Éditorial
Texte intégral
1Le milieu élémentaire, ou ce que nous appelons le biotope, constitue dans la perception des animaux durant l’Antiquité comme au Moyen Âge un critère essentiel. C’est pourquoi les dauphins ou les crabes ont plus à voir avec les poissons qu’avec les mammifères terrestres ou les arachnides. Il semble que cette priorité donnée au milieu dans la construction des catégories soit culturellement très répandue et probablement encore vivace y compris dans notre regard moderne. La terminologie latine donnait aux animaux aquatiques le nom général de pisces ou aquatilia. Ce numéro s’attache précisément aux savoirs portant sur ces animaux « qui vivent dans l’eau ». Dans un sens étendu, l’ichtyologie ancienne ne concerne donc pas uniquement les poissons, mais tous les animaux aquatiques (cétacés, crustacés, mollusques, etc.), y compris certaines espèces amphibies comme le crocodile ou l’hippopotame, sans oublier les monstres et autres animaux plus ou moins imaginaires. Il existe une longue tradition de transmission des savoirs sur les animaux aquatiques, depuis Aristote et la tradition péripatéticienne. Elle passe par un canal étroit dans le monde latin, en particulier par les grands relais savants que sont Pline, Solin et Isidore de Séville, des hommes curieux et cultivés qui sont les pédagogues du monde latin en matière d’histoire naturelle. Cette tradition latine conduit aussi, sans que ce soit un aboutissement, aux bestiaires et aux encyclopédies médiévales, après avoir convoyé avec elle d’autres bagages culturels.
2Cette transmission ne signifie pas la stricte copie des savoirs anciens. Un tel scénario reproductif général serait aberrant et simpliste pour un historien, car il est erroné à plusieurs titres, dans le cas des savoirs naturalistes – sans quoi l’histoire de ces connaissances se réduirait à n’être qu’un inventaire de scribes. Les connaissances sédimentées dans la littérature antique font l’objet de révisions, modifications, réélaborations, souvent en passant par et en s’enrichissant des traductions et de commentaires en arabe, en particulier pour la première réception de la zoologie d’Aristote dans l’Occident latin. À chaque étape, volontairement par l’autorité du savant qui exprime adjonctions ou critiques, ou involontairement par ce qui lui échappe (méprises, omissions, contresens, etc.), le discours mute et s’enrichit, parfois même de nouveaux noms et de nouveaux animaux. Les encyclopédies, dont la mission consiste, dans l’esprit de leurs auteurs, à rassembler, compiler et organiser des connaissances utiles tirées de lectures, incluent aussi des informations nouvelles et « vernaculaires » (observations, témoignages de pêcheurs et de voyageurs, usages dans l’alimentation, etc.). Cette pratique s’intensifie à la Renaissance, où l’ichtyologie connaît un fort développement en Europe, grâce à des érudits comme Guillaume Rondelet, Pierre Belon, Ippolito Salviani et Conrad Gesner. Dans le monde byzantin, on continue à lire et faire fructifier les textes grecs d’Élien, d’Oppien de Cilicie et de Timothée de Gaza, ainsi que le Physiologos grec, l’Hexameron de Basile, et les chapitres des historiens et voyageurs consacrés à la faune. Les mondes persan et arabo-musulman, moins connus de l’historiographie européenne, ne sont pas en reste : outre qu’ils transmettent et commentent l’œuvre zoologique d’Aristote, ils développent de riches connaissances spécifiques sur la faune locale, dont seulement une portion congrue passe en Occident.
3La faune marine a un statut particulier, par rapport à la faune terrestre, à laquelle la faune aérienne est plus ou moins rattachée : l’opacité du milieu détermine les savoirs portant sur ses habitants. Toutes les ressources animales que l’homme tire de la mer sont, une fois portées au sec et à ses regards, fort bien connues et décrites, sans que l’on puisse établir de différence qualitative globale, du point de vue scientifique, entre les données ichtyologiques et les données ornithologiques, par exemple. Mais l’observation des animaux aquatiques dans leur milieu est beaucoup plus problématique, et cet espace semble plus mystérieux, car ouvert, incomplètement connu, toujours susceptible de réserver des surprises. Tandis que l’espace terrestre connu de l’Ancien monde s’accroît, les eaux restent les véritables terrae incognitae. De nombreuses espèces, fugitivement aperçues, équivoquement décrites, demeurent obscurément connues, et de nombreux animaux mentionnés dans les textes antiques, souvent difficiles à identifier, et davantage encore à représenter, restent à la fois énigmatiques et étrangers aux auteurs médiévaux et prémodernes qui pourtant, par conscience professionnelle, dévotion d’élèves ou goût de la merveille, ne peuvent se retenir de les signaler. Cette relative méconnaissance de la faune aquatique a ainsi pu prolonger la diffusion d’histoires, de comportements légendaires et de pratiques folkloriques ou magiques et multiplier les confusions. Il en va de même pour la création d’une iconographie ichtyologique, assez tardive (pas avant le xiiie siècle) et parfois approximative, ne s’appuyant pas sur un dessin naturaliste mais sur des textes anciens comme seul cadre descriptif disponible pour l’artiste. L’inventaire du vivant dressé dans les encyclopédies médiévales se heurte aussi à la difficulté de citer les « autorités » sans pouvoir toujours confronter avec une réalité observée ce qu’évoquent leurs textes. Les « ichtyologues » du xvie siècle développent une approche d’apparence plus systématique, en cherchant à regrouper le maximum d’informations traditionnelles disponibles, à envisager d’un point de vue critique et philologique les sources, et à les confronter à des témoignages directs et à la faune contemporaine qui constitue le nouvel arbitre de ce savoir. Les naturalistes veulent également donner à voir des figures les plus anatomiquement précises des espèces présentées, l’image venant ainsi appuyer visuellement l’identification des espèces et corroborer la réalité concrète de l’animal littéraire.
4Tout imprécis ou endommagés qu’ils puissent être, les témoignages littéraires d’un naturalisme révolu n’en sont pas moins des apports précieux à la connaissance biologique ou éthologique d’espèces encore existantes ou aujourd’hui raréfiées. Celui qui désire et sait contourner les embûches philologiques et accepte a priori de faire confiance à une observation compétente venue du passé, aura la surprise, par exemple, de découvrir que les Anciens en connaissaient autant que les biologistes d’aujourd’hui sur la génération et la reproduction encore mystérieuses du poulpe, de l’anguille ou de l’éponge.
5Ce numéro de RursuSpicae cherche à mettre l’accent sur l’apport scientifique des sources anciennes sur l’aquafaune, sur la transmission et l’évolution diachronique des données savantes sur les animaux marins dans les textes et les images, sur le mode de représentation et l’identification des espèces d’animaux marins permises par les documents anciens, et sur les questions méthodologiques qui s’y rattachent. Les articles qui constituent ce numéro thématique sur les animaux aquatiques sont issus de communications présentées au colloque international intitulé « Transmission des savoirs sur les poissons et les animaux aquatiques. Textes et images, Antiquité, Moyen Âge, xvie siècle ». Cette rencontre, organisée dans le cadre du réseau international de recherche (IRN) Zoomathia sur la zoologie antique et médiévale, a eu lieu du 4 au 6 novembre 2021 à l’Université de Caen Normandie. L’initiative en revient au programme Ichtya (Corpus de traités latins d’ichtyologie et histoire des savoirs sur la faune aquatique), hébergé au Craham (UMR 6273) de Caen (et en particulier à Thierry Buquet et Brigitte Gauvin), et au CEPAM (UMR 7264) de l’Université Côte d’Azur, en la personne d’Arnaud Zucker. Le colloque s’inscrit dans la continuité des travaux du programme Ichtya sur la transmission des savoirs sur les animaux aquatiques, s’insérant parfaitement à la fois dans les recherches menées dans Zoomathia, et dans la série de manifestations scientifiques programmées chaque année par ce réseau. D’autres rencontres ont régulièrement été organisées par Ichtya : des journées d’étude, comme Animaux marins d’Orient et d’Occident (2019, actes publiés dans la revue Médiévales), et des colloques, tel Animaux aquatiques et monstres des mers septentrionales, Cerisy (2017, actes publiés dans la revue Anthropozoologica). Le colloque organisé à Caen en 2021 souhaitait voir développer les travaux autour de l’iconographie et s’intéresser davantage à la réception des savoirs antiques et médiévaux dans la littérature savante du xvie siècle.
6Le numéro rassemble des contributions de chercheurs confirmés et de jeunes chercheurs. Certaines portent sur l’iconographie ichtyologique médiévale et moderne. Brigitte Gauvin étudie ainsi les miniatures représentant les poissons et les choix opérés par les illustrateurs dans les exemplaires enluminés du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, du xiiie au xve siècle. Il semble s’y diffuser, notamment en Europe centrale, un modèle initial qui subit parfois des variations significatives attentivement examinées ici. Jacqueline Leclercq-Marx promène le lecteur au milieu des illustrations de l’énigmatique serra (« Scie ») dans les manuscrits médiévaux (bestiaires et encyclopédies, du ixe au xve siècle), révélant à la fois la difficulté de représenter un animal aux propriétés et aux formes multiples et la grande inventivité des imagiers médiévaux. Sophie Hendrikx et Paul J. Smith s’intéressent au cas du sargus (« Sar, Sargue ») dans les textes et les images de l’emblématique des xvie-xviie siècles, en connexion avec ce qu’en disent les traités d’histoire naturelle de la Renaissance. Ici l’influence est réciproque : d’une part, les livres d’emblèmes utilisent les savoirs zoologiques de leur temps ; d’autre part, les médecins naturalistes, tels Gesner et Aldrovandi, incorporent à leurs traités zoologiques des passages sur la symbolique animale tirés de l’emblématique du xvie siècle. Cette influence croisée se retrouve également dans l’iconographie par la réutilisation ou la copie des bois gravés entre les deux types de textes. Enfin, Anne-Valérie Dulac se penche sur les minutieuses aquarelles des poissons du nouveau Monde, exécutées vers 1585 d’après nature en Virginie par le « gentleman-limner » John White. Celui-ci, par la qualité de son travail (les aquarelles ayant été retravaillées par la suite, elles ne sont pas seulement des esquisses prises sur le vif), ajoute une dimension esthétique et nettement picturale à la transmission des connaissances ichtyologiques.
7Les autres articles portent davantage sur les textes et l’expression littéraire des savoirs. Demetrios Papadopoulos détermine, par une analyse attentive des termes utilisés ou empruntés à des médecins antérieurs, les critères médicaux appliqués par Élien à quelques animaux aquatiques pour les classer en bénéfiques (notamment dans la pharmacopée ou l’alimentation) ou nuisibles (vénéneux, urticants ou indigestes pour l’homme). Cécile Rochelois examine les micro-classements opérés par les encyclopédistes naturalistes du tiers central du xiiie siècle dans les catalogues de créatures aquatiques, où la liste alphabétique est localement adaptée pour former des séries d’espèces présentant quelques points communs (zoonymiques, descriptifs ou comportementaux). Alessandra Scaccuto aborde les connaissances antiques sur la reproduction de l’anguille : s’agit-il d’une génération spontanée, semi-spontanée ou d’une mue ? Elle insiste sur le fait que certains dossiers zoologiques, éminemment complexes, n’ont pas été traités par les modernes avec davantage de clairvoyance ou de réussite qu’ils ne le furent par les auteurs anciens, qui ont souvent ouvert des pistes explicatives aux énigmes naturelles. Enfin, Morgane Cariou compare les savoirs antiques, médiévaux et modernes sur l’hybride que constitue en apparence l’éponge de mer, dont le statut même d’espèce animale a été mis en doute depuis l’Antiquité. Les éponges sont parfois classées dans l’échelle des êtres parmi les végétaux, ou dans la classe intermédiaire des « zoophytes », les auteurs reprenant au xvie siècle ce concept antique d’« animal-plante », trouvé chez Aristote et ses commentateurs.
8L’ensemble des contributions rend honneur à la richesse des observations et des réflexions des naturalistes antiques, médiévaux et de la première modernité sur les animaux marins. L’héritage d’Aristote, combinant qualité de l’observation et réflexion théorique sur le vivant, a eu une influence prégnante et prolongée, jusqu’à l’histoire naturelle du xvie siècle. Certains articles de ce dossier ont le mérite de se pencher sur l’étude de cas limites ou très mystérieux, comme ceux du statut ambigu de l’éponge ou la reproduction des anguilles, mettant ainsi en valeur la pertinence méthodologique des discours anciens sur le monde animal, mais aussi l’effort constant de mise en ordre scientifique et littéraire des données ichtyologiques, y compris dans les compilations médiévales. Les études s’intéressant à l’iconographie montrent un foisonnement créatif dans la tentative de représenter des espèces parfois mystérieuses, inconnues, lointaines ou aux propriétés disparates, dont les lignes ont été parfois déformées au fil du temps par les phases successives de copie. Mais ces travaux montrent aussi comment comprendre la manière dont ces images s’insèrent dans diverses traditions iconographiques, manuscrites ou imprimées, comment certaines œuvres en influencent d’autres pour les textes comme pour les images, et soulignent que la copie n’est pas œuvre servile et peut se démarquer de son modèle. La richesse de l’ichtyologie antique, médiévale et prémoderne manifeste ainsi au fil des siècles un développement aussi significatif que l’histoire naturelle des animaux.
Pour citer cet article
Référence électronique
Isabelle Draelants, Arnaud Zucker et Thierry Buquet, « Éditorial », RursuSpicae [En ligne], 4 | 2022, mis en ligne le 12 décembre 2022, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rursuspicae/2062 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rursuspicae.2062
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