Thelen Lionel, L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs
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1Dans cet ouvrage, issu de sa thèse de doctorat, l’A. propose une analyse des conditions d’existence des sans-abri de long terme au sein de trois pays européens (Belgique, France, Portugal). Il ambitionne de la sorte à la fois de dégager les particularités de chaque cadre national (notamment en ce qui concerne les structures d’accueil), mais il vise aussi et surtout à mettre en exergue certains invariants, inhérents à la nécessaire adaptation au monde de la rue. Dans ce sens, l’objectif majeur de son travail consiste bien à rendre compte de ce processus de désocialisation qui résulte d’une transformation progressive du rapport à soi (à son corps, à l’estime de soi, etc.) et aux autres (le peu de contact entre sans-abri, les rapports bien souvent teintés de méfiance ou de dévalorisation avec le monde extérieur, l’installation dans le flou et le provisoire, peu propices à l’établissement de liens sociaux durables, etc.). Transformations que l’A. examine au moyen des concepts d’ “exil de soi” et de “déni des autres”.
2L’un des intérêts de l’ouvrage réside dans la pluralité des approches méthodologiques adoptées par l’A. pour aborder un sujet particulièrement sensible. Lors de ses différents “terrains”, Thelen privilégie alternativement la casquette du chercheur (dans le cadre d’entretiens avec des responsables associatifs notamment), du bénévole (distributeur de soupe populaire, accompagnateur d’une éducatrice de rue de nuit, etc.) ou du sans-abri lorsque, comme à Paris et Lisbonne, il partage pendant plusieurs mois la vie quotidienne de sans-abri sans dévoiler son identité professionnelle. « Tout en sachant qu’il me serait impossible de ressentir ce que peut éprouver une personne réellement sans toit stable, il me fallait intégrer — de la façon se voulant la plus proche des conditions de vie à la rue — le choc que pouvait représenter le fait de se retrouver sur le trottoir pour le sans-abri ‘novice’« (p.35). Anticipant les réserves et les critiques récurrentes face à ce type d’intervention, il consacre d’ailleurs un chapitre méthodologique à défendre la pertinence d’une telle approche pour la compréhension en profondeur des caractéristiques d’un mode de vie qui s’ancre souvent dans le “non-dit” et dans des logiques pratiques difficiles à approcher autrement que par l’expérience directe. Les journées rythmées par les heures d’attentes ou les heures de sommeil saccadées, l’absence d’intimité dans un univers où se confondent espace privé et public, l’humiliation ressentie lorsqu’une responsable des structures d’accueil se présente à vous munie de gants de latex et d’un masque blanc de type chirurgical, constituent autant d’expériences pratiques parfois difficilement verbalisables dans le cadre d’entretiens traditionnels. Ainsi, au risque de voir l’acteur présenter une vision officielle de lui-même ajustée aux attentes de son interlocuteur ou, plus prosaïquement, de le voir revisiter ou passer sous silence certains pans de son existence pour rendre un peu plus supportable sa situation actuelle, se juxtapose surtout le fait que toute expérience ne se traduit pas spontanément dans le discours. Dans cette perspective, les données micro- et macrosociales, issues d’observations ou de l’expérience directe se complètent utilement et leur croisement apporte un certain équilibre à l’analyse.
3Trois chapitres sont consacrés à l’analyse des données empiriques, chaque cadre national faisant l’objet d’un chapitre spécifique. Si chacun d’entre eux présente bien entendu des caractéristiques qui lui sont propres, l’A. vise surtout, à travers la description de la dureté du quotidien des sans-abri (et des stratégies destinées à y faire face), à montrer la progressive constitution de ce qu’il qualifie d’ « habitus de survie ». La protection de soi par l’intermédiaire d’un certain mutisme, la transformation radicale du rapport à l’ « à venir » (Bourdieu) ou l’adaptation aux conditions de vie qui ont cours dans les structures d’accueil constituent quelques facteurs qui participent à l’émergence de cet “habitus de survie”. Le chapitre parisien est ainsi principalement axé autour de la description (et de la dénonciation) de l’une de ces structures, le chapsa. La description “de l’intérieur” (l’A. y étant entré en tant que sans-abri) des conditions de vie qui y règnent (insécurité, insalubrité, petites et grandes humiliations) est assez édifiante et justifie à elle seule la lecture de l’ouvrage.
4Il faut noter enfin que la pluralité des référents ne se manifeste pas seulement d’un point de vue méthodologique, mais aussi sous l’angle théorique et disciplinaire. Par des incursions chez Goffman, Bourdieu, Turner ou Foucault, l’A. revisite en effet toute une série de grands concepts sociologiques (le “cadre”, l’ “habitus”, le “souci de soi”) qu’il confronte à ses observations empiriques. L’exercice est intéressant et pourrait toucher de près aux préoccupations de chercheurs travaillant sur des problématiques connexes. De même, d’un point de vue disciplinaire, c’est à la fois la sociologie, l’anthropologie, la psychologie, voire même la neurophysiologie qui sont convoquées lors de l’élaboration du cadre théorique. Cette diversité témoigne de la richesse de l’entreprise mais en souligne peut-être aussi les limites. La démarche est par moment clairement exploratoire et s’expose inévitablement à certaines critiques. On pourrait regretter, par exemple, que l’insistance sur des facteurs psychologiques au détriment de facteurs plus macrosociaux (les politiques sociales sont peu évoquées) puisse entraîner une lecture en terme de psychologisation des trajectoires sociales des sans-abri, négligeant de la sorte les facteurs politiques qui les gouvernent en amont. Et ce d’autant plus que l’on devine, à lire la critique que propose l’A. des analyses de Patrick Declerck (auquel il reproche, notamment, de médicaliser la question, contribuant ainsi à dédouaner les pouvoirs publics de leurs responsabilités), que telle n’est probablement pas son intention. Il est d’ailleurs tout à son honneur, en optant pour une approche théorique qui assume le risque d’enjamber les cloisons entre disciplines et sous-disciplines, de susciter quelques réserves et d’ouvrir ainsi le débat. Et cela l’est d’autant plus face à un sujet aussi sensible que celui-ci. Il n’est en effet jamais aisé, pour aucun chercheur, d’évoquer les conditions d’existence et le mode de vie des dominés du monde social, en évitant tout à la fois les écueils du misérabilisme et du populisme. À ce titre, la lecture de l’ouvrage de Thelen se révèle particulièrement stimulante.
References
Bibliographical reference
Jean-Louis Siroux, “Thelen Lionel, L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs”, Recherches sociologiques et anthropologiques, 38-1 | 2007, 207-209.
Electronic reference
Jean-Louis Siroux, “Thelen Lionel, L’exil de soi. Sans-abri d’ici et d’ailleurs”, Recherches sociologiques et anthropologiques [Online], 38-1 | 2007, Online since 10 March 2011, connection on 06 December 2024. URL: http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/546; DOI: https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.546
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