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Recensions

Franck Mercier – Isabelle Rosé (dir.), Aux marges de l’hérésie

Inventions, formes et usages polémiques de l’accusation d’hérésie au Moyen Âge (Histoire), Rennes, Presses universitaires, 2017
Isabel Iribarren
p. 424-426
Référence(s) :

Franck Mercier – Isabelle Rosé (dir.), Aux marges de l’hérésie. Inventions, formes et usages polémiques de l’accusation d’hérésie au Moyen Âge (Histoire), Rennes, Presses universitaires, 2017, 378 p.

Texte intégral

1Les « marges » qui figurent au titre de cet ouvrage collectif signalent un renouveau historiographique. Dans une volonté de rupture face à l’histoire traditionnelle de l’hérésie médiévale qui domine dans les années 1960 et 1970 (songeons à Montaillou, village occitan d’E. Le Roy Ladurie [1975] ou Hérésie et sociétés dans l’Europe préindustrielle de J. Le Goff [1968]), F. Mercier et I. Rosé, coordinateurs du volume, remettent en cause le bien-fondé d’une approche sociologique qui objective l’hérésie en une forme de dissidence pratiquée par des marginaux sociaux, dès lors clairement démarqués des instances de répression. S’inscrivant dans le tournant historiographique signalé par la parution en 1998 d’Inventer l’hérésie de M. Zerner, les auteurs insistent sur l’importance d’identifier, par une relecture critique des sources cléricales, les procédés rhétoriques et judiciaires qui ont contribué à la construction du concept d’hérésie au sein même de l’orthodoxie. « L’hérésie ne préexiste pas à sa définition comme telle par l’institution » (p. 13), qui cherche toujours à repousser les frontières de la dissidence comme instrument de contrôle politique et sociétal. D’où les « marges » : l’hérésie devient dès lors un crime englobant et dynamique, « en expansion continue » (J. Chiffoleau, dans Innocent III et le Midi [Cahiers de Fanjeaux 50], 2015, p. 89-144), dont les limites varient en fonction des agendas politiques du pouvoir qui la réprime. Les sources documentaires susceptibles de nous renseigner sur la manipulation des accusations d’hérésie se diversifient en conséquence, dépassant de loin les registres de l’inquisition. L’hétérodoxie en vient à inclure d’autres pratiques ou sphères de croyance. Cette diversification de la documentation entraîne un élargissement de la période considérée, au-delà des séquences traditionnellement honorées par l’historiographie comme des temps forts de l’hérésie. On mesure alors l’ambition de l’ouvrage : il s’agit d’examiner « le discours sur la dissidence religieuse à l’échelle de l’ensemble de la période médiévale » (p. 14).

2Suivant cette double logique, chronologique et documentaire, de la construction des contours de l’hérésie, le volume est organisé en deux parties : une première, « Dire la dissidence : genèse des stéréotypes antihérétiques », réunit des contributions qui analysent, dans la longue durée, l’élaboration d’un discours antihérétique (E. Bain et U. Brunn), dont les lieux communs et les champs lexicaux permettent le rapprochement avec d’autres catégories de la dissidence : le judaïsme (V. Toneatto), l’usure (C. Lenoble), la sorcellerie (M. Ostorero) ; une deuxième, « Extension du domaine de l’hérésie : l’accusation en actes », se penche sur des dossiers documentaires permettant de mesurer l’élargissement du champ de l’hérésie dans d’autres contextes, au service du pouvoir qui compte par là manipuler la dissidence en sa faveur : l’autorité pontificale et ses agents (I. Rosé, F. Mazel et S. Parent), le roi (B. Dumézil et F. Mercier), ou les moines réformateurs (A. Trivellone).

3Se dessinent alors trois tournants dans la définition de l’hérésie médiévale : une large séquence patristique s’achève avec « le moment grégorien » (I. Rosé), lorsque l’hérésie devient une arme pour imposer la suprématie pontificale à l’intérieur de l’Église. Un deuxième tournant se situe à la fin du xiie siècle avec la bulle Vergentis in senium d’Innocent III, qui assimile l’hérésie au crime de lèse-majesté. F. Mazel montre comment la dissidence assume alors une dimension plus politique, contribuant à étendre considérablement ces marges pour englober l’ensemble de la société. Les prolongements sont sensibles aux xiiie et xive siècles, avec la répression des pratiques considérées auparavant comme simplement illicites : blasphème, usure, magie noire et sorcellerie (C. Lenoble, S. Parent). Un troisième tournant, « démonologique » (A. Boureau, Satan hérétique, 2004), se situe aux deux derniers siècles du Moyen Âge, lorsque la dilatation de l’hérésie atteint son point paroxystique avec la chasse aux sorcières (M. Ostorero). S’amorce alors un processus de sécularisation de l’hérésie, où ce n’est plus la rhétorique pontificale qui domine les mécanismes de répression. L’« hérésie d’État » (J. Théry, 2011), ou l’appropriation de la dissidence par le pouvoir séculier, marquerait, selon nos auteurs, la fin de l’hérésie. Or, le regard linéaire qui sous-tend cette conclusion semble désavouer l’idée qui guide le volume, selon laquelle l’histoire de l’hérésie se dérobe à une logique de continuité. En effet, voir dans la sécularisation de l’hérésie la fin de celle-ci, ce serait méconnaître la complexité des relations de pouvoir entre le pape et le roi.

4Au total, on est devant un ouvrage foisonnant qui alterne admirablement analyses fines d’une riche documentation et renouveau de la compréhension historique de l’hérésie médiévale dans le dévoilement des stratégies politiques de sa répression. Car c’est bien de la fonction sociale de l’institution ecclésiastique qu’il est ici question. S’inscrivant dans le terrain frayé par D. Iogna-Prat, les contributeurs de ce volume ont su montrer de façon convaincante que rejeter l’hérésie aux marges revient aussi à affirmer sa propre centralité au sein de l’Église. En revanche — et ce serait notre seul reproche à ce magnifique volume —, on peine à saisir la réalité de la dissidence qui se cache derrière la construction de cette société idéale, qui semble dès lors se réduire à une « société de persécution ».

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Pour citer cet article

Référence papier

Isabel Iribarren, « Franck Mercier – Isabelle Rosé (dir.), Aux marges de l’hérésie »Revue des sciences religieuses, 92/3 | 2018, 424-426.

Référence électronique

Isabel Iribarren, « Franck Mercier – Isabelle Rosé (dir.), Aux marges de l’hérésie »Revue des sciences religieuses [En ligne], 92/3 | 2018, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 04 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsr/5131 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsr.5131

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Auteur

Isabel Iribarren

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