Jouvenet Morgan, Rap, techno, électro… Le musicien entre travail artistique et critique sociale
Texte intégral
1À travers cet ouvrage issu de sa thèse, Morgan Jouvenet nous introduit à un monde qui, pour le moins, fait l’objet de nombreux préjugés et effraie de prime abord par l’ésotérisme de ses productions et de sa terminologie : le monde des rappeurs et électronistes, les M.C. (“Maîtres de Cérémonie”, individus animant une soirée, un concert, chantant dans un micro) et les D.J. (“Disc-Jockey”, personne “derrière les platines”, dont l’art consiste à mixer ou à jouer avec différents sons ou musiques).
2Loin de se focaliser sur les manifestations les plus spectaculaires (et peut-être les moins représentatives) du mouvement, l’A. nous invite à un regard proprement sociologique sur ces styles musicaux qui ont connu une expansion notoire durant ces vingt dernières années, ne se cantonnant pas aux interprétations en termes de “perte des repères” ou d’expression d’une colère issue des ghettos. Au contraire, ici, entre travail artistique et critique sociale, entre musique et marketing, chaque élément est remis à sa place. Jouvenet combine de manière pertinente une approche à dimension interactionniste et la prise en compte du niveau organisationnel, sans lequel on ne pourrait saisir les logiques parfois contradictoires avec lesquelles doivent composer les individus créateurs de musique rap ou électro.
3Ce que l’A. met en exergue, c’est l’agilité parfois déconcertante avec laquelle D.J. et M.C. arrivent à tirer leur épingle du jeu des contraintes économiques, artistiques, professionnelles, des exigences d’authenticité, etc. qui partent dans des directions parfois antagonistes (Suis-je encore un véritable artiste si je me compromets avec ceux qui font de la musique un marché capitaliste ? Puis-je participer à un système que je critique dans mes textes ? Mais si je mets cette possibilité de côté, comment me faire connaître ? …), et ceci tant au niveau des pratiques qu’au niveau des représentations.
4D’une part, sont mises en avant notamment toutes les stratégies d’ “inversion du stigmate”, pour reprendre le terme goffmanien consacré (comment faire d’un marché réduit un facteur de rareté, comment transformer une faible possession de capitaux classiques en un moteur de production artistique, etc.). D’autre part, à rebours des théories alarmistes présupposant la nécessaire et inéluctable contamination des productions musicales par les logiques de marché, Jouvenet montre que les individus issus des deux genres musicaux qu’il étudie manient avec une certaine aisance discours dénonciatoires, travail artistique et participation active au monde professionnel des majors (maisons de disques principales). En témoigne d’ailleurs l’ambivalence intrinsèque de la représentation qu’ils possèdent du « système », à la fois objet de critiques virulentes, mais également reconnu en tant qu’essentiel support de ce même discours critique comme moyen de diffusion de ses productions, comme moyen pour assurer sa subsistance, etc. D’où la particularité d’un art qui, en rupture avec la représentation traditionnelle de la figure du genre, ne se situe plus “hors du monde”, mais se développe, s’exprime et en dénonce les injustices à partir du dedans. Ce qui pousse Jouvenet à comprendre le talent des D.J. et M.C., non pas uniquement sur le plan de la pure expérience esthétique, mais bien plutôt comme une capacité particulière à mettre en forme des expériences collectives, les rapprochant par là d’essayistes, de journalistes ou… de sociologues !
5Enfin, loin d’octroyer à son public d’étude une pleine réflexivité, l’A. pointe aussi la tache aveugle qui caractérise leurs discours dans lesquels se lit toujours en filigrane la promotion de la valeur (moderno-occidentalo-centrée s’il en était) d’authenticité. D’autant plus prégnante ici qu’il s’agit pour l’artiste de ne pas “se perdre” et de ne pas oublier ses racines dans le contact avec le monde professionnel auquel il se frotte. Par ce biais, cet ouvrage extrêmement bien documenté, au point qu’il peine parfois à monter quelque peu en généralité, rejoint par la bande, mais de manière très intéressante car en en fournissant une application empirique, une vaste ligne d’interrogation sur la conception profane de l’individu moderne occidental.
Pour citer cet article
Référence papier
Nicolas Marquis, « Jouvenet Morgan, Rap, techno, électro… Le musicien entre travail artistique et critique sociale », Recherches sociologiques et anthropologiques, 38-1 | 2007, 200-201.
Référence électronique
Nicolas Marquis, « Jouvenet Morgan, Rap, techno, électro… Le musicien entre travail artistique et critique sociale », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 38-1 | 2007, mis en ligne le 10 mars 2011, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/540 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.540
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