qui vivait dans sa maison avant de vendre son grain au marché. En outre, dans les cultures orientales et méditerranéennes, la croyance que les grillons portent chance et richesse est enracinée : leur chant indique que la maison dans laquelle ils vivent est heureuse, au contraire l’interruption de leur musique peut être un signe de danger ou de malheur ; même en Chine, les grillons sont conservés dans de petites cages dorées en tant que porte-bonheur.
11C’est peut-être pourquoi Renart, lorsqu’il arrive dans le jardin du prêtre, est effrayé par la présence de Frobert qui, en interrompant son chant, pourrait signaler la présence du goupil, et donc d’un danger :
Si aperçoit un gresillon.
Renars en fu en gram friçon
Car paor a qu’il ne l’encuse.
(br. V, 722-24)
Et c'est à ce moment qu'il aperçoit un grillon. Renart en frissonne de tout le corps, car il a peur que l'animal ne le dénonce.
(Strubel 1998, p. 183)
12La tradition littéraire réutilise poétiquement cette croyance, en recourant au motif du grillon-conseiller : dans la nouvelle de Charles Dickens, The Cricket on the Heart, c’est précisément le grillon qui vit sur le foyer de John Peerybingles, le protagoniste du récit, qui le conseille sur la manière d’agir pour préserver le bonheur de la maison, dont l’insecte semble être la divinité tutélaire. Mais il y a plus : en tant que petit être qui vit caché dans les maisons, dans les fissures des murs, le grillon en vient à représenter l’esprit même de la demeure : dans les contes de Dickens, l’insecte est le génie de la maison, apparaissant parfois sous la forme d’une fée et offrant des visions au protagoniste.
- 19 Sur les motifs dickensiens transposés par Carlo Collodi, voir Stella M., « Pip and Pinocchio: Dicke (...)
13Le grillon présent chez Dickens constitue la source littéraire du Grillo-parlante de Pinocchio qui, dans le roman de Carlo Collodi, représente la conscience et le bon sens que la marionnette acquerra progressivement par ses expériences19 :
- 20 Collodi C., Le avventure di Pinocchio. Storia di un burattino [1881], Mazzanti E. (éd.), Milano, 19 (...)
Pinocchio, tornato a casa, sente nella stanza i rumori strani :
‘Crì-crì-crì !’
‘Chi è che mi chiama ?’ disse Pinocchio tutto impaurito.
‘Sono io !’
Pinocchio si voltò e vide un grosso grillo cha saliva lentamente su su per il muro.
‘Dimmi, Grillo, e tu chi sei ?’
‘Io sono il Grillo-parlante, e abito in questa stanza più di cent’anni.’
(Le avventure di Pinocchio, p. 11)20
Quand Pinocchio rentre à la maison, il entend des bruits étranges dans la chambre :
‘Cri, cri, cri !’ ‘Qui est-ce qui m’appelle ?’ dit Pinocchio effrayé.
‘C’est moi !’ Pinocchio se retourna et vit un gros grillon qui montait lentement sur le mur.
‘Dis-moi, Grillon, qui es-tu ?’
‘Moi, je suis le Grillon-parlant, et j’habite cette chambre depuis plus de cent ans.’
- 21 On peut apercevoir la forme d’un grillon dans l’esprit enfermé dans une bouteille du conte des frèr (...)
14Dans les deux romans, le grillon coïncide avec la maison et son bien-être, assumant des caractéristiques surnaturelles, y compris un pouvoir presque divinatoire21 : Pinocchio, en frappant le grillon à mort, décide délibérément de ne pas écouter la voix de sa conscience, incarnée par le Grillo-parlante, et finit donc par avoir des ennuis.
- 22 Chevalier J. – Gheerbrant A., Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, (...)
- 23 C’est dans ce sens qu’il faut interpréter la présence des sauterelles dans la poésie L’assiuolo de (...)
- 24 Voir dans ce numéro l’article d’E. Carpitelli, qui présente une carte des noms du grillon dans l’ai (...)
15La culture chinoise associe aussi étroitement le grillon au culte des âmes : peut-être en raison de la métamorphose qu’il subit au cours de sa courte vie, de l’œuf à la larve puis à l’insecte, le grillon devient un symbole de la vie, de la mort et de la résurrection22. Les traditions populaires germaniques et celtiques attribuent une valeur fataliste au chant du grillon, qui semble signaler la présence des morts : l’insecte qui vit au-dessus et au-dessous de la terre relie deux mondes23. En France, cette croyance est christianisée, à tel point que les grillons sont appelés « petites bêtes (ou chevaux) de Dieux » et que les tuer porte malheur, comme dans le cas de Pinocchio24. Dans ce contexte, le meurtre de Frobert s’avère être un nouvel acte sacrilège de Renart : dans la mort futile du grillon (le renard n’en est pas rassasié, il s’agit seulement d’une vengeance !), Renart se moque une fois de plus de l’ordre naturel et moral du monde, où la sagesse et la raison sont métaphoriquement détruites.
- 25 Je prépare actuellement l’étude globale et l’édition du témoin I. La localisation du texte se base (...)
16Le seul manuscrit renardien qui comporte une représentation du grillon Frobert est le codex Paris, BnF, fr. 12584, probablement réalisé pendant la deuxième moitié du XIVe siècle dans une région du Nord de la France à la limite de la Flandre (fig. 1 et 2)25 : le témoin I, qui conserve une version abrégée des branches du Roman de Renart, abrite un riche cycle d’images, avec 513 miniatures insérées dans le texte et de la largeur de la colonne, à l’exception des deux premières, plus grandes, au premier feuillet.
Fig. 1. Roman de Renart, Ms. Paris, BnF, fr. 12584, f. 44v
Fig. 2. Roman de Renart, Ms. Paris, BnF, fr. 12584, f. 124r
17Dans ces images, il n’y a pas de tentative de représentation réaliste de Frobert, au contraire, il est figuré comme un petit oiseau : ici, le grillon a un bec, deux ailes et des pattes typiquement aviaires ; la seule caractéristique réaliste est la présence d’un four, qui semble assurer la reconnaissance de l’insecte. La même difficulté à reproduire graphiquement le grillon est partagée par d’autres témoignages : dans la plupart des représentations, en effet, l’insecte est réduit à un point, un gribouillis, une petite boule ou une bête mal définie, comme un petit quadrupède ; tandis que le four reste un attribut iconographique constant qui rend le grillon identifiable. C’est ce qui se produit dans les témoins enluminés des bestiaires, comme dans la longue rédaction du Bestiaire de Pierre de Beauvais (fig. 3 et 4).
Fig. 3. Ms. Montpellier, Bibliothèque de la Faculté de Médecine, H. 437, f. 206r (France, 1340-41)
Fig. 4. Ms. Bibliothèque privée, possesseur inconnu, ex-Phillipps MS 6739, f. 9r (Nord-Est de la France, 1280-1290)
18Dans le Bestiaire d’amour de Richard de Fournival, le grillon est représenté de la manière suivante (fig. 5, 6 et 7) :
Fig. 5. Ms. Paris, BnF, fr. 412, f. 229r et 238r (Nord de la France, 1285)
Fig. 6. Ms. Paris, BnF, fr. 12469, f. 3r (Nord de la France, XIIIe-XIVe siècle)
Fig. 7. Ms. Paris, BnF, fr. 25566, f. 84v (Nord de la France, 2e moitié XIVe siècle)
19Et dans la Reponse de la dame (fig. 8) :
Fig. 8. Ms. Oxford, Bodleian Library, Douce 308, f. 88v (Lorraine, début XIVe siècle)
20Cette dernière image confirme la canonisation iconographique du lien entre grillon et four : dans ce cas, le four n’est pas un moyen pour rendre reconnaissable l’insecte, qui est représenté d’une manière réaliste, avec quatre pattes et deux antennes, mais il est toujours présent comme un attribut spécifique du grillon.
21Le four semble toutefois être un élément associé aux grillons uniquement dans l’iconographie, puisqu’il n’est pas mentionné dans bon nombre de sources littéraires médiévales mettant en scène des animaux, comme les bestiaires. L’idée générale que les grillons se trouvent souvent près d’un four ou d’un foyer est pourtant bien établie, si bien qu’en italien et en français une espèce spécifique de grillon est appelée ‘grillo del focolare’, ‘grillon du foyer’.
- 26 Renart le Contrefait d’après le manuscrit BnF fr. 1630, 2 vol. , Pierreville C. (éd.), Paris, 2020.
22On trouve également dans un texte renardien, plus précisément dans la rédaction A de Renart le contrefait26, un couplet original que Renart adresse à Frobert pour se faire bien voir de lui, dans lequel est soulignée l’habitude qu’ont les grillons d’habiter les maisons et d’animer leurs foyers :
Ge connois Frobert de lonc tans,
Car saige est et bien chantans.
Il se met en chambres a rois,
A chevaliers et a bourgois ;
De nuiz chante en leur fouier
Ou plese ou doive ennuier,
Mes li plusor volantiers l’oient,
Conbien que soit pas ne le voient.
(vv. 7135-42)
Je connais Frobert depuis longtemps, car il est sage et bon chanteur. Il se place dans les chambres des rois, des chevaliers et des bourgeois, et il chante la nuit dans leurs foyers, que cela plaise ou ennuie, mais la plupart l’écoute avec plaisir ; ils ne le voient pas, bien qu’il soit là.
- 27 Godefroy : crisnon.
- 28 Au mieux, l’habitude de vivre proche des lieux chauds est associée à la cigale chez Thomas de Canti (...)
23L’association grillon/four est donc pleinement assumée et reconnue dans l’iconographie et dans des contextes littéraires plus perméables à la culture populaire et collective, comme les contes renardiens, ou le lexique : le dictionnaire de Godefroy atteste qu’en Flandre française le terme crinchons, littéralement « grillons », désigne par extension des personnes frileuses qui se tiennent souvent près du feu27. En revanche, ce lien ne se retrouve pas à première vue dans la tradition savante et scientifique : four, fourneau, foyer ne sont jamais mentionnés en relation avec les grillons, ni dans les encyclopédies médiévales28, ni dans les descriptions des bestiaires, souvent élaborés précisément à partir des traités des auteurs classiques, comme Pline, et de l’Antiquité tardive, comme Ambroise de Milan ou Isidore de Séville.
- 29 Targioni Tozzetti A., Annali di agricoltura 1882. Ortotteri agrari, Firenze-Roma, 1882 : 69-70.
24Il s’agit en tout cas d’un élément déduit de l’observation des habitudes des grillons : comme le montre une étude réalisée au XIXe siècle par l’entomologiste Adolfo Targioni Tozzetti, l’espèce dite gryllus domesticus vit dans les fissures des murs, dans les foyers des maisons rurales ou à proximité des fours, se nourrissant de farine, de miettes de pain et de débris de céréales29.
- 30 FEW : gryllus.
- 31 DEAF : grillet.
25Enfin, il n’est pas exclu que le lien grillon/four ait également été renforcé par la paronomase ‘grillon’ < lat. gryllus / ‘grille’ < lat. craticula : selon le FEW, la forme gresillon, attestée à différents endroits en ancien et moyen français pour désigner le grillon, serait un glissement phonétique de ‘grillon’ dû à l’influence de ‘gresiller’, verbe dérivé de la famille du terme lat. craticula : à la proximité phonétique incontestable entre les termes s’ajoute la similitude concrète du chant des grillons et du crépitement des aliments sur la grille30. Au contraire, le DEAF considère que la forme ‘gresillon’ descend plutôt de la racine krikk-, dont dériveraient les verbes en moyen français et en nouveau français criquer « craquer, faire bruit sec » et le mot en ancien français. criquet « grillon, cigale »31.
26Les miniatures du ms. BnF, fr. 12584 examinées plus haut révèlent un autre fait intéressant pour l’histoire culturelle du grillon : il s’agit de la représentation de Frobert en petit oiseau. En réalité, ce choix n’est pas seulement dû à l’inexpérience ou à l’incompréhension du miniaturiste, car il existe des antécédents dans lesquels le grillon ressemble fortement à un petit oiseau, d’autant plus lorsque l’illustrateur opte pour une représentation irréaliste ; par exemple, dans le manuscrit Montecassino, Archivio della Badia, 132, porteur du texte De rerum naturis de Raban Maur, réalisé entre 1022 et 1035 – un texte qui n’est jamais illustré, sauf dans cette copie exceptionnelle (fig. 9).
Fig. 9. Ms. Montecassino, Archivio della Badia, 132, f. 204r
27L’animal représenté ici possède des caractéristiques aviaires, comme le bec, les ailes, les plumes de la queue et les pattes douées de griffes, mais en même temps il conserve des éléments plus propres aux grillons, car il a quatre pattes (et non pas deux, comme les oiseaux) et deux antennes. Ce type de représentation du grillon présente une ressemblance avec les sauterelles des enluminures du Psautier de Saint-Germain-des-Prés, qui remonte à la première moitié du IXe siècle (fig. 10).
Fig. 10. Ms. Stuttgart, Württembergische Landesbibl., Bibl. fol. 23, f. 93r
28L’ambiguïté de la représentation ou ses erreurs sont un signe révélateur d’une difficulté à définir et classer le grillon, qui se traduit d’abord dans une certaine fluctuation onomastique, la plupart des auteurs ne faisant pas de distinction entre grillon, cigale et criquet dans les langues vernaculaires ; ensuite, dans la confusion classificatoire qui mène à assimiler le grillon à d’autres espèces animales, le plus souvent des oiseaux.
- 32 Vu l’absence d’un édition critique du texte de Raban Maur, la lecture s’appuie sur le fac-similé du (...)
- 33 Liber floridus, codex autographus Bibliothecae universitatis Gandavensis, Derolez A. (éd.), Ghent, (...)
29Tout au long du Moyen Âge, Isidore de Séville constitue la référence majeure des traités encyclopédiques et la description du grillon contenue dans le XIIe livre des Etymologiae sera systématiquement reprise : on la retrouve presque à l’identique dans le De naturis rerum32 de Raban Maur et dans le Liber floridus, compilé en 1120 par Lambert de Saint-Omer33. Il n’y a aucune ambiguïté dans l’encyclopédie d’Isidore : le grillon, le criquet et la cigale ont des caractéristiques et des habitudes distinctes et appartiennent à des familles animales différentes, respectivement minuta animantia pour le grillon, vermes pour le criquet, tandis que la cigale fait partie d’un groupe dénommé minuti volatiles. Des auteurs ultérieurs ont élargi les descriptions de ces insectes, en ajoutant des informations tirées de Pline, comme l’ont fait Thomas de Cantimpré et Vincent de Beauvais, ou de gloses bibliques, comme Barthélemy l’Anglais, ou remontant à Ambroise, en se limitant à la cigale.
- 34 En consultant le corpus de l’OVI (Opera del Vocabolario Italiano), nous constatons que les occurren (...)
- 35 Livre XXXI, ch. VI. Zanobi da Strada-Giovanni da San Miniato, Morali di santo Gregorio Papa sopra i (...)
- 36 Navarro Salazar M.T., « Un glossario latino-eugubino del Trecento », Studi di lessicografia italian (...)
30La confusion relative à la définition de ces trois espèces semble plutôt concerner la production vernaculaire. Lors du passage du latin à l’ancien italien, la différence entre locusta et grillo se perd : dans les Storie contra i pagani di Paolo Orosio, traduites par Bono Giamboni à la fin du XIIIe siècle, le lat. lucusta est rendu par l’ital. grillo34. Le même choix est effectué dans la traduction des Morali sul libro di Job di Gregorio Magno, rédigée par Zenobi da Strada et Giovanni San Miniato entre les XIVe et XVe siècles35. Cette évolution lexicale semble être confirmée par un glossaire latin-italien de la région de l’Ombrie, composé dans la seconde moitié du XIVe siècle, où l’on peut lire36 :
Hic locusta, ste id est lo grello,
avec une glose en marge :
Locusta aliquid [pour aliqui ?] dicunt quod est grillus, aliquid [pour aliqui ?] dicunt quod sunt quedam aves quae nascuntur de spuma maris et vivunt usque in tertium diem.
Ici, la sauterelle, c’est-à-dire un grillon.
Certains disent que la locuste est un grillon ; certains disent que ce sont des oiseaux qui naissent de l’écume de la mer et qui vivent jusqu’au troisième jour.
31D’une manière générale, on peut noter que plusieurs auteurs s’occupant de traductions de textes latins ou de commentaires bibliques ressentent le besoin de simplifier et d’expliquer le sens du terme italien locusta, probablement perçu comme technique :
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- 37 Il Pungilingua di Domenico Cavalca, Zanchetta M. (éd.), Thèse de doctorat soutenue à l’Université (...)
Cavalca, Pungilingua37 : « S. Giovanni vide uscire d’un pozzo d’abisso fumo come d’una grande fornace [...] ; e poi da questo fumo procederono ed uscirono locuste, cioè grilli » (Saint Jean vit sortir de la fumée d’un puits profond, comme d’une grande fournaise […] et après de cette fournaise s’avancèrent et sortirent les ‘locustes’, c’est-à-dire les grillons.) ;
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- 38 Iacopo da Varagine, Leggenda Aurea, Volgarizzamento toscano del Trecento, Levasti A. (éd.), Firenze (...)
dans la vie de saint Grégoire, que l'on trouve dans la version florentine de la Legenda aurea38 : « Mentre che gli altri si riposavano ed egli leggea, e leggendo lui venne il locusta, cioè il grillo, sopra lui e fecelo ristare di leggere » (Alors que les autres se reposaient, lui lisait, et pendant qu’il lisait, la sauterelle - c’est-à-dire le grillon - vint sur lui et le fit continuer à lire.) ;
-
- 39 La Cronaca volgare isidoriana. Testo tre-quattrocentesco di area abruzzese, D’Achille P. (éd.), L’A (...)
la vulgarisation abruzzaise du Chronicon maius d’Isidore39 : « Fo in Affrica tanta pestilentia de locuste o vero de grilli » (Il y eut en Afrique un fléau de sauterelles, ou à vrai dire de grillons) ;
-
- 40 La Bibbia volgare secondo la rara edizione del I di ottobre MCCCCLXXI, Negroni C. (éd.), Bologna, 1 (...)
la version toscane de la Bible (Sir. 43 :19)40 : « E sì come uccello ponendosi a sedere spande neve, e sì come locusta, cioè grillo, cadendo nel suo discendere » (Et Il répand la neige de la même manière qu’un oiseau qui descend pour se poser, et comme la sauterelle – c’est-à-dire le grillon – qui s’abat dans sa chute)
32Il est fort probable que le substantif locusta ait été progressivement abandonné au profit d’un terme plus familier et plus courant, comme celui de grillo ; en effet le criquet migratoire est un insecte qui vit principalement dans les milieux désertiques et les climats arides ; il en existe une centaine d’espèces rien qu’en France : il est donc évident que le lexème qui le représente a été adopté dans des contextes particuliers de la production littéraire, comme par exemple les traités scientifiques ou les traductions et commentaires de la Bible, où l’on trouve plusieurs références aux criquets. C’est évidemment pour cette même raison que, dans l’Historia plantarum, la procédure est inversée : sous la rubrique décrivant le grillon, on trouve en effet l’intitulé Grilles sive locuste. Ce texte est une encyclopédie des sciences naturelles contenant des descriptions de plantes, d’animaux et de minéraux avec une référence particulière à leurs propriétés curatives ; il est conservé dans le manuscrit Rome, Biblioteca Casanatense, 459, et constitue un objet de grande valeur, exécuté et richement décoré à la fin du XIVe siècle à la cour de Gian Galeazzo Visconti (fig. 11) ; ainsi, la rubrique explicative doit sans aucun doute être comprise comme une recherche de technicisation et d’élévation du texte scientifique.
Fig. 11. Ms. Roma, Biblioteca Casanatense, 459, f. 126v
33La coïncidence entre le grillon et le criquet se retrouve également en français, bien que de manière moins fréquente : dans le manuscrit Sloane 4016 de la British Library, témoin de la version longue du Bestiaire de Pierre de Beauvais, on trouve une enluminure remarquable dans la partie supérieure de la page, accompagnant le chapitre sur le grillon (fig. 12).
Fig. 12. Ms. London, British Library, Sloane 4016, f. 42r (Lombardie, 1440)
34En revanche, la confusion entre grillon et cigale relève davantage du domaine linguistique français. Ici aussi, la fluctuation lexicale peut être ramenée d’abord à un fait de culture matérielle : comme les cigales peuplent des régions essentiellement méditerranéennes, elles doivent être moins connues dans l’Europe du Nord, comme le montre le paragraphe consacré aux cigales de l’œuvre d’Albert le Grand, De Animalibus, dans lequel l’auteur a recours à cette définition :
- 41 Dans ce passage et dans les chapitres consacrés aux animaux, Albert le Grand s’inspire du Liber de (...)
Cicada vermis est, quem nos grillium vocamus ab imitatione vocis nomen aptantes
(De animalibus, XXVI, 16)41.
La cigale est un ver, que nous appelons grillon en adaptant son nom depuis l’imitation de son cri.
- 42 Dans son essai Gilles Roques indique que la première attestation de l’ancien provençal singala remo (...)
35En effet le mot français sigalle commence à apparaître dans les textes du XVe siècle, alors que dans l’ancien provençal et dans l’italien les mots singala et cicala sont déjà bien diffusés à partir de la moitié du XIIIe siècle42.
- 43 Roques, Gresillon et les dénominations, 2000 : 12, 17-18, 25. Voir aussi Godefroy : criquet ; DMF : (...)
- 44 En effet le mot anglais cricket signifie « grillon ». Voir AND: criket; FEW: krikk-.
- 45 Selon le DEAF le mot dériverait de la racine krikk-, comme le mot criquet.
- 46 Uniquement le témoin L contient deux occurrences de grillon à la place de gresillon. Roques, Gresil (...)
- 47 AND : grisillun ; DMF : grésillon1 ; Godefroy : gresillon.
36En raison de cette ambivalence onomastique il est très complexe d’établir quels sont les lemmes de la langue d’oïl qui désignent exclusivement l’une ou l’autre espèce : d’après l’étude réalisée par Gilles Roques, l’utilisation de criquet est presque confinée à la fable ésopique de La cigale et la fourmi43, mais en Picardie et en Normandie le mot est diffusé aussi au sens de « grillon du foyer »44. De même, l’ancien français gresillon45, qui accompagne presque constamment le nom de Frobert dans le Roman de Renart46, et que les dictionnaires traduisent par ‘grillon’, peut être utilisé dans le sens de ‘cigale’47 : par exemple, la rubrique du paragraphe consacré aux cigales dans le manuscrit Paris, BnF, fr. 22532, datant du XVe siècle, précieux témoin de la traduction française du De proprietatibus rerum de Barthélemy l’Anglais, réalisée par Jean Corbechon en 1372, indique : « XIII. chapitre des mouches nommees cicades ou gresillons », et traduit le titre du texte latin De cicada (fig. 13).
Fig. 13. Ms. Paris, BnF, fr. 22532, f. 170v
37Il est difficile de déterminer si, dans ce cas, le gresillon doit être considéré comme un synonyme de cicada ou si grillon et cigale étaient considérés comme le même insecte ; comme l’ajout « ou gresillon » n’est conservée que dans le témoin indiqué, il est probable que le compilateur du manuscrit avait considéré utile l’explication du latinisme cicada par un mot plus quotidien comme gresillon. La compréhension devient encore plus floue si l’on ajoute que gresillon lui-même, dans le chapitre consacré au grillon, traduit le lat. cyrogrillus, qui pointe vers un troisième insecte distinct du grillon et de la cigale : la courtilière (Gryllotalpa gryllotalpa).
- 48 Barthélemy l’Anglais combine la description du taupe-grillon offerte par Thomas de Cantimpré et cel (...)
- 49 Barthélemy l’anglais, De genuinis rerum coelestium, terrestrium et infernarum proprietatibus, libri (...)
Grillus sicut et cirogrillus est animal parvum et debile et infirmum, rapax et mortiferum, spinosum minus hericio ut dicit glossa super Levit48. A sono autem vocis nomen sumpsit, ut dicit Isid. lib. XII. (Barthélemy l’Anglais)49
Comme le grillon, la courtilière aussi est un animal petit, faible et sans valeur, prédateur et mortifère ; il est moins piquant que le hérisson, comme dit la Glose sur le livre du Lévitique. Il tire son nom du son de sa voix, comme le dit Isidore au livre XII.
- 50 Dans l’édition de 1485, utilisée par Gilles Roques dans son article, on trouve la variante : grillo (...)
- 51 En l’absence d’une édition critique, j’ai privilégié le texte conservé par le manuscrit B.n.F. fr. (...)
Grille est une petite beste qui est charge d’espines et est mendre que le hericon si comme dit la glose sur le livre des levites. La grille et le gresillon50 c’est tout ung et est ainsi nomme pour le son qu’il fait de sa voix, si comme dit Isidor ou XII livre. »51
(Jean Corbechon, Ms. Paris, BnF, fr. 22532, f. 303r)
- 52 Histoire de la première destruction de Troie (manuscrits Paris, Bibliothèque de l'Arsenal, 5068, Pa (...)
38Une convergence de sens similaire se trouve également dans l’ancien français grillon : dans l’Histoire de la première destruction de Troie, le latin cicadarum strepitu est traduit par « le bruit des grillons »52.
- 53 Ésope, Fables, Chambry É. (éd.), Paris, 1985, n° 336 : 146.
- 54 On indique les variantes incluses dans l’apparat critique de l’édition Marie de France, Die Fabeln, (...)
39Cette ambiguïté sémantique se manifeste encore plus concrètement dans la célèbre fable ésopique La cigale et les fourmis, le mot désignant la cigale ayant subi de nombreuses traductions au cours du Moyen Âge. Le mot grec ancien τέττιξ de la version originale53 dans les traductions médiévales, comme celle de Romulus et le Novus Aesopus d’Alexandre Neckam, devient cicada. Comme dans le cas grillon/criquet, ici aussi la diffraction lexicale se produit au passage du latin à la langue vernaculaire : tandis que les deux témoins du Novus Aesopus traduit dans la version de l’Ysopet II recourent à l’ancien français criquet pour désigner le protagoniste de la fable, la tradition du texte élaboré par Marie de France est plus diversifiée. Les témoins rapportent les variantes suivantes54 :
-
criket (Y B E L)
-
hulcet (A D)
-
crisnon (H W R V)
-
grislet (P)
-
gresilon (M T Q I K C)
-
crikelon, crikellon (O F)
-
- 55 La leçon est évidemment incorrecte, mais il ne semble pas tout à fait fortuit que l’insecte grillon (...)
cucu (N, leçon fautive)55
-
timon (G, leçon fautive).
- 56 Godefroy : crisnon ; Roques, Gresillon et les dénominations, 2000 : 18-20.
- 57 Perceforest. Quatrième partie, Roussineau G. (éd.), Genève, 1987, vol. 2 : 343.
40Toutes ces formes sont attestées dans les deux sens, mais dans des proportions différentes : même pour le lemme de provenance picarde crisnon, qui semblerait signifier « grillon » avec moins d’incertitude, le dictionnaire Godefroy et l’étude de Roques indiquent des cas où il peut également signifier « cigale »56, et dans un passage du Perceforest le mot crisnon est utilisé précisément pour se référer à la fable57 :
Pour ce es fables des anciens est plus prisié le fromis que le crinsçon, car le fromis pourquiert l’esté sa pourveance de son yver et le crinsçon ne fait que chanter l’esté durant et l’yver s’en va morant de fain.
C’est pour cette raison que dans les fables des anciens la fourmi est plus appréciée que le grillon, parce que la fourmi recherche l’été sa nourriture pour l’hiver, tandis que le grillon ne fait que chanter tout l’été et s’en va mourant de faim l’hiver.
41Une fois de plus, on peut donc légitimement supposer que l’oscillation grillon/cigale ne concerne pas seulement le niveau lexical, mais représente un enjeu substantiel d’identification des deux espèces animales : dans le recueil de fables d’Ysopet II enluminé par Richard de Montbaston, la cigale est représentée à côté d’un four, qui, comme nous l’avons montré, est un attribut iconographique traditionnellement associé au grillon (fig. 14).
Fig. 14. Ms. Paris, BnF, fr. 15213, f. 36v, (2e quart du XIVe siècle)
- 58 Je remercie Isabelle Draelants pour cette précieuse suggestion.
42La superposition entre grillon et cigale est également confirmée par le Jardin de santé58, traduction française de l’Hortus sanitatis, qui reprend littéralement l’œuvre de Vincent de Beauvais (en le complétant avec d’autres sources) : dans l’édition imprimée publiée par Antoine Vérard en 1500, dans la section générique consacrée aux « bêtes », une rubrique assimile explicitement les cigales à des grillons : « De cicadis. Cicades ou grillons » (fig. 15).
Fig. 15. Ms. Paris, BnF, département Arsenal, RESERVE FOL-S-547, f. XXIv ; chapitre : Bêtes, 40.
- 59 Vincent de Beauvais, Speculum doctrinale, c. 117. Le texte du Speculum doctrinale de Vincent de Bea (...)
43Ce chapitre traduit la description de la cigale que l’on trouve dans le Speculum doctrinale de Vincent de Beauvais59, qui a hérité du contenu du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, où l’habitude de peupler les habitations près d’un foyer est attribuée aux cigales - et non aux grillons :
Cycade, ut dicit Liber rerum, vermes sunt, quorum duo sunt genera : quedam parvis locustis similes. Hee domos inhabitant et ea loca, que magis calida sunt, ubi scilicet iugis est fervor.
- 60 Thomas de Cantimpré, Liber de natura rerum. 1. Text. Editio princeps secundum codices manuscriptos, (...)
Comme le dit le Liber rerum, les cigales sont des vers, dont il existe deux genres : celles qui sont similaires à de petites sauterelles habitent les maisons et les endroits qui sont plus chauds, c’est-à-dire où la chaleur est constante.
(Liber de natura rerum, IX, c. 18)60
44Le Jardin de santé, postérieur de deux siècles aux œuvres de Thomas de Cantimpré et de Vincent de Beauvais, ajoute une référence explicite aux fours et aux foyers dans le paragraphe sur les cigales :
Cicades sont vers en maniere de saulterelles : desquelles sont deux genres. Aucuns sont semblables a petites langoustes et saulterelles et ceulx cy habitent es maisons et es lieux qui sont les plus chaulx : cest assavoir aux lieux ou l’ardeur et ferveur du feu est le plus : comme fours ou foyers et cheminees.
(Paris, BnF, département Arsenal, RESERVE FOL-S-547, f. XXIv)
45On peut supposer que l’ajout dans le texte français a été influencé par la tradition iconographique du grillon associé au four : en fait, ailleurs dans le traité on trouve une illustration manifestement redevable aux représentations du grillon contenues dans les bestiaires (fig. 16).
Fig. 16. Ms. Paris, BnF, département Arsenal, RESERVE FOL-S-547, f. LXVIIIv ; chapitre : Oiseaux, 26
46Cette image est accompagnée d’un deuxième paragraphe dédié exclusivement aux cigales, placé cette fois dans la section ‘oyseaulx’ ; mais, bien que dans l’image les animaux soient représentés près d’un four, la référence à leur habitat est omise dans la description. Nous pouvons donc supposer que l’espèce de cigale mentionnée dans le Liber de natura rerum, et à la suite dans le Speculum doctrinale, l’Hortus sanitatis et le Jardin de santé, est en fait le gryllus domesticus. En définitive, il faut croire que l’ambiguïté au niveau nominal était due à l’absence de distinction effective entre grillon et cigale, et qu’il existait dans la perception collective un insecte auquel ont été attribuées, au fil du temps, des caractéristiques et des habitudes véritablement communes au grillon et à la cigale, qui se sont ensuite également cristallisées dans la littérature et l’iconographie.
47L’une de ces particularités communes aux grillons et aux cigales est la prédilection pour les lieux et les climats chauds, ce que confirme la biologie moderne : on constate notamment que les mâles gazouillent plus vigoureusement pendant la période d’accouplement, entre mai et juillet. Dans la production encyclopédique et exégétique, Ambroise est le premier à souligner cette spécificité :
Quam dulcis etiam in exiguo cicadis gutture cantilena, quarum cantibus medio aestu arbusta rumpuntur, eo quod magis canorae meridianis caloribus, quo puriorem aerem id temporis adtrahunt spiritu, eo cantus resonant clariores.
(Hexameron, V.22.76)
Quelle douce mélodie s’élève de la petite gorge des cigales, grâce au chant desquelles les arbres se rompent pendant l’été, parce qu’elles chantent davantage pendant les chaleurs de l’après-midi, leur chant résonne d’autant plus clairement qu’elles attirent par leur souffle un air plus pur.
48Les informations contenues dans l’Hexameron sont reprises presque mot pour mot par Barthélemy l’Anglais et Vincent de Beauvais. Bientôt, l’amour des grillons et des cigales pour la chaleur dépasse le contexte scientifique et devient un trait distinctif de ces espèces d’insectes : il est si dominant qu’il apparaît comme un critère d’assimilation des grillons aux flatteurs dans le Pungilingua de Domenico Cavalca :
Anco, li adulatori sono simigliati a’ grilli, in ciò che, come li grilli di verno taciono e di state cantano e saltano.
(Pungilingua, 2011, p. 136)
Les flatteurs sont aussi semblables aux grillons, car comme les grillons ils se taisent l’hiver et chantent et sautent l’été.
49Il est introduit aussi dans les Morali sul libro di Job pour décrire les prédicateurs :
Nella mattina, cioè al tempo freddo o tiepido, a pena si possono levare da terra. Ma quando è il caldo del meriggio, tanto più altamente volano, tanto più lietamente saltano.
(Morali sul libro di Job, 2005, p. 1235)
Pendant la matinée, quand la température est froide ou tiède, ils s’élèvent à peine du sol. Mais quand la chaleur de l’après-midi est là, ils volent plus haut et chantent plus avec plus d’allégresse.
- 61 Li Bestiaires d’amours di maistre Richart de Fornival e li Response du Bestiaire, Segre C. (éd.), N (...)
50La deuxième propriété communément associée aux grillons et aux cigales est la passion du chant, qui devient dans la tradition des bestiaires la caractéristique emblématique du grillon. Ce trait provient du Bestiaire d’amour de Richard de Fournival61 :
Et une autre raisons de ce meïsme si est prise en la nature del crisnon dont je me sui molt pris garde. Car sa nature si est ke li kaitis aime tant sen canter k’il se muert en cantant et tout en pert sen mengier et tant s’en laie a pourchacier.
Et on trouve une autre raison de cela dans la nature du grillon, à laquelle j’ai pris bien garde, car sa nature est telle que le pauvre aime tant chanter qu’il meurt en chantant et en perd sa nourriture, et néglige de la chercher.
- 62 Richard de Fournival meurt en 1260 ; Segre antidate le terminus ante quem de la composition du Best (...)
- 63 Les trois textes sont contenus dans la collection des Millenni, éditée par Morini L., Bestiari medi (...)
51Composé aux alentours de 125062, il semble être le premier bestiaire à comporter un paragraphe sur le grillon : en effet, les versions du Physiologus, le Bestiaire de Philippe de Thaon, le Bestiaire de Gervaise et la version brève du Bestiaire de Pierre de Beauvais ne présentent aucune description de grillons ou de cigales63.
- 64 Le bestiaire. Version longue attribuée à Pierre de Beauvais, Baker C. (éd.), Paris, 2010 : 30-31.
52La rédaction longue du Bestiaire de Pierre de Beauvais, rédigée selon C. Baker entre 1246 et 126864, emprunte la description du grillon directement au Bestiaire d’amour :
[U]ne petite bestelete [est] qui est apelé [c]risnon. Phisiologes nos dist que sa nature est tele qu’il aime tant le canter qu’il en pert son mangier et qu’il s’entroblit tot en chantant, et s’en laise a porcachier et muert tot en chantant.
(Bestiaire, 2010, p. 159)
Une petite bête qui est appelée grillon. Le Physiologus nous dit que sa nature est telle qu’il aime tant chanter qu’il en perd sa nourriture et, tout en chantant, il oublie de la rechercher, s’arrête de la chasser et meurt tout en chantant.
- 65 Le débat sur les rapports entre le Bestiaire d’amour et le Bestiaire de Pierre de Beauvais a été re (...)
- 66 Segre, Li bestiaire d’amours, 1957 : XX-XXII.
53Bien que la question des rapports entre le Bestiaire d’amour et la version longue du Bestiaire de Pierre de Beauvais soit particulièrement complexe65, il me semble que dans le cas du grillon, l’antériorité de l’œuvre de Richard de Fournival puisse être démontrée par la supériorité de la qualité du texte, caractérisé par des choix stylistiques qui témoignent d’un goût exceptionnellement raffiné et d’une structure rhétorique homogène : comme le montre Cesare Segre, les premières pages du Bestiaire d’amour, qui comprennent les descriptions du coq, de l’âne sauvage, du loup, du grillon et du cygne, s’inscrivent dans un réseau de références lexicales, articulées autour des verbes canter et morir66.
54Cette présentation du grillon comme un animal qui s’adonne au chant au point d’oublier de chercher sa nourriture et de mourir de faim est le résultat d’un mélange d’éléments transmis d’une part par les fables et les croyances folkloriques, et d’autre part par la tradition savante, biblique et encyclopédique. Pline mentionnait déjà le chant des cigales dans sa Naturalis historia :
Vocantur achetae et, quae minores ex his sunt, tettigonia. Sed illae magis canorae. Mares canunt in utroque genere, feminae silent.
(HN XI, 32, 92)
Les plus petites d’entre elles sont appelées achetae et tettigonia, mais ce sont les plus chanteuses. Les mâles chantent des deux manières, et les femelles sont silencieuses.
- 67 Pline affirme que le gryllus vit dans une cave qu’il crée lui-même et qu’il chante de nuit : ce typ (...)
- 68 HWDA: 1160-61.
- 69 FEW: *krîsan.
- 70 FEW: krikk-.
55Plus tard, Isidore, et par là même ses épigones, fait remonter l’origine du mot latin grillus au chant typique de cet insecte : Grillus nomen a sono vocis habet (Etymologiae, XII, 3, 8). L’intuition d’Isidore, qui ressemble à une parétymologie, paraît confirmée par des études plus récentes : la première et unique attestation antique du latin grillus se trouve dans la Naturalis historia67 et résulte d’un emprunt phonétique au grec γρύλλος, qui signifie pourtant ‘porcelet’ ; on suppose donc que la racine commune est basée sur l’imitation du cri que ces animaux poussent68. En outre, dans la plupart des langues, le grillon est nommé d’après sa trille : l’ancien français crisnon appartient à la même famille que le verbe crisner « couiner, grincer », dérivé du vieux francique *KRÎSAN69, et l’ancien français criquet et l’anglais cricket partagent la racine krikk- avec criquer « craquer, faire bruit sec »70.
- 71 Le bref bestiaire Aiso son las naturas d’alcus auzels e d’alcunas bestias est contenu dans le chans (...)
56Ainsi, Richard de Fournival associe au grillon, déjà défini et reconnu par son gazouillis, le rôle que la tradition des fables attribue à la cigale, qui oublie de chercher de la nourriture à cause de sa passion pour le chant. Cette nouvelle nature du grillon, complètement ignorée par les traités encyclopédiques, devient au contraire le cœur de la description transmise par les bestiaires en langues romanes71. Elle se poursuit jusqu’à l’époque moderne, avec la publication en 1521 de Les menus propos de Pierre Gringoire, accompagnés de 37 bois gravés : le grillon est représenté iconographiquement près d’un foyer et se définit à nouveau par sa passion exagérée pour le chant (fig. 17). Cette description est insérée entre celles du loup et du cygne :
Petit grillon a chanter ayme tant
Que aucunes foys il se muert en chantant.
Fig. 17. Ms. Paris, BnF, département Réserve des livres rares, RES-YE-1325, p. 102
- 72 Pour la description complète des deux manuscrits, voir Segre, Li bestiaire d’amours, 1957 : XLIV-XL (...)
57Une famille de la tradition du Bestiaire d’amour, constituée par les manuscrits jumeaux F (BnF, fr. 24406) et G (BnF, fr. 15213)72, insère le rossignol, qui n’a pas été compris dans le répertoire des bêtes par les autres témoins, à la place du grillon, entre le loup et le cygne, et lui attribue la nature et les caractéristiques du grillon. En effet, la nature du rossignol conservée par F et G est la suivante :
Et une autre raison est prise de si meïsmes en la nature del rosignol. Car li chiatis est de tel nature que il aime tant son chanter et il se deduit que il sen oublie a (sen lesse F) pourchacier et ainsi muert en chantant.
(Paris, BnF, fr. 15213, f. 61r-v ; Paris, BnF, fr. 24406, f. 141v)
Et on en trouve une autre raison dans la nature du rossignol, car le pauvre est de telle nature qu’il aime tant son chant et s’en amuse tant, qu’il en oublie de chasser et il meurt en chantant.
58Dans le témoin G la description est accompagnée par une miniature et la rubrique :
Li rosignoz qui chante sour l’arbre et muert en chantant et chiet a terre.
Le rossignol qui chante sur l’arbre, meurt en chantant et tombe à terre.
- 73 Segre, Li bestiaire d’amours, 1957 : XC-XCII.
- 74 Le Bestiaire d’amour rimé : poème inédit du XIIIe siècle, Thordstein A. (éd.), Copenhague, 1941 : (...)
59Le même type de transposition de « grillon » à « rossignol » est présent dans une version du Bestiaire d’amour en vers73, transmise uniquement par le ms. BnF, fr. 1951, antérieur à 130074 :
Li roxignols par sa nature
Qui tout mest s’entent et sa cure
En chanter pour le tans serain
Ou dous moys de mai sur le rain
Et tant si delite et entent
Que sur le rain muert en chantant.
60Le texte est suivi par la rubrique : « Le roxignol qui muert en chantant » (BnF, fr. 1951, c. 2v)
De par sa nature le rossignol utilise toute son intelligence et tout son soin pour chanter sur la branche le beau temps et le doux mois de mai ; et il s’amuse et s’efforce tant qu’il meurt sur la branche en chantant.
- 75 Pour la démonstration de l’archétype x, voir Segre, Li bestiaire d’amours, 1957 : CXV-CLIII.
61Segre avait déjà souligné l’étroit rapport entre le Bestiaire d’amour rimé (Bv) et les témoins F G du Bestiaire de Richard de Fournival : Bv partage les leçons correctes reçues dans les seuls F G (et L), ce qui prouve qu’il dérive du même nœud de la tradition du Bestiaire. C’est précisément à partir de ces leçons caractéristiques partagées par Bv et F G (et L) que Segre prouve l’existence d’un second archétype x, dont dériveraient les témoins contaminés de la tradition du Bestiaire : alors que Bv descend directement de x, F et G dérivent d’une autre source (un parent contaminé du témoin H), mais sont fortement contaminés par x. La familiarité stemmatique de Bv et F G dissipe le doute d’une polygénèse dans le passage grillon/rossignol : l’hypothèse la plus économique est d’attribuer cette évolution à l’archétype x. Segre décrit partiellement le texte de l’archétype x : il devait contenir d’abord les leçons correctes partagées par Bv F G (L), et ensuite, en tenant compte des contaminations ultérieures de F G et L, les accords unilatéraux entre Bv et L, et Bv et FG75. C’est précisément à ce second cas qu’appartient la variante du rossignol à la place du crisnon.
62Le choix de remplacer le grillon par le rossignol répond à la volonté de conférer au texte du Bestiaire d’amour un sens plus sentimental : en effet, la production courtoise est riche en références au rossignol, dont le chant doux et mélancolique accompagne les rencontres nocturnes des amoureux. Il s’agirait donc d’une stratégie d’adaptation au répertoire d’images et de motifs propres à l’univers courtois : dans le Bestiaire d’amour rimé, dont le caractère lyrique est accentué par la mise en vers et les références au Roman de la rose, cette orientation est évidente, puisque l’œuvre s’ouvre par la description du rossignol, suivie de celle du cygne (dans l’ordre du texte de Richard de Fournival). Par ailleurs, le manuscrit F, compilé entre le XIIIe et le XIVe siècle, également connu sous le nom de chansonnier français V, abrite les compositions des troubadours les plus célèbres, comme Thibaut de Champagne et Gace Brulé. G est un recueil à caractère didactique qui réunit le Bestiaire d’amour et les fables d’Ysopet II, scellant ainsi une continuité thématique entre les deux textes, partagée par une grande partie de la tradition du Bestiaire d’amour.
63À ce stade, on peut essayer de remonter à la source de ce changement, en supposant que l’idée de transférer la nature du grillon au rossignol a été empruntée à l’Image du monde de Gossuin de Metz. Dans la deuxième version en vers de l’œuvre, nous lisons :
Li roisignors muert en chantant
Et l’aloete bien souvent.
(Ms. London, British Libr., Harley 4333, f. 50r, col. b)
- 76 Cependant, la description du cygne dans l’Image du monde révèle d’autres sources que le Bestiaire d (...)
- 77 Sur la deuxième rédaction en prose de l’Image du monde, voir Centili S., « La seconda redazione in (...)
- 78 Godefroy : crisnon ; Roques 2020 : 18-20.
- 79 Sur la chronologie de la composition des rédactions de l’Image du monde, voir Centili, La seconda r (...)
64La description du rossignol est suivie de celle du cygne, selon la structure des chapitres du Bestiaire d’amour76. Les interactions entre ces deux textes rendent extrêmement complexe l’établissement clair des influences réciproques, sans compter que nous ne disposons pas actuellement d’une étude complète de la tradition des différentes versions de l’œuvre de Gossuin de Metz, et que la date de l’œuvre de Richard de Fournival reste approximative. Dans ce cadre, on peut se limiter à constater que la première rédaction de l’Image du monde ne présente pas les vers correspondant aux descriptions du rossignol et du cygne, alors que le ms. H (London, Harley 4333), qui témoigne d’une phase préliminaire du remaniement de l’œuvre (rebaptisée rédaction H)77, les inclut. Cela peut raisonnablement donner à penser que le couplet du rossignol a été inséré par le remanieur à la suite de sa lecture du Bestiaire d’amour, d’où il aurait tiré l’idée d’un petit animal qui meurt en chantant. La substitution du grillon par le rossignol peut être le produit, au moins dans un premier temps, d’une erreur de lecture : d’un point de vue paléographique, la forme crignons78 est similaire à la forme roisignors conservée dans le codex de Londres, et abondamment attestée ; il est également évident que la présence d’un rossignol dans la section consacrée à la description des oiseaux avait plus de raison d’être que celle d’un grillon. Sur le plan chronologique, cette hypothèse semble également plausible, et peut même nous aider à antidater le terminus ante quem du Bestiaire d’amour : le ms. London, Harley 4333 contient en effet une série d’indications chronologiques qui établissent que la rédaction H a été composée entre 1246 et 124879, ce qui signifie qu’en 1248 au plus tard le remanieur de l’Image du monde dut avoir accès au texte de Richard de Fournival.
- 80 Segre indique deux manuscrits perdus, qui devaient abriter le Bestiaire d’amour et l’Image du monde(...)
65La communication entre la tradition de l’Image du monde et l’œuvre de Richard de Fournival pourrait également être à la base de la permutation grillon/rossignol dans les témoins Bv F G du Bestiaire, puisque ces deux œuvres circulaient dans des contextes éditoriaux similaires ; en effet, les témoins D (BnF, fr. 12469) et E (BnF, fr. 1444) du Bestiaire d’amour abritent également l’Image du monde, respectivement dans la première et la deuxième rédaction. Bien que ces manuscrits ne transmettent pas la variante du rossignol, rien n’empêche de penser que la rédaction remaniée du texte par Gossuin de Metz était dans l’archétype x, qui devait déjà présenter le passage grillon/rossignol80.
- 81 Libro della natura degli animali, Checchi D. (éd.), Firenze, 2020 : 219.
66Si dans le Nord de la France, le Bestiaire d’amour favorise une certaine interchangeabilité du grillon et du rossignol, dans le Midi et en Italie, les caractéristiques de la nature du grillon sont plus souvent associées à la cigale, probablement en raison de la plus grande diffusion de cette seconde espèce, certifiant la parfaite coïncidence entre ces deux insectes. Le Libro della natura degli animali, un bestiaire toscan de la fin du XIIIe siècle, largement basé sur le matériel du Bestiaire de Richard de Fournival, présente la cigale et le grillon comme un seul insecte81 :
Cicala sì est uno grillo lo quale àve in sé una diversa natura, che ella si dilecta tanto indelo suo cantare che ne perde lo ‘ntendimento delo procacciare, sì che ella non à unde viva, et tanto canta che muore pur cantando.
La cigale est un grillon qui a une nature singulière : elle s’amuse tant de son chant qu’elle en perd la capacité de chercher sa nourriture, de sorte qu’elle n’a plus de vivres, et chante tant qu’elle meurt en chantant.
- 82 Una versione pisana inedita del "Bestiaire d’Amours", Crespo R. (ed.), Leiden, 1972 : 71.
67Toujours en Toscane ont été réalisées deux traductions du Bestiaire d’amour : la première, composée au début du XIVe siècle, est transmise par le seul manuscrit Firenze, Biblioteca Nazionale Centrale, Magl. IV. 6382 :
[M]a un’altra ragione di questo medesmo si este presa a la natura d’un grillo che si chiama cichala, dund’io sono molto preso guardado. [Ché la sua] natura si este chutale ched ella ama tanto [lo] cantare ched ella si de muore tu[t]or cantan[do], e perde de lo magiare tanto ch’ella ne lassa lo procha[ciare].
Et on trouve une autre raison pour cela dans la nature d’un grillon qui s’appelle cigale, auquel j’ai bien pris garde. Sa nature est telle qu’elle aime tant chanter qu’elle meurt en chantant, et perd sa nourriture et oublie de la rechercher.
- 83 Lo diretano bando. Conforto et rimedio delli veraci e leali amadori, Casapullo R., Firenze, 1997 (Q (...)
68La deuxième traduction, que nous connaissons sous le nom de Diretano bando, est conservée dans le manuscrit Firenze, BNC, II.IV.29 (fin XIVe siècle) ; dans ce texte la même nature du grillon diffusée par le Bestiaire d’amour est associée à la cigale83 :
Et alcuna ragione di questo medesimo è presa a la natura della cicala, onde io me ne sono bene aveduto. Ché la sua natura è tale, c’ama tanto il suo cantare che muore cantando, ragione com’ella ne lascia il procacciare di sua vita ; però muore.
Et on trouve une autre raison pour cela dans la nature de la cigale, à laquelle j’ai été bien attentif ; car sa nature est telle qu’elle aime tant son chant qu’elle meurt en chantant, parce qu’elle arrête de chercher sa subsistance, c’est pourquoi elle meurt.
- 84 Selon les études de Carla Radicula, le Bestiaire vaudois dériverait de la rédaction française du Be (...)
69Il en va de même dans le Bestiaire vaudois, qui remonte au XVe siècle84 :
La propiota de la chicalla es aytal qu’ilh se deleyta tant al sio cant qu’ilh se dementiga de manjar, e enaysi mor, laysa lo manjar !
(Bestiario valdese, p. 190-191)
« La nature de la cigale est telle, qu’elle s’amuse tant de son chant qu’elle en oublie de manger, et elle meurt ainsi, en arrêtant de manger.
- 85 Dans la poésie È l’ora de Corrado Govoni, réprésentant italien du mouvement poétique du Crepuscolar (...)
- 86 Boccaccio, Decameron, Branca V. (éd.), Milano, 1985 : 454.
70On constate que dans la littérature italienne, cigale et rossignol sont souvent juxtaposés ; la raison semble claire : il s’agit de deux petits animaux dotés d’ailes et célèbres pour leurs capacités de chant85. Dans la nouvelle Caterina e l’usignolo (Dec. V, 6), lorsque la protagoniste demande à ses parents la permission de dormir dans la chambre qui donne sur le jardin pour échapper à la chaleur et profiter du chant du rossignol (qui, dans le texte de Boccace, deviendra un double sens comique pour indiquer le sexe de l’amant de Caterina), son père répond : « Che rusignuolo è questo a che ella vuol dormire ? Io la farò ancora addormentare al canto delle cicale ! »86, mettant en opposition les deux espèces animales.
- 87 Francesco Stabili (Cecco d’Ascoli), L’Acerba, Crespi A. (éd.), Ascoli Piceno, 1927, vol. II : 267-6 (...)
- 88 Squillacioti P., « Il bestiario del Tesoro toscano nel ms. Laurenziano Plut. XLII 22 », Bollettino (...)
71Plus généralement, dans les bestiaires italiens, la cigale apparaît fréquemment dans les sections consacrées aux oiseaux : c’est le cas de l’Acerba de Cecco d’Ascoli87 et de la traduction du Tesoro transmise par le ms. Firenze, Bibl. Medicea Leurenziana, Pluteo XLII 2288, qui, par rapport au bestiaire de l’original français, ajoute de nombreux animaux, dont la cigale.
72Cette incertitude dans la classification de la cigale, comme dans celle du grillon, ne signifie évidemment pas que les auteurs médiévaux considéraient les grillons et les cigales comme des oiseaux tout court, d’autant plus que ces insectes ne sont pas mentionnés dans les traités d’ornithologie. Elle découle plutôt du fait que les auteurs de traités médiévaux ne reconnaissaient pas les insectes comme des catégories animales autonomes et ne savaient donc pas comment les classer, et ces espèces alors étaient placées dans le schéma généralement admis de la subdivision du monde animal. En effet, la plupart des compilateurs postérieurs à Isidore adoptent un classement du monde animal fondé sur les quatre éléments (trois, si l’on exclut le feu) : la cigale, qui est douée d’ailes, est évidemment liée aux animaux aériens. Une fois de plus, nous nous référons au Livre des propriétés des choses de Barthélemy l’Anglais, traduit par Jean Corbechon, dans lequel le grillon, qui ne vole pas, est classé parmi les quadrupèdes, tandis que les cigales et les sauterelles sont incluses dans la catégorie des oiseaux ; ainsi, dans la miniature qui ouvre la section sur les oiseaux du ms. fr. 22532 de la BnF, une cigale et une sauterelle sont représentées (fig. 18).
Fig. 18. Ms. Paris, BnF, fr. 22532, f. 163v
73Le manque d’attention portée à l’univers entomologique favorise donc une certaine confusion dans la réception textuelle et figurative du grillon, qui se réalise sous différentes formes, en fonction du contexte culturel et géographique. Les auteurs ne font pas forcément de distinctions entre le grillon, le criquet et la cigale ; cette fluctuation est aussi justifiée par des raisons biologiques, puisque ces trois insectes font partie de la famille des gryllidés, dont ils sont légitimement rapprochés. D’un côté, dans les régions méridionales, comme l’Italie ou le Midi français, les auteurs préfèrent se référer à la cigale ou au criquet, évidemment plus diffusés ; d’un autre côté, dans le Nord de la France, on trouve plus souvent les mots gresillon, crinchon, crisnon pour indiquer le même animal. Cette ambiguïté est souvent exploitée par les auteurs, qui mettent l’accent sur tel ou tel aspect de cet insecte en fonction de leurs besoins en matière de communication : parfois le grillon est défini par son amour pour le chant, qui le conduit à la mort, comme la cigale de la fable ésopique ; parfois il devient un symbole de sagesse.
74L’identification du grillon et de la cigale est à l’origine de la fluctuation dans le classement de cet insecte indistinct, qui peut être perçu comme un animal terrestre ou aérien, et être donc intégré selon les cas aux quadrupèdes ou aux oiseaux. L’inclusion dans le monde aviaire est aussi motivée par sa capacité de chanter, commune aux grillons et cigales ainsi qu’aux oiseaux, et il faut sans doute voir là la raison pour laquelle le grillon est parfois remplacé par un oiseau (par exemple dans une partie de la tradition du Bestiaire d’amour ou dans les illustrations du ms. BnF, fr. 12584) ou strictement associé aux oiseaux (comme dans la novella de Boccaccio ou, plus récemment, dans la poésie de Corrado Govoni).
75Enfin, il me semble que le cas d’étude du grillon montre bien que la production encyclopédique médiévale a puisé ses sources principalement dans le vivier de la littérature scientifique classique et tardo-antique, en ignorant presque complètement les suggestions et les influences de la tradition populaire et folklorique qui, au contraire, se sont répercutées dans la production littéraire et iconographique. L’intégration de ces deux courants se produit à l’époque moderne, dans les grandes collections botaniques du XVIe siècle, comme l’Hortus sanitatis et, plus encore, le Jardin de santé.