Éric Perera, Emprise de poids. Initiation au body-building
Éric Perera, Emprise de poids. Initiation au body-building, Paris, L’Harmattan, coll. “Mouvements des savoirs”, 2017, 214p.
Texte intégral
- 1 Parallèlement à son cursus universitaire, Éric Perera travaillait comme serveur.
- 2 En référence au titre de l’ouvrage de Faure S., Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techni (...)
1Avec Emprise de poids…, Eric Perera nous plonge dans l’univers des salles de musculation en se focalisant sur une pratique singulière : le body-building. Si le choix de cet objet de recherche n’est pas clairement justifié par l’auteur, les premières pages de l’ouvrage laissent penser que ce dernier s’est pris de curiosité pour un milieu qui lui était jusque là complètement étranger. Comme s’il évoquait une anecdote, il revient sur ce qui a constitué le premier contact avec son terrain d’enquête. De manière tout à fait fortuite, il fait la rencontre d’un groupe de body-builders venus déjeuner dans le restaurant où il travaille1 et se permet de les questionner sur leur pratique. Très vite, une nécessité s’impose, celle d’être au plus près des acteurs et des situations. Pour ce faire, l’immersion totale par observation participante a été privilégiée, un apprentissage qui se fera par corps2, afin de « sentir corporellement le travail que doit réaliser un athlète » (p.23), en l’occurrence un body-builder. Cela fait sens dans un lieu où le travail corporel est de mise.
2En s’engageant dans une pratique dont il ignorait les tenants et les aboutissants, Éric Perera fait preuve de naïveté (selon ses propres mots) et cela s’apprécie tout d’abord lors de sa rencontre avec plusieurs pratiquants. Cette impression est renforcée dès la première séance d’entrainement. En effet, s’il « compte sur [ses] qualités physiques pour être accepté dans le groupe [de body-builders] » (p.25), le vocabulaire employé quelques lignes plus tard traduit tout autre chose : « exténués », « visage crispé », « cuisses ‘enflammées’« , « véritable supplice », « insurmontable » (p.29). Autant d’exemples témoignant de la difficulté de l’effort à accomplir, auquel le chercheur ne s’attendait pas. L’usage de la première personne du singulier rend ce constat d’autant plus saisissant dans le sens où le lecteur s’approprie la souffrance éprouvée au fil des séries à effectuer, tel le protagoniste lui-même. Malgré l’épreuve physiquement vécue, force est de constater qu’intégrer le cercle des body-builders est loin d’être acquis, ces derniers ayant des capacités bien supérieures à celles des novices, même sportifs. Mais pour devenir un body-builder, les séances de musculation sont insuffisantes, elles doivent nécessairement s’accompagner d’un régime alimentaire strict. Ce dernier, délivré par le coach, fait partie intégrante du processus de transformation du corps et apparait décisif, nécessitant une organisation millimétrée, pour intégrer cinq repas disséminés tout au long de la journée. « Le body-building s’immisce progressivement dans [s]a vie » (p.53) et nécessite une discipline, synonyme de nombreux sacrifices, à laquelle le chercheur choisit de se soumettre. Cet engagement affecte son comportement, qu’il qualifie de « très agressif », d’« impulsif », d’« obsessionnel » (p.63), mais aussi sa vie sociale. Le sentiment d’être incompris, d’être jugé émerge, ce qui conduit le chercheur à s’isoler socialement. Si le repli sur soi est privilégié, en mettant à distance le monde extérieur à la salle de musculation, « un rapprochement progressif » (p.69) avec le groupe de pairs semble s’opérer, dont les membres sont les seules personnes à partager les valeurs relatives à l’entrainement, à l’alimentation et à la « purification » (p.57) du corps. En tant que lecteur, une idée surgit alors, l’immersion d’Éric Perera n’a-t-elle pas eu raison de son statut de chercheur ? N’est-il pas finalement devenu un adepte à part entière ? La description de son quotidien, de son avancée dans la pratique ou encore de ses objectifs semble montrer qu’aucune mise à distance n’est effective. Plusieurs passages vont en ce sens : « la pratique régulière me conforte dans l’idée de faire le nécessaire pour tonifier mon corps, contrairement aux non-pratiquants qui se contentent de leur apparence […] [qui] se laissent aller et ne prennent pas soin de leur corps » (p.56). Si le doute s’immisce chez le lecteur, il devient une certitude. En effet, telle une prise de conscience, l’auteur précise que la fin de la deuxième phase du régime alimentaire « marque d’ailleurs la rupture avec [s]a compagne, le culturisme ayant pris le dessus dans [s]a vie » et conclut en expliquant qu’il est « ‘pris’ dans le processus de transformation du corps, [s]’éloignant à la fois de [s]es proches et de [s]on travail de recherche » (p.84). Il évalue constamment les changements corporels, n’hésitant pas à se peser « régulièrement afin de juger chaque jour des effets du régime », se regardant dans la glace ; en somme « une période où l’ego ‘prend’ le dessus » (p.85).
- 3 En référence à Wacquant L., “Corps et âme. Notes ethnographiques d’un apprenti-boxeur”, Actes de la (...)
- 4 Au cours de son immersion, Eric Perera s’est vu conseiller de nombreux produits : Pargine, Niacine, (...)
- 5 Les produits utilisés par l’auteur sont le “super méga pack” ainsi que des acides aminés.
3Mais l’investissement « corps et âme »3 du chercheur n’a pas été vain, ses changements corporels visibles lui valent d’être valorisé par le coach et complimenté par ses pairs. Tous les sacrifices jusqu’alors réalisés apparaissent comme autant de mises à l’épreuve, autant de rites de passage, mettant certes à mal le pratiquant, mais lui ouvrant le cercle très fermé d’entrainement des body-builders. Il ne s’agit plus seulement de les côtoyer à distance, de partager l’espace de travail, mais bien de suivre l’intensité des exercices, avec des charges identiques, de suivre la même séance jusqu’à être l’un des leurs. L’intégration au groupe tant convoitée est rendue possible pour celles et ceux qui sont jugés méritant·e·s. Mais ce statut est précaire, particulièrement dépendant du bon vouloir du coach et d’une progression constante. Le corps a néanmoins ses limites. Si jusque-là, Éric Perera avait mis un point d’honneur à ne prendre aucun produit pharmaceutique4, les acceptant en public sous la pression mais refusant de les ingérer, la stagnation des résultats le rend suspect aux yeux du coach et le rétrograde, le déclasse. Cela se traduit de différentes manières : par des commentaires « rabaissants », comme l’utilisation du surnom « fillette » (p.98), par un désintérêt, une ignorance, de la part de l’encadrant lors de la réalisation des exercices, et par l’exclusion progressive du groupe de body-builders, comme si la prise de substances était indissociable de la pratique, du point de vue de ce coach. La réticence dont Éric Perera a fait preuve s’agissant des “prescriptions” médicamenteuses, a impacté directement le statut si durement conquis, il sent alors son terrain lui échapper. Cette mise à l’écart forcée risque d’anéantir le travail mené depuis des semaines, il se résigne alors à suivre toutes les prescriptions, y compris celle de l’« aide chimique »5 (p.157). On comprend ainsi que l’auteur rompt avec ses propres valeurs, son propre code de conduite, rappelé dès le début de l’ouvrage : « en tant que chercheur, je me dois de me positionner dès le départ et de refuser l’usage de produits. Avant même l’enquête, je signe donc la charte “vivre sport”, charte pour un sport “propre” » (p.25). Ce changement de position montre combien le coach dispose d’un « pouvoir de contrainte », d’une « autorité indéniable » (p.137), et qu’il n’hésite pas à recourir à la peur de l’exclusion pour soumettre ses « élèves » (p.158) à l’ensemble de ses prescriptions.
- 6 En référence à Favret-Saada J., “Être affecté”, Gradhiva, 8, 1990, pp. 3-10.
4Afin de mener à bien son travail de rédaction, Éric Perera a ressenti le besoin de prendre du recul par rapport à l’expérience vécue in situ, une nécessité qui s’imposait pour qu’il puisse se « dégager de l’emprise physique et psychique exercée par le milieu étudié » (p.184). Malgré les épreuves vécues, malgré l’impression de mettre en péril son “intégrité” selon ses propres mots, Éric Perera propose avec cet ouvrage de saisir une pratique qui ne se laisse pas facilement observer. On ne peut qu’être admiratif devant l’implication, la ténacité et la sincérité dont Éric Perera a fait preuve au moment de la restitution de cette expérience. Emprise de poids. Initiation au bodybuilding est un ouvrage qui éclaire finement, au plus près des acteurs et des situations, ce qui se joue derrière les murs de la salle de musculation. Un ouvrage qui permet de prolonger les débats sur la réflexivité du chercheur lorsqu’il est engagé dans l’action6 et plus particulièrement, sur l’évolution de la posture de celui-ci et du rapport qu’il entretient à son objet au cours du temps.
Notes
1 Parallèlement à son cursus universitaire, Éric Perera travaillait comme serveur.
2 En référence au titre de l’ouvrage de Faure S., Apprendre par corps. Socio-anthropologie des techniques de danse, Paris, La Dispute, 2000.
3 En référence à Wacquant L., “Corps et âme. Notes ethnographiques d’un apprenti-boxeur”, Actes de la recherche en sciences sociales, 80, 1989, pp. 33-67.
4 Au cours de son immersion, Eric Perera s’est vu conseiller de nombreux produits : Pargine, Niacine, Périactine, “un cocktail de vitamines accompagné de créatine” nommé “super méga pack”, ou encore de l’Ephédrine qualifié de “stupéfiant illicite”.
5 Les produits utilisés par l’auteur sont le “super méga pack” ainsi que des acides aminés.
6 En référence à Favret-Saada J., “Être affecté”, Gradhiva, 8, 1990, pp. 3-10.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Cindy Louchet, « Éric Perera, Emprise de poids. Initiation au body-building », Recherches sociologiques et anthropologiques, 48-2 | 2017, 192-194.
Référence électronique
Cindy Louchet, « Éric Perera, Emprise de poids. Initiation au body-building », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 48-2 | 2017, mis en ligne le 11 juillet 2018, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rsa/2283 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rsa.2283
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