Laflamme Simon, Reguigui Ali, Homogénéité et Distinction
Texte intégral
1Simon Laflamme et Ali Reguigui sont respectivement sociologue et linguiste à l’Université Laurentienne de Sudbury (Ontario).
2 Dans cet ouvrage, les A. se donnent pour objectif d’identifier les facteurs sociaux susceptibles d’influencer la maîtrise de la langue écrite. Les sept hypothèses spécifiques, présentées dès le premier chapitre, s’inscrivent toutes dans une thèse plus générale que l’on pourrait synthétiser comme suit. Le passage des sociétés industrielles aux sociétés post-industrielles engendre un « phénomène d’homogénéisation sociale » dans la distribution des compétences linguistiques. En effet, si l’on observe encore d’importantes variations dans la maîtrise de la langue, ces variations ne peuvent désormais plus être expliquées par les « variables traditionnelles », issues de la division sociale du travail et devenues « obsolètes ». La distribution des compétences linguistiques s’opère aujourd’hui principalement par l’intermédiaire des moyens de communication de masse. Or, leur influence s’exerce par delà les groupes et les classes et rend ainsi caduques des variables telles que l’origine sociale ou la profession.
3 Nos sociétés postindustrielles seraient ainsi le théâtre d’un double processus : homogénéisation des différences inter-groupes ou inter-classes et différenciation inter-individuelle. Les compétences linguistiques y seraient distribuées, soit de façon aléatoire — « il semble que la société tunisienne produise les incompétences et les compétences de manière relativement aléatoire » (p.150) —, soit d’après une combinaison de facteurs indépendants de la structuration de l’espace des positions sociales. La thèse défendue dans cet ouvrage se pose ainsi, de façon relativement implicite, en contrepoint de la sociolinguistique labovienne ou de la sociologie bourdieusienne qui prêtent toutes deux une attention particulière à l’origine et à la trajectoire sociales des acteurs.
4 La thèse exposée ci-dessus est déjà celle qu’avaient défendue Laflamme et Reguigui lors d’un précédent ouvrage, intitulé Deux groupes linguistiques, une communication de masse. Suite aux critiques qui ont accompagné sa parution, les auteurs ont décidé de remettre leur hypothèse à l’épreuve au moyen d’un matériau empirique plus important.
- 1 Des Canadiens francophones en situation minoritaire, des Canadiens anglophones en situation major (...)
5 Pour cette recherche, ils ont ainsi constitué cinq groupes de locuteurs différenciés d’après leur situation linguistique 1. Tous ces locuteurs sont en première année d’université. Par la suite, Laflamme et Reguigui analysent cet échantillon en examinant les corrélations entre la compétence linguistique des sujets et toute une série de variables indépendantes (le temps d’exposition aux médias, la langue de communication, l’auto-évaluation de la compétence linguistique, le niveau de scolarité et la profession des parents) et constatent l’éclatement des catégories sociales dans les sociétés postindustrielles.
6 Les A. s’attaquent dans cet ouvrage à des questions théoriques brûlantes, tant dans le champ de la sociologie que dans celui de la sociolinguistique. Les enjeux d’un tel programme de recherche sont en effet loin d’être négligeables puisque qu’à travers la remise en cause des variables dites traditionnelles, c’est bien la notion d’inégalité (des chances ou des résultats) qui est en jeu. Cependant, en dépit de l’importance des questions soulevées, l’ouvrage se révèle assez décevant et la démonstration s’avère problématique à différents égards. Par souci de concision, nous nous concentrerons essentiellement sur deux dimensions centrales de leur démonstration.
7 En premier lieu, l’un des objectifs majeurs poursuivis par les A. est d’invalider l’hypothèse selon laquelle l’origine sociale d’un individu exercerait une influence sur sa compétence linguistique et, plus généralement, sur ses aspirations sociales. Ces deux propositions sont démenties, nous disent-ils, par les résultats statistiques issus de leur corpus. Or, ces résultats justement doivent être lus avec une grande prudence.
8 Tout d’abord, nous l’avons souligné, leur échantillon est entièrement composé d’étudiants de première année universitaire, appartenant à un nombre réduit d’universités. Laflamme et Reguigui soulignent d’ailleurs qu’ils ont volontairement recherché cette homogénéité pour des raisons de comparabilité des compétences linguistiques des locuteurs et des tests qui leur sont soumis. Une telle démarche pose toutefois question. En effet, dans la mesure où tous les informateurs sont dotés de compétences linguistiques et d’aspirations sociales relativement comparables — sans quoi ils n’auraient pas tous eu accès à l’université —, comment peut-on évaluer rigoureusement l’impact exercé par l’origine sociale sur ces deux facteurs ? Bien sûr, une analyse plus qualitative, susceptible d’éclairer la complexité de chaque trajectoire singulière, pourrait montrer que des individus de milieu populaire suivent des trajectoires que leur origine sociale n’aurait pas pu prédire. Toutefois, pour parvenir à montrer que l’origine sociale n’exerce plus aucune incidence, il faudrait, non que des individus dotés de compétences relativement analogues puissent avoir des origines sociales contrastées, mais que des individus de différentes origines sociales aient des chances équivalentes de mener telle trajectoire ou de développer telle compétence linguistique. Dès lors, même si parmi la centaine d’étudiants qui composent chacun des groupes, les étudiants d’origine populaire obtenaient de meilleurs résultats au test de compétence linguistique que les autres, cela ne prouverait toujours pas que l’origine sociale n’exerce aucun impact sur leur maîtrise de la langue. Il pourrait tout aussi bien s’agir d’un effet de sursélection d’enfants des milieux populaire. Avec un tel dispositif, les A. ne se donnent en réalité ni la possibilité de valider leur hypothèse ni celle de l’invalider.
9 Ensuite, pour justifier le caractère désuet des variables traditionnelles, les A. avancent diverses interprétations. L’une d’entre elles, relativement transversale, consiste à souligner l’influence exercée par les mass-médias sur la maîtrise de la langue et sur l’organisation du discours. Cette influence serait comparable dans toutes les classes sociales, ce qui expliquerait qu’elle joue un rôle plus fondamental que l’origine sociale.
10 Dans un premier temps, Laflamme et Reguigui confrontent leur corpus à toute une série de mesures statistiques. Cependant, les résultats qui s’en dégagent semblent parfois sujets à caution dans la mesure où les variables ne font pas toujours l’objet d’une réelle problématisation. Ainsi, par exemple, lorsque les A. associent « compétence linguistique » et « langue utilisée dans les différentes activités relatives aux médias » (qu’ils ne différencient que par le canal — radio, télévision, lecture, musique enregistrée — sans aucune indication sur la nature des programmes ou sur la manière de les consommer) ou “temps passé à écouter de la musique enregistrée”, on peut se demander si certaines corrélations ne risquent pas de se révéler abusives. Il est d’ailleurs surprenant de voir Laflamme et Reguigui appuyer certaines corrélations dont ils relèvent eux-mêmes le caractère improbable : « il semblerait que plus les étudiants écoutent la musique enregistrée, plus ils commettraient d’erreurs syntaxiques. Cette relation semble à première vue farfelue. À bien y penser, il serait possible de soutenir que plus on écoute de la musique enregistrée en anglais, moins on passe de temps à communiquer et à lire en français […] » (pp. 69-70). Ce n’est donc pas la rigueur de l’analyse statistique qui nous paraît poser problème, mais bien sa pertinence en regard du travail de construction des variables. Notons également, à ce propos, que les interprétations plus spécifiquement linguistiques de l’enquête susciteront probablement quelques réserves auprès de la plupart des sociolinguistes. On soulignera ainsi le caractère assez “puriste” des catégories d’ “erreurs” linguistiques et le recours à des explications culturalistes parfois peu nuancées : « il semble qu’on soit presque en présence de blocs opposés culturellement. Dans le premier [les Canadiens français et les Canadiens anglais], se manifeste une culture où le sens commun l’emporte sur le sens standard ; où la forme l’emporte sur le contenu, où le contenu est réduit à sa forme squelettique ; une culture où la forme est soit inventée, soit investie du sens commun. Il s’agit d’une culture de l’approximation en ce qui a trait à l’expression. Dans l’autre bloc [les Français et les Tunisiens], la culture y est plus proche de l’écrit, moins en rupture avec l’imprimé. C’est probablement ce qui explique qu’il n’y ait pas autant d’erreurs sémantiques » (p.162).
11 Dans un second temps, les A. nuancent davantage leur analyse en soulignant le caractère diffus de l’influence des mass-médias sur la maîtrise de la langue. Que le nombre d’heures passées devant la télévision ne soit pas toujours statistiquement déterminant s’expliquerait en conséquence par les multiples médiations par lesquelles se diffuse le discours médiatique. « Comment le temps de télévision à lui seul peut-il caractériser la production d’erreurs linguistiques quand on n’échappe pas à la télévision et que les contenus télévisuels circulent socialement, dans leur propos et dans leur forme, bien au-delà du temps qui est consacré directement au téléviseur lui-même ? » (p.210). Il nous semble qu’une telle prise de position gagnerait cependant à être appuyée par une analyse empirique du discours médiatique (de quel type de discours parle-t-on précisément, quelles sont ses spécificités, de quelle manière influe-t-il sur la maîtrise de la langue, etc.) ou par des renvois aux ouvrages de référence en la matière. D’une manière générale, on regrettera d’ailleurs que la critique qu’émettent Laflamme et Reguigui de la “sociologie traditionnelle” n’identifie pas davantage les courants et les auteurs visés (seul Bourdieu est cité à une reprise dans ce chapitre), et ce, en dépit de la très vaste bibliographie qui nous est proposée (30 pages). La confrontation de leur propos avec les travaux de Monica Heller par exemple (citée à 17 reprises en bibliographie, mais une seule fois entre parenthèse dans le texte) aurait très certainement apporté plus de densité à leur démonstration.
Notes
1 Des Canadiens francophones en situation minoritaire, des Canadiens anglophones en situation majoritaire, des Français en situation de quasi-unilinguisme institutionnel, des Tunisiens arabisants en situation majoritaire, des Tunisiens francophones en situation minoritaire mais dont la langue jouit d’un statut symbolique élevé.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Jean-Louis Siroux, « Laflamme Simon, Reguigui Ali, Homogénéité et Distinction », Recherches sociologiques et anthropologiques, 37-1 | 2006, 174-177.
Référence électronique
Jean-Louis Siroux, « Laflamme Simon, Reguigui Ali, Homogénéité et Distinction », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 37-1 | 2006, mis en ligne le 17 mars 2011, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/629 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.629
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