- 1 Elle consiste en la reproduction de sa position dans l’espace professionnel (occuper la même profes (...)
1Dans une société de flux (Semprini, 2003) où le marché du travail est en tension, l’étude de la mobilité professionnelle devient un enjeu socio-économique. À en croire les analystes, le temps où l’on faisait “carrière” dans une seule et même entreprise ou profession (immobilité professionnelle1), où la mobilité promotionnelle pour ceux qui le souhaitaient était la règle, est révolu. Les travailleurs (salariés ou indépendants) seraient ainsi condamnés à avoir un parcours professionnel moins linéaire, constitué de continuités et de ruptures, parmi lesquelles, pour certains, des transitions par le chômage. La mobilité professionnelle est un phénomène social qui concerne aussi bien, au niveau macrosocial, les entreprises et les branches professionnelles, qu’au niveau microsocial, des individus (essentiellement en matière d’identité au travail). C’est à ce dernier niveau que nous allons nous intéresser, à partir de l’étude de plusieurs cas d’avocats en reconstruction professionnelle.
2L’analyse sociologique du phénomène de la mobilité professionnelle n’est pas, en soi, nouvelle. Sans même parler des travaux portant sur la question du changement, quelques ouvrages ont abordé ces aspects, mais souvent de manière générale (Duhautois/Petit/Remillon, 2012), macrosociale et quantitative (confer les enquêtes de l’Insee ou le rapport de Conseil d’analyse stratégique de 2006, ou encore Germe, 2003). Notre originalité consiste, à travers une recherche sociologique qualitative, à porter notre attention sur la profession spécifique et établie d’avocat, et à nous concentrer simplement sur le processus décisionnel engageant un changement professionnel (approche dynamique) expliquant le passage à l’acte, la bifurcation. Nous n’aborderons pas les cas où un avocat changerait simplement de cabinet ou de spécialisation, mais ceux où il abandonne la profession elle-même. Avant de traiter ces cas, nous rendons compte de quelques ouvrages faisant référence sur la question de la bifurcation.
3À notre connaissance, l’ouvrage sociologique le plus ancien portant sur ces aspects est celui de H. R. Fuchs Ebaugh, Becoming an ex. L’auteur mobilise le concept de désengagement ou de sortie de rôle (role exit, Fuchs Ebaugh, 1988 :1) pour rendre compte d’un ensemble de situations où les personnes désinvestissent un rôle acquis tout au long du processus de socialisation (époux/se, none, prostituée, médecin, etc.) pour en investir un autre, c’est-à-dire tous les cas où l’on devient un “ex”. Elle montre que ces changements de rôle nécessitent non seulement que le sujet concerné soit capable de vivre le rejet, la désapprobation, l’absence d’identification, provoqués par le fait de quitter une position socialement établie, mais aussi un processus – individuel et collectif – de reconstruction identitaire, passage nécessaire pour dépasser le stade du conflit de rôles. Le processus de bifurcation (l’auteur parle de turning point) se fait en plusieurs étapes qui vont de l’expectative (moment que d’autres dénommeront la latence) à la création d’un nouveau rôle, en passant par la recherche de voies alternatives, la mise en œuvre de calculs “coûts-avantages” et le changement de trajectoire qui se donne à voir par un ensemble de signes, d’actions spécifiques.
4C. Négroni a consacré son mémoire de thèse à la question de la reconversion professionnelle qui apparaît, selon elle, comme la forme la plus engagée de mobilité professionnelle, car elle s’accompagne souvent d’un changement de métier (Négroni, 2007). L’engagement dans un processus de mobilité est une construction sociale qui suppose que l’individu concerné suive un cheminement, s’inscrive dans un processus défini en cinq étapes : la vocation contrée (le choix contrarié ou passif de la profession), le désengagement (désintérêt du travail), la latence (ensemble des incertitudes, des doutes, des remises en question, des “moments de flottement”), la bifurcation proprement dite et le réengagement dans une nouvelle vie professionnelle.
- 2 Licenciement, divorce, décès, …
5En 2010 paraît Bifurcations, les sciences sociales face aux ruptures et à l’événement qui propose un état de l’art pluridisciplinaire sur la question de la bifurcation, des ruptures de parcours. L’ouvrage marque un regain d’intérêt pour la notion de bifurcation dans l’étude de processus de changements sociaux, de ruptures de parcours. Les auteurs rappellent l’importance de la prise en considération de la temporalité pour l’étude de ces phénomènes et les processus (éléments déclencheurs2, perturbations, séquences d’action, causes structurelles et conjoncturelles…) qui participent à la modification de situations, de statuts, de positions, de trajectoires… De même, plusieurs auteurs s’essaient à des définitions de ce phénomène. Leurs propositions vont de la plus générale, « une modification soudaine, imprévue et durable de la situation personnelle et des perspectives de vie, concernant une ou plusieurs sphères d’activités » (Hélardot, 2010 :161), aux plus précises :
Le terme de ‘bifurcation’ est apparu pour désigner des configurations dans lesquelles des événements contingents, des perturbations légères peuvent être la source de réorientations importantes dans les trajectoires individuelles ou les processus collectifs (Bessin/Bidart/Grossetti, 2010 :9).
- 3 On en trouve des traces chez Hughes E. C., 1996.
6Pour W. H. Sewell, ces moments de changement sont des événements définis comme « la sous-catégorie relativement rare des faits qui transforment significativement les structures » (2010 :129). A. Abbott interroge, quant à lui, le concept déjà ancien de turning point3 comme point de passage entre deux trajectoires régulières (2010 :195), comme des moments d’inflexion dans des parcours de vie (notamment professionnels). En conclusion, il préconise de considérer les turning points « comme des changements courts entraînant des conséquences, qui opèrent la réorientation d’un processus […] des perturbations aléatoires, mais majeures ayant lieu dans un parcours de vie » (Ibid. :207). Pour Grossetti (2010 :150), on peut parler de bifurcations pour des situations où l’imprévisibilité et l’irréversibilité sont fortes (structurelles). Outils méthodologiques, elles sont des analyseurs sociaux permettant de qualifier des changements de trajectoire.
7Le dernier ouvrage en date s’appuie sur les travaux d’une thèse sur les ruptures professionnelles. S. Denave préfère parler de rupture professionnelle ou de bifurcation ou encore de réorientation professionnelle plutôt que de reconversion, un terme qui, selon elle, a l’inconvénient d’agréger « des phénomènes trop hétérogènes » (Denave, 2015 :5) et qui ne renvoie qu’à une forme de rupture parmi d’autres. Pour l’auteure, les ruptures professionnelles présentent quelques caractéristiques majeures (Denave, 2015 :5-6). Il s’agit d’abord d’un changement radical, indiquant le passage d’une situation professionnelle à une autre. Ensuite, c’est un changement effectif : le stade du projet est dépassé pour laisser place à celui de l’action réalisée. Enfin, les protagonistes doivent avoir une ancienneté minimale dans le métier (trois ans), notamment pour ne pas comptabiliser toutes les situations de précarité où la mobilité est la norme. L’auteure définit donc les ruptures professionnelles comme « une série d’actions individuelles qui vont de la sortie du métier initial jusqu’à l’entrée dans le nouveau, sans que la lecture de la dernière étape soit au principe de la compréhension de la série » (Ibid., 2015 :36). Cette série d’actions se compose de trois phases (Ibid., 2015 :38) : la décision de quitter un métier est liée à une pluralité de causes (appelées “éléments déclencheurs”, d’ordre professionnel – conflit avec un supérieur, opportunité professionnelle, etc. – ou personnel – naissance, décès, divorce, déménagement…), le désengagement effectif (phase de transition) et l’entrée et le maintien dans un nouveau métier (phase d’engagement). Nous insisterons sur les aspects moins linéaires, plus dyschroniques (Alter, 2000) que ce que peut laisser penser cet enchaînement de phases.
8Au regard de ces éléments, nous allons ici nous intéresser à des trajectoires individuelles ayant la particularité de connaître un déplacement dans l’espace social et de faire vivre aux personnes une période d’incertitude plus ou moins longue et profonde. Plus particulièrement, en partant du point de vue des acteurs (avocats), nous allons porter notre attention sur le processus de prise de décision du passage à l’acte (changement de métier) dans un contexte donné. Pour ce faire, plusieurs questions nous ont servi de guide. Comment expliquer que certaines personnes décident, à un moment donné de leur parcours professionnel, de quitter une profession établie bénéficiant d’un certain prestige social, de se reconvertir dans un champ social différent, au risque de connaître, dans un contexte d’emploi peu favorable, un déclassement social ? Quelle est la part de choix dans cette reconversion professionnelle ? Quels sont les principaux motifs permettant de comprendre ces ruptures professionnelles, l’engagement dans un processus de mobilité professionnelle ? Comment expliquer sociologiquement ce “passage à l’acte” au regard des enjeux qu’il représente pour leurs auteurs, notamment en termes identitaires ? Quels sont les motifs qui relèvent d’un déterminisme social et ceux qui renvoient à la liberté d’action des sujets ? Dans quelle mesure les investissements dans l’apprentissage d’un métier et l’acquisition de compétences ou l’insertion dans un univers professionnel sont-ils des freins au changement de profession ou, dit autrement, quels sont les coûts (sociaux, humains, économiques) d’un renoncement ?
9Nous posons l’hypothèse générale que l’étude de quelques reconversions professionnelles volontaires d’avocats doit nous permettre de comprendre une partie des transformations du travail.
10Afin de pouvoir identifier des éléments communs à des démarches singulières de reconversions professionnelles d’avocats, nous avons choisi un échantillon (17 entretiens biographiques, 4 hommes et 13 femmes), si ce n’est représentatif, du moins significatif, constitué d’individus présentant la particularité d’être d’anciens avocats – qui étaient inscrits en majorité au barreau de Paris (n = 11) – exerçant, au moment de l’enquête, une activité professionnelle où les aspects juridiques sont absents ou secondaires et étant tous engagés dans des projets professionnels de reconversion bien définis et, pour la plupart, largement en cours de réalisation ou d’achèvement. Les personnes interviewées ont quitté le barreau entre 29 et 44 ans. Pour résumer, la construction de notre échantillon a été guidée par quelques critères dont certains sont exposés par Denave (2015) : avoir exercé le métier d’avocat (une certaine ancienneté : en moyenne, nos enquêtés ont exercé le métier plus de 7 années) et l’avoir quitté (“changement radical de métier”), la rupture étant avérée (“changement effectif”). Pour le dire autrement, nous n’aborderons pas les cas où un avocat changerait simplement de cabinet ou de spécialisation juridique, mais ceux où il abandonne la profession elle-même. Notons également que nous ne nous intéressons qu’à la mobilité professionnelle, même si celle-ci peut avoir des incidences sur d’autres formes de mobilités (sociale, géographique…).
Caractéristiques de notre population d’enquête
Âge moyen lors de la prestation de serment : 24,3 ans.
Âge lors du départ du barreau : 31,6 ans.
L’âge de départ du barreau des interviewés se situe dans une fourchette entre 29 ans et 44 ans.
Durée moyenne d’exercice : 7,23 ans.
11 anciens avocats ont exercé au barreau de Paris et 6 en province.
6 ont exercé en cabinet d’affaires, du type “law firm”, 9 en cabinet de taille moyenne (minimum 5 associés), et 5 en petits cabinets.
11 ont exercé une activité de conseil et 11 une activité de contentieux.
Nous avons par ailleurs contacté sans succès trois avocats qui ont quitté le barreau et démarré une nouvelle activité, avant de redevenir avocats.
11Après avoir évoqué les principales caractéristiques de l’univers qui délimite la profession d’avocat, nous porterons notre attention sur le processus décisionnel engageant une rupture professionnelle, dans un contexte socio-économique donné, puis nous évoquerons les éléments transposés d’une profession à l’autre.
12La profession d’avocat présente quelques caractéristiques clés qu’il est important d’avoir en mémoire lorsque l’on réfléchit à la question de la mobilité professionnelle.
- 4 Il n’existe pas, à notre connaissance, de chiffres globaux indiquant des statistiques quant à la mo (...)
13Tout d’abord, même si ce rappel peut s’apparenter à un truisme, il faut se souvenir qu’un ancien avocat a d’abord été avocat. Il a fait partie d’un ordre, d’une communauté de professionnels, « unis autour des mêmes valeurs, de la même ‘éthique de service’« et dont « le statut professionnel se fonde sur un savoir scientifique et pas seulement pratique » (Blin, 1997 :50). Les avocats composent ainsi une profession établie (au sens d’E. C. Hughes, 1996), constituée autour d’un savoir dont elle a le monopole légitime. Ce statut fait d’eux les membres d’une communauté professionnelle. Ceci pose donc la singularité de ceux d’entre eux4 qui choisissent de quitter cette profession et ainsi, d’abandonner à la fois un statut social, mais aussi l’appartenance à un groupe professionnel structuré et solidaire.
14Ensuite, Hughes (1996 :110) note également que les professions établies « sont proches des sommets dans l’échelle de prestige des métiers ». Plusieurs chercheurs français (Chambaz/Maurin/Torelli, 1998) ont repris cette idée d’un classement et proposent une échelle des professions (et non de prestige des professions) qui constitue en soi une “évaluation sociale des professions”. Dans cette taxinomie, les avocats arrivent à la septième position. Ce classement parmi les dix professions les mieux évaluées socialement illustre l’image positive et le statut envié associé à la profession d’avocat dans la représentation sociale. Un avocat qui choisit de se reconvertir professionnellement se trouve donc dans la situation de quitter un univers spécifique qui lui confère un statut social prestigieux et l’appartenance à un groupe professionnel établi.
15Par ailleurs, l’indépendance de l’avocat est sa raison d’être. Elle lui permet d’assurer sa mission première qui est de défendre les intérêts de ses clients. Tous les efforts de la profession concourent à maintenir cette indépendance et, par là même, sa singularité. C’est le fil rouge de toute la vie professionnelle d’un avocat qui se décline selon différents éléments : une formation dispensée par des pairs, de nombreux rites et symboles, des valeurs partagées (une certaine idée de la justice), des règles de confraternité et de déontologie, un statut libéral, etc. Cette situation renforce assurément le sentiment pour l’avocat d’être seul à mener sa vie professionnelle, y compris dans le cas d’un éventuel changement (Bessy, 2010). Rappelons par ailleurs que, dans le cadre d’un contrat de collaboration, il ne peut y avoir de lien de subordination dans l’exercice du métier, ce qui signifie concrètement que le jeune avocat est censé travailler de façon autonome sur ses dossiers.
16Lorsque l’on quitte le champ des représentations sociales, il apparaît que les avocats sont aussi une profession en recherche d’équilibre. La fusion des métiers d’avocat et de conseil juridique, réalisée il y a maintenant une trentaine d’années, a profondément modifié la profession, notamment au niveau des structures d’exercice (développement de grands cabinets dédiés au droit des affaires, hyperspécialisation des compétences…). En outre, le nombre des avocats a explosé entre 1994 et 2014, puisqu’il a augmenté de 41 % en 10 ans, passant de 34 078 à 60 223 (Conseil National du Barreau, 2015). Ce phénomène, s’il reflète la vigueur de cette activité, risque de compliquer l’insertion pérenne du jeune avocat, puisqu’il « décourage certains collaborateurs et les conduit à quitter la profession » (Bessy, 2010 :44). Dans ces conditions, certains remettent en cause le statut de collaborateur libéral « qui n’assure plus aujourd’hui la transition vers l’association ou l’indépendance » (Ibid. :43). Ils dénoncent par ailleurs « la dépendance totale du collaborateur à son associé » (Bessy, 2010 :43). Cela crée un sentiment d’injustice lié à la précarité de leur statut qu’ils considèrent comme une dévalorisation. La profession est en outre confrontée à une crise de certains composants organisant son corps social : la dégradation des relations entre confrères, ou crise de la confraternité, qui reflète la distanciation du lien avec les éléments structurants du métier (Karpik, 1995 :429, 433), et la transformation du lien social entre avocats, dès lors que la socialisation s’exerce dorénavant au sein des structures d’exercice (Ibid. :432). L’avocat est devenu un professionnel comme un autre : il n’exercera peut-être pas cette activité tout au long de sa vie, il ne s’agira peut-être que d’une étape dans son parcours. Sans cette évolution qui impacte la relation d’un avocat avec sa profession, les bifurcations n’auraient pas été possibles, car inenvisageables.
17Après avoir rapidement planté le décor et évoqué les éléments contingents qui pourraient à la fois renforcer l’attachement des avocats à cette profession (prestige, indépendance, éthique professionnelle…), mais aussi expliquer les défections observées depuis quelques années, nous allons à présent nous intéresser plus avant au processus décisionnel qui fait que certains avocats passent le cap et décident de changer de vie professionnelle, de s’engager dans un processus individuel de bifurcation au risque d’une conversion identitaire (Sainsaulieu, 1988).
18Pour un avocat, la décision de la reconversion professionnelle est le produit d’une pluralité de motifs, dont le cumul explique le passage à l’acte. Elle s’inscrit dans un processus long de reconstruction d’une identité professionnelle qui passe par quatre principales étapes.
19La première étape coïncide avec le choix initial du métier, surtout si c’est un choix par défaut ou fondé sur une mauvaise perception de la profession. En effet, seuls deux des interviewés sur les dix-sept ont choisi le droit par vocation, se destinant à exercer un métier juridique spécifique. Dix autres expriment que le choix des études de droit s’est fait “par défaut”, “par hasard”, sans projet ou vocation initiaux. Sept des interviewés font explicitement référence à un choix ou à une pression familiale dans la sélection des études de droit. On ne peut pas ignorer le poids familial et social. Sans guider expressément l’individu, les études de droit donnent l’illusion aux parents comme aux intéressés d’un parcours balisé en sciences humaines :
Alors pour faire plaisir à mon papa ! C’est aussi simple que ça. C’est-à-dire que mes parents étaient enseignants tous les deux […] en Belgique l’enseignement n’a pas forcément bonne presse et ils en ont toujours été un peu frustrés, je pense, c’était pas forcément par choix pour leur génération, mais donc bref et donc pour leurs enfants mes parents voulaient le meilleur. Moi au départ j’aurais plus voulu être dans la déco, l’architecture d’intérieur, tout ça. Mes parents m’ont dit : ‘c’est pas des études ça, il faut que tu fasses mieux que ça’. À force d’éliminer ce qui ne me plaisait pas du tout du tout, je me suis dit : ‘ben du droit pourquoi pas ?’ (Géraldine).
20L’influence des parents, en partie définie par le milieu social d’origine, renvoie à ce que M.-H. Soulet (2010 :273) nomme
[…] l’emprise de la socialisation initiale sur les conduites, les perspectives et les possibilités formelles d’agir. Elle a aussi rappelé la force des déterminismes sociaux rendant peu nombreux les transfuges de classes (l’habitus traçant au crayon noir la voie du probable dans le chemin des possibles).
21Nous reviendrons sur ces aspects dans la troisième partie de cet article. Le choix d’être avocat à l’issue des études de droit relève de deux logiques différentes : une logique d’orientation subjective, un attrait personnel pour le métier découvert lors des études (5 interviewés) ; une logique d’orientation objective, pragmatique, avec pour objectif d’assurer l’avenir professionnel.
22Devenir avocat est alors la conséquence rationnelle qui valide le parcours juridique. Les personnes interrogées ne font pas état de véritable choix ou de projet professionnel (8 interviewés). On mesure à ce moment le poids des engagements involontaires : « J’avais eu l’impression de me laisser emporter un peu malgré moi dans cette aventure et en me disant ‘mais, mais pourquoi je suis là enfin’« (Géraldine). L’image de l’avocat plaidant, au service de la veuve et de l’orphelin, prédomine au moment où il faut choisir de s’engager dans la carrière (9 interviewés), même si, de l’aveu même des interviewés, il s’agit d’une vision décalée de la réalité du métier. Si la décision de devenir avocat est majoritairement fondée sur des clichés, les qualités requises pour exercer le métier sont méconnues des intéressés. Au moment décisif, aucun ne s’est posé la question des éventuelles contraintes, ni de savoir s’il était “fait” pour exercer cette profession. Ainsi, si l’on se resitue dans le processus de la bifurcation, les anciens avocats concernés font état d’une absence de vocation, cette dernière étant un frein connu à la mobilité. Il semble que la nature de leurs études de droit ait conditionné en grande partie leur choix ultérieur, sans qu’ils aient un réel goût pour le métier, mais sur la base d’une idée décalée de la réalité. La graine du “désajustement professionnel” est plantée.
23La deuxième étape du processus de reconversion est l’épreuve de la pratique, ou comment les éléments d’insatisfaction liés soit au métier, soit à l’organisation de la profession ou à son exercice, sont tels qu’ils font douter de l’engagement professionnel. On note ainsi le poids de la technicité et de la posture du métier. Certains anciens avocats ont en effet clairement exprimé leur difficulté à accomplir des tâches fondamentales et techniques inhérentes à leur pratique, comme les recherches et analyses juridiques ou la rédaction d’écritures :
Ce côté ultra-technique me gênait et alors notamment en droit du travail, tu vois, mais déjà en fusion-acquisition, tu vois, les contrats sur lesquels tu…, les pactes d’actionnaires de 50 pages, enfin bon ! Et, parce qu’en fait, j’ai mis du temps à comprendre […] qu’en fait je n’étais pas, j’étais pas en fait dans mon élément même si j’y arrivais (Armand).
24Pour d’autres, la difficulté vient de questionnements relatifs au rôle professionnel, à la finalité du droit, à son usage ou à leur posture : « Parfois je m’interrogeais sur le droit lui-même, les entreprises profitent de la loi, elles détournent la loi à des fins pas louables » (Oriane). Dans ces deux cas, c’est la construction de l’identité d’avocat qui est en cause, car le jeune pratiquant éprouve des difficultés à s’identifier et à produire ce qui est attendu de lui. L’absence de perspectives est une autre source de désengagement. Dans l’ensemble, les cabinets d’avocats restent des organisations « minimalistes » (Karpik, 1995 :284), caractérisées par la faiblesse du nombre d’échelons hiérarchiques et par la proximité des associés, et dont le seul objectif est l’association. Cette situation peut être un facteur de démobilisation des avocats, soit parce que les perspectives d’association sont compliquées pour eux, soit du fait que les tâches attachées à la fonction d’associé ne les intéressent pas ; ils ne voient d’ailleurs pas d’avantages à la progression liée à l’accès à ce statut, sinon financiers.
25L’indépendance et le conflit sont également des sources de désengagement. Le conflit est une donnée de la pratique du métier d’avocat : entre contradicteurs, avec les clients – du fait de leurs exigences ou des tensions générées par les enjeux touchant à leur situation –, ou encore entre confrères, au sein d’un même cabinet, du fait de la culture individualiste de la profession :
J’appréciais moins parfois le relationnel inter-avocats. Je trouve que c’est un métier de très fortes personnalités, de forts egos avec des gens qui ont des manières de travailler un peu solitaires et moi y compris sûrement. […] et puis on est dans la bagarre, même intellectuellement on est assez brutal [sic]. C’étaient des relations dans le cabinet assez brutales. Pas un relationnel rond (Delphine).
26Pour ce qui concerne les cabinets d’avocats, la petite taille des organisations, la faiblesse des règles sociales et l’engagement requis pour l’exercice de la profession créent naturellement des rapports de force de proximité, où la confrontation des désirs et les luttes de pouvoir sont directes. R. Sainsaulieu (1988) a établi une corrélation entre la difficulté que rencontre un individu à faire reconnaître ses idées au sein d’un environnement professionnel, d’en imposer le sens et la construction de son identité. Dans cette perspective et pour le cas particulier qui nous occupe, deux observations peuvent être formulées : pour gagner la reconnaissance de ses pairs, mais aussi vis-à-vis de lui-même, un avocat doit être capable de soutenir sa différence dans des situations de rapports de conflits (potentiellement directs) inhérents à son univers professionnel. S’il n’y parvient pas, il aura du mal à construire son identité professionnelle, et sera d’autant plus incité à bifurquer.
- 5 Sur ces aspects, confer Inserm (2011).
27Indépendamment de la dimension structurelle de la profession, c’est l’exercice de celle-ci au quotidien qui peut générer le désengagement de certains. Peuvent ici être en cause la durée et l’intensité de l’activité par exemple. Culturellement, l’engagement des avocats dans leur activité professionnelle se manifeste (entre autres) par « la persistance d’un modèle dominant ou ‘ethos’ professionnel : celui de la disponibilité permanente du praticien envers sa clientèle » (Lapeyre/Le Feuvre, 2009 :428). Plusieurs anciens avocats ont également évoqué, de manière concrète, les délais très courts dont ils disposaient pour honorer leurs engagements professionnels, essentiellement du fait de la spécificité de leur activité. La pression s’explique donc par le temps, la charge de travail et l’importance des dossiers. On note cependant qu’avoir de nombreuses tâches et travailler dans l’urgence n’est pas toujours mal vécu. En revanche, le fait de se sentir débordé constitue un des indicateurs d’alerte en ce qui concerne la dégradation des conditions de travail ou en matière de risques psychosociaux5, et ce ressenti peut devenir un élément contribuant au désengagement d’un avocat. Alors que cette problématique ne se poserait pas avec la même acuité dans le cadre d’une activité salariée, elle est ici renforcée par l’absence de contrôle des conditions de travail liées au statut d’avocat collaborateur.
28La tension liée aux conséquences de leur travail sur le destin de leurs clients est un autre élément qui contribue au processus de désengagement des avocats. Ainsi, certains d’entre eux, spécialisés dans le droit des personnes, et particulièrement en droit pénal, ont évoqué des difficultés ressenties, liées soit à la violence des situations rencontrées, soit à leur responsabilité en tant que représentants de leurs clients et à l’impact direct de leurs prestations sur le destin de ces derniers. Une ancienne avocate, évoquant les mauvais délibérés rendus dans le cadre d’une affaire et considérant que son travail n’avait pas été à la hauteur, a ainsi exprimé « une forme de culpabilité » ressentie vis-à-vis de son client, ainsi qu’un sentiment de dévalorisation professionnelle :
Sur le plan humain, je me souviendrai toute ma vie, pour moi ça a été le plus gros échec de mes quatre ans de barreau, d’un ado que j’ai dû défendre au pénal […]. Pour moi il y avait un contexte humain que je n’avais pas réussi peut-être à faire sortir auprès du juge et pour moi ça a été très douloureux ça. C’est l’échec, mais par rapport au client (Géraldine).
29À cette étape du désengagement, les avocats identifient des difficultés dans l’exercice de leur métier, ce qui fragilise leur identité professionnelle (notons qu’il est fréquent de rencontrer des périodes de doute dans une carrière, et que le fait de les surmonter a pour effet de renforcer l’engagement). Les sources d’insatisfaction vont finir par remettre profondément en question leur investissement dans leur métier, au point de les amener à prendre la décision de changer de trajectoire professionnelle, de se reconvertir.
30La latence, troisième étape du processus, est la formalisation par l’intéressé de son désir de quitter son métier et le fait de l’exprimer auprès de tiers. Le projet prend vie en ce qu’il commence à être formalisé… La latence ouvre la possibilité de la bifurcation et amorce cette phase de transition, qualifiée de « nécessaire » par A. Strauss, « car on investit souvent beaucoup dans une position sociale ou professionnelle, on en vient à la posséder autant qu’elle vous possède, et il n’est pas facile de s’en séparer » (1992 :110). En focalisant sur la carrière de l’avocat, la latence peut être en lien direct avec la situation professionnelle : une situation de souffrance grandissante qui rend l’exercice insupportable, soit dans la relation avec les tiers, soit par des manifestations pathologiques. Ce peut aussi être une lassitude, une perte de signification liée à la technicité de la matière juridique et à la pratique du droit, ou, plus profondément, la question de l’utilité, de la finalité humaine et sociale du travail de l’avocat. La question du sens est en tout cas sous-tendue. La latence peut également être en lien avec des événements personnels forts, qui vident l’activité professionnelle de sa substance. Ainsi, le début du “questionnement” peut advenir à la suite de la maladie d’un proche (un de nos cas) qu’on décide d’accompagner, cette épreuve personnelle étant finalement l’élément déclencheur, l’amorce de la décision de bifurquer, même si sa réalisation en tant que telle peut survenir plusieurs années après.
- 6 Par exemple Denave S., 2015.
31Dans un tout autre contexte, le désir de changement peut être lié à l’émergence d’un nouveau projet professionnel qui motive la reconversion. L’expérience acquise comme avocat s’intègre alors dans une stratégie de construction de carrière. La latence peut également être suscitée par la découverte d’un talent, d’un don, d’une passion, qui amorce le changement, après la phase de désengagement. Ainsi, cette découverte chez deux avocates interrogées, devenues créatrices, a “imposé” le désir de reconversion. Comme d’autres recherches le montrent6, la maternité est également un événement significatif dans une trajectoire professionnelle. Précisons que, dans le cadre de notre recherche, aucun enquêté homme n’a mentionné l’impact de la parentalité dans son cheminement. C’est la raison pour laquelle nous retenons ici le terme “maternité”. Dix femmes sur les treize interviewées ont des enfants. Parmi ces dix femmes, six mentionnent leur maternité comme un élément déclencheur de leur reconversion professionnelle. En phase de latence, la maternité est un événement directement en lien avec la bifurcation, qui donne une impulsion à cette dernière. L’activité est interrompue devant la difficulté que représente la conciliation vie professionnelle/soin des enfants, sans pour autant qu’il y ait de projet professionnel déterminé. L’avocate entre alors en phase de latence. La maternité joue ainsi un rôle de catalyseur qui l’oblige à entamer une réflexion sur son projet professionnel. Enfin, la mobilité ou l’éloignement (temporaire) géographiques font également partie des situations qui peuvent initier la phase de latence, en permettant la prise de conscience de la nécessité d’un changement important. Dans notre échantillon, ils sont au moins quatre à avoir changé de résidence et trois à avoir entamé un voyage, soit de courte durée, marqué par une rencontre, soit un “grand voyage”, de six mois minimum, pendant lequel s’ébauche un projet de vie différent. Le “grand” changement, la bifurcation, viendra après, mais ils y sont prêts. Dans le même ordre d’idée, l’expatriation peut aussi générer un temps de latence par l’exercice d’expériences professionnelles inattendues. Cette phase d’incertitude marque l’ouverture d’une période inconfortable de doutes. Plusieurs enquêtés ont exprimé la difficulté, l’inconfort de cette période, où l’après n’est qu’une ébauche, dans un avant omniprésent. Cette période de doutes peut survenir avant ou après la bifurcation. Fuchs Ebaugh (1988 :143) la désigne comme « vacuum », le « vide », une situation d’entre-deux, où la sortie est certaine, sans forcément que la transition et le futur soient précisés. L’auteure considère néanmoins que cette étape d’introspection et de questionnement est nécessaire avant de « faire le grand saut », celui qui se réalisera au moment de la bifurcation.
32Dernière étape, la bifurcation elle-même, c’est-à-dire l’événement du passage à l’acte, pose d’abord la question du moment : pourquoi maintenant ? C’est cette question de fond qu’Abbott aborde : « comment le changement commence-t-il ? » (2010 :200). Pour y répondre, ce dernier se concentre sur les effets de la structure sociale pour expliquer le changement. Cette posture, si elle peut être réductrice pour l’analyse des parcours individuels, donne un éclairage sur le changement en tant qu’une possibilité, parmi d’autres. Pour l’auteur, le turning point est un concept narratif utilisé a posteriori, dans le sens où il est la conséquence d’un choix « fait en fonction d’un certain futur attendu » (Ibib. :201), sans que l’individu ait forcément conscience, au moment du choix, de réaliser un turning point, d’un point de vue interactionniste.
- 7 Au sens originel du terme et dans le cadre d’un processus de création, la sérendipité renvoie à la (...)
33La bifurcation est alors, dans un contexte donné, une possibilité, parmi un ensemble de trajectoires individuelles entremêlées, inscrites dans une multitude de réseaux, de relations entre acteurs sociaux, laissant une grande place à la sérendipité7. Cette théorie permet des changements et les inscrit dans la réalité de la vie, où rien n’est jamais acquis. La singularité des parcours de nos témoins en est l’illustration parfaite.
34Selon Soulet (2010), la bifurcation est une construction sociale composée de subjectivité, de déterminismes sociaux et de capacités d’action individuelle. Le discours de Bertrand en témoigne :
Il y a beaucoup moins de libre arbitre que de déterminisme chez les individus et qu’en réalité une famille, des parents, ou qui sais-je, peuvent vous forcer à faire quelque chose, mais le naturel revient très vite au galop. Et, j’ai été naturellement amené à ça et, finalement, j’ai eu beaucoup de chance de rencontrer les bonnes personnes au bon moment […].
35Les changements de parcours s’expliquent également en partie par le « sens subjectif vécu » que les avocats portent aux événements, qui peuvent être interprétés par les individus comme le constat d’un temps révolu qui leur permet de se tourner vers un « après » (Fuchs Ebaugh, 1988 :143). On peut par exemple considérer qu’un avocat rencontrant des difficultés dans l’exercice de son métier peut envisager l’éventualité de changer de métier, là où d’autres agiraient autrement. Concrètement, à un moment donné, l’individu fait appel à sa subjectivité et s’engage dans une bifurcation en donnant du sens à un ensemble d’événements ou à un événement spécifique faisant naître sa décision de ne plus être avocat.
36Une autre question se pose : quelle est la durée de cette période de prise de décision ? S’il n’y a pas de norme sur la durée de la phase de latence et de la bifurcation, certains éléments communs ont été identifiés. Pour Fuchs Ebaugh, il s’agit du niveau de connaissance et de clairvoyance de l’individu sur le changement qu’il amorce, sur ce qu’il quitte et sur l’orientation qu’il va prendre. Plus l’individu a conscience des enjeux, c’est-à-dire des conséquences et des avantages liés au changement qu’il va opérer, plus le temps de latence sera long, une évaluation rationnelle de type utilitariste (calcul gains/pertes) n’étant pas exclue dans ce processus. À l’inverse, l’autre critère déterminant est le niveau de résistance de l’individu. Autrement dit, certaines personnes ont une phase de latence et une bifurcation très rapides lorsqu’elles considèrent que la situation devient insupportable. Sur ce point, et paradoxalement, les auteurs s’accordent sur le fait qu’une durée courte de latence et de bifurcation ne signifie pas forcément une sortie de rôle facile (Fuchs Ebaugh, 1988 ; Négroni, 2007). On l’a vu, la phase de latence est nécessaire à la maturation de la décision de bifurcation. Une phase de latence trop courte peut s’avérer insuffisante : « Plus que des regrets qui demeurent, c’est une incapacité à se mobiliser entièrement dans le présent pour la phase suivante, le projet » (Négroni, 2007 :128).
- 8 On ne peut s’empêcher de noter le décalage entre la solennité du rite de la prestation de serment e (...)
37Qu’en est-il par ailleurs de l’événement déclencheur, c’est-à-dire « cet événement [qui] peut revêtir plusieurs formes, toutes susceptibles d’intervenir dans les bifurcations de trajectoires » (Négroni, 2007 :132) ? La bifurcation constitue un événement en tant que tel dans le sens où elle influe durablement sur une trajectoire initiale de vie. Cette action peut être liée à un fait précis – un recrutement inattendu, une opportunité, une épreuve, etc. – ou s’inscrire dans le temps, de manière plus informelle. Formellement, pour les avocats, le moment qui marque la bifurcation correspond à leur omission de l’ordre8, même si cette dernière n’a jamais été citée par les interviewés comme “point de bascule”. Dans tous les cas de bifurcation, l’événement – qu’il soit vécu comme une catastrophe ou qu’il suscite une prise de conscience – est marquant, car il bouleverse l’ensemble de la trajectoire et a des incidences sur la vie personnelle. C’est donc d’abord un événement concret et factuel, dans le sens de la “face objective” du phénomène qui surgit. Dans la typologie des événements déclencheurs, on note en premier lieu, très simplement, le constat par l’intéressé de l’impossibilité où il se trouve d’exercer pour des raisons professionnelles ou personnelles. L’exercice de son métier est devenu impossible, tant cela lui coûte ou génère de la souffrance. Ce blocage peut être lié à des circonstances professionnelles ou personnelles qui imposent une adaptation aux contraintes de la réalité : des problèmes de santé, un déménagement ou l’arrivée d’un enfant peuvent rendre l’exercice trop difficile et constituer l’élément suscitant la bifurcation, même s’ils s’inscrivent durant le processus de latence ou qu’ils le génèrent. La bifurcation peut aussi être consécutive au choix délibéré de réaliser un projet personnel disjoint du projet professionnel ou, simplement, de saisir une opportunité : par exemple les deux avocates salariées de notre échantillon ont saisi l’occasion de quitter leur entreprise pour bifurquer, sans savoir précisément ce qu’elles feraient par la suite.
38Au bout du processus de changement, que sont devenus les avocats que nous avons interrogés ? Sept d’entre eux sont indépendants, dirigeants d’entreprise ou créateurs d’entreprise : associés dans des cabinets de recrutement ou d’outplacement (2), dirigeante d’une société de confection de vêtements de cuir (1), secrétaire général d’une enseigne de grande distribution (1), entrepreneuse en viticulture (1), dirigeant d’une entreprise de transports (1), agent immobilier (1). Deux sont artistes : l’une comédienne et l’autre sculpteur. Cinq sont salariés ou fonctionnaires avec, en majorité, des postes autonomes, soit par leur mode d’exercice (un professeur d’histoire-géographie, une professeur titulaire d’une grande école de commerce et une magistrate), soit par la petite taille de la structure : une dirigeante d’association culturelle et une secrétaire générale d'une fondation. Enfin, trois sont salariées de grosses sociétés dont l’organigramme comporte plus de trois niveaux hiérarchiques : la première est directrice d’un département de “compliance” après avoir travaillé dans le recrutement, la deuxième travaille dans le lobbying et la réglementation, la troisième est responsable de la communication interne d’une grande banque.
39On le voit bien, même si la plupart des ex-avocats ont retrouvé une “bonne” situation, il reste qu’à un moment donné, le fait de quitter cette profession, avec toute l’incertitude liée à cette transition, implique de renoncer à un statut social établi et, souvent, à la bonne rémunération qui en découle, ainsi que, pour la majorité d’entre eux, à des compétences juridiques et à une expérience professionnelle patiemment constituées. Derrière cette décision de changement se profile la question du déclassement social, que nous pourrions définir a minima comme « un phénomène de rupture qui conduit un individu à perdre sa position sociale » (Maurin, 2009 :5). À la question « est-ce que tu pourrais considérer qu’il y a un ‘déclassement’ dans ton parcours ? », les anciens avocats ont tous spontanément distingué deux cas : celui où le jugement est porté par des tiers, et celui où ils portent eux-mêmes un regard sur leur parcours. Dans les deux cas, l’appréciation repose sur des éléments objectifs et subjectifs (par rapport à des représentations sociales) et porte sur l’écart entre les positions anciennement et actuellement occupées ainsi que sur les aspirations initiales de l’individu en regard de la réalité. Ainsi, nos enquêtés sont unanimes pour considérer que le changement de statut est perçu par les tiers comme un déclassement social objectif. Ils rejoignent en cela H. R. Fuchs Ebaugh pour qui l’abandon d’un statut social reconnu est « socialement indésiré » (1988). En revanche, de manière plus subjective, ils ne perçoivent pas le changement de situation comme un déclassement. Cette posture est évidemment liée au fait qu’ils ont réussi à « contre-effectuer » (Négroni, 2007 :135) les événements (c’est-à-dire à leur donner un sens), de telle sorte qu’ils ont le sentiment aujourd’hui d’être dans un parcours qu’ils ont construit et, fondamentalement, choisi. Ils sont même plusieurs à avoir exprimé leur “fierté”, la liberté gagnée, l’enrichissement personnel et, finalement, leur indifférence à la perception objective de leur trajectoire.
40La deuxième conséquence importante liée au changement de statut affecte un marqueur social structurant : la diminution de revenu. Seul un ancien avocat a augmenté son niveau de revenu par rapport à sa rémunération antérieure. Les autres ont des gains équivalents, voire inférieurs pour plus des deux tiers des interviewés. Pour certains, cette diminution est même conséquente puisqu’elle représente deux tiers de rémunération en moins ! Cette diminution peut être une difficulté, mais n’est pas considérée comme un problème incontournable et ne remet pas en cause la bifurcation : elle n’est pas un frein suffisant. Dans ce cas, l’ancien avocat cherche une solution pour concilier son nouveau métier et une meilleure rémunération, mais n’envisage pas de retour en arrière. Cette posture fait d’ailleurs écho à celle déjà mise en évidence par Négroni au terme de son enquête :
La perte de revenus est rarement présentée comme faisant problème pour les personnes en reconversion professionnelle. […] Un gain moins important n’est pas perçu comme une perte, au contraire. Il est présenté comme une condition financière d’accès à un autre rapport au monde (Négroni, 2007 :177).
41La diminution de revenu incarne alors implicitement la reconversion professionnelle : elle marque le nouveau statut social de l’ancien avocat.
42Enfin, abandonner le métier d’avocat peut avoir comme conséquence de renoncer à des compétences professionnelles, même si, empiriquement, cette expérience ne semble pas avoir été vécue comme telle par l’ensemble des personnes enquêtées. À l’exception des deux témoins devenues créatrices, les autres disent tous établir des liens avec leur expérience d’avocat et mobiliser les ressources antérieurement acquises, chacun à sa manière (connaissance du milieu, qualité d’ancien avocat, connaissances juridiques). Dans la majorité des cas, ils s’accordent pour reconnaître que leurs compétences d’avocats (savoirs techniques, capacité de synthèse, de recherche, d’analyse, de prise de parole en public, etc.) sont aisément transposables au quotidien dans leur nouvel univers. En définitive, la possibilité de continuer à mobiliser ces expériences et ces compétences transversales atténue le sentiment de rupture. Le fait de ne pas devoir totalement abandonner les bénéfices de l’ancienne expérience professionnelle participe d’ailleurs à la réalisation du changement de parcours :
Être avocat c’est une école pour apprendre à apprendre. La résistance au stress, la prise de parole en public, écrire, anticiper… (Isidore).
L’aptitude à prendre des dossiers qui peuvent être très techniques, à les synthétiser, à les faire siens pour ensuite les porter et essayer de convaincre des interlocuteurs […]. J’anime des groupes de travail, alors l’aptitude à la prise de parole en public… La capacité quand même, voilà, à analyser, qualifier, à donner un avis sur des questions techniques. La capacité à poser des questions, comprendre une situation, comprendre les enjeux, je retrouve pas mal de choses… (Katia).
43Plus que des compétences, à l’instar de ce qu’ont observé C. Négroni (2007) et H.R. Fuchs Ebaugh (1988), nous pouvons rapprocher les éléments acquis au cours de la première activité professionnelle des processus de socialisation primaire tels que définis par P. Berger et T. Luckmann (2012). Ainsi, pour l’ex-avocat, l’exercice de ce métier comme première expérience professionnelle et les qualités qui y sont associées, constituent en quelque sorte le socle de la socialisation professionnelle primaire auquel il se référera tout au long de sa carrière : son indépendance, sa formation intellectuelle (connaissances juridiques, méthode, rédaction, synthèse, sens critique, expression orale...) et pratique (combativité, négociation, compétition, relation client, résistance au stress) constituent autant de dispositions (au sens de Bernard Lahire, 1998) potentiellement transposables, mobilisables dans d’autres univers. Concrètement, on retrouve leur trace tant dans la manière dont les avocats construisent leur reconversion professionnelle – avec indépendance et pugnacité – que dans les nouvelles activités exercées, même si les intéressés n’en ont pas toujours conscience, notamment lorsque la dynamique de changement est chaotique et vécue avec difficulté.
44Cette socialisation garantit en outre à l’ex-avocat des ressources intellectuelles et comportementales pour aborder une reconversion professionnelle mal perçue socialement et ne bénéficiant d’aucun dispositif d’accompagnement. À ce titre, les ex-avocats que nous avons interrogés ont convoqué spontanément la notion de “hasard” pour expliquer leur décision. Cette question de la place prise par le hasard a ainsi été intégrée dans le questionnaire après être apparue de manière significative dans les entretiens exploratoires. Il faut en réalité distinguer, derrière ce terme, ce qui relève de l’opportunité et ce qui renvoie à l’événement imprévisible, au pur hasard. Les opportunités sont des faits inattendus (des incertitudes) créés ou liés à des actions produites par l’individu. Elles s’inscrivent en réalité dans un contexte où l’intéressé est déjà en phase de latence et constituent, dans ce cas, l’événement qui suscite la bifurcation. Il s’agit de ce que C. Négroni appelle la « collusion significative » (Négroni, 2007 :145), où une sollicitation opportune fait sens pour un individu et lui permet de devenir acteur de sa trajectoire dès lors qu’il possède les ressources permettant de s’en saisir. Par ailleurs, ces opportunités ne peuvent intervenir dans le parcours de bifurcation que si le choix de quitter la profession – formalisé ou pas – a été fait par l’intéressé (a minima, la certitude porte sur l’impossibilité de poursuivre le métier d’avocat). La situation de Géraldine en est l’illustration. Elle a quitté le barreau pour accompagner son conjoint. Avant son départ, elle ressentait beaucoup de stress dans l’exercice du métier d’avocat. Elle est en situation de latence. Elle tombe “par hasard” sur un article de presse qui présente une formation dans le domaine de la mode : « je n’ai plus pensé au reste ». C’est la position développée par Sophie Denave, qui refuse d’accorder un poids déterminant au hasard dans la genèse des événements, mais considère qu’ils ne sont « ni aléatoires, ni totalement déterminés », et « pour le dire de manière triviale, [que] n’importe quoi n’arrive pas à n’importe qui » (2009 :160 ss). La notion de sérendipité exprime bien cette idée.
45À l’inverse, le hasard est la « cause fictive de ce qui arrive sans raison apparente ou explicable, souvent personnifiée au même titre que le sort, la fortune, etc. » (Dictionnaire nouveau Petit Robert). Cette notion est rarement utilisée en ce sens par les anciens avocats que nous avons interviewés. L’un d’entre eux (Bertrand) exprime cependant :
Je n’ai absolument décidé de rien dans tout ça. Je n’ai pas décidé des études que j’allais faire, je n’ai pas décidé, puisque j’ai été remercié, de quitter le Barreau, j’ai décidé d’accepter la proposition qui consistait à signer le contrat de travail que m’a proposé xxx, mais en même temps je ne savais pas en quoi consistait ce métier […].
- 9 En l’occurrence, notre témoin est devenu recruteur d’avocats.
46Cette posture renvoie à la conception déterministe de la trajectoire de vie. On le voit, l’ex-avocat recourt à cette conception et à la convocation du hasard pour créer de la cohérence dans son parcours de vie (rationalisation a posteriori), en méconnaissant la cohérence et le transfert de compétences à l’œuvre dans le cadre de son changement de métier9.
47L’hétérogénéité des parcours singuliers ne doit donc pas masquer la réalité de ce socle culturel commun aux ex-avocats qui leur permet de mobiliser, lorsqu’ils changent de métier, des éléments de leur socialisation professionnelle qui les aident dans la réussite de leur parcours, quel qu’il soit.
- 10 Par exemple, le sondage TNS Sofres de mai 2015 indique que 58 % des personnes interrogées se décla (...)
- 11 Par exemple, selon le CNBF (2015), entre 69 % et 96 % des avocats ayant prêté serment entre 1996 et (...)
- 12 Fait déjà établi par Négroni C., 2007 ou Denave S., 2015.
48Changer de métier, envisager un nouvel avenir professionnel relève, pour les avocats que nous avons suivis, d’une démarche voulue, d’un processus plus ou moins erratique qui les amène à s’investir dans un nouveau projet de vie. Si les sondages démontrent l’existence d’un désir de changement de métier chez beaucoup d’individus10, il apparaît que ceux qui franchissent le pas sont, en définitive, peu nombreux11. Il convient donc de ne pas confondre les discours et la réalité des actes. Ainsi, malgré la souffrance que certain(e)s peuvent connaître dans l’exercice de leur métier, il n’est pas donné à tout le monde de bifurquer professionnellement, surtout dans la conjoncture actuelle. Les avocats que nous avons rencontrés l’ont fait. Ils ont décidé de s’engager dans un mouvement (Alter, 2000), de quitter leur trajectoire initiale pour s’investir dans un autre parcours. Notre enquête montre qu’au-delà de la singularité de ces choix et de ces cheminements, les avocats qui quittent leur métier suivent un processus en plusieurs étapes12 dont les causes sont sociales. S’il est possible de démontrer ce processus, il est moins aisé d’établir des profils types de parcours, même si ces itinéraires sont caractérisés par des points communs déjà présents dans l’activité professionnelle antérieure. L’ancien avocat est indépendant dans sa démarche de reconversion professionnelle. Il a conscience de perdre un statut social aux yeux des tiers (déclassement), mais cela compte finalement peu pour lui (les motifs économiques ne sont pas le moteur du changement) ; il considère au contraire son nouveau parcours positivement, malgré la perte de revenus et le brouillage de son identité sociale, au moins dans un premier temps. Si le changement est évident pour lui, il implique un glissement culturel d’autant plus important que la profession est normée et socialement identifiée. Mais, si la bifurcation implique un changement de cadre de références culturelles, on ne peut pas en déduire que l’individu est totalement autre. Au contraire, les éléments structurants de la vie d’avocat demeurent présents.
49En définitive, il reste que tous les témoins rencontrés, à un moment de leur parcours, ont pris la difficile et incertaine décision du changement, pour diverses “bonnes” raisons qui, au moins à leurs yeux, avaient assez de sens, apparaissaient comme suffisamment motivantes pour légitimer la décision d’un passage à l’acte, d’une mise en action pour laquelle ils disposaient des ressources (économiques, scolaires, culturelles, sociales…) et de l’expérience nécessaires, sans forcément en avoir conscience, en vue d’élargir le champ des possibles de la reconversion et de supporter les aléas du processus de bifurcation.
50Car, ne nous trompons pas : changer de métier n’est pas un acte anodin, même dans une société où l’injonction à la mobilité tend à devenir une norme (Denave, 2017). Car, au terme de notre enquête, et comme l’évoque Sophie Denave dans ses travaux, reconstruire sa vie professionnelle, c’est surtout reconstruire sa vie tout court, dans un contexte empreint d’incertitudes. C’est en cela que l’étude de la bifurcation de groupes professionnels nous livre des connaissances sur le fonctionnement de nos sociétés contemporaines. Étudier le social au regard du singulier, en quelque sorte…