Ribert Évelyne, Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale
Texte intégral
1Juillet 1998 : la coupe du monde de football est remportée par la France. Les Bleus sont désormais surnommés « l’équipe Black-Blanc-Beur ». Dans la rue, des jeunes fêtent le triomphe de l’équipe nationale en arborant pourtant des drapeaux étrangers. Un peu plus de trois ans plus tard, le Stade de France est le théâtre d’une rencontre qualifiée d’historique entre la France et l’Algérie. Loin du symbole attendu d’une réconciliation entre les deux États, la tension est à son comble lorsque La Marseillaise est conspuée par des jeunes d’origine algérienne tandis que l’hymne algérien est chanté à pleins poumons. Pour d’aucuns, ces deux événements manifestent l’affaiblissement d’une identité nationale mise en péril par le multiculturalisme ambiant. Ce constat constitue l’un des principaux arguments avancés dans les débats qui animent l’espace public français, qu’il s’agisse de la réforme du code de la nationalité ou de l’affaire du voile. À chaque fois, les médias relaient le même message, présenté comme une évidence : la faible identification des jeunes à la nation française serait due à une allégeance étrangère, à un sentiment communautaire plus puissant, voire à des troubles identitaires.
2L’ouvrage Liberté, égalité, carte d’identité qu’Évelyne Ribert consacre à l’appartenance nationale des jeunes issus de l’immigration met fondamentalement en question cette perspective. Basée sur un remarquable travail de terrain, la réflexion force à s’interroger sur des représentations pourtant presque unanimement admises. Les propos d’Évelyne Ribert reposent sur une enquête menée en 1995 et 1996 auprès de cinquante jeunes, âgés de 16 à 20 ans, nés en France de parents marocains, tunisiens, espagnols, portugais et turcs. L’angle d’approche choisi par la sociologue concerne le choix posé par ces jeunes en matière de nationalité. En effet, du 1er janvier 1994 au 1er septembre 1998, la loi Méhaignerie du 22 juillet 1993 amène les jeunes étrangers nés en France à effectuer une démarche volontaire pour acquérir la nationalité française. L’objectif de la loi est à la fois de raffermir l’identité nationale et de favoriser l’intégration des populations d’origine étrangère. Plus de dix ans plus tard, quel regard poser sur ces finalités ? Pour Évelyne Ribert, il ne s’agit ni de dénoncer, ni de plaider en faveur d’une approche politique particulière. Il importe avant tout de révéler un profond décalage entre les représentations théoriques de l’appartenance nationale et celles des intéressés. Comme l’enquête le montre, le plus urgent n’est sans doute pas de chercher à consolider le modèle traditionnel de l’appartenance nationale. Bien que la IIIe République et la force intégratiste de son école demeurent un repère incontournable en la matière, force est de constater qu’elles ne permettent désormais plus de cerner le processus d’identification des jeunes à la patrie. Comme il est commun de regretter tout ce qui disparaît, nombreux sont ceux qui déploreront l’affaiblissement d’une identité prétendument puissante et stable. Une « nation sans passion », pour rependre l’expression d’Évelyne Ribert, ne comporte pourtant rien de tragique.
3Plusieurs conclusions méritent ici d’être épinglées. Primo, nationalité et identité ne sont plus systématiquement associées. La nationalité, qu’il s’agisse de la nationalité d’origine ou de la nationalité française, n’engage plus l’identité. À cet égard, l’appartenance nationale a perdu son importance d’antan. Secundo, les divers types de liens à un pays (liens affectif, politique, identitaire et culturel) qui, dans le modèle traditionnel d’appartenance nationale, étaient censés s’emboîter, sont en réalité déliés. Lien affectif et nationalité sont disjoints : certains jeunes décidés à rester en France se disent très attachés au pays de leurs ancêtres. De la même façon, participation électorale et sentiment national ne sont plus directement liés : les adolescents qui projettent de s’installer à terme “au pays” ne souhaitent pas voter là-bas, mais en France, tant qu’ils y habitent. Tertio, loin de souffrir d’un prétendu déchirement intérieur entre plusieurs appartenances culturelles, les jeunes nés en France de parents étrangers n’évoquent aucune crise d’identité. Leurs différentes facettes coexistent sans tensions. Elles alternent, se juxtaposent, ne se révèlent en tout cas nullement contradictoires à leurs yeux. Comme ils le disent, ils sont « moitié-moitié » un « mélange », « français sans pour autant renier leur origine » (p.176). Contrairement au verdict souvent rendu, pas de traces de problèmes identitaires, mais plutôt de problèmes liés au rejet et à la stigmatisation, que ce soit “ici” ou “là-bas”. Au terme de son enquête, Évelyne Ribert conclut que le sentiment d’appartenance à un pays relève essentiellement de « l’impression d’y avoir sa place », ce qui implique de pouvoir y être inclus sur le plan professionnel et relationnel. À cette condition, l’appartenance nationale ne révèle aucune faille. Bref, plutôt que d’être liée à une quelconque allégeance étrangère, la faible identification manifestée par les jeunes à l’égard de la communauté nationale dépend de la sensation qu’ils ont d’être reconnus pour ce qu’ils sont : d’origine étrangère et partie intégrante de la nation.
4Au-delà de ces conclusions, l’ouvrage d’Évelyne Ribert est un trésor de méthodologie. La description détaillée de la portée mais aussi des limites de l’enquête menée sur le terrain se révèle des plus intéressantes. Le récit des difficultés, déconvenues et autres réorientations qui ont jalonné l’enquête permet de mesurer le travail accompli pour tenter de cerner, une fois n’est pas coutume, les points de vue exprimés par des populations le plus souvent caricaturées. L’effort n’est pas vain, mais au contraire édifiant. Il invite à nuancer, à ré-imaginer, autrement dit à mieux écouter.
Pour citer cet article
Référence papier
Valérie Rosoux, « Ribert Évelyne, Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale », Recherches sociologiques et anthropologiques, 38-1 | 2007, 206-207.
Référence électronique
Valérie Rosoux, « Ribert Évelyne, Liberté, égalité, carte d’identité. Les jeunes issus de l’immigration et l’appartenance nationale », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 38-1 | 2007, mis en ligne le 10 mars 2011, consulté le 04 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/545 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.545
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