1Les sociologues s’intéressent depuis longtemps à la mobilité sociale des personnes : l’évolution des statuts des individus et des groupes sur une ou plusieurs générations. Je voudrais m’attacher ici à la mobilité sociale ascendante d’une proposition causale passée en un peu plus d’un demi-siècle du statut d’opinion risible à celui de lieu commun. Je commencerai par décrire sommairement son contexte d’émergence ainsi que l’enjeu qui s’y trouve d’emblée associé. J’illustrerai ensuite cette patiente ascension en relevant les deux statuts intermédiaires par lesquels elle a transité : celui d’un argument digne d’être réfuté et celui, surtout, d’une vérité scientifiquement démontrée. L’analyse de cette évolution montrera qu’elle n’a rien à voir avec l’image d’Epinal de la lente émergence d’une vérité occultée et qu’il convient plutôt de l’expliquer par l’action efficace de trois générations d’élites militantes et expertes.
- 1 Le terme “affaire” est repris de préférence à celui de “scandale” selon les définitions des deux te (...)
- 2 Pour rappel : inspirée par l’ouvrage fondateur du docteur A. Parent-Duchâtelet (Parent-Duchâtelet (...)
2Plusieurs procès aux multiples rebondissements se déroulent à Bruxelles à partir de décembre 1880 et durant l’année 1881 : forcées d’intervenir suite à une large campagne de presse menée en Grande-Bretagne contre le Belgian traffic, les autorités judiciaires examinent les allégations suivant lesquelles plusieurs dizaines de mineures anglaises auraient été séquestrées dans des maisons de tolérance avec la complicité de la police bruxelloise. C’est probablement la première fois qu’une affaire1 de traite des blanches connaît un aussi grand retentissement international. Joséphine Butler, fondatrice de l’association qui deviendra plus tard la Fédération abolitionniste internationale, trouve des alliés en Belgique dans les milieux protestants qui créent dès 1882 la Société de moralité publique dont l’objectif déclaré est l’abolition du “vice légalisé”, soit de la prostitution réglementée. D’emblée la réglementation2 est présentée par ses membres comme la cause du crime. Ainsi son premier président, le professeur d’université liégeois Émile de Laveleye soutient-il que :
C’est la protection accordée par l’État à la prostitution qui a donné naissance à ce commerce abominable que l’on a nommé si justement la traite des blanches. Puisqu’on sait qu’il est des villes où ce trafic donne de gros profits, il s’ensuit qu’il est des hommes qui cherchent à gagner de l’argent en l’alimentant. Ils obéissent à la fameuse loi économique de l’offre et de la demande. Et cependant cette traite des blanches dont l’État, par sa réglementation, porte la responsabilité, est bien pire que l’esclavage et la traite des noirs […] (Laveleye, 1882 :6).
3A l’époque, les partisans les plus loquaces de la réglementation sont les médecins : ils l’estiment indispensable pour préserver la population du péril vénérien. Leur chef de file incontesté, responsable du traitement des prostituées syphilitiques à l’hôpital Saint-Pierre et président de l’Académie royale de médecine, ne se laisse absolument pas démonter par la noble rhétorique d’Emile de Laveleye. Il lui avait déjà répondu l’année précédente dans le cadre d’un échange de lettres publiées dans La Flandre Libérale :
M. de Laveleye est un savant d’un mérite incontestable ; mais qu’il me permette de le dire, dans la question dont il s’agit, il ne tient pas suffisamment compte des faits et de notre état social ; il se place plutôt à un point de vue théorique dans un monde autre que celui dans lequel nous vivons, exempt des vices et des passions qui agitent l’humanité. […] Laissons là ces belles théories, qui trouveraient admirablement leur place, j’en conviens, dans un traité de morale et de philosophie, et revenons à la vraie, à la seule question qui fait l’objet du débat : étant donné l’état de nos mœurs, faut-il réglementer la prostitution ou faut-il la laisser s’exercer librement et sans entraves ? Ma réponse à cette question est nette et catégorique : j’ose affirmer, et ma longue expérience de chirurgien des hôpitaux de Bruxelles me donne le droit de parler ainsi, que l’absence de toute réglementation, la suppression notamment des visites médicales auxquelles sont astreintes les filles soumises auraient pour conséquences inévitables, d’ici à un petit nombre d’années, de compromettre, d’altérer, de ruiner la santé publique (Thiry, 1886b :703).
4On notera l’opposition constante, mobilisée par Thiry, entre ce dernier, qui se considère comme argumentant sur base de « faits » irréfutables et d’une « longue expérience », et son adversaire, certes respectable mais confiné dans le registre de la « théorie », de la « philosophie » et de l’utopie. Thiry ne se laisse pas davantage impressionner par l’évocation du « commerce abominable » :
- 3 Sur ce dernier point, l’argumentation de Thiry était parfaitement convaincante, voir Chaumont J.-M. (...)
Les dissertations fantaisistes sur la traite des Blanches appartiennent à un ordre d’idées incapables d’aboutir à un résultat pratique. Je conçois que par désœuvrement on puisse étudier de semblables questions et si quelqu’un dans l’avenir arrive à découvrir que mes appréciations actuelles sont erronées, je le convie à venir en donner connaissance à la Société de médecine publique. La prostitution est un fait, il ne se discute pas ; aussi, croyez moi, vous, médecins, qui avez une responsabilité, et pour mission de conserver intacte la santé publique, n’écoutez pas toutes ces vaines déclamations ! Il importe que des illusions trompeuses n’induisent pas plus longtemps en erreur des hommes qui se laissent quelquefois entrainer par des généreuses idées dont le seul défaut est d’êtres irréalisables. On a fait des comparaisons impossibles. Sans doute j’aurais été du nombre de ceux qui en Amérique auraient combattu en faveur de la suppression de l’esclavage ; mais qu’est-ce à dire ? ; quelle analogie y a-t-il entre la traite des nègres et la prostitution ? Il n’y en a aucune3 (Thiry, 1881 :725).
5L’autorité de l’honorable praticien était telle à l’époque que son point de vue a largement prévalu et malgré l’agitation entretenue par la Société de moralité publique, l’abolition de la réglementation de la prostitution n’a pas été considérée par les acteurs politiques comme une option crédible. Nonobstant son prestige intellectuel incontesté, Émile de Laveleye ne s’est pas vu sur ce point reconnaître le statut d’un interlocuteur sérieux dans les lieux de pouvoir. La menace brandie du péril vénérien devait de longues décennies encore suffire à décourager les velléités abolitionnistes en Belgique. Mais si la bataille était perdue, la guerre ne s’en poursuivait pas moins et il est temps de voir à présent comment elle a progressivement tourné à l’avantage des abolitionnistes.
6L’audience grandissante des thèses abolitionnistes et le repli concomitant des thèses réglementaristes sont parfaitement illustrés par l’évolution de la réception de la proposition causale liant traite et réglementation. Je distingue quatre étapes dans ce processus. Premièrement, je donne à la proposition le statut d’une opinion aberrante quand elle n’est pas prise au sérieux, qu’elle est dédaigneusement considérée comme une affirmation que l’on ne peut “de bonne foi” soutenir. Par exemple quand Thiry écrit avec ironie :
Nos contradicteurs n’ont point aperçu assurément que les règlements auxquels ils ont déclaré la guerre, loin de favoriser, de tolérer le trafic et l’exploitation des filles par les tenants-maison, s’efforcent au contraire, par de nombreuses dispositions, de rendre ce trafic, cette exploitation impossible (Thiry, 1886a :663).
7Après avoir cité une série de dispositions qui garantissent formellement aux pensionnaires des maisons la liberté de les quitter à tout moment, il conclut :
Remarquons que ces dispositions sont sanctionnées par des peines sévères, que la police a libre accès à toute heure du jour et de la nuit dans la maison de débauche (art. 25) et demandons-nous après cela si l’on peut, de bonne foi, rendre les règlements responsables de ce trafic contre lequel la Société de moralité publique paraît avoir pour le moment réservé toutes ses foudres. La réglementation n’a donc d’autre effet sur le trafic que de le réprimer (Thiry, 1886a :664).
- 4 Pour être tout à fait précis : « Rapport de notre sujet avec la question très discutée du régime de (...)
8Deuxièmement, je donne à la proposition le statut d’opinion discutable quand le lien est récusé mais que l’argumentation qu’on lui oppose prouve qu’il mérite d’être examiné sérieusement. C’est le cas, par exemple, dans la thèse sur la traite des blanches de Paul Appleton publiée en 1903. A ce moment, même si Appleton a une vue beaucoup plus réaliste que les abolitionnistes sur le phénomène, l’existence de rares cas de traite est admise et le lien causal reçoit, dans la table des matières de l’ouvrage, le statut d’une « question très discutée »4. Dans le corps de la thèse, il parle d’une « question qui soulève des polémiques particulièrement ardentes et que nous ne voulons qu’effleurer : la question de la réglementation » (Appleton, 1903 :147).
9Voici comment il présente les choses :
Les adversaires de la réglementation ont allégué, et c’est à ce point de vue surtout que leurs théories intéressent notre sujet, qu’en supprimant les maisons autorisées, on tarirait par cela même le commerce des femmes parce que les maisons de tolérance en constituent les débouchés les plus importants. Mais ce raisonnement nous semble entaché d’un double vice (Appleton, 1903 :150).
10Je passe sur la réfutation qu’il propose de la thèse abolitionniste pour ne retenir que, désormais, toute trace d’ironie a disparu et que l’argument est élevé au statut d’un raisonnement suffisamment plausible pour mériter la peine de le contrer systématiquement même si, et c’est encore un indice du fait qu’il n’est devenu que socialement plus plausible, sur le fond Appleton estime le raisonnement si faible qu’il faut à son sens :
[…] prendre précisément le contre-pied du raisonnement des abolitionnistes. Bien loin de tarir la traite, la suppression de la réglementation aurait, croyons-nous, de graves conséquences au point de vue qui nous occupe. […] Sans la réglementation, sans la surveillance constante des lieux de débauche, la police ne saura jamais rien. Les mineures, les majeures pourront impunément être livrées à la prostitution (Appleton, 1903 :152).
- 5 Faute d’espace, je ne puis entrer ici dans le détail de l’histoire des stratégies utilisées, qui on (...)
11Vingt ans plus tard, à la Société des Nations, investie dès sa création par des abolitionnistes et des prohibitionnistes5, le lien sera présenté comme recueillant assez de suffrages pour suggérer déjà des mesures politiques. Toutefois la plus grande prudence reste de mise dans sa formulation :
L’Assemblée, vu que le système de la réglementation officielle existant dans certains pays est souvent considéré comme étant de nature à favoriser la traite des femmes et des enfants, invite le Conseil à charger la commission consultative d’examiner si, en attendant la suppression de ce système, il pourrait être convenu qu’aucune femme étrangère ne devra être livrée à la prostitution dans une maison de tolérance, et ne devra y exercer la profession de prostituée (cc, 1922 :82).
- 6 L’article de Benoit Majerus présenté dans ce dossier atteste cependant que tous n’ont pas été abusé (...)
12Troisièmement, je donne à la proposition le statut d’une vérité démontrée quand elle est avancée “preuves à l’appui”. Celles-ci seront considérées comme ayant été fournies par le Comité spécial d’experts sur la question de la traite des femmes et des enfants dont le rapport fut publié en 1927. Désormais la proposition causale pourra être avancée par les militants abolitionnistes comme pleinement validée : les experts lui confèreront le “sérieux” qui lui manquait encore pour être vraiment efficace6. On le voit par exemple dans le très académique ouvrage de Salim Haïdar publié en 1937 :
Tous les pays civilisés se révoltent contre la traite des femmes et des enfants […]. Or, comment peuvent-ils réprimer efficacement la traite des femmes, s’il est démontré que celle-ci n’existe que par et pour la prostitution réglementée ? […] Il reste à savoir s’il est démontré que celle-ci est le résultat de celle-là. Nous verrons que la Société des Nations a établi, d’une façon irréfutable, que la maison de tolérance est la cause principale de la traite des femmes (Haïdar, 1937 :9).
13Dès lors, cette vérité démontrée sera constamment mobilisée dans les discussions parlementaires relatives aux projets de loi visant à abolir la réglementation. Il serait fastidieux d’en citer toutes les occurrences, je me borne à en mentionner trois.
14Dans le rapport rédigé en 1935 par la Commission de la justice sur la proposition de loi supprimant la réglementation officielle de la prostitution déposée en 1932, le député Sinzot écrit :
Les observations des sociologues, les enquêtes tenues par la Société des Nations […], ont démontré qu’une des causes principales de la traite des femmes, c’est la prostitution officiellement reconnue et réglementée, c’est-à-dire la prostitution commercialisée, officiellement reconnue et ses maisons de tolérance (Sinzot, 1935 :89).
15Trois années plus tard, alors qu’elle est à son tour rapporteuse de la commission de la justice pour ce même projet de loi qui restera finalement associé à son nom, la députée Isabelle Blume écrit :
Une enquête menée par la Société des Nations a démontré que la réglementation est la cause directe de la traite des femmes. Les maisons exigent, en effet, un personnel sans cesse renouvelé à l’aide de racoleurs et de bureaux de placement louches. Les grands courants de traite, constatés par le comité des experts de la Société des Nations se dirigent en général vers les pays où la prostitution commercialisée est officiellement reconnue et réglementée (Blume, 1938 :5).
16Enfin, lors de la discussion qui précéda le vote de la “loi Blume” en juillet 1948 au Sénat, Mme Ciselet, députée libérale, déclara :
A l’occasion d’enquêtes faites avant la guerre, à la demande des services compétents de la Société des Nations, il fut démontré que la réglementation de la prostitution est la cause directe de la traite des femmes. […] Il n’y a donc pas moyen de lutter contre la traite des femmes si l’on n’arrive pas à abolir dans tous le pays l’organisation officielle de la prostitution (Ciselet, 1948 :1710).
- 7 Notons que la mémoire abolitionniste contemporaine préfère à nouveau invoquer le registre de la dé (...)
17Ceci fut fait en Belgique le 21 août 1948, soit un peu plus d’un an avant l’adoption à l’onu de la Convention pour la répression de la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui qui consacra le triomphe des abolitionnistes au niveau international7.
18Enfin, je donne à la proposition le statut d’un lieu commun quand il n’est même plus nécessaire de citer des sources à l’appui de l’affirmation du lien de causalité : elle est alors présentée comme une chose entendue et tellement évidente qu’il ne faut plus la justifier autrement qu’en en appelant à l’autorité des scientifiques (ou, du moins, des sociologues...). Ainsi, dans son commentaire de la loi Blume, J. Thomas écrit en 1948 :
Cette réglementation était depuis longtemps considérée par les sociologues comme la cause principale de la prostitution et de la traite (Thomas, 1948 :36).
- 8 Il ne s’agit pas pour autant de nier que cette corruption grave a probablement souvent existé en de (...)
- 9 La lettre était adressée au directeur de l’Écho du parlement. Elle est datée du 17 janvier 1881 et (...)
19Comment rendre compte de la bonne fortune de cette proposition ? Pour des raisons qui deviendront tout de suite évidentes, j’écarterai l’hypothèse très peu sociologique selon laquelle l’évolution susmentionnée représenterait le difficile accouchement d’une vérité courageusement dévoilée malgré les intérêts divers, et par ailleurs bien réels dans le chef des tenanciers de bordels, qui auraient visé à l’occulter. Il semble plus plausible de rattacher cette bonne fortune à la montée en puissance des acteurs qui soutenaient la proposition. Jusqu’à la toute fin du 19e siècle, les abolitionnistes ne parviendront pas à intéresser les gouvernements à leur lutte contre la “traite des blanches” : ces derniers étaient bien placés pour savoir que, vu la rareté des cas, le phénomène relevait de la rubrique des faits divers et ne justifiait donc pas d’intervention particulière. Cependant, suite à une nouvelle vague de campagnes de presse parties d’Angleterre et bientôt relayées dans toute l’Europe et aux États-Unis, les gouvernements, poussés dans le dos par leurs opinions publiques, finiront par envoyer en 1899 à Londres des délégués officiels à une conférence sur la traite des blanches. En 1902 sont jetées à Paris les bases d’un arrangement administratif et surtout d’une première Convention internationale qui sera signée en 1910. C’est en cautionnant, même du bout des lèvres, l’existence du “fléau” dénoncé par les abolitionnistes, soit l’existence d’une traite à grande échelle de jeunes filles et de femmes contraintes de se prostituer, que les autorités politiques vont conférer à la proposition causale le statut d’une opinion incontournable, même si celle-ci reste alors encore facilement réfutable. Et elle l’est en effet puisque l’argument de Thiry et d’Appleton est imparable : à moins de corruption grave8, le fait que les bordels soient constamment sous surveillance policière constitue une garantie sérieuse qu’aucune de leurs pensionnaires n’y soit maintenue contre son gré. Si les abolitionnistes belges ne prennent pas la peine de contre-argumenter sur ce point, c’est qu’en réalité, leur objectif n’a jamais été de lutter seulement contre la prostitution forcée mais bien de venir à bout de la prostitution tout court, en commençant par l’abolition de la prostitution tolérée et encadrée par les autorités. Dès le début de leur combat, ils l’affirment explicitement. Ainsi Jules Pagny, secrétaire de la Société de moralité publique écrit-il en janvier 1881 une lettre à Thiry9 :
Il y a pour vous, évidemment, deux sortes de vices : le vice clandestin, et le vice autorisé. Vous condamnez le premier, mais vous voulez qu’on respecte l’autre, couvert qu’il est de l’égide des pouvoirs publics. Nous, Monsieur, nous faisons la guerre à tous les deux, mais nous trouvons que le vice autorisé et patenté est plus hideux et plus funeste encore que celui qui se cache ; nous pensons que l’autorité, qui n’est pas responsable des fautes qu’elle ignore, est complice de celle qu’elle encourage ; et, pour combattre la prostitution, nous attaquons d’abord la réglementation, parce que nous savons que la réglementation est, dans beaucoup de cas, la pourvoyeuse, et, dans tous les cas, la nourrice de la prostitution (Pagny, 1882 :14).
20Le discours prononcé par Mr de Meuron, l’expert suisse de la Société des Nations, n’est pas moins ferme lorsqu’il célèbre l’abolition de la réglementation enfin obtenue à Genève en 1925. On remarquera que dès ce moment la proposition causale est reformulée : ce n’est plus seulement à la réglementation mais bien à la prostitution elle-même que de Meuron impute la traite :
- 10 Pour rappel, les “avariés” désignaient à l’époque péjorativement les personnes atteintes de syphili (...)
Un gros obstacle, le plus gros, vient d’être enlevé de notre chemin. Mais il y en a d’autres. Longtemps l’action sociale s’en est prise aux conséquences de la prostitution, traite des blanches, avarie10, dépopulation. On reconnaît aujourd’hui que c’est la source du mal, la prostitution elle-même qu’il faut attaquer (Meuron, 1925 :24).
21Nous verrons tantôt que c’est une proposition toujours en vogue sur le marché des idées reçues.
- 11 Voir mon texte sur la disqualification sélective des sources dans ce même dossier.
22Toujours est-il que le dicton selon lequel la répétition est la mère de la science a pris dans cette histoire un sens tout à fait littéral : c’est en effet la répétition inlassable, congrès après congrès, tract après tract, qui finira par donner droit de cité au lien causal posé par les abolitionnistes. Mais ce sont les experts de la Société des Nations qui vont précipiter l’évolution d’un simple droit de cité à une vérité démontrée. Pourtant, les archives relatives à l’enquête de terrain menée dans 28 pays et les 3000 pages des débats du Comité spécial d’experts théoriquement chargé de superviser cette enquête révèlent tout autre chose que ce que l’histoire et la mémoire abolitionnistes ont bien voulu retenir : une parodie de recherche complètement biaisée par les intérêts idéologiques et nationalistes de la majorité des experts11. L’espace me manque ici pour étayer ce jugement autant qu’il le mériterait ; en particulier, les débats très peu conclusifs sur le lien entre la réglementation et la “traite” sont à ce point abscons qu’ils se prêtent mal à être aisément résumés.
23Qu’il me soit permis de ne mentionner à ce sujet que deux extraits significatifs : le premier échange a lieu lors de la 5e séance de la 4e session, le vendredi 9 juillet 1926. Bascom Johnson, directeur des enquêtes sur le terrain, vient de présenter des conclusions qui n’ont pas l’heur de plaire à l’expert belge Isidore Maus. Ce dernier intervient alors de la sorte :
D’après ce que vient de nous dire M. Johnson, il semblerait que la réglementation écarte la traite. A mon avis, il me semble qu’au contraire, dans un pays où il y a la réglementation, les prostituées ont le droit de s’y trouver sans être à la merci de poursuites. En effet, les autorités reconnaissent qu’il y a des prostituées et tolèrent, par là même, les souteneurs. Ces derniers sont les véritables provocateurs de la traite, ils sont en même temps trafiquants. [...] Au contraire, dans un pays où il n’y a pas de réglementation, la police est en droit de poursuivre tous les souteneurs et toutes les femmes qui se livrent à la débauche12.
24Un peu plus avant dans la discussion, le même Maus finit par mettre son autorité d’expert dans la balance pour obtenir gain de cause :
La question de la réglementation est tout à fait fondamentale. Je suis d’avis (et cet avis est partagé par plusieurs membres du comité) que s’il n’y avait pas de réglementation, il n’y aurait pas de traite. Je crois donc répondre au désir de plusieurs membres en attirant l’attention de Mr Le Président et de Mr Johnson sur la place qu’il conviendrait de donner à cette question dans notre rapport. La traite est toujours provoquée par des souteneurs et il y des souteneurs là où existe la réglementation. C’est une question fondamentale et non secondaire et je suis d’avis qu’il conviendrait de la mentionner13.
25Inutile de préciser qu’il a eu gain de cause. Le second extrait est emprunté à la 12e séance de la 6e et avant-dernière session du Comité, le 12 février 1927. C’est cette fois l’expert français Pierre Le Luc, dont l’opinion est minoritaire au sein du comité, qui prend la parole d’une façon qui confirme non seulement que le lien causal invoqué reflète une majorité politique et nullement une conclusion scientifique, mais aussi que la définition adoptée de la “traite” est tellement élargie par ses collègues qu’elle n’a plus rien à voir avec sa définition juridique :
Le Comité manifeste assez nettement qu’il est hostile aux maisons de tolérance et à la réglementation, parce qu’il les considère comme des adjuvants au mouvement de la traite internationale. Il y aurait peut-être beaucoup à argumenter là-dessus. Je crois que la question est tranchée dans vos esprits ; c’est pourquoi je m’abstiens de tenter une discussion quelconque. Néanmoins, […], je trouve qu’il est peut-être singulièrement exagéré de considérer la réglementation comme un aliment de la traite internationale14.
26Après une courte intervention de l’expert britannique, Le Luc poursuit :
Puisque nous sommes sur ce sujet, deux mots encore sur une tendance générale de notre rapport à laquelle, pour ma part, je ne souscris pas complètement. Nous entendons par traite, de façon absolument générale, le commerce des prostituées. Or, il n’y a pas traite lorsqu’une prostituée est placée avec son consentement et sans manœuvres dolosives. Le souteneur (laissons lui ce qualificatif) qui place une prostituée dans une maison de tolérance ou qu’il emmène (sic) d’un pays dans un autre, avec son consentement, n’est pas, au sens ou nous devrions l’entendre à mon avis, un trafiquant, un souteneur. C’est, du point de vue très péjoratif, une sorte d’agent de placement. […] C’est un point de vue qu’on n’a pas suffisamment marqué dans le rapport, à mon avis. Tout commerçant de femmes est considéré comme un souteneur et nous voyons la traite, me semble-t-il, dans un sens infiniment trop général15.
- 16 Dans les conclusions de la première partie, on trouve seulement, sous le titre Contrôle de la prost (...)
- 17 Il est dès lors parfaitement conséquent que le projet politique déduit par certains d’entre eux du (...)
27Autrement dit, au cours de cette avant-dernière session, au terme de laquelle la première partie du rapport sera publiée, aucune démonstration n’est produite. La proposition causale sera néanmoins adoptée, d’ailleurs sous une forme timorée16, parce qu’elle exprime la conviction, préalable à l’enquête, de la majorité des membres du Comité et suite au putsch conceptuel ayant indûment élargi la définition de la traite à tout déplacement de prostituées17.
28Comment expliquer alors la réception du rapport et l’impression donnée qu’il contenait une démonstration irréfutable ? Le rapport, soit une soixantaine de pages pour la première partie et plus de 200 pages pour la seconde, a vraisemblablement été beaucoup moins lu que la brochure vulgarisatrice de 22 pages qu’Isidore Maus a rédigée quelques mois plus tard et qui fut largement diffusée par les bons soins de la section sociale de la Société des Nations. Il y a une ironie certaine à voir Isidore Maus y faire l’éloge des enquêteurs « spécialement qualifiés et de haute moralité » qui « réussirent même à pénétrer dans les repaires secrets des trafiquants, dans les centres où s’organise la traite internationale » (Maus, 1928 :4) alors que durant la dernière session, il s’était attiré les foudres du Dr. Snow, président du comité d’experts et directeur de l’Association d’hygiène sociale américaine, qui avait recruté les enquêteurs dans son personnel, en fustigeant la « mentalité de primaire » de ces derniers18… Toujours est-il que Maus, après avoir estimé, exactement comme De Laveleye en 1882, que le « bénéfice considérable » des trafiquants représentait la première cause de la traite, statuait :
La seconde cause directe de la traite, c’est la prostitution officiellement reconnue et règlementée, c’est-à-dire la prostitution officiellement reconnue, et ses maisons de tolérance. Tout le rapport des Experts montre qu’il y a un lien étroit entre la traite des femmes et la prostitution officiellement reconnue et réglementée (Maus, 1928 :14).
29On s’en rend compte, c’est à la faveur de glissements successifs que la réglementation de la prostitution se verra finalement promue au rang de cause principale de la traite. On peut les résumer comme suit : d’abord, pour prévenir la conclusion inacceptable selon laquelle la traite serait inexistante, on commence par en élargir la définition de manière à y inclure la migration de prostituées et de femmes entretenues ; ensuite, en l’absence d’éléments plus conclusifs, on réaffirme d’autorité le lien constamment répété depuis 40 ans entre les bordels et la traite ; ensuite on affirme avoir établi que la réglementation était la seconde cause directe de la traite ; il ne reste plus qu’à prétendre que les experts ont démontré qu’elle était la première cause avant que la proposition ne devienne enfin un lieu commun…
- 19 D’où la profonde erreur commise par Morin cherchant à interpréter la rumeur d’Orléans en invoquant (...)
- 20 L’exemple à ma connaissance le plus patent de ce recyclage de la proposition causale se trouve chez (...)
30Dans ce processus, l’expertise n’est pas seule en jeu mais elle joue incontestablement le rôle décisif. C’est à travers elle que se réalise la métamorphose philosophale d’une conviction idéologique en une vérité scientifique et politiquement instrumentalisable. C’est dire l’importance des sciences sociales en général et de la sociologie en particulier dans la manière dont les élites et le sens commun déchiffrent la réalité. Si aujourd’hui encore la majorité de nos contemporains croient, sans réaliser un instant ce que cela signifierait, que l’esclavage sexuel au sens fort existe à grande échelle dans nos sociétés, c’est que depuis des décennies ils sont conditionnés à croire que c’est possible par des élites réputées “expertes”19 : il y a lieu de penser que la vraisemblance de telles extravagances ne peut être acquise qu’au terme de plusieurs générations. La fameuse “construction sociale de la réalité” mériterait à bien des égards d’être considérée comme une construction sociologique de la réalité, une construction qui s’étale sur la longue durée : historico-sociologique devrait-on donc écrire, car on ne passe pas du jour au lendemain de la moquerie dédaigneuse des « dissertations fantaisistes sur la traite des blanches » (Thiry, 1881 :725) à la possibilité d’affirmer sans rire que chaque année 500.000 esclaves sexuelles sont introduites dans les pays les plus riches de l’Union européenne (Poulin, 2004). On ne peut que rester pantois en comparant les évidences “expertes” d’hier et d’aujourd’hui : à la fin du 19e, l’opinion prévaut de façon presque absolue que la réglementation de la prostitution est efficace pour prévenir les maladies vénériennes et les agressions sexuelles ; quelques décennies plus tard, d’autres médecins dénonceront la totale inefficience du système et la causalité d’un phénomène criminel, la traite, lui sera imputée. Si aujourd’hui encore le lien entre traite et réglementation est invoqué pour prévenir toute forme de légalisation de la prostitution, c’est que de nouveaux sociologues-militants le recyclent sans lui donner davantage de consistance, mais forts du lieu devenu commun qui l’accrédite20. Le rôle déterminant des sociologues les charge d’une responsabilité lourde, même si celle-ci est collective et s’étend sur plusieurs générations. S’ils se plaignent souvent de n’être pas suivis par les politiques, l’exemple ici étudié donne à penser qu’ils sous-estiment leur importance du seul fait qu’ils sont les sources des cadres d’interprétation de la réalité sociale et de la désignation des problèmes, voire des “fléaux” méritant l’attention du politique et de leurs concitoyens.