Editorial
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1Ce numéro sur le Physiologus témoigne de la convergence des revues Rursus et Spicae (dont les noms A nouveau et Les épis symbolisent respectivement les réécritures et les florilèges) et confirme leur fusion. Le Physiologus, premier bestiaire chrétien, a un statut totalement atypique dans la littérature occidentale et joue un rôle de médiation complexe entre l’Antiquité et le Moyen Âge. Œuvre myrionyme plutôt qu’anonyme, il constitue un petit laboratoire de symbolique animale où se rejoignent et se conjuguent les savoirs païens et les savoirs chrétiens, une conception ancienne, voire usée de l’animalité et une inspiration nouvelle et ambitieuse de naturaliser la jeune religion chrétienne. A la fois narratif et didactique, entre mythologie zoologique et métaphore spirituelle, le genre physiologique inspiré à la fois de Salomon et d’Aristote, est probablement né, grec, à Alexandrie au IIe siècle avant de croître en toutes langues, du latin au géorgien ou au slavon. Tout en restant globalement fidèle, par la lettre et l’esprit, à son modèle originel, il s’est depuis ses mystérieux cunabulae helléniques, constamment renouvelé dans les différentes aires culturelles du christianisme.
- 1 U. Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, Livre de poche, 2002, p. 92.
2Cet ἐγχείριδιον commode et profond, petit chef d’œuvre de combinaison d’utile et d’agréable —en un mot et deux sens : spirituel— connut une diffusion exceptionnelle et on en peut trouver l’empreinte ou la trace nette dans un nombre considérable de productions tardo-antiques et médiévales. Mine inépuisable d’énoncés, d’images et de symboles, cette œuvre prolifique n’a cessé d’inspirer les prédicateurs, les naturalistes, les mythographes, les anthropologues, les peintres, les conteurs, …sans parler, plus tard, des adeptes du médiévalisme. Les portraits animaux qu’il propose sont puissamment suggestifs, pour ne pas dire foncièrement visuels, et ce texte encouragea l’imagination et les reproductions iconographiques, comme accompagnement dans la tradition manuscrite (sous forme de miniatures) et dans la glyptique religieuse. Le Physiologus marie, en effet, des représentations animales phantasmables à loisir, à des propriétés naturelles puissamment moralisables. Ici les animaux ne sont pas une « simple » curiosité scientifique, mais aussi des signes, des symboles, et ce mélange extraordinaire va forger la vision du monde de l’homme du Moyen Âge, ainsi que le rappelle si justement Umberto Eco : « L’homme médiéval vivait dans un univers peuplé, surchargé de significations, de rappels, de références, de sens surajoutés, de manifestations de la Divinité au sein des choses, dans une nature qui s’exprimait sans cesse au moyen d’un langage héraldique, dans lequel un lion n’était pas simplement un lion, une noix n’était pas rien d’autre qu’une noix, où un hippogriffe possédait autant de réalité qu’un lion puisque, autant que celui-ci, il était le signe, existentiellement négligeable, d’une vérité supérieure. »1
- 2 Léonard de Vinci, Hommes, Bêtes et Météores. Textes choisis, présentés et traduits de l’italien pa (...)
- 3 Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine, 1849, p. 409.
3Ces “natures” ont nourri d’infinies exégèses, bien au-delà de la postérité médiévale du Physiologus sous forme de bestiaires ; elles se sont imposées dans la culture comme des signes capitaux et des animaux …plus vrais que nature. Léonard de Vinci, génial autodidacte, pourtant apte à observer le vol de la mouche et les ailes de la chauve-souris pour expliquer les mécanismes de la locomotion animale en s’affranchissant d’Aristote, relaye la fable physiologique de la licorne et son enseignement tropologique dans son Bestiaire tout enraciné encore dans l’humus médiéval : « La licorne, dite aussi unicorne, oublie toute sa férocité et sa nature sauvage à cause de son intempérance, qu’elle ne sait dominer : son goût pour les demoiselles est si vif, que, mettant de côté tout soupçon, elle s’approche de telle jeune fille assise, et s’endort dans son giron ; et les chasseurs alors peuvent s’en emparer »2. A des années-culture de là, Gustave Flaubert met en scène la Tentation de saint Antoine au milieu d’animaux fantastiques dont il estropie peut-être à dessein les noms pour qu’ils préfigurent mieux les affres infernaux hallucinés ; jouant ainsi avec les valeurs opposées des natures exemplaires et de la répulsion du mal, il illustre tout le balancement qu’exerce le Physiologus entre ces pôles : « La drôle de chose ! à mesure que saint Antoine regarde les animaux, ils grossissent, grandissent, s’accroissent, et il en vient de plus formidables et de plus monstrueux encore : le tragelaphus, moitié cerf et moitié bouc ; le phalmant couleur de sang, qui fait crever son ventre à force de hurler ; la grande belette Pastinaca, qui tue les arbres par son odeur ; le senagion, du pays de Dist, long d’un parasange ; le senad à trois têtes, qui déchire ses petits en les léchant avec sa langue ; le myrmecoleo, lion par devant, fourmi par derrière, et dont les génitoires sont à rebours ; (…) ; le mirag, lièvre cornu habitant des îles de la mer. Et d’autres, confus, pêle-mêle, glissant comme l’éclair, emportés comme des feuilles sèches ; il arrive des rafales hurlantes, pleines d’anatomies merveilleuses. Ce sont des têtes d’alligators portées sur des pattes de canard, des cous de cheval terminés par des vipères, des grenouilles velues comme des ours, des hiboux à queue de serpent, des pourceaux à tête de tigre, des chèvres à croupe d’âne, (…), des caméléons grands comme des hippopotames, (…) Les cynocéphales se mettent à aboyer, les sciapodes se couchent, les blemmyes travaillent, (…) la licorne hennit, le martichoras rugit, le griffon frappe du pied, le basilique siffle, le phénix vole, (…) le catoblepas soupire, la chimère crie, le sphinx gronde ; (…) . Antoine (…) : Je voudrais m’en aller, partir, fuir ! Moi aussi je suis animal, la vie me grouille au ventre (…) Le diable se rapproche, baisse la tête, et, fondant sur saint Antoine, l’accroche aux reins par ses deux cornes et l’emporte avec lui en criant. »3
4Ce numéro propose dix études sur le Physiologus, qui s’intéressent à la tradition manuscrite, à certains enjeux iconographiques et textuels, et à la postérité et l’usage de ce texte fondateur. Une partie d’entre elles sont issues de deux rencontres qui se sont tenues à Paris en juin 2017 : un colloque international organisé à la Sorbonne par A. Dorofeeva, S. Lazaris, C. Macé, A. Zucker et le réseau Zoomathia « The Physiologus between East and West » (17-19.06.2017) et une journée d’études organisée à l’Institut de recherche et d’histoire des textes par I. Draelants, A. Zucker et le réseau Zoomathia sur « La réception du Physiologus dans les encyclopédies médiévales » (14.06.2017).
5La parole est d’abord donnée à Emmanuelle Kuhry, qui propose un synopsis de l’ensemble des versions latines et de leurs intrications. Ce travail, fruit d’une recherche postdoctorale effectuée à Nice et nourrie des échanges avec Arnaud Zucker, propose, après une très large enquête dans les manuscrits, une nomenclature pour les chapitres et les versions latines, ainsi qu’un répertoire des animaux traités dans chacune, mettant à jour les recensements antérieurs et permettant d’identifier avec plus de sûreté la version citée par les auteurs médiévaux. La contribution d’Adele Di Lorenzo est une enquête codicologique sur un groupe italien de manuscrits de la seconde recension du Physiologus (la “byzantine”) ; l’auteur propose une confrontation méticuleuse des manuscrits et démontre l’étroite solidarité des membres de ce groupe, en identifiant le milieu de production et commentant sa diffusion. Les études suivantes de Stavros Lazaris et de Françoise Lecocq s’intéressent à deux animaux ou plutôt figures distinctes du Physiologos. Stavros Lazaris analyse à travers le texte et la tradition iconographique des Physiologus illustrés l’être hybride qu’est l’echidna (ni vipère, ni murène, ni sirène) à partir du Physiologos de Sophia. Il mène une étude iconographique comparative avec certaines versions grecques de la seconde recension (illustrée) et latines (Physiologus de Bern) qui soulignent le pouvoir des images et la complexité du rapport entre le texte et l’image. Le phénix du Pseudo-Epiphane et du Physiologos de Vienne font l’objet de l’étude de Françoise Lecocq sur les constructions et les mélectures qui ont opéré des mutations dans la nature de cet oiseau multiple et à des assimilations du phénix à l’éclat de la sphère céleste ou au coursier du soleil. Enfin, la contribution de J. Leclerq-Marx exploite l’extraordinaire foisonnement iconographique du Physiologus qui accompagne dans le manuscrit de Bruxelles KBR 10066-77 la Psychomachie de Prudence, elle aussi illustrée. Cette cohabitation manifeste le rôle d’introduction à l’exégèse allégorique qu’ont joué les deux textes et leurs images, ici minutieusement décrites et décryptées.
6Les articles suivants témoignent d’une partie de la postérité médiévale, qui est distincte de la tradition allégorique des bestiaires. On constate, en effet, qu’aux 13e et au début du 14e siècle, le « physiologue », s’il a conservé le rôle traditionnel d’exemplarité morale qu’il a tenu pendant les siècles précédents, a perdu dans les encyclopédies naturelles sa prééminence d’autorité naturaliste au profit des œuvres et des auteurs philosophiques et médicaux spécialisés. Thierry Buquet propose une première approche d’un texte singulier sur les propriétés des animaux (manuscrit 28 de la Bibliothèque municipale d’Avranches), qui appartient à l’ensemble riche et flou des traités encyclopédiques sur les « natures des animaux » ; ce manuscrit méconnu constitue un exemplaire d’usage du Physiologus issu de la version B qui a servi directement à un prédicateur du 13e siècle et s’insère dans un volume rassemblant d’autres traités à usage moral. Mattia Cipriani s’intéresse au rapport à la fois évident (puisque l’ouvrage est cité dans les sources du livre par son auteur) et peu exploré, entre l’encyclopédie de Thomas de Cantinpré et le Physiologus ; il scrute tous les passages cités dans le Liber de natura rerum entre 1230 et 1260 et circonscrit un potentiel modèle hybride qui a pu passer dans les mains du Brabançon Thomas de Cantimpré et lui servir d’exemplaire de travail. Dans la même veine, Elisa Lonati se concentre avec une grande acuité philologique sur les passages cités par son contemporain franciscain Barthélemy l’Anglais et les édite en cherchant à identifier la version sous-jacente utilisée dans le De proprietatibus rerum. Celle-ci – ou plutôt celles-ci – souvent passées par l’intermédiaire de sources secondaires, est une nouvelle preuve du passage du Physiologus au deuxième rang des sources naturalistes à une époque où l’on cherche à répertorier et mettre à jour la documentation zoologique et botanique disponible ; pourtant, dans un apparent paradoxe, le De proprietatibus rerum a connu une exploitation spirituelle (probablement immédiate) sous forme de notes marginales allégorisant son contenu naturaliste comme on l’avait toujours fait du Physiologus. Avec l’article de Beatrice Amelotti sur le Liber de exemplis et similitudinibus rerum de Giovanni da San Gimignano, on assiste au renforcement de cette tendance à l’exploitation pastorale des encyclopédies médiévales, avec la réutilisation des informations inchangées des confrères du tiers central du 13e siècle, alors que l’emploi résiduel du Physiologus, sans retour direct à cette source-parangon, montre qu’il fait davantage partie d’un bagage sapientiel commun qu’il n’agit comme autorité naturaliste.
7Le dernier article de ce volume, proposé par Lucía Orsanic, s’intéresse à la figure du basilic dans le Palmerín de Olivia au début du 16e siècle : avatar monstrueux ultime d’une lignée de dérivations fantastiques des natures zoologiques du Physiologus, il a fait son long chemin littéraire à travers les bestiaires médiévaux pour aboutir dans le roman chevaleresque espagnol à se doter d’une nature originale, témoin d’une mutation qui, à des degrés divers, affecte la faune littéraire et double dans l’histoire culturelle l’évolution naturelle des espèces.
Notes
1 U. Eco, Art et beauté dans l’esthétique médiévale, Paris, Livre de poche, 2002, p. 92.
2 Léonard de Vinci, Hommes, Bêtes et Météores. Textes choisis, présentés et traduits de l’italien par Christophe Mileschi, Paris, Arléa, 2009, p. 29.
3 Gustave Flaubert, La tentation de saint Antoine, 1849, p. 409.
Top of pageReferences
Electronic reference
Arnaud Zucker, Isabelle Draelants and Stavros Lazaris, “Editorial”, RursuSpicae [Online], 2 | 2019, Online since 20 December 2019, connection on 17 March 2025. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rursuspicae/1047; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rursuspicae.1047
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