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L’identification biométrique : vers un nouveau contrôle social ?

Biometric Identification: a New Social Control?
Gérard Dubey
p. 63-78

Résumés

La biométrie se définit aujourd’hui comme la possibilité d’identifier sur la base de critères purement techniques un individu dans une masse et dans des flux. Elle est indissociable du processus d’informatisation de la société et de l’impéra­tif de traçabilité (des signes, des choses et aujourd’hui des êtres vivants) qu’im­pose le recouvrement du monde réel par son image numérique contrôlée et contrôlable. Le déploiement des dispositifs d’identification biométrique illustre ainsi la convergence qui s’opère entre la logique étatique du contrôle à distance et la logique propre au Macro-Système-Technique. Telle est la première thèse défendue dans cet article qui interroge ensuite le type de contrôle et de pouvoir induit par ces nouvelles modalités. La thèse d’un nouveau contrôle social est discutée depuis les données empiriques recueillies auprès des premiers usagers de ces dispositifs et son déterminisme est mis en cause. Le contrôle social auto­matisé, qui épouse les contours du Macro-Système-Technique, mime les mou­vements de la société réelle plus qu’il ne les contrôle. En cela réside sa limite.

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Texte intégral

I. Le contrôle dans les mailles de la technologie

1Si l’on perçoit bien le lien de continuité qui existe entre la dynamique politique et sociale du contrôle à distance et la mise en place des disposi­tifs techniques de contrôle contemporains, on en connaît mal la nature et les mécanismes internes. Gérard Noiriel note à plusieurs reprises une corrélation entre le développement des techniques d’identification et celui des grands systèmes techniques, tels que les chemins de fer ou les moyens de communication qui se mettent progressivement en place à l’ère indus­trielle (Noiriel, 2001). Mais les deux phénomènes n’en sont pas moins pensés séparément, dans un rapport d’extériorité qui ne laisse entrevoir leur articulation que sur un mode instrumental. L’État a utilisé les tech­niques et les découvertes scientifiques qui étaient à sa portée dans la poursuite de ses propres fins ; l’augmentation de la mobilité consécutive aux nouveaux moyens de transport et de communication incite l’État à perfectionner ses moyens de contrôle.

2Or, ce que nous observons aujourd’hui semble à la fois confirmer cette analyse et relever d’un tout autre rapport. Avec le visa Schengen par exemple, nous entrevoyons un phénomène nouveau, un processus pour être plus exact. Il s’agit du recouvrement progressif de la logique étatique du contrôle à distance par la logique propre au Macro-Système-Technique (Hughes, 1983 ; Gras, 1997). Dans le monde globalisé les objectifs éta­tiques de contrôle apparaissent ainsi de plus en plus asservis aux impéra­tifs techniques et industriels de gestion des flux (Bigo/Guild, 2005 ; Mat­telart, 2007). Une logique purement opératoire qui pense, par exemple, les problèmes migratoires en termes de faisabilité technique ou d’interopéra­bilité des bases de données informatiques, semble prévaloir sur toute autre considération. C’est à cette nouvelle configuration que semble renvoyer le retour de la biométrie dans le cadre des procédures d’identifi­cation depuis le milieu des années 1980, avec une accélération depuis les événements de septembre 2001. La biométrie aujourd’hui se définit en effet comme la possibilité d’identifier sur la base de critères purement techniques un individu dans une masse et dans des flux. Elle consiste à calibrer numériquement certaines parties du corps (empreintes digitales, contour de la main, réseau veineux, fragment d’épiderme, iris) et à mettre en concordance automatique ces données par le biais de systèmes d’infor­mation et de communication. Elle est indissociable du processus d’infor­matisation de la société et de l’impératif de traçabilité (des signes, des choses et aujourd’hui des êtres vivants) qu’impose le recouvrement du monde réel par son image numérique contrôlée et contrôlable. Telle sera la première thèse développée dans cet article.

  • 1 Dans le cadre de la demande adressée par le Ministère de l’intérieur à l’Institut national des télé (...)

3La seconde concerne plus particulièrement le type de contrôle social attaché à cette transformation. Assistons-nous à la mise en place d’un «nouveau contrôle social» (Douglas/Lianos, 2001) d’autant plus insidieux et irrésistible qu’il se nourrit de l’effondrement des médiations culturelles et de l’état d’insécurité qui en découle (un processus conduisant à renfor­cer ad infinitum les systèmes automatisés de surveillance) ? Si nous parta­geons avec cette thèse le constat d’une dégradation des médiations cultu­relles et institutionnelles, nous contesterons en revanche son détermi­nisme. Les résultats de l’enquête anthropologique que nous avons menée de 2004 à 2006 auprès des agents chargés, dans les consulats et aux fron­tières, de mettre en place les dispositifs d’identification biométrique nous invitent à davantage de prudence et de circonspection (Craipeau/Du­bey/Guchet, 2006)1. Ces dispositifs procèdent bien d’une régulation “automatique” adaptée au principe d’individuation des sociétés modernes. Mais ce qui les rend redoutablement efficaces est d’un même tenant ce qui les expose à l’indétermination des situations historiques et les fragilise. Les écarts et les déphasages que nous avons pu observer entre la logique propre aux dispositifs de gestion automatique d’une part et les situations concrètes d’autre part, constituent ainsi un champ d’incertitude appelé à s’étendre. De manière similaire, si le “retour” de la biométrie présente davantage de points communs avec le modèle de biopolitique forgé dans Sécurité, territoire et population (Foucault, 2004) qu’avec celui de la société disciplinaire développé dans Surveiller et punir (Foucault, 1975), et rejoint au fond le projet d’essence technocra­tique d’une administration des personnes (on dirait aujourd’hui “gestion”) calquée sur celle des choses (Musso, 1998 ; Mattelart, 2007), la réalité oppose toujours son pouvoir d’altération qui interdit toute espèce d’adé­quation. L’intérêt de l’approche anthropologique proposée ici consiste justement à confronter la valeur explicative des modèles à l’hétérogénéité des faits. Ainsi le contrôle social automatisé, qui épouse les contours du Macro-Système-Technique, mime-t-il les mouvements de la société réelle plus qu’il ne les contrôle. Si cela n’est pas sans conséquences sur la manière d’envisager le rapport à l’altérité, rien ne permet d’en inférer le caractère univoque.

II. De la logique du Macro-Système-Technique à l’identification biométrique

4Le Macro-Système-Technique, notion introduite en France par Alain Gras, se distingue du réseau, avec lequel on peut aisément le confondre, par la place centrale qu’y occupe l’activité de contrôle. Les réseaux qui tissent la toile sur laquelle se propagent les flux sont en effet distribués autour de points émetteurs-récepteurs (des nœuds de communication). Ceux-ci gèrent la transmission des unités de flux, unités qui peuvent êtres matérielles ou immatérielles (des signes, des objets ou des êtres). C’est cet aspect de gestion des flux, ainsi que la capacité à se créer son propre espace-temps, qui le distinguent des autres systèmes de communication et du simple réseau. Il dispose d’un système de référence interne qui double le territoire réel et s’en sépare nettement. La notion de contrôle est par exemple ce qui distingue ce type d’organisation de la figure du réseau dans le modèle d’administration des personnes proposé par Saint-Simon, où la métaphore organique occupe une place centrale (Musso, 1998). Des réseaux, il en existe depuis toujours. Les Romains avaient par exemple développé un réseau de routes important. Ces routes disposaient à inter­valles réguliers d’unités de ravitaillement, les emporium, mais les déplace­ments des cavaliers n’étaient pas contrôlés à partir d’unités centrales. Il n’y avait pas de gestion de flux, de contrôle à distance ou délocalisé des cavaliers (unités de flux) qui circulaient sur le réseau. Le cavalier contrôlait son trajet, décidait en temps et heure locale. Il gardait une indépendance par rapport au réseau lui-même (Gras, 1997).

5Cette différence est capitale dans la mesure où le contrôle à distance des flux à partir de nœuds de communication implique la fabrication d’un nouvel espace-temps où les aléas sont réduits au minimum, dans la mesure où il implique la construction d’un environnement qui pour être programmable doit être le plus lisse et transparent possible :

Le Macro-Système-Technique ne peut se penser qu’en tant qu’unité, c’est-à-dire en tant qu’ensemble dont on connaît les évolutions en tout lieu à tout instant [...] L’entité macro-système existe grâce à la com­munication sinon instantanée du moins extrêmement rapide entre les parties qui le (sic) composent. Les mécanismes d’autorégulation du sys­tème dépendent de ce feed-back de contrôle d’une grande célérité qui rend l’ensemble du système présent à lui-même (Gras, 1993 :138).

6A l’espace géographique se substitue une représentation panoptique, au temps biologique et social, la notion de flux. Ce monde doit donc progres­sivement s’émanciper des contraintes aussi bien sociales et culturelles que naturelles ou physiques. La gestion des flux impose le règne de la prévisi­bilité qui appelle à son tour la possibilité d’un contrôle étroit de la société dans ses moindres zones d’ombre. La démarche analogique, qui implique une correspondance (pas une équivalence) entre les sens et les signes, une participation du corps à la connaissance, mais aussi un jeu, un écart, la possibilité d’une distance entre le réel et sa représentation, est ainsi sacri­fiée aux exigences de l’adéquation du système avec lui-même, à la logique des flux. C’est ainsi que l’automatisation devient la réponse normale du système aux conditions créées par lui.

7La logique interne, et à bien des égards autoréférentielle, qui anime le projet de biométrisation des documents d’identité illustre bien ce phéno­mène. C’est ce que mettent en évidence les entretiens que nous avons réa­lisés in situ auprès des agents de l’état placés en première ligne du dispo­sitif (dans les consulats ou dans le cadre de la police aux frontières). La mise en place des dispositifs biométriques est indissociable de l’informati­sation et du maillage en réseaux des bases de données réalisés antérieure­ment. Même si les différents systèmes ne sont pas tous interopérables et ne communiquent pas tous entre eux, telle est bien la tendance qui se dessine dans un horizon assez proche.

8Toute instruction d’un dossier de demande de visa commence, par exemple, par la consultation de la base RMV2 (Réseau mondial visas ver­sion 2) dans laquelle sont enregistrées toutes les demandes de visas faites dans les consulats français de par le monde. La consultation de cette base permet de savoir si le demandeur est signalé, c’est-à-dire s’il figure ou non dans l’une des bases auxquelles donne accès le réseau (comme le SIS par exemple, le Système d’information Schengen) :

Ici les personnes qui instruisent interrogent cette base. Elles interro­gent d’abord la base locale, celle du poste, et ensuite, via le réseau rmv2 les bases mondiales. On voit tout de suite si la personne a été l’objet d’une procédure d’expulsion. Nantes s’occupe de ce qui n’est pas mis au fichier (ce qui est politique ou sécuritaire). La section 5 ne fait que basculer vers la base du Ministère de l’Intérieur. La biométrie est aussi sur la base du Ministère et les agents n’ont pas accès à cette base (Agent consulaire).

9Ce dispositif largement intégré dans la pratique par les agents consu­laires n’en reste pas moins opaque à leurs yeux dans sa finalité et son architecture :

On ne sait pas ce qu’ils font à Nantes… On n’a pas l’information. On sait qu’il va y avoir un changement mais on n’en sait pas plus… Il y a tellement de changements… on est obligé de s’adapter. Tout le monde bouge maintenant dans l’espace Schengen, donc la biométrie ça ne changera rien dans notre manière de travailler, mais c’est une sécurité pour nous. Pour nous l’essentiel c’est le logiciel. C’est d’avoir rmv2, la version 2003. rmv1, c’était moins complet, c’était moins verrouillé aussi. Maintenant la date de naissance est intégrée dès le départ de la quittance… (Agent consulaire).

10L’extrait d’entretien qui suit met en évidence la manière dont la logique et la rationalité internes au système se nourrissent des logiques et des pra­tiques locales. Les potentialités offertes par l’innovation technique sem­blent constituer le critère principal à l’aune duquel on réévalue la situation de travail et on trace de nouvelles perspectives :

Aujourd’hui, avec la mise en réseau, on travaille avec 1 million d’items par seconde. Ce sera intéressant pour la paf (Police aux fron­tières). Il faudra travailler sur la puce qui enregistre les entrées et les sorties (sur la bande optique) si on l’associe à la biométrie. Nous étions partis sur l’idée de faire une carte à lecture optique plus le doigt. Il y aurait eu une plus libre circulation mais il aurait fallu un décompte général sur toute la zone Schengen […] Ce qui me cha­grine un peu dans la biométrie, c’est que la cnil (Commission natio­nale informatique et libertés) a autorisé deux ans pour la conservation des empreintes alors qu’on accorde les visas jusqu’à cinq ans. Ce n’est pas cohérent. Le gars disparaît de la base de données […] Et puis pour la reconduite à la frontière, les personnes dans leur majorité ont obtenu leur visa en 2000, 2001, 2002 au plus tard. Il a donc fallu trois à cinq ans pour repérer ces personnes alors qu’on ne garde les empreintes que deux ans… Je trouve qu’il faudrait garder les empreintes des personnes à qui on a refusé le visa plus longtemps (Policier aux frontières).

11Quand l’utilité pratique de la biométrie n’est pas perçue en tant que telle, elle semble être acceptée a priori comme une avancée technique dans la continuité des évolutions antérieures :

Quand il y a une innovation, il faut être enthousiaste. C’est dans l’air du temps, c’est une nécessité. Il faut faire en sorte que ça marche (Agent consulaire).

12Du côté de la Police aux frontières aussi, la logique du système semble devoir l’emporter sur toute autre considération, y compris lorsqu’elle affecte le sens du métier. Elle se manifeste en premier lieu par la pression exercée par le temps du Macro-Système aéronautique sur le travail des fonctionnaires de police, qui les oblige à modifier leurs manières de faire et à s’adapter à une temporalité dont ils n’ont pas la maîtrise :

Le hub d’Air France (la gestion à flux tendus des correspondances), c’est bien mais ça stresse les passagers. Il suffit alors que vous posiez des questions pour qu’ils pètent aussitôt les câbles… Si on fait le tra­vail correctement, il n’y a plus de hub Air France. 20 secondes par personne, c’est déjà énorme quand on voit les flux qu’il y a ici. Nos supérieurs pensaient certainement que ça allait réduire le temps mais vu que les flux sont de plus en plus importants…

13Même si l’on ne perçoit pas toujours à court terme les avantages de la biométrie, cette dernière semble s’imposer du fait de la complexité même des dispositifs d’information et de leur nécessaire sécurisation. Aujour­d’hui, le réseau Covadis (réseau de fichiers interopérables) donne directe­ment accès, à partir de la lecture optique de la bande MRZ du passeport (code barre), à différents fichiers : Cheops, qui est une base de données alimentée par les pays de la zone Schengen via le dispositif Sirène (on y trouve le signalement des permis de conduire et des passeports volés, le fichier des autorisations de séjour, les visas Schengen délivrés…), le FNE (Fichier national des étrangers), le FPR (Fichiers des personnes recher­chées). Ainsi le fonctionnaire de police peut depuis son aubette et via les extensions du réseau se mettre en relation avec les bases de données de tout l’espace Schengen et au-delà. Sa position n’est pas plus privilégiée pour autant car si les moyens d’identification se perfectionnent et peuvent donner l’illusion d’un point de vue totalisant, ils fonctionnent, comme nous le verrons plus tard, sur un mode largement automatisé qui laisse de moins en moins de temps et de place à d’autres modes d’intervention et d’action. Cela se traduit par une perte d’autonomie dans le travail :

Plus on informatise, plus on a de fiches de recherche et de dossiers à traiter, toujours plus de paperasserie. Il y a au moins deux fonction­naires sur cinq qui font de la saisine […] Quelqu’un qui n’a pas payé ses impôts, plein de choses qu’on ne voyait pas avant, fiches du tré­sor, sûreté, mandats d’arrêt et même un stationnement impayé, tout est mentionné. On y accède de manière systématique par Cova­dis […] Comme le système est plus performant, ça facilite le travail, mais ça l’augmente aussi beaucoup (Officier de Police).

14Néanmoins, le fonctionnement du système et ses contraintes mettent les intervenants dans l’obligation d’accepter chaque innovation comme une nécessité indépendante de tout jugement et de toute apprécia­tion personnelle. Si Covadis est pour le moment dissocié du dispositif biométrique Biodev, la logique d’intégration du système conduit inexora­blement à leur connexion. La biométrie apparaît dans ce contexte comme une extension incontournable, fut-ce au prix d’une dégradation du rapport au métier :

La falsification est aujourd’hui trop sophistiquée pour être détectée aux aubettes. On n’a pas le choix, nos outils doivent être performants. Les stratégies déployées sont tellement fines, techniques, qu’on n’a plus le choix. Il faut des moyens techniques face aux faussaires, on ne peut plus travailler manuellement. Il y a 80 à 90% de lecture auto­matique pour les personnes fichées au fpr avec la bande mrz. Vous imaginez la loupe dans une aubette de contrôle ? […] Si on n’arrive plus à la base à lire nos propres sécurités, qu’on ne voit plus à l’œil nu mais à la lampe 3Mconfirm (éclairage ultra-violet), alors on est mal… On en arrive à un point où on doit se faire assister par les tech­nologies (Policier aux frontières).

15Tous ces indices nous conduisent au cœur de la problématique sous-tendue par la biométrie, celle d’une automatisation rampante à travers laquelle s’impose peu à peu le paradigme d’une organisation neutre et objective, car technique, de la société.

16La politique de fermeture ou de verrouillage sécuritaire que matériali­sent l’automatisation et la biométrie sape les fondements mêmes de la confiance et appelle toujours plus de solutions techniques, c’est-à-dire toujours plus d’automatismes. Il est remarquable d’observer que cette circularité opère simultanément sur un plan politique et matériel. L’instal­lation des dispositifs informatiques dans le cadre d’une rationalisation de la gestion des flux coïncide par exemple avec la mise en place du visa. Cela se matérialise très concrètement par la mise en œuvre d’architectures qui, pour être transparentes et pensées selon un schéma input-output de gestion des flux (avec sas de sécurité et corridors vitrés), n’en sont pas moins fermées sur l’extérieur et fonctionnellement inadaptées aux rela­tions humaines. Leur modèle est un modèle d’étanchéité finalement ins­piré des plates-formes aéroportuaires contemporaines, c’est-à-dire d’un modèle adapté aux contraintes du Macro-Système Technique, mais pas à la société réelle qui ne cesse d’être ouverte et poreuse. La transformation du port de Marseille avec son nouveau terminal rappelle que même un port, traditionnellement associé dans les esprits à l’ouverture de la ville sur le monde extérieur, n’est plus qu’un accès réglementé à un réseau contrôlé de routes (définition générique du Macro-Système-Technique).

17C’est aussi ce que semble signifier cet autre témoignage d’un fonction­naire du Ministère des Affaires étrangères lorsqu’il évoque une “bunkéri­sation” des consulats :

C’est la vie des gens les visas. Les gens qui n’ont pas été en poste et les autres n’ont pas la même perception de ce qu’est le visa. Le visa, ça saigne, ça pleure. Les aides pour mieux réaliser les entretiens c’est bien, mais pas si ça sert à les remplacer. On bunkérise les consulats et les ambassades et cela crée de mauvaises relations. On gagne un peu en sécurité, mais on perd de la confiance (Fonctionnaire du Ministère des Affaires étrangères).

18Les consulats ne sont pas que des représentations nationales à l’étranger ou des postes frontières déportés, ce sont des «traits d’union» entre les nations et les cultures, pour reprendre l’expression d’un autre haut fonctionnaire des affaires étrangères. Autrement dit, ce ne sont pas des espaces de transit, mais des passerelles ou des points de passage vers l’extérieur.

III. Vers l’autisme communicationnel : grandeur et misère de l’identification biométrique

19Ce qui caractérise le mieux l’empire de la gestion, ce qui porte sa signa­ture, c’est d’abord la maîtrise comptable du temps. La technique remplace un traitement manuel, au cas par cas, c’est-à-dire artisanal, par un traite­ment en flux continu. Et l’on assiste au mouvement de taylorisation qui visait à l’augmentation de la productivité du travail, c’est-à-dire à l’aug­mentation de la vitesse de production, de la quantité de production dans un même temps de travail humain, critère taylorien de productivité, et pré­alable à l’automatisation (Craipeau/Dubey/Guchet, 2006). Ainsi, le minu­tage de l’activité accompagne la mise en place de “l’outil” biométrique dans les consulats : retour aux techniques des temps et mouvements, ou plutôt extension à des tâches administratives. Comme dans l’industrie, les gestionnaires se focalisent sur le temps à gagner. Le temps global de face-à-face avec le demandeur, celui pris pour faire la photo, pour la prise d’empreintes, sont calculés et enregistrés par le système technique :

Actuellement il faut 20 secondes pour la photo, 1 minute à 1 minute 15 pour les empreintes. Notre but est de voir ce que l’on peut réduire. On voit qu’ils arrivent à gérer une personne en 2 minutes 30 (Fonctionnaire du Ministère de l’Intérieur).

20On voit ici des méthodes d’organisation du travail proches de celles des centres d’appel avec le minutage de la relation à la clientèle, à la diffé­rence que ce minutage n’est pas encore devenu une norme de production contrôlée en temps réel. Comme cela se fait dans l’industrie depuis plus d’un siècle, surtout en France, l’automatisation se substitue, ou vise à se substituer dans la majorité des projets organisationnels, au travail humain.

21Ce ne sont plus seulement les tâches qui sont automatisées, mais la relation, c’est-à-dire le cœur de métier des agents consulaires : 

Il faut prendre le temps de voir les gens. Il ne faut pas qu’il n’y ait que de la technique. Il y a des zones grises, pour cela il faut l’entretien. On n’a plus le temps d’avoir ces entretiens, c’est mécanisé, l’individu derrière la machine devient aussi mécanique. Avec rmv2, il faut pas se planter (Agent consulaire).

22La biométrie, c’est du traitement de masse, comme dans l’organisation taylorienne-fordienne, c’est «une sécurité sur la masse, nous dit-on, pas un rempart infranchissable». Le fait que le processus d’industrialisation ne concerne plus des produits, mais des personnes engendre parfois un certain malaise.

23La logique systémique et industrielle doit chaque jour composer avec les mille disparités, imprévus et irrégularités du réel, avec le sens commun, qui structure les pratiques et les modes de connaissance par le truchement desquels les situations particulières rencontrées dans la vie de tous les jours deviennent intelligibles. Par rapport à l’opérateur en bout de chaîne, au contrôleur, le dispositif technique semble de plus en plus fonc­tionner en boucle fermée et presque de façon autonome. Or à moins d’imaginer un système entièrement automatisé, ce qui est une vue de l’es­prit, ce sont les savoir-faire humains qui permettent d’ajuster les rigidités des automatismes à la variabilité du réel. Le système est ouvert, fissuré, il n’est pas autoréférentiel : il ne fonctionne qu’en étant soutenu par des élé­ments extérieurs qu’il n’intègre et ne maîtrise pas. Comme le montre l’ex­trait d’observation in situ ci-dessous, des distorsions apparaissent, des situations relationnelles inextricables surviennent, traductions de l’écart grandissant entre les différentes logiques à l’œuvre.

24Nous sommes au terminal 2 E de l’aéroport Roissy Charles de Gaulle. Il est 6h30 et il fait encore nuit noire. Nous attendons aux aubettes l’arrivée du vol en provenance de Bamako et les passagers munis d’un visa biomé­trique. Fatigués, ces derniers se prêtent sans résistance au contrôle biomé­trique et posent leur doigt sur la zone de lecture. Il faut parfois expliquer plusieurs fois comment placer le doigt et quel doigt. Pour aller plus vite le fonctionnaire finit par mimer le geste et l’on assiste à une étrange panto­mime au cours de laquelle la communication est réduite à sa forme la plus basique :

Allez dire à un individu qui ne parle pas un mot de français où mettre le doigt. Ici, le Bamako, ça va encore parce qu’ils parlent français… en plus ce sont des gens qui n’ont pas l’habitude des nouvelles technologies… (Policier aux frontières).

25Mais “les nouvelles technologies” ne l’entendent pas de cette oreille et font preuve d’une grande indifférence envers l’origine culturelle ou sociale des utilisateurs. Très vite, les problèmes commencent. Le disposi­tif ne parvient pas à lire l’empreinte d’une passagère. Un fonctionnaire de police visiblement un peu embarrassé nous explique :

L’empreinte a du mal à être prise au départ, et après, il plante, on est obligé de tout relancer… mais bon la dame je vais la libérer… OK, c’est bon.

26Mais le système ne redémarre pas. Le policier s’adresse alors à sa collègue d’aubette :

- Ca marche chez toi ?
- De temps en temps.
- Je vais essayer de le passer chez toi. Monsieur, passez à côté s’il vous plait. Là on est obligé de redémarrer…

27Il ajoute à notre attention :

On ne contrôle rien en fait… c’est la bonne vieille méthode, on tape le code et on le passe au fichier… Mais je ne vais en contrôler que deux alors que ma collègue…

28Une autre personne se présente devant l’aubette :

Il n’y a pas de pastille verte sur son passeport mais en fait elle a la biométrie. […] Madame je vais vous demander de poser votre index droit sur le capteur. Merci, voilà, quand ça fonctionne bien ça va très vite… La biométrie c’est pas mal, mais on n’a pas l’habitude.

29Pourtant les ennuis reprennent quelques minutes plus tard lorsque deux petites filles accompagnées de leurs parents se présentent devant l’aubette. L’une d’elles pose le pouce. Le policier lui fait signe de mettre son index. Il n’est que 7 heures et les deux enfants sont visiblement fatigués.

Il ne veut pas prendre les deux petites…

30Sur l’écran s’affiche une fenêtre : le visa n°x n’est pas sur la base.

Aucune donnée… ce qu’on fait… alors là !
[une collègue] Tu peux faire un fos (Fichier objets Schengen, pour voir s’il s’agit de passeports volés).

31Ce court compte rendu d’observation peut sembler bien dérisoire et anecdotique, il illustre cependant certains effets de ce nouveau rapport au temps. Comme nous l’avons dit, pour que le contrôle biométrique soit jugé performant, il ne doit pas dépasser 15 à 20 secondes. Pourtant, dans ce décompte, seul le temps factuel, quantifiable et mesurable, est pris en compte. Mais il s’agit d’un temps standardisé, mécanique et homogène, qualitativement distinct du temps vécu. Ce temps vécu, ou temps de la relation, ne peut pas être déconnecté du temps particulier de la situation, du face-à-face et de l’engagement qu’il suppose. C’est un temps dont l’opérateur conserve une maîtrise relative, un temps géré localement et de manière socialement autonome, qui autorise pour cette raison des respira­tions et une communication, même minimale. Lorsque le fonctionnaire cité plus haut déclare qu’il ne «contrôle rien en fait», il signale une dépos­session et une dépendance accrue vis-à-vis du temps, anonyme et indif­férent du dispositif. Grande est alors la tentation de se désengager totale­ment de la relation au porteur de visa en se réfugiant derrière des procé­dures et les dispositifs techniques à qui l’on prête pour l’occasion une forme de neutralité objective. Le sentiment de culpabilité engendré par la double contrainte d’être en première ligne et de ne plus disposer de l’au­tonomie pour agir conduit les contrôleurs à rechercher des solutions expé­ditives pour résoudre la tension. C’est ainsi que l’automatisation appelle toujours plus d’automatismes et de décisions arbitraires.

32Croire qu’il serait possible de résoudre sur un mode purement opéra­toire les problèmes attenants aux demandes de visas est une illusion qui ne résiste pas à l’examen attentif des manières de faire des agents consu­laires. Car il s’agit moins d’identifier une personne ou une éventuelle usurpation d’identité (même s’il s’agit aussi de cela) que de gérer au jour le jour des dossiers qui renvoient à des situations chaque fois particu­lières, d’ajuster ou d’essayer d’ajuster des demandes légitimes, des bio­graphies, des histoires singulières à des procédures administratives com­plexes qui n’ont souvent d’autre fonction que de rendre la demande irre­cevable. Dans les consulats, la biométrie s’avère être, par conséquent, d’une bien faible utilité pour saisir les différences, atténuer les malenten­dus, éventuellement prévenir les conflits, faire face aux tensions engen­drées par une pression migratoire de plus en plus forte d’un côté, et des restrictions drastiques au droit de voyager de l’autre. Elle œuvre peut-être même en sens opposé, en laissant croire aux demandeurs qu’elle permettra d’accélérer et de faciliter les procédures.

33L’écart entre la réalité vécue par les agents et les dispositifs physiques censés les aider dans leur tâche n’est jamais aussi patent que dans le cas des relations entre la France et l’Algérie. Ici plus qu’ailleurs, l’application de la réglementation est soumise aux aléas et aux variations de l’actualité. Chaque cas est particulier, unique et nécessite un traitement circonstancié. C’est le travail de la “cellule spécialisée” du consulat qui s’occupe des dossiers particuliers comme ceux des conjoints de français, des retraités ou des visas longs séjours. Pour donner un bref aperçu de l’hétérogénéité des situations à traiter, considérons les longs séjours. Cette problématique représente peu de dossiers mais suppose de longues recherches et de très nombreuses pièces à fournir. Les longs séjours sont distingués en plusieurs catégories selon les types de demandes (séjours familiaux, professionnels…). Chaque catégorie est subdivisée en différents cas de figure qui exigent chacun un traitement spécifique : les ascendants de français (à charge ou non), avec pour chaque cas des instructions différentes ; les enfants de français (de plus de 21 ans ou enfants à charge) ; les conjoints d’étrangers (d’un étranger résidant en France) ; les “cavalas” (les enfants mineurs recueillis sachant que la loi algérienne ne reconnaît pas l’adoption) :

Il y a beaucoup de courriers de demandes de pièces complémentaires à fournir. Ca se fait sur dossier mais on se rend souvent au guichet au moment de la délivrance pour mettre un visage sur les gens. La plu­part des cavalas sont des bébés. Les adolescents sont rarement accep­tés car ils sont souvent utilisés comme domestiques chez un oncle ou une tante. Nous on prend en compte l’intérêt de l’enfant… et c’est vrai que ça repose sur pas mal d’interprétation (Agent consulaire).

34Les cadres administratifs d’attribution sont rarement adaptés ou trans­posables aux cadres locaux. Ils varient de surcroît dans le temps en fonc­tion des aléas des politiques nationales d’immigration et plus généra­lement de l’histoire. L’exemple des retraités algériens est révélateur des variations d’appréciation liées au contexte historique et surtout de l’arbi­traire qui entoure la définition d’un dehors et d’un dedans :

Il y a des demandes d’anciens combattants dont les données de travail avant l’indépendance ne sont pas prises en compte. Elles ne l’ont été qu’à partir de 1969 car de 1963 à 1967, période durant laquelle on pouvait encore opter pour la nationalité française ou algérienne, on pouvait continuer à circuler librement avec ses anciens papiers fran­çais. C’est en 1969 qu’a été instaurée la carte de 10 ans. Donc il n’y a qu’une catégorie de retraités qui a droit à cette carte, ceux qui ont tra­vaillé en France après 1969… (Agent consulaire).

35Nous pourrions multiplier les exemples qui attestent de l’imperméabi­lité croissante des dispositifs automatisés de gestion des flux migratoires à la variabilité des situations concrètes, contribuant ainsi à l’accélération du recouvrement du politique par la logique autoréférentielle du Macro-Système-Technique. Cette tendance des sociétés modernes à se diriger vers un contrôle social total interdit-elle d’autres lectures ?

IV. Le nouveau contrôle social : une prophétie autoréalisatrice

36Pour étayer la thèse d’un nouveau contrôle social, M. Lianos se réfère explicitement à R. Castel (2003) et au lien intrinsèque établi par celui-ci entre la dissolution des cadres collectifs dans l’individualisme moderne et le développement de dispositifs de protection hétéronomes :

C’est parmi les individus ainsi en déficit de culture de l’ère post-industrielle que la fourniture en sécurité suscite l’exigence d’en obte­nir toujours davantage. Cet apparent paradoxe empoisonne aujour­d’hui tous les aspects de la socialité postindustrielle suivant une réac­tion en chaîne à l’infini. Mais ce phénomène est intériorisé si profon­dément qu’il reste invisible aux observateurs de l’économie et de la société eux-mêmes (Lianos, 2001 :161).

  • 2 On trouvera une autre interprétation de ce passage des organisations dites planifiées (tayloriennes (...)

37Cette interprétation appelle plusieurs remarques. Sur le plan conceptuel d’abord. Rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que nous soyons sortis de l’ère industrielle. Le fait que le processus de taylorisation concerne aujourd’hui le travail intellectuel, les savoir-faire et les connaissances informelles2 n’indique pas un changement de paradigme mais au contraire son extension à des domaines jusqu’à présent épargnés. Contestable éga­lement est la thèse d’une demande sociale, relevant d’un déficit de conscience sur l’état des médiations culturelles, “en fournitures de sécu­rité”. Cette lecture apparaît éminemment réductrice au regard de l’absence de motivation ou des significations très contradictoires manifestées par les premiers usagers des dispositifs biométriques. On pourrait en dire autant des raisons pour lesquelles le public s’insurge si peu contre le déploiement des systèmes de vidéosurveillance. On pourrait imputer cette indifférence à l’intériorisation des normes de contrôle par la population. Mais on peut tout aussi bien l’expliquer par le fait que ces dispositifs sont littéralement insignifiants donc irreprésentables par les acteurs.

38En fait, la référence à une demande sociale en dispositifs sécuritaires apparaît pour le moins ambivalente, voire ambiguë dans ses intentions. Lorsqu’elle émane des instances décisionnelles, elle figure la réponse d’un pouvoir déficient à une société qui lui échappe. Interprétée sous l’an­gle de la société civile, elle renvoie plutôt à un malentendu. Pour beau­coup d’usagers, ces dispositifs automatiques apparaissent surtout pra­tiques au sens où ils donnent l’illusion de desserrer l’étreinte de l’État en rendant sa présence (incarnée par des agents) moins visible ou nécessaire. Ce qui est interprété comme une demande en produits sécuritaires et une intériorisation du contrôle s’inscrit en fait dans la revendication d’une mobilité accrue et de relations choisies, caractéristique de la démocratie moderne (Dubey, 2009). Que le résultat (automatisation du rapport aux institutions) contredise assez radicalement cette aspiration à un rapport moins autoritaire et contraignant à l’État, nous pouvons en convenir, mais nous ne pouvons pas en déduire la réalité d’une telle demande. Ceci nous amène à notre seconde remarque.

39La circularité du “nouveau contrôle” semble ne pas laisser d’autre issue que la violence dont elle participe et le modèle qui prétend dénoncer sa dynamique totalisante s’avère lui-même totalisant. C’est ici que l’interpré­tation de l’auteur du Nouveau contrôle social s’éloigne le plus de celle de R. Castel dont elle trahit l’intuition profonde. Lorsque Castel constate l’érosion des cadres collectifs de protection sociale, il n’en déduit pas mécaniquement une demande en dispositifs sécuritaires. Le déploiement des dispositifs hétéronomes ne répond pas à une attente de la société mais à la tentative de réduction de son autonomie par un certain type de pou­voir. Les deux positions, celle du pouvoir et celle de la société, demeurent irréductibles l’une à l’autre, ce qui ne veut pas dire qu’elles s’excluent, mais qu’elles restent en conflit et en tension. Et cela constitue encore une manière de définir la démocratie politique (Lefort, 1986).

40Pareillement, la tentation est grande d’appliquer sans précaution à la société contemporaine le modèle de la société disciplinaire développé par M. Foucault (sur le modèle du panopticon de Bentham). De l’identifi­cation biométrique à la généralisation des systèmes de vidéosurveillance en passant par la traçabilité numérique, il faut avouer que les raisons ne manquent pas. La société de surveillance décrite par M. Foucault se caractérise par exemple par la constitution d’un savoir individualisé qui va du centre vers la périphérie, de taxinomies destinées à sortir de l’ombre les franges les plus marginales de la société (Foucault, 1975). Elle se concrétise dans des institutions étatiques comme la prison, l’école ou l’hôpital, autrement dit des espaces d’enfermement ; elle se concrétise également par la mise en place de dispositifs disciplinaires s’exerçant directement sur les corps afin d’obtenir leur soumission. Mais il n’existe nul espace de ce genre dans le déploiement actuel des dispositifs biomé­triques. Ce qui les caractérise au contraire, nous l’avons vu, c’est leur capacité à serrer au plus près la société dans son ensemble, à épouser ses dynamiques sans souci de catégorisation. Le second modèle développé par Foucault, celui de la société de sécurité ou de la biopolitique, qui gère, en phase avec l’utopie libérale d’une société ouverte et fluide, la vie des hommes, semble plus conforme à ce que nous avons pu observer. Pour­tant, là encore, la prudence est de mise. La globalisation du contrôle et de la surveillance qu’implique ce modèle débouche sur une aporie qui fait de son efficacité sa propre limite. Ainsi, la surveillance généralisée pourrait,

[…] avoir pour effet la production non pas de savoirs au sens strict, mais d’informations, de renseignements, qui ne seront jamais totalisés en un système discursif cohérent, c’est-à-dire en un savoir réel (Leclerc, 2006 :261).

V. Conclusion

41Face à de telles constructions théoriques, il convient donc de garder les pieds sur terre en se maintenant le plus possible à hauteur d’homme. C’est le sens de la démarche anthropologique que nous avons entreprise. Les résultats très partiels auxquels nous sommes parvenus au terme de nos enquêtes peuvent presque tous servir à étayer la thèse du nouveau contrôle social pour peu que l’on tienne pour quantité négligeable les ambivalences, les incertitudes, les doutes ou les hésitations qu’ils expriment, autrement dit l’indétermination de l’histoire des sociétés. Nous avons au contraire choisi de mettre l’accent sur la fragilité des modèles à rendre compte de la réalité dans sa polysémie. Il ne s’agit pas d’adopter une vision irénique de l’avenir mais de réaffirmer la ténacité des faits.

42Si le système menace donc de redoubler «le recouvrement de l’altérité, la dénégation du temps, la méconnaissance par la société de son propre être social-historique» (Castoriadis, 1975), c’est-à-dire, d’aggraver l’alié­nation de la société à elle-même, il ne se clôt jamais sur lui-même sans risquer de se dissoudre. Ainsi, les questions soulevées par l’identification biométrique nous alertent sur la perte de sens à laquelle aboutit une ges­tion purement techno-étatique (automatisée) des identités. La première conséquence, à bien des égards trop prévisible, d’un tel processus pourrait être un décrochage des dispositifs de pouvoir d’avec la société réelle, concrète, qui par contraste avec l’image totalisante de la société panopti­que demeure un espace ouvert, poreux et hétérogène qui se meut dans un temps inachevé et largement indéterminé. En conduisant à identifier la société réelle aux flux qui la traversent, un tel pouvoir ne peut que tomber dans l’auto-illusion de la maîtrise, ce qui vient contredire l’idée même de contrôle. Confondue avec les indicateurs censés rendre compte de ses dy­namiques, la société échappe d’autant mieux au regard qui la scrute qu’elle peut facilement disparaître derrière un voile de conformité. Telle est peut-être la principale limite et aporie d’un contrôle qui se prétendrait total. Dans ce double jeu le pouvoir se déforce autant qu’il étend son emprise sur les êtres ; il se déforce dans la mesure même où il étend en les perfec­tionnant ses moyens de capture et de contrôle. Ce qui est perdu, à travers la réalité sensible et concrète, c’est la fonction symbolique du pouvoir (et les institutions sociales qui lui servent de relais), qui a la charge de proté­ger et d’élever l’individu au dessus de lui-même en garantissant la réalité de la société. Dans leur tentative de s’approprier les corps, les nouveaux dispositifs automatiques d’identification attirent par ailleurs notre atten­tion, sous la forme d’un aveu, sur l’irréductibilité de l’institution du sens. A l’endroit même de cette prise de conscience encore diffuse s’esquissent peut-être d’autres manières de penser les rapports du pouvoir à la société.

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Notes

1 Dans le cadre de la demande adressée par le Ministère de l’intérieur à l’Institut national des télécom­munications d’évaluer la fiabilité technique du dispositif d’identification Biodev, nous avons eu accès à tous les acteurs impliqués dans la mise en place de ce dispositif. Biodev découlait de la décision prise par la Commission européenne d’intégrer des données biométriques dans les visas délivrés par les pays membres. Les critères retenus pour le choix des pays impliqués dans l’expérimentation étaient les sui­vants : importance du flux des demandeurs de visas, importance de la population, étendue du territoire, nombre de postes frontières aéroportuaires, terrestres ou maritimes, capacité de l’Ambassade ou du Consulat à organiser l’expérience (en l’occurrence l’Algérie, le Mali, la Biélorussie, le Congo Brazza­ville, Ceylan). Les empreintes des dix doigts du demandeur étaient scannées à partir d’un capteur biomé­trique. Les données recueillies étaient ensuite envoyées par voie électronique aux postes frontières équi­pés de systèmes biométriques où elles étaient automatiquement comparées à celles de l’entrant saisies depuis un terminal de lecture. A l’issue de l’expérimentation la prise des données biométriques fut généralisée fin 2006-début 2007.

2 On trouvera une autre interprétation de ce passage des organisations dites planifiées (tayloriennes) aux organisations distribuées et au nouveau management dans Craipeau S., 2000. L’auteur insiste moins sur les discontinuités que sur la logique commune à ces deux modèles organisationnels en montrant que le découpage analytique des collectifs de travail (qui précède et doit rendre possible leur externalisation dans des dispositifs communicationnels automatisés) auquel procède la nouvelle organisation ne fait que prolonger le découpage analytique des gestes et du temps de travail caractéristique du taylorisme (l’Organisation scientifique du travail).

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Pour citer cet article

Référence papier

Gérard Dubey, « L’identification biométrique : vers un nouveau contrôle social ? »Recherches sociologiques et anthropologiques, 39-2 | 2008, 63-78.

Référence électronique

Gérard Dubey, « L’identification biométrique : vers un nouveau contrôle social ? »Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 39-2 | 2008, mis en ligne le 28 février 2011, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/352 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.352

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Auteur

Gérard Dubey

Maître de conférences à l’Institut national des télécommunications, membre du Centre d’étude des techniques, des connaissances et des pratiques (Université de Paris1), dubey@int-edu.eu.

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Droits d’auteur

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