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À propos de livres

Laflamme Simon, Reguigui Ali, Homogénéité et Distinction

Sudbury, Prise de parole, 2003, 256 p.
Jean-Louis Siroux
p. 174-177

Texte intégral

1Simon Laflamme et Ali Reguigui sont respectivement sociologue et linguiste à l’Uni­versité Laurentienne de Sudbury (Ontario).

2 Dans cet ouvrage, les A. se donnent pour objectif d’identifier les facteurs sociaux susceptibles d’influencer la maîtrise de la langue écrite. Les sept hypothèses spé­cifi­ques, présentées dès le premier chapitre, s’inscrivent toutes dans une thèse plus géné­rale que l’on pourrait synthétiser comme suit. Le passage des sociétés industrielles aux sociétés post-industrielles engendre un « phénomène d’homogénéisation sociale » dans la distribution des compétences linguistiques. En effet, si l’on observe encore d’importan­tes variations dans la maîtrise de la langue, ces variations ne peuvent désormais plus être expliquées par les « variables traditionnelles », issues de la division sociale du travail et devenues « obsolètes ». La distribution des compétences lin­guistiques s’opère aujour­d’hui principalement par l’intermédiaire des moyens de com­munication de masse. Or, leur influence s’exerce par delà les groupes et les classes et rend ainsi caduques des va­riables telles que l’origine sociale ou la profession.

3 Nos sociétés postindustrielles seraient ainsi le théâtre d’un double processus : homo­généisation des différences inter-groupes ou inter-classes et différenciation inter-indivi­duelle. Les compétences linguistiques y seraient distribuées, soit de façon alé­atoire — « il semble que la société tunisienne produise les incompétences et les com­pétences de manière relativement aléatoire » (p.150) —, soit d’après une combi­naison de facteurs indépendants de la structuration de l’espace des positions sociales. La thèse défendue dans cet ouvrage se pose ainsi, de façon relativement implicite, en con­trepoint de la sociolinguistique labovienne ou de la sociologie bourdieusienne qui prêtent toutes deux une attention particulière à l’origine et à la trajectoire sociales des acteurs.

4 La thèse exposée ci-dessus est déjà celle qu’avaient défendue Laflamme et Reguigui lors d’un précédent ouvrage, intitulé Deux groupes linguistiques, une communication de masse. Suite aux critiques qui ont accompagné sa parution, les auteurs ont décidé de re­mettre leur hypothèse à l’épreuve au moyen d’un matériau empirique plus important.

  • 1  Des Canadiens francophones en situation minoritaire, des Canadiens anglophones en situation majo­r (...)

5 Pour cette recherche, ils ont ainsi constitué cinq groupes de locuteurs différenciés d’après leur situation linguistique 1. Tous ces locuteurs sont en première année d’uni­versité. Par la suite, Laflamme et Reguigui analysent cet échantillon en examinant les corrélations entre la compétence linguistique des sujets et toute une série de variables indépendantes (le temps d’exposition aux médias, la langue de communication, l’auto-évaluation de la compétence linguistique, le niveau de scolarité et la profession des pa­rents) et constatent l’éclatement des catégories sociales dans les sociétés post­industrielles.

6 Les A. s’attaquent dans cet ouvrage à des questions théoriques brûlantes, tant dans le champ de la sociologie que dans celui de la sociolinguistique. Les enjeux d’un tel programme de recherche sont en effet loin d’être négligeables puisque qu’à travers la remise en cause des variables dites traditionnelles, c’est bien la notion d’inégalité (des chances ou des résultats) qui est en jeu. Cependant, en dépit de l’importance des ques­tions soulevées, l’ouvrage se révèle assez décevant et la démonstration s’avère problé­ma­tique à différents égards. Par souci de concision, nous nous concentrerons essentiel­lement sur deux dimensions centrales de leur démonstration.

7 En premier lieu, l’un des objectifs majeurs poursuivis par les A. est d’invalider l’hy­pothèse selon laquelle l’origine sociale d’un individu exercerait une influence sur sa com­pétence linguistique et, plus généralement, sur ses aspirations sociales. Ces deux propositions sont démenties, nous disent-ils, par les résultats statistiques issus de leur corpus. Or, ces résultats justement doivent être lus avec une grande prudence.

8 Tout d’abord, nous l’avons souligné, leur échantillon est entièrement composé d’étudiants de première année universitaire, appartenant à un nombre réduit d’univer­sités. Laflamme et Reguigui soulignent d’ailleurs qu’ils ont volontairement recherché cette homogénéité pour des raisons de comparabilité des compétences linguistiques des locuteurs et des tests qui leur sont soumis. Une telle démarche pose toutefois question. En effet, dans la mesure où tous les informateurs sont dotés de compétences lin­guistiques et d’aspirations sociales relativement comparables — sans quoi ils n’auraient pas tous eu accès à l’université —, comment peut-on évaluer rigoureu­sement l’impact exercé par l’origine sociale sur ces deux facteurs ? Bien sûr, une analy­se plus qualitative, susceptible d’éclairer la complexité de chaque trajectoire sin­gulière, pourrait montrer que des individus de milieu populaire suivent des trajectoires que leur origine sociale n’aurait pas pu prédire. Toutefois, pour parvenir à montrer que l’origine sociale n’exerce plus aucune incidence, il faudrait, non que des individus dotés de com­pétences relativement analogues puissent avoir des origines sociales contrastées, mais que des individus de différentes origines sociales aient des chances équivalentes de mener telle trajectoire ou de développer telle compétence linguistique. Dès lors, même si parmi la centaine d’étudiants qui composent chacun des groupes, les étudiants d’ori­gine populaire obtenaient de meilleurs résultats au test de compétence linguistique que les autres, cela ne prouverait toujours pas que l’origine sociale n’exerce aucun impact sur leur maîtrise de la langue. Il pourrait tout aussi bien s’agir d’un effet de sursélection d’enfants des milieux populaire. Avec un tel dispositif, les A. ne se donnent en réalité ni la possibilité de valider leur hypothèse ni celle de l’inva­lider.

9 Ensuite, pour justifier le caractère désuet des variables traditionnelles, les A. avan­cent diverses interprétations. L’une d’entre elles, relativement transversale, con­siste à souligner l’influence exercée par les mass-médias sur la maîtrise de la langue et sur l’organisation du discours. Cette influence serait comparable dans toutes les classes so­ciales, ce qui ex­pli­querait qu’elle joue un rôle plus fondamental que l’origine sociale.

10 Dans un premier temps, Laflamme et Reguigui confrontent leur corpus à toute une série de mesures statistiques. Cependant, les résultats qui s’en dégagent semblent par­fois sujets à caution dans la mesure où les variables ne font pas toujours l’objet d’une réelle problématisation. Ainsi, par exemple, lorsque les A. associent « compétence lin­guistique » et « langue utilisée dans les différentes activités relatives aux médias » (qu’ils ne différencient que par le canal — radio, télévision, lecture, musique enregistrée — sans aucune indication sur la nature des programmes ou sur la manière de les con­som­mer) ou “temps passé à écouter de la musique enregistrée”, on peut se demander si cer­taines corrélations ne risquent pas de se révéler abusives. Il est d’ailleurs surprenant de voir Laflamme et Reguigui appuyer certaines corrélations dont ils relèvent eux-mê­mes le caractère improbable : « il semblerait que plus les étudiants écoutent la musique enre­gistrée, plus ils commettraient d’erreurs syntaxiques. Cette relation semble à pre­mière vue farfelue. À bien y penser, il serait possible de soutenir que plus on écoute de la mu­sique enregistrée en anglais, moins on passe de temps à communiquer et à lire en fran­çais […] » (pp. 69-70). Ce n’est donc pas la rigueur de l’analyse statistique qui nous paraît poser problème, mais bien sa pertinence en regard du travail de cons­truc­tion des variables. Notons également, à ce propos, que les interprétations plus spéci­fiquement linguistiques de l’enquête susciteront probablement quelques réserves auprès de la plu­part des sociolinguistes. On soulignera ainsi le caractère assez “puriste” des ca­tégories d’ “erreurs” linguistiques et le recours à des explications culturalistes parfois peu nuan­cées : « il semble qu’on soit presque en présence de blocs opposés cultu­rellement. Dans le premier [les Canadiens français et les Canadiens anglais], se mani­feste une culture où le sens commun l’emporte sur le sens standard ; où la forme l’em­porte sur le contenu, où le contenu est réduit à sa forme squelettique ; une culture où la forme est soit inventée, soit investie du sens commun. Il s’agit d’une culture de l’ap­proximation en ce qui a trait à l’expression. Dans l’autre bloc [les Français et les Tu­nisiens], la culture y est plus proche de l’écrit, moins en rupture avec l’imprimé. C’est proba­blement ce qui explique qu’il n’y ait pas autant d’erreurs sémantiques » (p.162).

11 Dans un second temps, les A. nuancent davantage leur analyse en soulignant le ca­ractère diffus de l’influence des mass-médias sur la maîtrise de la langue. Que le nombre d’heures passées devant la télévision ne soit pas toujours statistiquement dé­terminant s’expliquerait en conséquence par les multiples médiations par lesquelles se diffuse le discours médiatique. « Comment le temps de télévision à lui seul peut-il carac­tériser la production d’erreurs linguistiques quand on n’échappe pas à la télé­vision et que les contenus télévisuels circulent socialement, dans leur propos et dans leur forme, bien au-delà du temps qui est consacré directement au téléviseur lui-même ? » (p.210). Il nous semble qu’une telle prise de position gagnerait cependant à être appuyée par une analyse empirique du discours médiatique (de quel type de dis­cours parle-t-on pré­cisément, quelles sont ses spécificités, de quelle manière influe-t-il sur la maîtrise de la langue, etc.) ou par des renvois aux ouvrages de référence en la matière. D’une manière générale, on regrettera d’ailleurs que la critique qu’émettent Laflamme et Reguigui de la “sociologie traditionnelle” n’identifie pas davantage les courants et les auteurs visés (seul Bourdieu est cité à une reprise dans ce chapitre), et ce, en dépit de la très vaste bibliographie qui nous est proposée (30 pages). La confron­tation de leur propos avec les travaux de Monica Heller par exemple (citée à 17 reprises en bibliographie, mais une seule fois entre parenthèse dans le texte) aurait très certainement apporté plus de densité à leur démonstration.

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Notes

1  Des Canadiens francophones en situation minoritaire, des Canadiens anglophones en situation majo­ritaire, des Français en situation de quasi-unilinguisme institutionnel, des Tunisiens arabisants en situ­ation majoritaire, des Tunisiens francophones en situation minoritaire mais dont la langue jouit d’un sta­tut symbolique élevé.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Louis Siroux, « Laflamme Simon, Reguigui Ali, Homogénéité et Distinction »Recherches sociologiques et anthropologiques, 37-1 | 2006, 174-177.

Référence électronique

Jean-Louis Siroux, « Laflamme Simon, Reguigui Ali, Homogénéité et Distinction »Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 37-1 | 2006, mis en ligne le 17 mars 2011, consulté le 01 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/629 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.629

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Auteur

Jean-Louis Siroux

UCL, Unité d’anthropologie et de sociologie

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Droits d’auteur

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