Schütz Alfred, préface et traduction de Th. Blin, Essais sur le monde ordinaire
Texte intégral
1Alfred Schütz (1899-1959) a consacré une bonne partie de ses travaux à démontrer la plus-value pour les sciences sociales de l’approche phénoménologique développée par Husserl, dont il était proche. Ce faisant, il nous a rendu l’incomparable service de nous rendre lisibles les propos parfois obscurs et fort techniques du philosophe allemand. Les cinq articles compilés dans cet ouvrage, traduit et préfacé par Th. Blin, offrent une bonne introduction aux préoccupations de Schütz.
2Essais sur le monde ordinaire : ce titre indique parfaitement que l’A. se dirige vers la préoccupation principale de l’approche phénoménologique : tenter de comprendre comment, dans sa vie quotidienne, un individu fait l’expérience de lui-même, des objets et d’autrui. Pour rendre les enseignements de ce courant viables pour les sciences sociales, Schütz a – dans une certaine mesure – dépouillé celui-ci de l’égologie transcendantale dont l’avait doté Husserl dans ses Méditations Cartésiennes. Fondamentalement en accord avec la direction prise par Weber, Schütz s’inquiète cependant du fait que cette sociologie compréhensive ne prenne pas en compte les structures de la conscience, et plus largement celles de la connaissance. Il désire donc, comme le note Blin dans sa préface, lier la notion d’action sociale à celle de sens, souhaitant comprendre comment le monde est « éprouvé » par l’individu et quelles significations celui-ci lui donne par son agir. Il convient de retourner vers cet « homme oublié » par les sociologues. Les articles présentés posent, chacun à leur manière, les jalons de cette approche.
3Dès le début, Schütz insiste sur le risque qu’encourt le scientifique : celui de tomber dans une sorte d’illusion scolastique lorsqu’il applique aux acteurs qu’il observe des critères de rationalité, de cohérence, etc., qui n’ont pas cours dans la vie quotidienne. À l’aide de concepts fondamentaux, il désire nous aider à nous départir d’une perception de l’action individuelle en terme de “rapport moyen-fin”. Ce n’est pas sous ce régime que nous agissons la plupart du temps. C’est ce type d’agir que les notions de “typification” et de “monde pris pour allant de soi” aident à explorer. Déconstruisant la catégorie de rationalité, Schütz montre que l’acteur n’est pas “intéressé” au monde de la même manière que le scientifique : il lui suffit juste de posséder un savoir type pertinent qui lui permette de résoudre les problèmes auxquels il est confronté, et le cas échéant de choisir une voie. À son tour, le problème du choix entre différents projets est abordé. Le but de Schütz est le même : permettre une conception du choix chez l’acteur qui ne soit pas influencée par la conception scientifique de cette notion, laquelle, par exemple, a tendance à évacuer la dimension temporelle. Petit à petit, cela conduit à ce que l’on pourrait appeler une anthropologie de l’attitude naturelle dans le monde de la vie, qui est celle avec laquelle nous évoluons le plus souvent, ne questionnant pas les choses familières prises mais les prenant comme allant de soi.
4Une attention particulière est à porter au dernier chapitre (“Don Quichotte et le problème de la réalité”) où l’auteur, partant de l’interrogation de W. James sur les circonstances dans lesquelles nous tenons les choses pour réelles, analyse le parcours du fameux héros de Cervantès. Bien que les pragmatistes dont il s’inspire lui auraient sans doute reproché une interrogation tantôt trop substantialiste, tantôt trop subjectiviste sur ce qu’est la réalité, cet article est intéressant à plusieurs égards. C’est d’abord l’interrogation sur la possibilité de l’intersubjectivité (au cœur du questionnement phénoménologique), lorsque les mondes pris pour réels ne sont manifestement pas partagés entre protagonistes, qui s’avère stimulante. Ensuite, c’est l’ambivalence dont fait part Schütz concernant le rôle de l’illusion qui est intéressante. Bien sûr, Don Quichotte vit dans un monde parallèle, fait de châteaux, de chevaliers et de princesses, un monde « fou », et cela menace sa capacité d’entrer en contact avec autrui. Cependant, la véritable déchéance du héros prend place lorsque l’environnement ne se montre plus suffisamment bienveillant pour lui permettre d’évoluer dans cet univers de sens qui lui permet littéralement de tenir debout (puisque sa mort physique suit de près l’abandon de cet univers). Don Quichotte se voit alors contraint de choisir entre ce qui relève de la réalité et ce qui relève de la fiction, qui, du coup, devient inopérante. « Il est dans la situation d’un être humain qui rentre à la maison, et se retrouve dans un monde auquel il n’appartient pas, inséré dans la réalité quotidienne comme dans une prison, et torturé par le plus cruel des geôliers : la raison de sens commun, qui implique la conscience de ses propres limites » (p.148).
5Autre intérêt de l’ouvrage : il nous livre une tranche de l’histoire des idées, concernant plus particulièrement les rapports qu’entretiennent phénoménologie et pragmatisme. On voit en effet à plusieurs reprises Schütz s’inspirer de James et Dewey, et puiser à la source d’inspiration commune aux deux courants qu’est le vitalisme bergsonien.
Pour citer cet article
Référence papier
Nicolas Marquis, « Schütz Alfred, préface et traduction de Th. Blin, Essais sur le monde ordinaire », Recherches sociologiques et anthropologiques, 39-1 | 2008, 202-203.
Référence électronique
Nicolas Marquis, « Schütz Alfred, préface et traduction de Th. Blin, Essais sur le monde ordinaire », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 39-1 | 2008, mis en ligne le 03 mars 2011, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/444 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.444
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