Bonnet-Carbonel Jocelyne, Fournier Laurent-Sébastien, Dir., Peurs et risque au cœur de la fête
Texte intégral
1Depuis quelque vingt ans que fonctionne le réseau de coopération ethnologique et historiographique sous le couvert du Conseil de l’Europe, il n’a cessé de tenir son atelier annuel – par exemple en Bulgarie : Malmorts, revenants et vampires en Europe (L’Harmattan, 2006) ou à Nîmes – pour ces risques et ces peurs de l’Occident moderne, soit à table, soit dans les rituels festifs juvéniles. L’éditeur a choisi pour couverture des vampires à la couleur de sang caillé. Autour de la table, des jeunes et des jeux, seulement un rouge tendre de viande appétissante.
2Même si l’on n’a plus peur de mourir comme autrefois de faim ou par empoisonnement, on peut risquer l’obésité, la déstructuration par régime ou anorexie, l’accident cardio-vasculaire. Effets pervers que ceux du progrès… des nitrates, des dioxines, des bactéries pathogènes (salmonelle, listéria) ! Quant aux ogm, ils peuvent provoquer des peurs, à défaut de risque (les Américains devraient en mourir avant José Bové). Chez nous, on exorcise comme on peut les disputes autour de la table, en n’étant pas treize ou en ne renversant pas la salière. Après cette belle introduction concoctée dans le chaudron mental du cordon-bleu J. Bonnet, nous est servie la table festive de la Slava en Serbie. Sur la table tchèque au xixe siècle, on sait ce dont il faut se méfier : nourriture avariée, alcoolisme, sous-alimentation du menu peuple, versus engraissement et goutte pour les palais bourgeois. À Chypre, l’alimentation frugale se doublait d’un jeûne presque la moitié de l’année. À défaut de viande, on consommait des olives, des anguilles, des escargots, des fromages, des guirlandes de fruits secs et le coulant jus de la vigne, pour s’assurer une vie longue. À cet exposé bien documenté fait suite un excellent étalage du linge de table traditionnel « parade au risque de faillite du temps ». Et brode Madeleine Gueydan sur la toile et la touaille. Quel chemin entre la Cène de Giotto, la proclamation de l’Immaculée Conception et le mois du blanc dans les grandes surfaces ! « On peut affirmer que l’esthétique de la mise de table, alliée à l’hédonisme qu’elle nourrit, peut être l’antidote du temps accéléré et de l’utilitarisme, c’est-à-dire de la barbarie moderne sous-tendue par la pulsion de mort » (p.87).
3En Roumanie et en Albanie, « Qu’est-ce qui est long, bigarré, et qui s’agite ? — La queue devant la boucherie ». « Qui peut acheter du papier-toilette ? — Celui qui peut prouver qu’il a de quoi manger » (p.115). La queue entrait naguère dans les stratégies de survie socialiste, créant des solidarités et parfois des bagarres. Tandis que les ethnologues jusqu’ici prouvent par des exemples vécus, les psychologues, eux, brillent par l’interprétation (parée de néologismes clinquants) des complexes relationnels dans le partage nourricier : « L’angoisse de faillir (souffrance narcissique) paralyse notre sens du partage (rapport objectal). Or la partition n’est pas une dissociation, la coupure n’est pas un effondrement, perdre “un bout de soi” n’est pas s’anéantir, la castration-limitation n’est pas répressive mais symbolique » (p.129). Il faut distinguer l’apport nutritionnel comme sanitaire, l’apport nourricier comme salutaire. Il faut articuler corps et code, lier scène et cène. L’incorporation se fait hors-table, l’introjection autour de la table. Les lacaniens discuteront avec J.-P. Martineau de ses détournements de table. Ils jugeront même si, dans la dernière approche psychologique des jeunes en fête, la “festialité” s’impose et s’il faut considérer la « nécroscopie comme abolition du festif » (p.297). Dans les activités sportives, le corps « navigue entre deuils-écueils, le pan (panique, débandade) et la panne. Le jeu invente des passes […]. Le medium mobile peut être détruit (enterré, égaré, crevé, dégonflé…), la passe atteste son indestructibilité, là résident la performance, l’exploit, la fête, l’acte de passage » (p.301).
4Dans la deuxième partie, sur le risque et la fête, présentée par L.-S. Fournier, sont analysés des conjonctions de fêtes de la jeunesse et de fêtes de la nature en divers pays d’Europe ainsi que les risques de drogue, d’alcool, de rivalités violentes, d’excès de vitesse qui leur sont liés. Si en France, on sait les dérives des jeux de rôles, bizutages, satanismes, etc., partiellement maîtrisables rituellement, on sait moins combien les groupes hiérarchisés de jeunes scandinaves fêtent les couplages préconjugaux au printemps lors de sauteries et de nuits facétieuses, même si le proverbe danois assure que : « il faut choisir sa femme au pétrin et non au bal » (M. Simonsen, p. 178). En Hongrie traditionnelle les jouissances dans la vie des jeunes commencent à la taverne, la socialisation identitaire s’exalte dans la bagarre. Dans la nuit roumaine, des garçons marquant le pas du premier mai, les jeunes filles recevaient naguère des offrandes de fleurs et pousses nouvelles, mais l’émigration massive a déstructuré les groupes villageois et fait verser des larmes. Après les coutumes du printemps polonais (B. Jaworska), ce sont les diverses conjurations afférentes au mai nouveau que présente J. Bonnet en un joli bouquet : fête du travail non agro-pastoral depuis le 1er mai 1866 à Chicago, armistice du 8 mai 1945 sentant encore la poudre, plantation des arbres de mai représentant « l’énergie vitale du printemps renaissant, portée par les jeunes garçons d’âge pubère qui l’introduisent dans le périmètre domestique pour protéger la formation des couples et conjurer le mauvais sort » (p.215), nuit de Walpurgis que l’Église a cru purger des licences sexuelles par une chasse enflammée aux sorcières, semaine des roussalki de la jeunesse célibataire russe et balkanique, frisottant les bouleaux, cassant les œufs significativement et sautant dans les feux nocturnes qui sont ceux de l’amour. Dans sa passion du risque, une jeunesse parfois s’éternise.
5Sur ce thème, un des clous de l’ouvrage touche aux conduites à risque, et synthétise les idées-forces de plusieurs livres de son auteur, David Le Breton. La passion du vertige et les rites ordaliques mêlent jeux de vivre et jeux de mort. Toxicomanies, tentatives de suicide, jeux de foulard, transgressions pour narguer la police ou défier les copains… répondent à une indifférence ou à une surprotection des proches par une mise en danger de soi visant symboliquement à se donner une valeur. Mais la conduite sans permis ne provient-elle que d’un narcissisme de reconstruction ? La griserie de la vitesse comme certaines ivg insouciantes ne peuvent-elles provoquer des sauts dans le vide éternel ? À l’inverse des rites de passage communautaire dont étaient responsables les aînés, les esquives actuelles et individuelles de la mort ne fonctionnent pas toujours comme processus de différenciation et de souveraineté personnelle. À quel type de lien social préparent-elles ?
6Le texte suivant, de J.-L. Roques, “Pressions sociales et expressions juvéniles”, met la pression sur des thèmes convergents : pressions statutaires, locales, générationnelles, pression de la pub, de la mythologie scolaire, etc. Sont mal évalués les risques de mise à l’écart, d’exclusion, de stigmatisation, de rejet. L.-S. Fournier, lui aussi, évalue les risques dans le cadre festif des jeux taurins camarguais et dans les courses de charrettes provençales. Il y a bien défi mais aussi initiation, exploit et honneur liés à des enjeux sportifs et ludiques. En Pologne, la fête est dans le pèlerinage, le risque chez les accompagnateurs impies en marge des processions et pensant surtout à « faire la fête ». Autres « marcheurs ensemble » : les partisans d’un régime rouge qui s’est décoloré. Après les discours solennels : la partie dansante !
7Conclusion de la meneuse de jeu : Mangez, festoyez, mais en modérant votre bravache risquophilie par quelque pratique ritualisée qui écartera l’inquiétude angoissante de la mort. Vous ne risquez rien à lire cet ouvrage sauf à beaucoup apprendre, à vous réjouir de la fête des autres, à goûter à divers menus stylistiques et à vous délecter d’un mets que vous ignoriez jusqu’à présent. La bonne ethnologie, ça se déguste.
Pour citer cet article
Référence papier
Claude Rivière, « Bonnet-Carbonel Jocelyne, Fournier Laurent-Sébastien, Dir., Peurs et risque au cœur de la fête », Recherches sociologiques et anthropologiques, 39-1 | 2008, 188-189.
Référence électronique
Claude Rivière, « Bonnet-Carbonel Jocelyne, Fournier Laurent-Sébastien, Dir., Peurs et risque au cœur de la fête », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 39-1 | 2008, mis en ligne le 03 mars 2011, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/431 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.431
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