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Réflexion

Le Mal africain – pas si mal que ça !

Mike Singleton
p. 149-161

Texte intégral

  • 1  «Tant mieux pour leurs descendants» ajouteraient les incorrigibles optimistes qui dans leur incons (...)
  • 2  Déjà utilisées contre les menées mahdistes (Singleton M., 1976a, 1977b)

1De l’avis engagé d’une génération précédente d’observateurs occidentaux, aussi bien leurs propres couches populaires que la plupart des peuples primitifs se sont laissé faire par le rouleau compresseur de la Modernité. En Angleterre, où un surplus de fumier chevalin avait “libéré” pour le marché de l’emploi une main-d’œuvre paysanne aussi dépaysée que pléthorique (Wrigley, 1988), les Luddites (Thompson, 1968), dignes descendants d’autres défenseurs des causes perdues du Royaume comme les «Diggers» (Hill, 1975), avaient mené un combat d’arrière-garde contre la Révolution Industrielle. À la même époque et dans le même pays, des sectes fondamentalistes, rabâchant les promesses multiséculaires d’une vie meilleure au Ciel (Manteufel, 1975 ; Cantimori, 1967 ; Volpe, 1971), avaient émoussé les velléités révolutionnaires du prolétariat. Sur le Continent et dans le Monde qui allait devenir le Tiers manquant, les pauvres gens n’ont pas su mieux arrêter le Progrès1. Certains petits peuples ont été éliminés (les Tasmans et les Patagons) ou se sont suicidés démographiquement (l’Afrique Centrale) ou, en autruches, ont choisi de rester en marge (tels les Huttérites des USA) d’une Histoire qui pour l’essentiel s’est achevée avec la chute du Mur (Fukuyama, 1992). Certes, par-ci par-là, des résistances larvées et à l’occasion armées ont eu lieu. Mais à part le fait que faute de moyens sérieux, ces soubresauts ne pouvaient qu’être symboliques, païens, ils étaient trop mâtinés de “mysticisme magique” pour être réellement efficaces, d’inspiration islamique, ils se laissaient emporter par une exaltation eschatologique. Pour ne parler que de la Tanzanie, que pouvait, en 1905 le blindage des gris-gris d’invulnérabilité “aquatique” de la révolte “Maji-maji” contre les balles réelles des troupes allemandes (Gwassa, 1969)2 ? Par ailleurs, bien qu’irréaliste, la réaction africaine n’a jamais atteint les sommets surréalistes des Cargo Cults de l’Océanie (Worsley, 1957) ou d’autres fuites en avant nativistes du continent américain (Eliade, 1971).

I. S’en sortir face à l’inédit… n’est pas sorcier !

2Passons sur les interprétations racistes ou résignées de cette débâcle apparente des cultures non occidentales et qui invoquent la supériorité intrinsèque de la civilisation occidentale ou l’inéluctabilité d’une mondialisation même immonde. Ne ciblons que les esprits qui, ayant une mauvaise conscience de leurs privilèges, ont été rendus plus sanglotants encore (Bruckner, 1983) par les intellectuels tiers-mondisants ou du Tiers Monde (malgré le fait qu’en culpabilisant entièrement les Blancs on risque de déresponsabiliser totalement les Noirs). Aujourd’hui, il est devenu plus plausible, non pas d’adopter l’antithèse héroïque de la thèse victimaire, mais d’être plus positif, plus nuancé : la plupart du temps, la plupart des peuples ont trouvé des réponses à l’emprise des envahisseurs, des parades qui leur ont permis de s’identifier autrement et même durablement.  

3Quelques cas parmi mille. Le Beni analysé par Ranger (1975) : les administrateurs coloniaux de la Tanzanie, en voyant de jeunes indigènes singer les Blancs en buvant du whisky et en dansant le tango, s’apitoyaient sur leur déculturation. Mais il se fait que ces adolescents ayant peu à faire avec la civilisation occidentale, réglaient surtout leurs comptes avec leurs propres autorités ancestrales. En Afrique, les missionnaires catholiques non seulement ne se contentaient pas de traiter de syncrétistes les nouveaux mouvements religieux (Mary, 2000) ; ils approuvaient l’emprisonnement, voire l’exécution de leurs fondateurs prophétiques. Ce fut le cas notamment du kimbanguisme congolais. On ne peut que s’étonner aujourd’hui de cet auto-aveuglement des autorités ecclésiastiques, incapables de se rendre compte que Kimbangu, en tant que Messie, et les kimbanguistes, en tant que sectaires, socio-historiquement parlant, ressemblaient, en termes purement socio-logiques, davantage à Jésus et aux premiers Chrétiens que leurs propres Pape et Église de Rome (Nolan, 1978 ; Singleton, 1979 ; Laurent, 2003). Dans l’Afrique qui m’est la plus familière, la réaction du “Peuple” indigène face à l’Étranger hégémonique a pu aller de la résistance manifeste ou latente au ralliement intéressé (Ba, 1973), en passant par la ruse, parfois inconsciente (Singleton, 1990, 1994, 2002, 2004a, 2004b). Il y a eu aussi des fuites salutaires face à l’ennemi (Froelich, 1968) et même, en réponse à des “impositions” impérialistes, la création de monothéismes maisons (Horton, 1990 ; Singleton, 1978) !

4Mais, et paradoxalement à première vue, la réaction africaine la plus fascinante (et à l’occasion fiable) fut de l’ordre de la sorcellerie et de la contre-sorcellerie. En parlant ainsi au singulier, j’ai recours à une simple abstraction analytique à usage conventionnel de l’anthropologie académique. Loin de moi l’idée que La Sorcellerie, “ça” existe (surtout si par “ça” on entend une substance ou structure aussi universelle qu’univoque, foncièrement responsable, en tant que réalité “trans-”, ou pire encore “supra-culturelle”, de ses expressions éphémères et épiphénoménales, purement culturelles). À la recherche des principes profonds qui seraient les causes, cachées au commun des mortels, des phénomènes, certains savants font semblant de souscrire au cliché qui voudrait que chaque cas soit un cas à part entière. Pour un anthropologue prospectif, cela est tout simplement, mais fondamentalement le cas. Il n’y a pas un derrière des singularités, mais seulement un après fait de généralisations dont au mieux l’utilité est soit taxinomique soit heuristique. Par conséquent, je n’affirme pas que la sorcellerie a pu constituer une réponse adéquate à l’acculturation, mais uniquement que, dans certains cas, ce que la discipline anthropologique a convenu de comprendre par “sorcellerie” a pu effectivement s’accompagner d’effets imprévus autres que pervers.

5C’est ainsi qu’à l’occasion, la sorcellerie que j’ai connue en 1969 chez les WaKonongo de la Tanzanie pouvait à la fois sauver ce qu’il y avait à sauver dans la solidarité intergénérationnelle sans fermer définitivement la porte à d’éventuels apports de la Modernité. J’avais proposé à un voisin, jeune père de famille en qui je voyais l’espoir d’un levain progressiste, de la tôle ondulée afin qu’il ne doive plus s’occuper de la réfection annuelle de son toit de chaume et qu’il puisse se consacrer à des activités plus lucratives. Celui-ci avait refusé mon offre de peur d’être ensorcelé par ses aînés jaloux. Déçu dans un premier temps, j’ai fini par comprendre que sa crainte pouvait signifier : «attendons que tout le monde soit en mesure de se payer ce luxe» (Singleton, 2002). À contre-courant du calvinisme individualiste (Weber), la sorcellerie “socialiste” des WaKonongo réussissait à freiner l’émergence et l’essor effréné du chacun-pour-soi capitaliste. Les WaKonongo m’ont aussi parlé des “missionnaires” kamchape qui, comme nos Rédemptoristes d’antan, débarquaient dans une communauté à bout de souffle vital ou spirituel pour réactiver les énergies humaines. En 1986, du côté de Kikwit au Congo, j’allais connaître in vivo pareille opération de sauvetage collectif. Je dirigeais moi-même à l’époque une mission de recherche éco-sanitaire et nous soupçonnions que l’extrême pauvreté des malades du cru empêchait ces derniers d’avoir recours aux soins de santé, pourtant tout aussi primaires que peu onéreux. Il n’en était rien : les habitants de ce village, matériellement, moralement et métaphysiquement affaiblis payèrent des honoraires faramineux à un grand “guérisseur” (muganga mkuu) pour nettoyer le village des crasses sorcières qui le minaient… Et ce nettoyage éthique porta ses fruits de manière tangible : le retour en force du bien-être global se traduisit concrètement par la paix intergénérationnelle, la fécondité accrue des femmes et la fertilité appréciable des champs.

6L’exemple congolais n’est pas exceptionnel. Bien avant l’époque coloniale, des ethnies avaient l’habitude de se requinquer à intervalles réguliers grâce aux services de mouvements anti-sorciers qui, avant de s’étioler, se répandaient comme des feux de brousse. En règle générale, les dégâts en Afrique étaient relativement limités (surtout si l’on pense aux centaines de milliers de morts provoquées par leurs pendants occidentaux). Mais, pour le meilleur et pour le pire, il arrive que cette régularité soit déréglée quand les forces du changement passent à une vitesse supérieure et que la machinerie s’emballe. Lors de la révolution de 1976 en Éthiopie, j’ai eu la “chance” de pouvoir accompagner des zemetcha, les étudiants envoyés par Mengistu, deux par deux, conscientiser les masses rurales à la bonne nouvelle marxiste et leur donner tout pouvoir sur leur destin. Certains de ces jeunes ont fait fusiller des notables, “riches”, qui de leur seul transistor, qui d’un vélo ; d’autres, au zèle intempestif, ont été brûlés vifs pour avoir voulu confisquer l’outillage des “sorciers”, faiseurs de pluie.

7Sociologiquement parlant, une initiative initialement saine peut mal tourner. Combien de mouvements de libération n’ont pas fini par s’entretuer (le Hamas et le Fatah sous nos yeux) ou par verser en fin de parcours dans la prédation criminelle (l’IRA et le Sentier Lumineux) ? Dans le monde “primitif”, des hommes-lions qui contribuaient au maintien de l’ordre ancestral se sont métamorphosés à l’époque coloniale en vulgaires assassins (Singleton, 1989). On n’est donc pas étonné d’apprendre dans une monographie récente (Coppo, 2007) qu’au Mali, la contre-sorcellerie chez les Dogons se soit terminée, mal, par la destruction de biens et de personnes. Remettre les vieux “sorciers” à une place plus congrue est une chose, les éliminer en tant qu’agents pathogènes est autre chose. Nos propres pauvres, à la sortie du Moyen Âge catholique, d’autres Christs qu’ils ont pu être, ne sont-ils pas devenus pour la Modernité protestante des parasites paresseux, voire des pestiférés, prédestinés à la punition éternelle (Geremek, 1991) ?

II. Anti-sorcellerie

  • 3  ConferSingleton M., 2008.

8L’étude de cas offerte par Pierro Coppo, nous permet à la fois de parler d’une certaine façon africaine, toujours d’actualité, de se débrouiller avec les effets imprévus et surtout pervers de la mondialisation et de reparler du projet d’une anthropologie prospective dont le premier numéro de Recherches Sociologiques avait fait état en 2001. En effet, tout en étant irréductiblement singulières dans leur épaisseur ethnographique, la sorcellerie et la contre-sorcellerie (juru) des Dogons constituent une excellente entrée en matière pour qui voudrait se faire ou se refaire une idée d’un phénomène général : le réaménagement du statu quo local imposé par des bouleversements globaux. En outre, tout en nous permettant de revenir sur ce phénomène général, cet essai ethnologique d’un ethnopsychiatre italien campe un enjeu crucial pour l’anthropologie prospective : plus que simplement “appliqué”, un anthropologue prospectif se veut et se voit “impliqué”3.

9Venant des peuples voisins de l’Est, le juru atteint le pays dogon au début des années 1950. Le mouvement est porté par des personnages aussi charismatiques que, littéralement, inspirés : ils se sentent et sont tenus pour être saisis par un ou des esprits. À un esprit académiquement agnostique, ces derniers paraîtront n’être que l’hypostase ou mieux la “personnification” (persona facere : le faire naître et être sous forme d’interlocuteurs personnels) d’un processus purement phénoménal (en l’occurrence des turbulences induites par les agressions d’une acculturation accélérée). Mais loin d’être réductrice, cette traduction trahit moins l’intentionnalité indigène qu’une version plus ontologique. Car les esprits ne disent rien d’eux-mêmes, seulement ce qu’il y a lieu de faire de toute urgence. Le phénomène est panafricain. Je l’ai croisé moi-même un peu partout sur le continent. D’origine ancestrale, il a été rebricolé par de nouveaux mouvements religieux, aussi bien d’inspiration musulmane que chrétienne. Bien que leur habitat dispersé et leur liberté de mouvement les mettent à l’abri de la sorcellerie virulente (souvent associée au stress induit par des rapports sociaux “serrés” auxquels des sédentarisés ont du mal à échapper), les WaKonongo m’en ont parlé, comme nous venons de le voir, sous la forme du kamchape (du swahili ku-chapa “saisir vigoureusement”).

10Analysées par Willis (1968), ces menées anti-sorcier étaient en règle générale surtout le fait d’acteurs nettement plus coincés dans le carcan communautaire que des agriculteurs sur brûlis aussi indépendants et individualistes que les WaKonongo. Typiquement, des jeunes, sous la houlette d’un meneur inspiré, débarquaient dans des villages et s’attaquaient de façon iconoclaste aux symboles du passé tels que “fétiches” et autres objets “magiques” qui se trouvaient de fait entre les mains des aînés et avec lesquels ces derniers s’identifiaient ou étaient identifiés. Il s’agissait donc d’une vieille génération en (grande) partie dépassée par la force des choses modernes, d’une classe d’âge qui, en s’accrochant “indûment” à son pouvoir et à ses privilèges, non seulement “pompait l’air des jeunes”, comme nous le dirions, mais aussi, puisque nous sommes en Afrique, laissait libre cours à ses appétits anthropophages. Je dis “indûment” puisque si, traditionnellement, plus on vieillissait, plus grandissait de toute évidence empirique une utilité publique, actuellement le savoir-faire et le savoir tout court passant du côté de la génération montante, celle-ci revendique à juste titre pragmatique davantage de pouvoir et d’avoir. Autrefois aussi réaliste que raisonnable, le respect cérémonieux des seniors, qui culminait dans le mal nommé “culte des ancêtres”, se transforme souvent dans l’Afrique d’aujourd’hui en phénomène sociologiquement pathogène (Singleton, 2002).

11En soi, ce type de réajustement ritualisé des forces vives d’une société, activé par des mouvements anti-sorciers, ne devrait pas porter plus de préjudices que le réaménagement des rapports intergénérationnels en cours chez nous. L’enfant devenu roi, nos vieux se voient détrônés et leur passé est rendu nul et non avenu face à un avenir seul porteur de progrès inédits. Malheureusement, en plus de la classique incompréhension interculturelle, des excès effectifs ont rendu ces initiatives purement indigènes hautement suspectes aux yeux des autorités coloniales. On n’est donc pas étonné d’apprendre que les leaders du juru furent exilés ou emprisonnés et que le mouvement, en entrant dans la clandestinité, s’étiola du moins apparemment. L’auteur, néanmoins, a pu s’entretenir avec des témoins de l’époque et a même pu assister à une séance du juru qui est resté vivant et vital chez des voisins des Dogons. Ce faisant, il a sinon redoré le blason de la contre-sorcellerie dogone, du moins, il lui a redonné tout son sens socio-historique.

12Je ne dirai pas tout le profit que l’anthropologue et l’africaniste pourront tirer de la lecture de cet ouvrage, modeste par sa taille, mais enrichissant par un foisonnement de détails secondaires et par la prospection d’interrogations théoriques. Qui, par exemple, de manière ethnocentrique, imagine que le “guérisseur” ancestral est un herboriste en herbe, devrait réfléchir au fait qu’à ses yeux, loin de posséder indistinctement un agent actif, seules quelques feuilles d’un arbre sont activables (p.41). En outre, cette figure, qu’au mieux on voudrait récupérer comme “un médecin qui s’ignore”, se préoccupe d’office de maux et de malheurs qui n’ont rien à voir avec nos maladies somatiques. Mais je m’attarderai plutôt sur des aspects proprement anthropologiques du texte ainsi que sur ses apports “anthropo-logiques” tout court. Car ce livre donne aussi bien à penser sur l’intentionnalité identitaire de la discipline que sur le faire sens humain tout court.

III. Des maux et des milieux

13D’abord, le “faire sens humain”. Le titre même de l’ouvrage, Négocier avec le Mal, a de quoi étonner un esprit occidental, qu’il souscrive à la Révélation ou à la Raison, ou aux deux à la fois. Car monothéiste ou moniste, l’imaginaire judéo-chrétien, intrinsèquement imprégné de rationalisme gréco-latin, est non seulement militant et massacrant, mais aussi foncièrement manichéen que moralisateur. Au “Dieu ou Mammon” de l’Évangile fait écho de nos jours la lutte sans merci de l’Empire du Bien contre les Empires du Mal. Pas plus que le surnaturel du Vatican, le naturel de Washington n’admet d’exceptions. Le Destin ne saurait pas plus tolérer indéfiniment l’erreur que Dieu le péché. La faiblesse et la faute subjectives sont une chose, autre chose est la Vérité objective des choses révélées et raisonnables. S’agissant de l’essentiel, c’est ou l’un ou l’autre : ou le vrai ou le faux, ou le Bien ou le Mal, ou le beau ou le laid. Car en définitive, le Réel ne peut pas être deux choses à la fois. Par conséquent, aussi bien la philosophie que la pratique occidentales du monde excluent d’emblée et d’office toute négociation avec le Mal.

  • 4  La forme que prend par excellence l’interaction fondamentale de Jousse (Jousse M., 2008).

14Face à ce genre de monisme monolithique, la dualité africaine fait figure d’une irréductible alternative. Inutile de chercher un fonds commun. Entre Eux et Nous il faut choisir. La Parole avec laquelle le continent est souvent identifié est fondamentalement palabres ou, plus précisément, compromis négocié. Dans un sens paradoxal, mais profond, la religion africaine est foncièrement faite de négociations. Car en suivant une des étymologies du terme (ligare ou “lier”), “être religieux” c’est être relié en réseaux par des (r)apports de réciprocité asymétrique (Singleton, 2003). En Afrique, on n’entre pas en religion après coup : on ne peut ni naître ni être si ce n’est “en relation” ; on est obligé (toujours cette étymologie du lien) d’emblée et d’office d’échanger, de négocier un donnant-donnant aussi constitutif que continu. Dans l’Afrique des villages (et les villes africaines ne sont que des grandes agglomérations de villages), on échange en permanence avec ses proches, on s’arrange avec les ancêtres du clan pour qu’ils rendent les femmes fécondes et les champs fertiles, et on discute avec les esprits un bon prix pour la pluie et le gibier. Non seulement tout se négocie, mais le Tout même est négociation4. Seul ce qui se trouve au-delà de la Totalité n’est pas négociable. Mais cet Indéfini africain est tout aussi insaisissable que l’Infini levinassien. En effet ce n’est que sur un Au-delà (que le Blanc a mal traduit comme un “Très Haut divin”), que le Noir admet volontiers n’avoir aucune prise. Dans la mesure où cette figure contredit ce que le commun des mortels occidentaux met sous le nom de “Dieu”, elle est encore plus a-thée que l’Être intrinsèquement inconnaissable auquel aboutit la via negativa d’une certaine théologie occidentale. Paradoxalement, étant par delà le Bien et le Mal, le symbole suprême de l’Afrique ancestrale, otiosus sinon obsolète, ne fait pas partie intégrante de la religiosité africaine. Un peu partout sur le continent, ne dit-on pas d’une maladie ou d’une mort que même un devin n’arrive pas à rattacher à de la sorcellerie malveillante, qu’il s’agit d’une réalité “divine” ? Cette affirmation, loin d’être un acte de foi religieuse est tout simplement un aveu d’ignorance et d’impuissance. Cette figure énigmatique, hors Tout, et qui n’oblige à rien, n’a pu être identifiée au dieu tridentin ou néothomiste que moyennant de sérieuses rectifications de la part des premiers traducteurs de la Bible. Mais les missionnaires de la première heure peinaient souvent davantage encore à trouver dans les croyances du cru l’équivalent exact du monstre métaphysique que leurs prédécesseurs moyenâgeux avaient extrait des métaphores bibliques et essentialisé dans le Mal ut sic et en soi. En effet, si certains esprits indigènes, tels Esu des Yorubas du Nigeria ou Katabi des WaKonongo de la Tanzanie, se montraient parfois méchants, à l’occasion, proprement approchés, ils pouvaient se rendre utiles (ce que le Diable dogmatique, par définition, ne saurait jamais faire).

15Si je peux me permettre une généralisation de la taille d’un continent, cette philosophie et cette pratique africaines du monde ne sont pas tant dualistes que duales. Même si parfois cette dualité tourne au duel, il est rarement question d’éliminer l’autre à tout jamais. C’est pourquoi, l’Occidental, préprogrammé pour “l’un ou l’autre” a du mal à se faire à ce “l’un et l’autre” de l’Afrique profonde. Du début jusqu’à la fin de mes terrains africains, cette imbrication du Mal et du Bien m’a interpellé. En 1969, lors d’une réunion organisée pour recruter les acteurs principaux d’un village ujamaa ou “socialiste” que les jeunes de mon village en Tanzanie projetaient de créer, il fut question de faire appel aux services d’un forgeron, d’un menuisier… et d’un sorcier ! En 1985, afin de sauver un projet de coopération belgo-sénégalais, j’ai accompagné un collègue auprès d’un marabout spécialisé en la matière. Sans scrupules, il se déclarait “marabout bombardier”, revendiquant l’incendie mystérieux d’un étal établi dans un village artisanal de la capitale qu’il avait allumé pour un client le jour même grâce à un nuage de feu téléguidé. Pour prolonger le projet en question, il allait devoir bombarder Abdou Diouf, alors Président de la République. Mais il lui fallait aussi le nom de la Ministre belge qui, lors d’une visite récente, avait menacé de ne plus reconduire le projet visé puisqu’il ne rapportait pas d’argent comptant au Royaume. Je me trouvais ainsi face à un dilemme du même gabarit que celui vécu par Pierro Coppo quand un “sorcier”, consulté à propos d’une amie gravement malade, lui demanda si, en plus de la guérison, il souhaitait renvoyer le mal à son expéditeur (p.140). L’auteur s’en est sorti astucieusement en demandant que le devin-guérisseur fasse tout simplement comprendre au sorcier malveillant tout le mal qu’il avait fait. Ne voulant pas nuire à Madame la Ministre j’ai proposé le nom du Roi Baudouin… dont la mort inopinée, du moins je l’espère, ne fut pas la conséquence d’une bombe à retardement !

16Inutile d’insister. Peu importe comment on l’apprécie, le phénomène de la dualité africaine est archiconnu des anthropologues et des africanistes. Ce sur quoi, par contre, il y a lieu d’insister, c’est sur le fait que le caractère dual de la sorcellerie est constitutif, primordial. Il ne survient pas après coup sous la forme d’une instrumentalisation accidentelle ou accessoire d’une substance qui serait en soi innocente de toute cause concrète. Rien de plus ethnocentrique que cette grille d’analyse qui postule l’existence d’une “magie” en elle-même aussi inodore qu’incolore et qui ne prendrait de la couleur, blanche ou noire, que selon son usage ultérieur, bon ou mauvais. Les WaKonongo, par exemple, harcelés entre autres par cet anthropologue-ci, pouvaient, à l’occasion, parler de la sorcellerie à froid en ayant recours à un terme général : uchawi. Mais la plupart du temps, ils s’en servaient à chaud, en cas d’envoûtement effectif, uniquement de manière provisoire et heuristique : ne pouvant pas encore nommer le sorcier (mchawi) qui leur en voulait à mort, il fallait bien, en attendant, soupçonner de la sorcellerie (uchawi). Même quand, comme c’est le cas des Azande, une autopsie peut révéler l’existence d’une substance maléfique, il ne s’agit pas d’une sorcellerie scolastiquement substantielle.

17Pour finir, il y a peut-être lieu de penser que, de fait, un Africain ne négocie pas avec Le Mal en tant que tel, mais tout au plus avec tel ou tel auteur de maléfices singuliers. Nominaliste dans l’âme, il sait qu’il a affaire à du personnel particulier (un sorcier), et non pas à du quintessenciel hypostasié (la sorcellerie). Mais surtout, vivant, ayant affaire à du mal vécu, le mal conçu ne peut lui paraître qu’un simple supplément spéculatif, quelque peu gratuit. D’un côté, comme aurait dit Gabriel Marcel, le “mystère” du mal dans toute son épaisseur existentielle, de l’autre, le “problème” du mal, essentiellement exsangue, malgré son apparente splendeur spéculative. Le mal avec lequel un Africain croit pouvoir négocier n’est pas une notion abstraite, mais un rapport interpersonnel circonstancié.

  • 5  Pour une illustration de cette thèse dans l’Italie contemporaine, voir Di Nola A. M., 1976.

18Aux yeux du magistère chrétien, toute négociation avec Satan est absolument anathème. C’est d’ailleurs pourquoi, si mon correcteur d’orthographe accepte d’office “exorciste”, il rejette d’emblée “adorciste”. Car là où dans l’Afrique ancestrale les possédé(e)s avaient recours à des spécialistes pour gérer leurs esprits au sein des situations tendues qu’ils articulaient, dans l’Europe chrétienne, les endiablé(e)s se devaient de faire appel à un ecclésiastique agréé pour renvoyer illico le Démon à ses pénates infernaux. En Afrique, quand, première femme dans un foyer polygame, l’esprit qui vous en veut à mort provient de la seconde épouse, jalouse de vos prérogatives, ni vous ni votre mari n’avez intérêt à vous débarrasser définitivement de celui-ci en l’expédiant au loin avec son commanditaire. “Vous”, parce que votre jeune co-épouse participe aux travaux domestiques, votre époux puisqu’il a sans doute payé cher sa seconde femme. Tout ce petit monde a besoin tout simplement que chacun reprenne ses esprits, que des rapports échaudés (re)deviennent plus cool, que la situation soit clarifiée, que l’abcès soit crevé (c’est le travail d’un “adorciste”). Malheureusement, cette possibilité socio-thérapeutique est devenue impossible en chrétienté suite à une regrettable confusion scolastique entre “sorcellerie” et “démonologie”, une confusion qui a hypothéqué l’apostolat en Afrique aux XIXe et XXe siècles. À partir de la fin du Moyen Âge, le pouvoir des mages et des sages-femmes a été attribué par la théologie à des pactes diaboliques entre sorciers et Satan (Cohn, 1976). Néanmoins, le fait que Faust ait fini par s’en sortir pas si mal que ça en dit long sur la longévité d’un certain bon sens païen même chez nous. Non seulement le brave peuple chrétien se fiait à des saints réputés pour être plus malins que le Malin Lui-même, mais de plus il croyait pouvoir ruser à son tour avec le diable5. À cet égard, tout le monde est pays… africain ! C’est un fait qu’au cours des siècles chrétiens, les autorités ecclésiastiques ont dû, sinon pactiser avec le diable, du moins se résigner à certains compromis historiques avec des pratiques peu catholiques (Flint, 1991).

19La possibilité et la plausibilité d’une négociation réaliste et raisonnable avec le Mal que le matériel cueilli et campé par Coppo fait miroiter, “donne à penser” (du moins à qui veut bien penser hors acquis doctrinaires). De toute façon, la théologie dogmatique a résolu, à sa satisfaction, le problème du Mal infra- ou para-humain. Dès lors que Dieu, parmi tous les mondes imaginables et possibles, avait choisi de créer le nôtre, un ensemble de phénomènes improprement désignés comme des “maux” étaient inéluctablement inclus dans le prix. Impossible de fabriquer une Terre matérielle sans qu’elle tremble de temps en temps ou de remplir les océans sans qu’ils débordent à l’occasion de l’un ou l’autre tsunami. Il fallait bien aussi que certains vivants broutent et que d’autres les bouffent (Collot, 1980). Ce n’est qu’avec l’apparition de l’Homme que la loi de la jungle serait devenue immorale. Ce sont pour les hommes et non pas les lions que la pratique de l’infanticide pose problème (Singleton, 2004c).

20Mais, et quoi qu’il en soit de son éventuelle portée heuristique transculturelle, la distinction entre des maux naturels et le Mal moral se concrétise diversement selon les peuples et les périodes. C’est pourquoi si j’avais à proposer un titre plus ethnocentriquement critique pour le livre de Coppo, ce serait : Comment certains Dogons à un certain moment ont su négocier avec tout le mal qu’ils s’étaient alors donné. En effet, des malheurs que les Occidentaux estiment “naturels” et, à ce titre, qui n’engagent ni la responsabilité divine ni la volonté humaine, peuvent, à d’autres, paraître foncièrement (im)moraux. Pour ne pas parler des Achuar, pour qui, tout étant culturel, le naturel fait figure d’un simple concept limite (Descola, 2005), même pour les WaKonongo, des phénomènes comme la pluie (souvent abondante pour les uns, mais manquant pour les autres) ou l’envahissement des champs par des phacochères, faisaient partie intégrante d’un système éthique. Si un faiseur de pluie remplissait son office pour tout le monde, il était le bienvenu. Par contre, s’il exerçait pour lui tout seul ou un client privé, il risquait d’être l’objet de rétorsions au moins rituelles. Un de mes voisins konongo ayant tiré de nuit sur un phacochère étrange dans son champ de maïs ne fut pas étonné de rencontrer le lendemain un proche blessé à l’épaule… là justement où il avait touché l’animal mystérieux. Par conséquent, non seulement un acteur concret négocie avec un mal singulièrement spécifique plutôt qu’avec Le Mal en général, mais, en outre, les maux auxquels il faut faire un sort sont loin d’être identiquement les mêmes partout dans le monde.

21Mais il ne suffit pas au sociologue d’insinuer qu’il y a autant de maux que de milieux. Il croit pouvoir établir une échelle sociétale qui oscillerait entre deux cas limites : en haut, un Tout où tout serait intérieur, en bas son opposé où tout serait extérieur. À ces deux extrémités, fonctionnant comme des idéals-types, le Mal moral tel que compris par des cultures qui se trouvent dans l’entre-deux, n’existerait tout simplement pas. Vers le pôle où le dehors envahit le dedans, le rendant à la limite évanescent, on rencontre une situation sociale telle que celle de la Lucania, décrite par De Martino (2001), où une masse conséquente d’acteurs ne sont pas, ou au moins, ne se sentent plus suffisamment libres pour faire ce que des acteurs plus libres de leurs moyens estiment être le Bien ou le Mal. Dans l’autre direction, où le système pèse de moins en moins sur le soi, on aboutirait en dernière instance à une bande de Pygmées ou à une communauté de hippies (Douglas, 1974), à des groupes où, en l’absence de structures lourdes et contraignantes, les individus ne peuvent manquer qu’à eux-mêmes. En effet, les premiers ethnographes des Pygmées, souvent des ecclésiastiques, s’étonnaient du sens quasiment évangélique du péché de ces chasseurs-cueilleurs. Cette conscience intérieure, intime et individuelle de la faute personnelle contrastait avec le pharisaïsme puritain de leurs voisins, des agriculteurs bantous et leur respect aveugle pour des tabous irrationnels. Les Bantous, par exemple, imaginaient qu’une femme, ignorant que ses règles débutaient, pouvait néanmoins “pécher” en cuisinant pour son mari, lui infligeant par le fait même une grave maladie. L’acte impur, même involontaire, serait, comme l’avait noté Mary Douglas (1966), intrinsèquement dangereux. Une Pygmée réglée, par contre, non seulement n’aurait pas hésité à cuisiner pour son compagnon, mais aurait préféré ce moment à tout autre pour faire l’amour (ce qui pourrait expliquer en partie pourquoi il n’y a jamais eu beaucoup de Pygmées !).  

22La génération suivante d’ethnologues, davantage anthropologues que théologiens, allait constater aussi que les Pygmées ignoraient tout du mal magique en général et de celui lié à la sorcellerie en particulier. Néanmoins, et bien que n’y croyant pas, ils faisaient parfois semblant de prendre la sorcellerie au sérieux pour berner les prétendus seigneurs, leurs voisins, agriculteurs bantous. Turnbull (1961) raconte comment, lors d’une visite au village, une vieille de la bande qu’il suivait avait été rendue responsable de la mort d’un agriculteur par un devin bantou. Les siens l’ont “chassée” dans la forêt. Mais en y retournant à leur tour le lendemain, ils se sont moqués éperdument d’une croyance qui leur paraissait tout aussi stupide que superstitieuse. Les Pygmées admettent volontiers qu’un mauvais coucheur puisse empoisonner l’atmosphère sociale, mais ils ne comprennent pas comment le fait d’en vouloir à mort à quelqu’un pourrait (surtout involontairement) automatiquement être suivi d’effet.  

IV. En guise de conclusion…

23Sociologiquement parlant, la raison de l’absence d’une certaine mécanicité amorale du Bien et du Mal et de la présence d’une moralité personnelle paraît assez obvie. Quand ni le passé ni l’avenir ne pèsent de tout leur angoissant poids ancestral sur un présent garanti matériellement par la prodigalité du milieu forestier et soutenu moralement par la convivialité communautaire ; quand aucun prêtre, policier, politicien, professeur ou professionnel ne possède le moindre droit de regard sur vos actes et encore moins sur votre for intérieur ; quand les conflits se résolvent à peine nés (si votre bande ne vous plaît pas, rien ne vous empêche de vous rallier à une autre, le mariage étant informel, le divorce ne porte guère d’autre préjudice que sentimental) ; quand vous ne devez rien au Tout transcendant si ce n’est la reconnaissance et aux parties proches une pure sympathie ; comment, dans ce type de milieu, expérimenter le Mal autrement que comme un manquement délibéré aux idéaux intériorisés que vous vous êtes donnés ? Quand, sédentarisé dans une société hiérarchiquement stratifiée et redevable pour votre survie d’un milieu naturel parfois capricieux et/ou d’un milieu humain pas toujours commode ; quand, au lieu de pouvoir tirer votre plan tout seul et comme bon vous semble, tout et tout le monde vous tombent dessus du dehors et d’en haut en permanence ; c’est alors que vous allez croire tout “naturellement” qu’il y a quelque chose de mécanique et de magique dans le Bien comme dans le Mal ; c’est alors que vous allez attribuer l’essentiel de ce qui vous arrive et même de ce que vous faites à des facteurs externes et à des forces supérieures.

24Un exemple parmi mille de cette irresponsabilité apparente : dans la mission où j’ai appris le swahili en 1969, le Père supérieur avait surpris le cuisinier flagrante delictu la main littéralement dans le sac de maïs qui devait être distribué aux pauvres. La première réaction du coupable fut d’exiger le pardon «puisque vous êtes mon Père confesseur vous allez devoir absoudre le péché» et la seconde d’affirmer que de toute façon il n’y était pour rien puisqu’un mauvais esprit l’avait poussé au crime. À l’époque la rapidité rusée de sa réponse m’avait impressionné. Aujourd’hui je serais enclin à croire qu’une confession avouant sa pleine responsabilité aurait représenté sinon un miracle du moins un illogisme socio-logique. Pour se sentir subjectivement responsable, il faut soit pouvoir maîtriser les entrants décisifs de son destin, soit n’en connaître quasiment aucun. Or ce n’était pas le cas de notre cuisinier, harcelé en permanence par les siens de les faire profiter aussi de l’aubaine de son travail pour des Blancs et dont la moindre activité avait été prévue et programmée par le Passé ancestral. Si le “soi tout seul” de l’individu occidental y est pour pas mal dans sa morale, le “moi altéré” de l’Africain type n’y est pas pour grand-chose dans la sienne (Singleton, 2007). Incapables de problématiser le privilège de leur propre liberté de mouvement aussi bien intérieur qu’extérieur, des observateurs occidentaux ou occidentalisés ont soit condamné le refus des Africains d’assumer leurs responsabilités morales, soit parlé d’un complexe de persécution qui les pousse à attribuer aux sorciers tant le mal qu’ils subissent que le mal qu’ils accomplissent. Je pourrais enfoncer le clou en faisant remarquer que même le guérisseur ou mganga attribuera le bien qu’il réalise grâce à ses remèdes contre les maladies et les maux provoqués par des sorciers, à des inspirations spirituelles ou des révélations ancestrales.

25En fait sociologique, ces langages et logiques contrastées en matière de responsabilité et d’irresponsabilité relèvent tout simplement de lieux différents ainsi que du fait qu’il est impossible pour un acteur donné de se retrouver dans plus d’un lieu à la fois. Se contentant de peu, le “Pygmée” nomade ne manque de rien et, pouvant toujours fuir le mal, ne rencontre souvent que du bien. Cloué au sol de son village ou de sa ville, confronté à une raréfaction factice des ressources à la fois naturelles (objets de première nécessité, mais surtout de luxe) et humaines (femmes, privilèges, honneurs), c’est le “Bantou” sédentaire, jaloux ou jalousé qui a le plus affaire aux malheurs matériels et aux misères morales ainsi qu’à leur métaphorisation mystifiante. Le langage et la logique du mal sorcier ne sont pas, à tout moment, de tous les milieux. La sorcellerie donc et la contre-sorcellerie sont tout à fait à leur place sociologique chez des Dogons agriculteurs… et le juru de surgir par la force des choses modernes.

26Si l’opposition “Pygmée versus Bantou” mérite des guillemets, c’est qu’elle n’est que la traduction imagée du contraste sociologique entre le lieu “secte” et le milieu “église” (des milieux originairement sacrés, mais qu’on retrouve socio-logiquement tels quels dans notre monde sécularisé, par exemple dans la distance qui sépare une communauté de hippies d’un quartier d’ouvriers). Le sens du Mal et du bien que pouvaient se permettre Jésus et ses premiers disciples, typiquement “pygmées”, allait contraster avec la “bantouisation” induite par leurs successeurs cléricaux. Quand, de secte, un mouvement se métamorphose ou mieux se relocalise en église, le péché, de spirituel et subjectif, se matérialise et s’objective. A-morale aux yeux de Jésus, la pluie a été souvent moralisée par le Magistère chrétien. Pour un prophète péripatéticien, les dispositions du dedans déterminent la réalité du dehors : pas de sacrifice sans esprit de sacrifice, pas de faute morale sans l’intention de faire du mal. Pour un curé de paroisse, même Dieu est obligé d’obtempérer, ex opere operato, aux paroles de consécration prononcées par un prêtre diabolique et si une avortée peut à la limite l’avoir été de bonne foi subjective, objectivement elle a commis un péché mortel. C’est le genre de vision bantoue du Mal et de la valorisation du bien auquel un Dogon souscrirait sans peine !

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Notes

1  «Tant mieux pour leurs descendants» ajouteraient les incorrigibles optimistes qui dans leur inconscience éthique et écologique, croient que le Développement au lieu d’avoir assez duré, pourrait devenir durable (Latouche S., 2004).

2  Déjà utilisées contre les menées mahdistes (Singleton M., 1976a, 1977b)

3  ConferSingleton M., 2008.

4  La forme que prend par excellence l’interaction fondamentale de Jousse (Jousse M., 2008).

5  Pour une illustration de cette thèse dans l’Italie contemporaine, voir Di Nola A. M., 1976.

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Pour citer cet article

Référence papier

Mike Singleton, « Le Mal africain – pas si mal que ça ! »Recherches sociologiques et anthropologiques, 40-1 | 2009, 149-161.

Référence électronique

Mike Singleton, « Le Mal africain – pas si mal que ça ! »Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 40-1 | 2009, mis en ligne le 10 février 2011, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/305 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.305

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Auteur

Mike Singleton

Anthropologue, professeur à l’Université catholique de Louvain.

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