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À propos de livres

Muchnik Maïra, Le tango des orixàs : les religions afro-brésiliennes à Buenos Aires

Paris, L’Harmattan, 2006, coll. Religions en questions, 285p.
Charlotte Plaideau
p. 202-204

Texte intégral

1Alimenté par une riche description ethnographique, l’ouvrage interroge l’expansion intrigante des religions afro-brésiliennes dans un contexte argentin, à première vue peu disposé à y être réceptif ; tout d’abord parce que la présence historique et actuelle des noirs y est insignifiante, ensuite parce que l’Argentine cultive l’image d’un pays ra­tionnel et moderne, dans lequel les religions magiques et enchantées n’ont de place qu’au cœur du pathologique. Pourquoi et comment s’opèrent alors ces conversions massives à des religions afro-brésiliennes aussi déracinées que délocalisées ?

  • 1 Orixà (prononcé “orisha”) est le nom générique donné aux divinités des cultes afro-brésiliens.
  • 2 Le Batuque, comme le Candomblé, est l’une des formes prises par la religion des esclaves africains (...)
  • 3 L’Umbanda est une forme atténuée de religion afro-brésilienne apparue dans les années 1940, caracté (...)

2Plus le lecteur progresse dans l’ouvrage, plus il ressentira combien ce culte des orixàs 1 répond à la demande contemporaine d’un religieux efficace, traversé par la trame de la guérison et des bénéfices immédiats, mais aussi d’un religieux intimiste, où le rapport à la divinité est émotionnel, personnalisé et intériorisé, appelant à la fu­sion du corps et de l’esprit et au rapprochement de l’homme et de la nature. Pour res­sentir ces intérêts spécifiquement à l’œuvre dans le contexte argentin, l’A. pénètre des terreiros de Batuque 2 et d’Umbanda 3 pour y mener une observation participante dans l’intimité du culte, entrecoupée de récits de vie que l’on sent recueillis dans la con­fiance et la complicité.

  • 4 Le “portugnol” désigne le dialecte improvisé à partir du mélange entre le Portugais et l’Espagnol.
  • 5 Par “encostamiento”, les Afro-Brésiliens désignent le moment où l’entité se pose sur les épaules (“(...)

3Pierre angulaire de l’ouvrage, la seconde partie analyse les modalités d’importation et de transformation des pratiques africaines, dans un contexte où n’est disponible au­cune mémoire collective liée au passé de groupes ethniques noirs. Premièrement, ob­servant que les gens sont d’abord baptisés dans l’Umbanda avant d’être initiés au Ba­tuque, l’A. voit dans le syncrétisme de l’Umbanda une « instance de traduction » pré­alable au passage vers la pratique plus africaine et plus orthodoxe des Candomblé et Batuque. Par ailleurs, l’orixà en Argentine sera très largement vidé de son épaisseur mythologique et investi par d’autres référents, où l’énergie des ancêtres se trouve ré­duite au profit des vibrations énergétiques de la nature. Plus spécifiquement, une ver­sion ésotérico-astrale de l’orixà — l’associant à la réincarnation, au karma et à l’énergie astrale — sera développée par la population plus favorisée, tandis que la frange plus populaire préférera la forme prise par le culte syncrétique d’Exù et San la Muerte. Parallèlement sera opéré tout un travail de réinterprétation de légendes, de même que l’introduction du parler “portugnol” 4 comme condition mandataire de la transe (touchant à la crédibilité du médium), la redéfinition graduelle de l’état de pos­session (irradiation-’encostamiento’ 5 -incorporation) et d’autres réaménagements des signifiants du culte des orixàs. Et l’A. d’insister sur les modalités bricolées plutôt que collées, donnant au culte l’allure d’une synthèse inachevée plus que d’un syncrétisme abouti (p.117).

  • 6 Le fundamento (fondement) représente l’ensemble des pratiques rituelles. Seuls les mères et pères d (...)

4À côté de ces singularités argentines, le second chapitre de cette partie rejoint lar­gement les mécanismes de conversion propres au terrain brésilien. M. Muchnik y fait le point sur les rapports fondamentaux d’autorité, de respect, de reconnaissance, sur la jalousie, le favoritisme et les animosités omniprésents au sein des terreiros. Elle dé­taille ce même système permissif dégagé de tout sentiment de culpabilité ou de péché, propre au caractère a-éthique des religions afro-brésiliennes. Ensuite, dans la lignée de ses prédécesseurs, elle reprend le schéma des accusations sorcières, ragots, comméra­ges et inculpations qui y figurent comme une clé maîtresse de l’interprétation des rela­tions umbandistes et batuques à Buenos Aires (pp. 239-269). Permis par la rétention d’informations et l’imaginaire du secret (le fameux fundamento 6), les discours accu­sateurs y constituent la toile de fond des relations.

  • 7 Mère/père de saint”désigne la personne responsable d’une maison de culte.

5Dans une troisième partie, intitulée “Histoires de famille”, la description fait égale­ment ressentir tout le poids de ce temple ainsi constitué en cellule familiale élargie, où se partagent activités à la fois profanes et sacrées, sous l’autorité de ces pères et mères de saint 7 simultanément confidents, amis et parents adoptifs (p.212) ; un terrain ar­gentin qui semble, à cet égard, confirmer la vision bastidienne de ces « sectes afro-bré­siliennes basées sur la solidarité socio-économique et l’entraide mutuelle dans un sys­tème d’échange maussien “don/contre-don” » (p.218).

6Malgré cette conception collectiviste du culte, l’étude en rappelle toutefois la di­mension individualiste et pragmatique (pp. 175-192) ; les réponses y sont élaborées au cas par cas et livrées à la fois à l’incontournable destin et à la négociation interperson­nelle. Allant jusqu’à dépendre des capacités financières de chacun et permettre la re­mise en question de l’interprétation des coquillages divinatoires — les bùzios —, la négociation rend impossible au chercheur l’identification d’un modèle rituel unique. Pourtant, malgré les aléas des trajectoires individuelles, à travers la conversion, le re­latif est transformé en absolu et les récits en reconstruisent habilement la cohérence en même temps qu’ils en évacuent la contingence.

7Faisant ainsi le constat d’un vécu religieux où la relation de clientèle personnalisée et affective l’emporte sur la qualité de la participation communautaire, l’A. s’inscrit de plain-pied dans le schéma d’interprétation brésilien (voir notamment les recherches de l’anthropologue Roberto Motta). Si les motifs de l’entrée en religion ne diffèrent donc pas fondamentalement du terrain lusophone, M. Muchnik les décrit cependant à travers un récit émaillé d’histoires personnelles riches et émouvantes, où, prenant corps dans la réalité, elles acquièrent toute leur spécificité.

8En somme, la finesse descriptive et l’épaisseur empirique manifestent le choix d’une option plus ethnographique qu’analytique ; et si l’on peut regretter l’absence de pistes d’interprétation véritablement innovantes, il reste que la richesse du matériau confère à l’ouvrage une consistance dépassant amplement un simple état de la question afro-brésilienne à Buenos Aires.

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Notes

1 Orixà (prononcé “orisha”) est le nom générique donné aux divinités des cultes afro-brésiliens.

2 Le Batuque, comme le Candomblé, est l’une des formes prises par la religion des esclaves africains lors de leur arrivée au Brésil au XVIe siècle. Dits « afro-brésiliens », ces cultes sont caractérisés par un panthéon de divinités aux caractéristiques humaines (les orishas), des pratiques de transe-possession et des rituels sacrificiels.

3 L’Umbanda est une forme atténuée de religion afro-brésilienne apparue dans les années 1940, caractérisée par l’absence de sacrifice animal ainsi qu’un mélange de catholicisme, Candomblé et spi­ritisme kardeciste.

4 Le “portugnol” désigne le dialecte improvisé à partir du mélange entre le Portugais et l’Espagnol.

5 Par “encostamiento”, les Afro-Brésiliens désignent le moment où l’entité se pose sur les épaules (“costas”) de l’initié, signifiant ainsi sa présence et son imminente incorporation.

6 Le fundamento (fondement) représente l’ensemble des pratiques rituelles. Seuls les mères et pères de saint sont dépositaires du mystère, qui est par conséquent entouré de l’aura du“secret” caractéristique de ces cultes.

7 Mère/père de saint”désigne la personne responsable d’une maison de culte.

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Pour citer cet article

Référence papier

Charlotte Plaideau, « Muchnik Maïra, Le tango des orixàs : les religions afro-brésiliennes à Buenos Aires »Recherches sociologiques et anthropologiques, 38-1 | 2007, 202-204.

Référence électronique

Charlotte Plaideau, « Muchnik Maïra, Le tango des orixàs : les religions afro-brésiliennes à Buenos Aires »Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 38-1 | 2007, mis en ligne le 10 mars 2011, consulté le 16 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/542 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.542

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Auteur

Charlotte Plaideau

Université catholique de Louvain, ANSO

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