Éditorial
Texte intégral
1Les encyclopédistes médiévaux se sont-ils parlé ? Ont-ils seulement communiqué par texte interposé ? L’intertextualité des encyclopédies fut-elle celle des mots tirés des livres ou construite par des échanges d’idées et l’interrelation d’hommes de chair ?
2En anglais, to compile évoque l’action de composer, tandis que “compilation” en français renvoie à un type d’ “authorité” ou d’“auteurité” qui fait du compilateur un auteur de second rang. La création du concept d’intertextualité, né autour de 1970 (Julia Kristeva, Philippe Sollers), a nommé la lecture et la définition d’un texte comme intégration et transformation d’autres textes. Parallèlement, la recherche sur les encyclopédies médiévales et leurs sources d’inspiration a commencé depuis la fin des années 1970 (M. de Gandillac, M. de Bouärd, Chr. Meier-Staubach, M. Paulmier-Foucart…), en même temps que débutait l’exploration des florilèges médiévaux. L’étude de la notion d’auteur, d’auctoritas et de compilatio a aussi permis de rendre toute sa noblesse à la composition des textes médiévaux à partir de l’assemblage de nombreuses « autorités » qui entrent en dialogue par l’action-même de leur juxtaposition pensée et ordonnée. Les encyclopédies ne constituent pas seulement des hypertextes se développant à partir de sources précédentes qu’ils retraitent, voire cannibalisent (par citations ou plagiat), elles construisent une forme d’expression du savoir en dialogue avec des textes passés ou contemporains.
3Aujourd’hui, la théorie et la représentation graphique des réseaux dominent l’étude des échanges littéraires, bibliothéconomiques et institutionnels dans le passé. Plus récemment, l’attention aux sources est passée du terrain de la recherche historique et philologique à l’automatisation : on ne compte plus les entrepôts virtuels d’« autorités » ou les « référentiels » destinés à les regrouper, qui détrônent, sans pouvoir les remplacer, les répertoires bio-bibliographiques traditionnels et autres Verfasserlexika. En même temps, l’omniprésence de l’internet, sous le saint patronage d’Isidore de Séville, offre une image parfaite de l’encyclopédie médiévale comme modèle d’un inter-réseau de relations hypertextuelles. Pour les philologues comme les historiens, la question se pose en termes de mise en évidence du partage d’une culture intellectuelle commune, d’une scientia, que ce savoir soit philosophique, théologique, historique, hagiographique, littéraire. Il faut observer cette « transtextualité » qui dit les rapports qu’un texte entretient avec les autres, mais il faut aussi, en ces temps de dématérialisation, de virtualité et de distanciation imposée, sentir la chair, comme Marc Bloch y incitait l’historien dans un passage souvent rapporté :
Il y a longtemps, en effet, que nos grands aînés, un Michelet, un Fustel de Coulanges nous avaient appris à le reconnaître : l’objet de l’histoire est par nature l’homme. Disons mieux : les hommes. Plutôt que le singulier, favorable à l’abstraction, le pluriel, qui est le mode grammatical de la relativité, convient à une science du divers. Derrière les traits sensibles du paysage, les outils ou les machines, derrière les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. Qui n’y parvient pas, ne sera jamais, au mieux, qu’un manœuvre de l’érudition. Le bon historien, lui, ressemble à l’ogre de la légende. Là où il flaire la chair humaine, il sait que là est son gibier. (Marc Bloch, Apologie pour l’histoire, 1e éd. – posthume - 1949)
4La combinaison et la transformation des textes antérieurs pour la production d’un nouveau texte, autrement dit la participation au jeu intertextuel de la tradition en construction, telle la raison d’être de RursuSpicae. Ce numéro n’entre pas dans des considérations théoriques sur l’intertextualité, mais s’interroge sur l’interaction des savoirs au XIIe et XIIIe siècles, sur le bagage partagé des œuvres à vocation encyclopédique qui se tissent ardemment, en concurrence et en synergie, et sur le partage d’information scientifique entre leurs auteurs. Les contributeurs s’efforcent de repérer la présence d’un texte dans un autre, d’observer les types de discours et de contenus scientifiques qui s’y mêlent.
5Thierry Buquet, dans un article sur la connaissance directe ou indirecte de la faune du nord, explore les encyclopédies du XIIIe siècle comme carrefour des discours sur les animaux septentrionaux, un sujet quasiment absent des textes naturalistes antiques, mais qui émerge à la faveur du développement des échanges maritimes et commerciaux. Car pour celui qui observe bien, ceux-ci se reflètent même dans les yeux d’un prédicateur comme Thomas de Cantimpré, parcourant les villes et instruisant les communautés religieuses, non seulement à partir des œuvres anciennes et récentes qu’il a pu lire ou des récits de chasse entendus, mais aussi par des exemples que lui inspirent la pêche observée sur le littoral. Très vite, ce savoir de la « nature des choses » et des êtres vivants est partagé et discuté entre les compagnons dominicains de Thomas de Cantimpré et Albert le Grand sous forme d’enseignement et d’échange de notices zoologiques, puis rapidement au-delà.
6C’est aussi un savoir partagé, plus théorique et éloigné de l’expérience personnelle, qu’éclaire Maria José Ortuzar Escudero dans sa recherche comparative sur la connaissance des facultés de l’âme chez les encyclopédistes du XIIIe siècle. Cette nouvelle science des mécanismes de l’esprit et de la sensibilité est un exemple flagrant de circulation des savoirs ; elle pénètre en Occident à la faveur de la découverte des œuvres d’Avicenne, le De anima compris dans le Shifâ, et le Canon de la médecine. La théorie de la connaissance fascine les savants scolastiques obsédés par les processus intellectuels de raisonnement, de réminiscence et d’imagination confrontés à la perception sensorielle, c’est pourquoi ils la confrontent à l’ensemble des textes philosophiques et médicaux dont ils disposent. Il se peut que les délibérations de la littérature anagogique du XIIe siècle sur le chemin menant de la sensation à Dieu aient contribué à la réception et à la compréhension de l’œuvre d’Avicenne, marquée par celle d’Aristote. Cependant, la nouveauté et l’intérêt du sujet incitent des encyclopédistes comme Vincent de Beauvais à s’inspirer aussi des débats philosophiques récents (Jean de la Rochelle ou Alexandre de Halès), et à recourir à des sources arabes pieusement recouvertes de l’autorité d’un père de l’Eglise (le De spiritu et anima de Qûstâ ibn Luqâ (m. 923) est cité en concurrence avec l’œuvre homonyme pseudo-augustinienne). Barthélémy l’Anglais, qui présente une doctrine originale des sens internes, a puisé à une autre source dont l’influence n’a toujours pas été mise en lumière à cet égard : le Liber introductorius de Michel Scot.
7Dans l’article de Yoan Boudes, c’est la perception ultra-sensorielle qui est davantage en cause, dans la manière dont la mystique Hildegarde de Bingen entend transmettre sa compréhension des comportements et des propriétés naturelles des animaux de la Création. Vectrice du sens divin qu’elle est à même de détecter dans les « subtilités des choses », elle livre sur la nature qui l’environne un savoir caché dont le sens lui parvient par révélation divine. Mais les voix entendues ne proviennent pas seulement d’une infusion céleste, elles forment un espace polyphonique avec ce que l’abbesse de Bingen a retenu de la tradition exégétique. Même si ses sources demeurent en partie inconnues, sa Physica manifeste une bonne connaissance du Physiologus et des significations spirituelles accordées au comportement animal par la tropologie du XIIe siècle. Cela la rapproche des interprétations typiques des bestiaires, dont la mode fleurit aux XIIe et XIIIe siècles, pour un public laïc cette fois. Hildegarde s’en démarque pourtant en prêtant aux animaux une certaine science des forces de la nature et des capacités humaines : les animaux sont des créatures cultivées par l’attention divine, beaucoup plus développées et en quelque sorte conscientes que dans la tradition physiologique qui les fige dans des jeux de rôles programmés. En outre, Hildegarde met sa propre observation fine des vertus naturelle (en particulier des plantes) au service de ses devoirs abbatiaux de guérisseuse des corps et des âmes. Elle converse avec Dieu, mais son encyclopédisme visionnaire est incarné.
8Dans des articles qui ouvrent davantage le volet livresque des compilations encyclopédiques, c’est à la recherche des sources d’une érudition partagée —ou à l’inverse de l’exclusivité d’une information, que se sont attachés Elisa Lonati et Grégory Clesse. Qu’on oriente le rapport d’intertextualité dans le sens des sources potentielles vers le nouveau texte produit, ou du texte vers les sources, il est possible de mettre en évidence une culture naturaliste commune typique de l’encyclopédisme du XIIIe siècle, parfois même des échanges ou des débats entre des hommes de chair et d’os.
9La première perspective, des sources au texte, est adoptée par Grégory Clesse. Il entreprend de mettre en lumière la transmission, chez les compilateurs de naturalia, des informations a priori disponibles sur l’autruche dans les textes antiques, arabes ou médiévaux, en observant celles qui furent recueillies, ou parfois négligées, voire écartées par les compilateurs. L’exercice est délicat quand l’enquête ne peut s’appuyer sur les témoins manuscrits conservés à l’époque par les bibliothèques accessibles, mais il a le mérite de la comparaison exhaustive entre les matériaux originels (originalia) littéraires, exégétiques, philosophiques ou médicaux, et leur réutilisation dans une construction nouvelle : la Physique d’Hildegarde, les encyclopédies de Barthélemy l’Anglais, de Thomas de Cantimpré, de Vincent de Beauvais, ou les recueils de propriétés pour prédicateurs dont ceux-ci ont fait leur miel, ou encore le commentaire d’Albert le Grand sur la zoologie d’Aristote, qui constitue un point d’aboutissement naturaliste.
10La seconde démarche, du texte aux sources, est illustrée par Elisa Lonati dans son enquête philologique approfondie sur l’utilisation du Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré dans le Speculum maius de Vincent de Beauvais. Ce travail minutieux lui permet d’identifier les extraits et de caractériser la zoologique comme une thématique privilégiée. Elle établit que c’est lors d’une phase précoce de la rédaction du Liber, avant qu’il passe à 20 livres, que Vincent de Beauvais l’a eu en mains. Les rapprochements textuels effectués pourront être complétés par une enquête sur l’origine des manuscrits pour rattacher les compilateurs aux lieux et bibliothèques qu’ils ont fréquentés. L’analyse des extraits marqués De natura rerum permettent aussi de sortir de l’ombre l’utilisation immédiate d’encyclopédies naturaliste encore mal connues, comme celle du « Pseudo-John Folsham », auquel la critique n’a pas encore donné de nom propre.
11Les savants laissaient, parfois à l’issue de plusieurs étapes éditoriales plus ou moins officielles, des “livres” destinés à être consultés, mais dans le temps de la conception et de la production de l’œuvre —et personne ne doute que ces ouvrages savants constituèrent des entreprises singulières et exigeantes— ils conféraient avec des collègues ou des frères, ils s’échangeaient des livres, discutaient… C’est la conversation de ces encyclopédistes que nous vous convions à écouter en parcourant ce nouveau numéro de RursuSpicae.
Pour citer cet article
Référence électronique
Isabelle Draelants et Arnaud Zucker, « Éditorial », RursuSpicae [En ligne], 3 | 2020, mis en ligne le 30 décembre 2020, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rursuspicae/1577 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rursuspicae.1577
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