Gély Raphaël, Rôles, action sociale et vie subjective. Recherches à partir de la phénoménologie de Michel Henry
Texte intégral
1Raphaël Gély se propose ici d’étudier la notion de rôle dans une perspective de phénoménologie radicale telle qu’initiée par Michel Henry. La conception du rôle développée par Gély s’inscrit en faux par rapport à la phénoménologie vulgarisée qui considère que son endossement par l’individu bride sa vie singulière. Bien au contraire, la thèse soutenue par l’A. est qu’une certaine expérience des rôles est nécessaire pour que les individus adhèrent à la créativité originaire de la vie. Encore faut-il, pour considérer ce point de vue, développer une approche qui ne se cantonne pas à une appréhension purement fonctionnalisante des rôles, et ce, ni dans la manière de les comprendre ni dans la manière de les vivre.
2Gély tente de développer une telle perspective avec un lexique de l’engagement, de la créativité, de l’adhésion, des forces de la vie, des ressources, de l’agir ensemble, de l’affectivité, etc. : « Seule une phénoménologie de l’agir vivant peut véritablement rendre compte de l’importance affective du rapport des individus aux choses qu’ils produisent » (p.122). C’est par cette attention accrue portée à l’éprouvé et à l’affect que la radicalité de la phénoménologie ici proposée se distingue d’autres philosophies intentionnelles ou d’autres approches par la conscience. « Leur puissance d’agir, les individus ne la tiennent pourtant pas de la conscience, mais de l’épreuve affective qu’ils font de leur appartenance à la singularité radicale de la vie » (p.146).
3Il y a, au départ, une irréductibilité et une radicalité de l’épreuve que chacun fait de sa propre vie, face à laquelle on ne peut prendre distance. Cette épreuve, fondamentalement affective, est celle de la vie et de ses forces. Les rôles sont, plus qu’un support à cet éprouvé, l’une de ses conditions, et permettent d’actualiser la puissance que la vie a de se vivre. Encore faut-il que la manière dont l’individu habite son rôle et la manière dont les déterminations sociales permettent à la subjectivité radicale de chacun d’advenir, autorisent une pratique vivante du rôle par l’individu, une pratique qui respecte et fasse fructifier « les pouvoirs de la vie » (chap.2).
4Quel est le statut de cette “vie” ? Les individus partagent un même pouvoir d’être un soi vivant, mais l’actualisent différemment. Gély, avec Henry, refuse que l’expérience vécue des individus soit subordonnée à une vie supérieure, comme c’est le cas dans une approche romantique (p.60). En ce sens, il semble bien plutôt que la “vie” puisse être comprise comme un type de rapport au monde particulier, pourvu d’une certaine teneur, d’une certaine coloration, d’une certaine intensité. Car c’est bien de cela qu’il s’agit selon l’A. : une pratique vivante des rôles doit nous permettre d’épaissir notre expérience du monde. Avec Henry, « on peut appeler culture ce processus par lequel la vie en chacun de nous cherche à intensifier et par là même à connecter ses propres pouvoirs. La culture est une action de la vie sur elle-même, un agir des individus vivants centré sur l’intensification des forces de la vie » (p.95).
5L’A. affine la distinction entre une manière de vivre les rôles qui permet cette intensification et une manière qui conduit à la perte de leur sens vivant, et occasionne finalement une diminution de la puissance d’agir des individus. On retrouve la conception henryienne de la barbarie : elle qualifie le fait qu’une énergie vitale soit non employée, incapable de s’exprimer dans des activités et des rôles hyperfonctionnalisés. Sur un versant plus clinique, Gély indique à plusieurs reprises que cette atrophie de la vie, cette désingularisation de nos besoins et éprouvés peuvent se traduire paradoxalement par une hyperactivité boulimique. Comme le disait Henry, « La subjectivité vide de l’Occident est une subjectivité avide : elle ne tient pas en place » (Henry cité par Gély, p. 110).
6Il existe, dans cette perspective de phénoménologie radicale, une dimension évaluative importante, liée à une ontologie particulière de la créativité originaire et de la manière dont elle peut s’exprimer, mais aussi de la manière dont les individus peuvent partager l’épreuve de la vie et développer un vivre-ensemble (chap.5). La thèse fondamentale, dans les traces de Henry, est que le pouvoir de se vivre s’affaiblit lorsque les individus tentent de s’approprier leurs forces de vie, vivent leurs rôles et leurs rapports aux autres comme uniquement fonctionnels. Il y a, par contre, « une autre forme d’action qui permet aux individus de rejoindre la source même de l’agir. Un tel agir, loin d’épuiser les forces de vie des individus, les accroît. C’est pour cette raison précisément que la culture comprise comme auto-intensification de la vie est constitutive de toute véritable action collective, de tout agir commun » (p.193).
- 1 Heinich N., États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996
7Cette approche des rôles est intéressante dans la mesure où elle permet de dépasser l’aporie perçue par N. Heinich 1, pour qui certaines utilisations de la notion de rôle présupposent un substrat individuel naturel, un individu « vrai » qui pourrait exister sans ce rôle qui lui est surajouté. Ici, le rôle est perçu comme constitutif de l’expérience que fait l’individu du monde, de l’agir ensemble et de lui-même : « Si le rôle peut revêtir une signification phénoménologique radicale, s’il peut affecter le sujet en son être même, c’est parce que celui-ci ne cesse d’advenir à lui-même en tout ce qu’il vit, en l’occurrence, ici, en prenant en charge tel ou tel rôle » (p.33).
8La sémantique de la radicalité et de la vie peut troubler le sociologue, l’accent placé sur le niveau de l’individu l’étonner. Ces impressions premières doivent être dépassées, car on perçoit vite que ce dont il s’agit de rendre compte, dans la perspective de Gély, c’est de l’expérience que font les individus. Qui plus est, il s’agit d’en éclairer la dimension irréductiblement affective, leur engagement dans le monde. Outre qu’elle n’évacue nullement les déterminations sociales, la position de l’A. invite à sociologiser davantage, même si la perspective est différente : le « je peux » de l’individu n’est pas donné à lui-même (p.79). Ses forces de vie ne sont nullement de l’ordre du donné (p.201). Enfin, l’A. insiste sur la dimension sociale de ces forces de vie : c’est en connexion avec autrui que mon expérience peut s’intensifier.
9L’ouvrage de Gély, par le biais de l’étude des rôles et de leur pratique vivante ou non, donne à voir un questionnement exigeant sur le champ de l’intéressement : ce qui fait que les individus adhèrent aux forces de la vie, développent ou non une forme de créativité, connectent ensemble leurs expériences et leurs épreuves. Cette dimension excède celle du sens : « on peut ainsi imaginer deux individus qui se parlent en respectant intégralement les conditions d’une communication réussie, mais dont l’interaction est dénuée de toute force, de toute envie de vivre ensemble l’acte de parole, l’échange » (p.191). La prise en compte de l’affect, de la créativité montre dans quelle direction l’anthropologie d’un certain procéduralisme pourrait être approfondie.
Notes
1 Heinich N., États de femme. L’identité féminine dans la fiction occidentale, Paris, Gallimard, 1996.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Nicolas Marquis, « Gély Raphaël, Rôles, action sociale et vie subjective. Recherches à partir de la phénoménologie de Michel Henry », Recherches sociologiques et anthropologiques, 39-1 | 2008, 191-193.
Référence électronique
Nicolas Marquis, « Gély Raphaël, Rôles, action sociale et vie subjective. Recherches à partir de la phénoménologie de Michel Henry », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 39-1 | 2008, mis en ligne le 03 mars 2011, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/433 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.433
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