- 1 Par exemple les conventions internationales des droits de l’enfant, mais aussi les lois de protecti (...)
1Engagée au XXème siècle, la maîtrise de la fécondité des femmes par les femmes (développement de la contraception, légalisation de l’avortement, etc.) a contribué à la reformulation de l’engendrement – entendu dans l’acception la plus large du devenir parent (biologiquement, mais aussi via des techniques reproductives ou par adoption). Tout particulièrement pour les femmes, qui l’ont longtemps vécu comme une fatalité, l’engendrement est majoritairement devenu l’expression d’un désir (Badinter, 2010 ; Bajos/Ferrand, 2004). Parallèlement, l’enfance a acquis une valeur inédite dans l’organisation sociale (Praz, 2005 ; Singly, 2005), sous l’effet de diverses lois de protection de cette dernière1 et de nouveaux savoirs dans les champs de la psychologie et de la psychanalyse (Garcia, 2011). Ainsi, dans un contexte où les parcours professionnels et affectifs sont marqués par l’éphémère et la précarité, devenir, puis être parent se présente comme un engagement fort et inscrit dans la durée autour du/des enfant(s) (Boltanski, 2004).
2Peu de travaux se sont toutefois penchés sur ce qu’induisent ces nouveaux modes de problématisation sur la mise en œuvre du travail procréatif en matière de bien-être pour l’enfant. L’émergence des termes parenting, “parentalité” ou “travail parental” (Martin, 2003 ; Neyrand, 2011) dans les sciences humaines signale certes les transformations à l’œuvre autour de « l’ensemble des activités réalisées dans le cadre familial par des adultes en situation de parents en charge d’enfant(s) » (Déchaux, 2009 :14). Quelques sociologues – notamment anglo-saxonnes – ont thématisé les idéologies (Hays, 1996), cultures (Lee et al., 2014) et normes (Gojard, 2010) qui encadrent les pratiques et discours contemporains portant sur le soin ainsi que l’éducation des enfants. Ces recherches convergent vers la mise en évidence d’une norme puérocentriste, où l’enfant et son bien-être sont au cœur des préoccupations. D’autres enquêtes, tant quantitatives (Pailhé/Solaz, 2009) que qualitatives (Hochschild/Machung, 2012 ; Ibos, 2012), rappellent enfin que sous l’adjectif “parental” subsiste une responsabilité toujours différentielle entre les hommes et les femmes quant à la prise en charge des enfants. Le projet parental est plus densément investi dans les sociétés contemporaines par celles et ceux qui décident de devenir parent, tout comme il est de plus en plus construit autour du “bien-être” de l’enfant. Malgré une demande accrue de la part de certains hommes de pouvoir exercer leur paternité (Modak/Palazzo, 2002), la mise en œuvre de ce projet – ce que nous entendrons ici par “travail parental” – reste majoritairement accomplie par les femmes.
3Par ailleurs, quelques indices posés çà et là (Singly, 1993 ; Darmon, 1999 ; Cadolle, 2001 ; Bastard, 2006) révèlent les exigences croissantes associées à la prise en charge des enfants. Toutefois, leurs incidences sur les représentations et parcours restent méconnues : comment l’enjeu contemporain du bien-être de l’enfant s’incarne-t-il dans les pratiques parentales ? Comment les parents proches de ces nouvelles normes – et les mères en particulier – affrontent, se confrontent ou investissent les normes contemporaines relatives à la parentalité ? Dans quelle mesure les discours et pratiques qui en résultent participent-ils à la reconfiguration du travail procréatif ?
4Pour apporter les premières réponses à ces questions, cet article propose de faire dialoguer les résultats de deux enquêtes portant sur des associations dont les activités témoignent des formes contemporaines de définition et de mise en œuvre du travail parental : l’une a été réalisée en Suisse à partir d’un corpus de documents produits par l’association de l’École des Parents de Genève (ÉP) (Odier, 2018), l’autre en France à partir d’entretiens avec des femmes appartenant à une association de Mompreneurs (Landour, 2015). Toutes deux réalisées en milieu francophone, ces enquêtes s’inscrivent dans des contextes aux politiques familiales contrastées : la France s’est reconstruite après 1945 sur une base familialiste affirmée (Knibiehler, 2001), en s’appuyant sur des politiques familiales nombreuses. Si ces politiques restent ambivalentes quant à l’insertion pérenne et égalitaire des femmes (Maruani/Meron, 2012), elles ont assuré à ces dernières un taux d’emploi élevé (67 % chez les femmes de 15 à 64 ans en 20132) tout en maintenant un taux de fécondité important (1,99 enfant par femme en France métropolitaine en 20133). En Suisse, la famille est davantage considérée comme une affaire privée (Desplands, 1999). Le canton de Genève fait toutefois exception : largement influencé par la France et soumis à un besoin de main-d’œuvre pour le développement de son industrie, il déploie une politique plutôt active en matière de natalité et de protection des familles. La fécondité (1,49 enfant par femme en 20134) et l’activité professionnelle des femmes (56 % en 20105) y sont toutefois moins élevées qu’en France. Les ambitions cantonales en matière familiale sont en grande partie déléguées aux associations privées, dont fait partie l’ÉP.
5C’est sur l’analyse des archives de cette dernière que s’est construite la première enquête. L’ÉP propose des activités aux parents pour « favoriser des relations harmonieuses dans la famille » (Brochure de l’ÉP, 2010, page de titre). Fondée en 1950 par des femmes médecins et psychologues, elle est une émanation de l’École des Parents de Paris, créée en 1928. Au moment de sa création, elle est en dialogue constant avec des personnalités politiques et universitaires, tant locales qu’étrangères (notamment le psycho-pédagogue Jean Piaget ou la psychanalyste Françoise Dolto), et s’inspire de savoirs avant-gardistes sur le développement de l’enfant et les relations familiales. Tout au long de son histoire, elle met en œuvre différentes activités adressées aux parents (par exemple, un centre psycho-éducatif, des groupes de paroles, un lieu d’accueil parents-enfants), qui ont souvent été reprises par l’État dans le cadre de ses politiques dites de “soutien à la parentalité”. Elle est aujourd’hui dirigée par des femmes provenant d’horizons professionnels divers, mais plutôt positionnées parmi les catégories socio-professionnelles à fort capital culturel (psychologues, sociologues, artistes...). Fréquentée chaque année par environ cinq cents parents, qui sont très majoritairement des mères elles aussi (culturellement) bien dotées, cette association propose vingt-cinq activités distinctes : des activités ludiques parents-enfants, des consultations avec une psychologue, des groupes de discussion, des groupes de réflexion sur des thèmes précis et un lieu d’accueil parents-enfants. L’association a affiché des liens fluctuants avec les autorités du canton de Genève, passant d’une collaboration étroite à une autonomisation plus nette. Depuis deux décennies, alors que le financement des associations s’est restructuré, l’ÉP collabore avec les autorités cantonales pour la mise en œuvre de ses politiques de soutien à la parentalité, notamment auprès des parents migrant·e·s et des mères adolescentes. Cette recherche s’appuie avant tout sur l’analyse des discours qu’elle produit à propos des parents, recueillis dans les programmes et rapports d’activités, dans la correspondance, les procès-verbaux de ses réunions de comité et dans les documents de promotion de ses activités. En accordant une attention particulière aux responsabilités attribuées aux parents et à leurs déclinaisons sexuées, l’enquête documente ainsi, depuis la création de l’association, les métamorphoses de la figure parentale et leurs incidences en matière de normes parentales prescrites. Pour cet article, et l’analyse croisée avec la seconde enquête, on se centrera sur les documents produits au cours des vingt dernières années étudiées (1990-2010).
6La seconde enquête a été réalisée auprès d’une association de Mompreneurs en France. Celles-ci apparaissent à la fin des années 2000, en référence à un mouvement né à la fin des années 1990 aux États-Unis. Dans ce pays où la maternité des femmes actives est peu prise en charge (Gornick/Meyers, 2003), la valorisation de la prise d’initiative économique de femmes renvoyées au foyer est une réponse néolibérale à la question de l’articulation des temps de vie. La catégorie s’importe en France à l’apparition du régime de l’auto-entrepreneur, point d’orgue des mesures de démocratisation de la création d’entreprise et de l’accès au non-salariat : la question économique prend alors le dessus, avant d’être rattrapée par une mise en conformité genrée des femmes devenues non-salariées (Landour, 2015b). Ces femmes se présentent comme d’anciennes cadres qui auraient décidé de créer une activité indépendante à la faveur d’une grossesse. On en dénombre plusieurs milliers en France, un décompte précis s’avérant compliqué du fait des multiples groupes informels et revendications individuelles qui ont émergé au cours des dernières années. Au sein du collectif étudié, une enquête quantitative en ligne conduite en septembre 2013 a toutefois permis de cerner le profil suivant : il s’agit principalement de femmes situées dans le haut des classes moyennes et le bas des classes supérieures, en couple pour 86 % d’entre elles (77 % étant mariées). Elles affichent des comportements malthusiens, 78 % d’entre elles étant mères d’un ou deux enfants. Toutefois, cette recherche repose principalement sur une enquête ethnographique, des observations ayant été conduites entre 2012 et 2014 dans les antennes franciliennes et héraultaises de l’association. Une cinquantaine d’entretiens par récit de vie ont pu approfondir les processus de ces femmes qui revendiquent leur prise de responsabilités économiques et insistent sur leur condition de mère. Afin de rentrer dans le détail des pratiques et représentations liées au travail parental de ces femmes, trois entretiens sont plus particulièrement présentés au fil de l’article. Proches du profil type établi plus haut, Claire, Alexandra et Sophie y apportent les incarnations et nuances plus largement analysées au sein de l’ensemble du groupe des Mompreneurs.
7Aussi ces deux enquêtes permettent-elles d’envisager des pratiques parentales défendues par des mères de classes moyennes et supérieures, qui sont à la fois particulièrement réceptives aux normes parentales défendues par des professionnel·le·s de la santé et de l’enfance (Gojard, 2010) et partie prenante de la production de nouvelles normes familiales (Boltanski, 1977 ; Commaille, 1996 ; Serre, 2009). Deux angles d’analyse se dégagent : d’une part, l’analyse des documents de l’ÉP met en évidence des cadres de référence qui définissent le travail parental ; d’autre part, l’analyse des entretiens menés avec des Mompreneurs indiquent comment ces cadres se traduisent en pratiques parentales et agissent sur les parcours, ici des femmes. On verra dans un premier temps comment se dessine, puis s’incarne dans le travail parental une vision psychologisée du bien-être de l’enfant. Cette trame normative repose sur des conditions sexuées, sociales et économiques d’exécution qui sont abordées dans un second temps. Ces pré-requis implicites participent ainsi d’une hiérarchisation entre les parents. Sous couvert d’une morale parentale pensée comme universelle se rejouent des inégalités de sexe, de classe, voire de race.
8Bien élever un enfant, ce serait s’assurer de son bien-être. Mais comment ce bien-être est-il défini ? Nous verrons que du côté de l’ÉP, il est principalement pensé à partir d’un équilibre affectif et relationnel envisagé sur le long terme. On retrouve ces notions psychologisées du côté des Mompreneurs qui, après avoir elles-mêmes connu des difficultés dans le travail salarié, en viennent à relativiser les enjeux de performance pour favoriser elles aussi la construction de l’équilibre psychique de leur enfant.
9L’étude des arguments développés dans les documents de présentation des activités de l’École des Parents de Genève pour expliquer la manière dont elles favorisent des relations familiales harmonieuses permet de saisir les cadres de référence (Bacchi, 1999 ; Goffman, 1999) des intervenant·e·s de l’association et plus spécifiquement les modes de problématisation du bien-être de l’enfant et du travail parental. En énonçant ce à quoi les parents devraient être initiés ou sensibilisés pour le “bien-être de l’enfant”, les programmes d’activités de l’ÉP révèlent en quelque sorte des “modes d’emploi d’‘être parent’ ” qui dessinent des modèles parentaux.
10Ainsi, les arguments présents dans les programmes d’activités et les documents de présentation de l’association montrent une préoccupation croissante pour la santé somatique de l’enfant entre 1990 et 2010, qui fait varier la définition du travail parental. Dans les programmes d’activités de l’École des Parents des années 2000, si quelques cours portent sur le développement physiologique de l’enfant ou son alimentation et son sommeil, une part grandissante des activités proposées a d’abord pour objectif de favoriser la relation parent-enfant afin de renforcer la sécurité affective de ce dernier en vue de lui assurer un “bien-être” dans divers domaines de sa vie d’adulte. Selon cette approche, fortement inspirée par les théories de l’attachement et les travaux de la psychanalyste française Françoise Dolto et du psychanalyste anglais Donald Winnicott, le “bien-être” de l’enfant ne se définit plus autour de son poids, de sa courbe de croissance ou de ses résultats scolaires. Il est principalement conçu à partir de la confiance qu’il/elle développe dès la naissance vis-à-vis de son entourage (et plus spécifiquement de sa mère) et sa capacité à entrer en relation avec ses pair·e·s et d’autres adultes. En outre, dans ce cadre de référence, le bien-être de l’enfant a cette particularité de ne pas être d’emblée “mesurable” et ne se qualifie qu’à partir de sa capacité d’intégration dans la vie en collectivité à l’âge scolaire ou dans sa vie d’adulte.
11Par exemple, dans le rapport de 1997, il est expliqué que les activités ayant pour objectif de travailler la relation parent-enfant dès le plus jeune âge visent à prévenir des « difficultés affectives, relationnelles » ou encore des « difficultés d’intégration » que l’enfant pourrait vivre dans sa vie d’adulte :
Pouvoir tôt dans la vie d’une famille poser et affronter ces mouvements intérieurs propres à tout individu et à tout groupe humain offre des atouts pour prévenir les effets néfastes dans la vie psychique d’un enfant, qui pourraient hypothéquer durablement sa capacité d’aimer, de penser, de participer à la société (Rapport d’activités de l’ÉP, 1997 :11).
12Suivant ces préceptes, de nombreuses activités dites “ludiques” s’adressent aux enfants accompagnés d’un·e parent·e et sont élaborées en vue de permettre aux parents d’expérimenter des modes relationnels qui favoriseraient la sécurité affective de l’enfant. En 2003, elles sont présentées comme une « porte d’entrée » pour « mettre la relation à l’enfant au premier plan » (Rapport d’activités de l’ÉP, 2003 :10). Pour insister sur ce point, il est en outre expliqué dans les programmes d’activités édités de 2006 à 2010 que, dans ces ateliers dits “ludiques”, l’accent est mis prioritairement sur « la qualité relationnelle et non sur les performances des enfants » (programmes d’activités de l’ÉP, 2006-2007, 2007-2008 et 2008-2009).
13Le développement d’activités ludiques à l’attention des parents montre que cette conception du bien-être de l’enfant ne se réduit pas uniquement à une perception particulière de ce dernier et de son développement, mais implique aussi une définition spécifique du travail parental, caractérisée par une forme d’engagement de soi dans la relation à l’enfant.
14Par exemple, dans les programmes, l’activité musicale est présentée comme l’opportunité pour les parents de vivre « des échanges riches d’écoute et de plaisirs sonores » et de « partager et développer une écoute collective vivante et joyeuse » (Programme d’activités de l’ÉP, 2002-2008). L’activité de lecture avec des enfants de moins de 4 ans est décrite comme permettant de créer des « moments de plaisir partagé » lors desquels « parents et enfants sont intensément présents, les émotions s’expriment, les conflits se dénouent, la relation s’enrichit » (Programme d’activités de l’ÉP, 2008-2009). Concernant les massages, il est expliqué que les parents pourront ainsi favoriser « le sentiment de sécurité dont le bébé a besoin pour devenir un adulte épanoui, heureux et émotionnellement solide » (Rapport d’activités de l’ÉP, 2002). En reposant prioritairement sur l’implication et la disponibilité, ces activités réunissant parents et enfants autour de la musique, des jeux, de la lecture ou des massages, définissent une figure parentale entièrement consacrée aux besoins émotionnels et relationnels de l’enfant.
- 6 Cette notion de bien-être fait ainsi penser, dans le champ juridique, à la notion d’« intérêt de l’ (...)
15En même temps qu’elle révèle de nouveaux modes de problématisation du bien-être de l’enfant, l’émergence de ces activités dans les programmes d’activités de l’ÉP montre comment se redéfinissent les contours du travail parental. Le bien-être de l’enfant est ainsi défini de manière psychologisée à partir d’une projection dans l’avenir et c’est l’aspect relationnel des tâches parentales qui est considéré comme central pour sa construction. Associé à des résultats d’autant moins mesurables qu’ils sont renvoyés dans l’avenir (la future intégration sociale de l’enfant), le travail parental lié au bien-être de l’enfant s’impose comme un objectif faiblement incarné et difficile à saisir6.
16Au sein de leur association, les Mompreneurs n’élaborent pas de documents permettant d’observer leur conception du bien-être de l’enfant. Mais leurs pratiques et la régularité de ces dernières au sein du groupe en favorisent l’appréhension. Car si ces femmes globalement favorisées, et plus fortement dotées en capital économique qu’en capital culturel, mettent volontiers en avant leur identité “d’entrepreneures”, c’est avant tout sur le front parental qu’elles partagent un engagement et un esprit d’initiative prononcés (Landour, 2015b). Les manières dont elles réorganisent leur vie professionnelle autour de leur(s) enfant(s) et dont elles investissent l’école en sont révélatrices ; ces aménagements marquent l’importance et l’attention qu’elles accordent à l’équilibre psychologique de leur enfant. Le cas de Claire illustre particulièrement bien cette modalité de leur engagement.
17Parisienne d’origine bretonne, âgée d’une quarantaine d’années, Claire est à la tête d’une auto-entreprise dédiée à la commercialisation d’un jeu animé à destination des enfants. Après un court épisode salarié dans le secteur de la communication, elle devient salariée de l’entreprise de services de son compagnon. C’est après la naissance de son fils que Claire décide de créer son auto-entreprise, tant en raison des difficultés économiques rencontrées par la structure de son compagnon que pour avoir, dit-elle, « une vie complètement différente et compatible avec l’éducation d’un enfant ». L’éducation de cet enfant passe notamment par des pratiques scolaires de contournement : le couple a en effet fait le choix de scolariser son fils dans une structure Montessori, pour éviter la forte pression scolaire exercée dans l’école du quartier – particulièrement bourgeois – et favoriser ainsi son bien-être :
- 7 Le lycée Carnot est un prestigieux lycée parisien qui compte plusieurs classes préparatoires aux gr (...)
- Parce que le quartier dans lequel on habite est un peu particulier, toutes les écoles primaires envoient leurs enfants à Carnot7 après et Carnot a une espèce d’exigence d’excellence sur les enfants qui se répercute jusqu’à la primaire et la maternelle, puisque notre fils en grande section a commencé à nous dire qu’il ne voulait plus aller à l’école parce qu’il ne savait pas lire…
- En maternelle ?
- Voilà, on lui a dit qu’il apprendra l’année prochaine, mais il nous a dit : ‘Oui mais la maîtresse de CP elle veut que l’on sache lire en arrivant chez elle’, donc on s’est un peu inquiétés. On est allés voir le directeur de la primaire, qui nous a confirmé la chose […] On lui a quand même fait faire son CP dans cette école là et ça s’est extrêmement mal passé, parce qu’il nous a régulièrement dit : ‘Écoute, je ne sais pas ce que je fais dedans’. Il avait 6 ans et il était capable de verbaliser : ‘Écoute, je sais ce que je fais de pas bien, mais je ne sais pas ce que je fais de bien. On ne me félicite jamais. Je sais pas si je suis bon ou pas ? ’ Et y a un moment où on en a eu marre. Je suis allée discuter avec son instit, qui m’a dit : ‘Après y a Carnot et les prépas’. Donc je lui dis : ‘Mais il a 6 ans quoi, on se calme un peu !’.
18Ici, le bien-être de l’enfant est d’abord entendu sous son angle “émotionnel” et la prise en compte de son besoin de reconnaissance prime sur sa réussite scolaire. Loin des exigences académiques ou de la performance, la scolarisation dans une structure alternative lui permet, d’après Claire, d’être « sûr de lui », d’« avoir de l’aisance », d’être « autonome » et « bien dans ses baskets ». Si Claire et son compagnon ne savent pas encore dans quel cadre se poursuivra la scolarité de leur fils (le type d’établissement qu’il fréquente ne propose pas de scolarisation à proximité après le cycle élémentaire), leur stratégie scolaire, qui fait écho aux incitations menées au sein de l’ÉP, repose davantage sur une logique de renforcement de l’équilibre affectif de l’enfant que sur une logique de performance scolaire. Cette incarnation du bien-être affectif dans les choix scolaires répond à une injonction psychologisée, mais s’appuie sur un engagement parental dont les bases socio-économiques sont masquées : Claire et son conjoint ont ainsi les moyens financiers de scolariser leur enfant dans un établissement payant pour répondre à son besoin de reconnaissance.
19La combinaison de multiples données éclaire l’adhésion des Mompreneurs aux normes de puériculture puis d’éducation les plus mobilisantes. Leur positionnement dans l’espace social les amène par exemple à se montrer particulièrement réceptives aux normes dispensées par les professionnel·le·s de la petite enfance. Et elles y sont d’autant plus perméables qu’elles bénéficient des conditions favorables à l’application de ces exigences puérocentristes : décrochées du système salarial, voire du travail rémunéré, en couple avec des conjoints professionnellement stables au moment de la grossesse ou au temps de la petite enfance, elles bénéficient de marges de manœuvre financières, temporelles et relationnelles qui facilitent la mise en œuvre d’un travail parental dédié au bien-être affectif de l’enfant.
20Largement ancrée dans les savoirs psys, cette conception du bien-être de l’enfant ne se réduit pas uniquement à une perception particulière de ce dernier et de son développement, mais implique aussi un investissement spécifique auprès de celui ou celle-ci, rendu possible par des conditions sociales et économiques favorisées. Si cet investissement paraît en outre avant tout fondé sur la volonté commune des parents, il s’inscrit dans le maintien d’une division sexuée du travail parental que révèlent plus particulièrement les prescriptions de l’ÉP. Cette assignation féminine, ici observée au sein des catégories supérieures, n’est toutefois pas exempte de formes de valorisation dont rendent bien compte les Mompreneurs.
- 8 Les pères seuls avec des enfants n’apparaissent d’ailleurs pas du tout dans le discours de l’École (...)
21Conceptualisée sur l’héritage des théories de l’attachement, la sécurité affective des enfants est prioritairement thématisée à partir de la relation mère-enfant dans les activités de l’ÉP. Bien que la primauté maternelle ait déjà fait l’objet de nombreuses critiques et débats dans le champ de la psychologie (Pierrehumbert, 2011) et des sciences sociales (Garcia, 2011 ; Knibiehler, 2015), elle oriente encore beaucoup les pratiques des intervenantes de l’association, comme celles d’autres professionnel·le·s de la petite enfance (Blöss/Odena, 2005 ; Murcier, 2006). Dans les documents de l’ÉP, les figures masculines sont quasiment absentes des discours de l’ÉP ou définies comme des non-parents (Odier, 2018). Désignés par les intervenantes comme étant peu disponibles du fait de leurs activités professionnelles et de la particularité de la masculinité, les pères sont d’abord perçus comme ayant d’autres priorités que la prise en charge ou le soin de la relation avec l’enfant. Dans les faits, s’ils participent aux ateliers de réflexion proposés par l’association, ils sont absents des activités ludiques et peu sollicités par les intervenantes dans l’élaboration du travail relationnel visant la construction de la sécurité affective de l’enfant, tout comme ils sont tenus à distance des prescriptions normatives qu’elles transmettent8. Par ailleurs, dans les documents de l’ÉP, quelques passages expliquent pourquoi les mères sont les premières cibles des activités ludiques :
Du corps à corps avec sa mère l’enfant s’aventure ainsi petit à petit vers un espace social et culturel. La mère qui joue avec son bébé, l’introduit à devenir sujet dans le monde. Mais quel que soit le contenu du jeu, le corps du tout petit, en mouvement ou au repos reste la source vive de toute activité ludique et sollicite chez les mères une implication personnelle et corporelle tout à fait particulière à cette période de la prime enfance (Rapport d’activités de l’ÉP, 1999 :8).
22Plus que des moments de jeu ou de détente, ces activités réunissant mères et enfants se présentent comme des exemples relationnels pour les mères en vue de renforcer l’estime que l’enfant a de soi tout en augmentant ses chances d’être un adulte émotionnellement solide. Dans cette conception du bien-être de l’enfant, le travail parental, qui apparaît ainsi sous une forme tentaculaire et infinie, où chaque instant de la vie de l’enfant est un moment à investir pour favoriser son développement et son équilibre affectif, est d’abord un travail maternel qui suppose une disponibilité permanente (Chabaud-Rychter et al., 1985) Le cadre normatif de ces activités ludiques proposées par l’ÉP définit ainsi, sous l’apparence égalitaire du vocable de parents, une figure maternelle oblative qui se doit d’être attentive aux besoins émotionnels et relationnels de l’enfant, ainsi qu’une figure paternelle exonérée de cette exigence. Si l’activité professionnelle des mères n’est pas absente du discours de l’ÉP, elle est d’abord traitée à partir du bien-être de l’enfant. Elle apparaît généralement dans les programmes d’activités autour des questions liées à la séparation d’avec l’enfant.
23En reflet du discours de l’ÉP valorisant implicitement la disponibilité des mères, les Mompreneurs revendiquent elles aussi leur très grande présence auprès de leur(s) enfant(s), lisible à travers l’exercice de pratiques de soins et d’éducation chronophages (allaitement prolongé au-delà de trois mois, réalisation de gâteaux d’anniversaire érigés en œuvres d’art, implication dans le travail éducatif, démultiplication des activités extra-scolaires, etc.), ou encore dans les récits de l’investissement physique et émotionnel intense qu’elles s’efforcent de mettre en œuvre, quitte à frôler la surcharge et l’épuisement. Mais cette assignation n’est pas seulement subie, au sens où les femmes rencontrées au cours de l’enquête s’y conformeraient de manière passive. Aspirées par un maternage particulièrement exigeant, elles développent, en s’appuyant sur leurs nombreuses ressources, une très forte valorisation du savoir et des compétences parentales des mères. Certaines parviennent à faire de leur maternitude (Fortino, 1997) une expertise à part entière et à la convertir économiquement.
24Le cas d’Alexandra en rend bien compte. Fille d’un multi-entrepreneur, mariée à un chef d’entreprise, elle a exercé quelques années des fonctions de commerciale dans une entreprise de l’informatique. Comme 55 % des Mompreneurs, elle est positionnée au sein des catégories supérieures et fait partie des 68 % les mieux insérées professionnellement (soit en contrat à durée indéterminée à temps plein). Sa première grossesse transforme toutefois son rapport au travail, d’autant qu’elle entre alors dans un conflit lourd avec son employeur qui l’éloigne durant quatre ans du marché du travail. Elle en profite pour avoir ses trois enfants : elle les met d’ailleurs d’emblée en avant dans l’entretien et insiste sur son « hypersensibilité maternelle », qu’elle valorise pour se distinguer positivement de son conjoint :
Ça veut dire que quand j’ai une sollicitation d’un de mes enfants [elle tressaille], tu vois ça me fait comme un sursaut, quand j’entends ‘maman’, je l’entends tout de suite, tu vois, ça m’alerte, par exemple mon mari peut avoir un enfant qui lui dise [sic] ‘papa’ [elle répète dix fois], tu vois il peut lui dire dix fois avant qu’il lui réponde, donc tu vois moi ça me met en alerte.
25Plus souvent observé chez les femmes jeunes, peu insérées et régulièrement précarisées (Quéniart/Vennes, 2003), le besoin d’accomplissement maternel que revendique Alexandra paraît d’autant plus prononcé qu’il est concomitant d’un sentiment de rejet du monde du travail. Alexandra n’a pourtant jamais renoncé à entretenir une activité rémunérée et c’est au cœur de son déploiement parental intense qu’elle entrevoit une piste d’accomplissement professionnel. Après avoir fabriqué et vendu de petits objets de décoration personnalisés, elle a développé une idée puisée dans son expérience maternelle. Avec ses deux petits garçons peu autonomes dans chaque main, elle se dit « obligée de porter sa fille » en écharpe. Elle s’engage dans cette pratique au point de devenir monitrice de portage et intègre une association spécialisée. Quand l’hiver arrive, peinant à trouver un manteau adéquat pour protéger la petite du froid, elle utilise une grande polaire de son conjoint. Mais ce vêtement est loin de contribuer à son estime de soi (« t’es grosse, t’es moche, t’es déprimée, c’est normal tu viens d’accoucher, donc mon énorme truc c’est top sexe ! »), puis commençant à porter sa fille sur le dos, il devient inutilisable. Elle décide alors de fabriquer sa propre veste qui permet de protéger le bébé porté tout en valorisant sa féminité.
26Le vêtement ainsi conçu rencontre un franc succès auprès de ses amies qui la poussent à développer l’idée. Cette préconisation amicale est relayée par l’analyse que fait Alexandra de sa situation sur le marché de l’emploi : après quatre ans d’arrêt et des expériences salariales qu’elle juge finalement éprouvantes, elle estime qu’elle ne peut « bosser nulle part » et décide de se « vendre au marché plutôt qu’à un patron », bien qu’elle ne connaisse « rien du marché […] rien du textile, […] rien du milieu ». Elle dispose également de ressources sociales, économiques et professionnelles déterminantes : notamment, elle peut s’appuyer sur l’expérience entrepreneuriale de son conjoint et de son père ainsi que bénéficier de leurs réseaux professionnels. Un investissement économique récent de son conjoint lui permet également de financer le capital de son entreprise et les premières mises de fond nécessaires à son démarrage. Cinq ans après son lancement, l’entreprise compte ainsi trois employées à temps plein.
27La transformation du travail parental en activité professionnelle n’est pas nouvelle chez les femmes, elle a par exemple déjà été observée chez les assistantes maternelles (Bouve/Sellenet, 2011 ; Mozère, 1992). Deux éléments rendent ici la situation plus inédite : cette conversion s’opère d’une part auprès de femmes favorisées, qui valorisent dans leur discours l’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes ; elle prend d’autre part un accent marchand prononcé, permettant de valoriser sous un jour économique flagrant un travail certes parental, mais qui reste l’apanage des mères. Le maternage observé chez les classes moyennes et supérieures n’est ainsi pas exempt de certaines marges de manœuvre, susceptibles de construire de nouvelles formes de distinction sociale, voire un certain pouvoir. Sous l’ordre du genre qui se développe autour du bien-être de l’enfant, s’élaborent ainsi également de nouveaux classements et catégorisations.
28Les normes parentales qui apparaissent en filigrane des pratiques étudiées jusqu’ici reposent sur des savoirs prescriptifs et des attentes pratiques dont les conditions sociales et économiques de possibilité ne sont pas thématisées. Du côté des Mompreneurs, placées du bon côté de la norme parentale et assises socio-économiquement par leur couple et les revenus de leur conjoint, les tactiques parentales présentées plus haut portent en germe un ordre moral de la parentalité vecteur de différenciation sociale. Du côté de l’ÉP, se dessine une préoccupation particulière vis-à-vis de mères considérées comme “plus fragiles”, qui semble réactualiser une ancienne croisade morale de la parentalité et des rapports sociaux de classe, voire de race, qu’elle porte implicitement.
29L’investissement des Mompreneurs dans la maternité constitue aussi un levier de distinction sociale vis-à-vis d’autres mères. La disponibilité maternelle érigée en identité supérieure se donne à voir notamment dans le récit de Sophie. Fille d’un cadre supérieur d’une grande entreprise industrielle et d’une mère infirmière qui a limité son activité professionnelle pour suivre les expatriations de son conjoint, cette mère de deux filles de 14 et 9 ans est en couple depuis une vingtaine d’années avec son mari d’origine allemande. Tous deux se forment à la psychothérapie, exercée ensemble d’abord dans un centre spirituel créé par le couple, puis dans leur propre cabinet en ville. Après quelques années, Sophie se retire pour s’occuper de ses filles pendant environ six ans. Cette femme au physique très entretenu et à l’apprêt soigné a repris depuis quelques mois une activité en créant un blog d’informations destiné aux femmes, “Tout pour elles !”9. L’analyse de l’entretien de Sophie révèle que, sous l’apparence entrepreneuriale de sa reconversion, cette dernière s’est toujours projetée dans la maternité et qu’elle se dédie tout entière au travail parental, ne consacrant finalement qu’une dizaine d’heures par semaine au plus à son activité professionnelle, exercée en outre à titre gratuit jusque-là. Elle raconte ainsi s’être « vautrée dans la maternité » durant la petite enfance de ses filles (pour lesquelles elle a tenu à accoucher les deux fois à domicile et qu’elle a allaitées chacune près de dix mois, alors sans travail rémunéré). Elle dit s’être ensuite « vraiment consacrée » à sa fille aînée pour lui donner « envie d’aimer apprendre » ce qui, selon elle, n’est « pas donné dans le système français ». Si Sophie délègue à une autre femme une partie du travail domestique (une femme de ménage qui vient deux fois par semaine), tandis que son mari est « toujours en déplacement », c’est elle qui reste à la manœuvre pour les tâches domestiques les plus valorisantes, particulièrement pour les tâches éducatives. C’est ce qui explique, selon elle, que sa fille « va super bien avec les profs comme avec les gamins », et que, plus globalement, elle est aujourd’hui « autonome », à la différence de ceux et celles dont les parents sont « divorcés », qui n’ont « pas le temps » :
Ce n’est pas parce que tu es maman que tu es incapable professionnellement […] c’est une question de choix de vie, simplement effectivement elle a pas le salaire qui tombe à la fin du mois mais par contre […] elle est à l’école quand il y a besoin d’une sortie, eh ben ça lui fait plaisir d’accompagner son gosse parce que moi j’en vois des gosses qui n’ont jamais leur maman qui accompagne, j’en connais qui n’ont jamais leur maman qui vient les chercher à 5h donc ils se paient la garderie, le truc machin.
30C’est par sa disponibilité que Sophie espère pouvoir favoriser le bien-être de ses filles et c’est par leur manque de disponibilité qu’elle définit les parents, et plus spécifiquement les mères, qu’elle considère comme moins « proches de leurs gamins » car elles « ne prennent pas suffisamment de temps pour eux ». En sous-entendant la tristesse de l’enfant dont la mère n’est pas aussi présente qu’elle-même et les risques scolaires encourus, Sophie condamne ces “mamans” qui n’ont jamais accompagné leurs enfants à une sortie scolaire ou qui « se paient la garderie » comme, semble-t-il, on se paie un loisir ou un vêtement. Elle semble ainsi réprouver celles qui feraient le choix de gagner un salaire plutôt que de s’engager en faveur du bien-être affectif de leur enfant, ce qui est présenté dans son discours comme un « choix de vie », ici toutefois entretenu par la situation professionnelle favorable de son conjoint. Comme d’autres Mompreneurs ont pu l’exprimer au fil de leur récit, c’est toute une morale de la parentalité exclusivement rapportée aux mères qui se déploie à travers ces propos : elle condamne aussi bien les mères salariées à temps plein qui sembleraient ainsi préférer leur emploi à leurs enfants, que les femmes au foyer critiquées quant à elles pour le modèle oisif qu’elles donnent à voir à leurs enfants. Tout en haut de cette hiérarchie se placeraient celles qui auraient fait le choix d’une maternité entreprenante, dont les conditions concrètes de possibilité et d’exercice sont occultées. Sont ainsi construites, in abstracto, des bonnes mères présentes et donc, par extension, investies auprès de leurs enfants, et des mauvaises mères, moins visibles et dont est dès lors présumé le désintérêt à l’égard de leurs enfants.
31Les normes constitutives du bien-être de l’enfant mises au jour dans cet article ne rejouent pas seulement la division sexuée du travail parental ; elles participent plus largement d’une hiérarchisation sociale où se développent différentes opérations de classement, qui dépassent le genre.
32Signalées dans les documents de l’ÉP comme méritant une attention particulière de la part des professionnel·le·s, de nouvelles catégories de parents “à risques” émergent et se révèlent, en miroir de la morale des Mompreneurs, elles aussi sexuées et socialement situées. Dans le courant des décennies 1990 et 2000, les “mères isolées” cristallisent par exemple une certaine attention. Associés à un registre empruntant au champ de la psychologie infantile, le stress et l’isolement des parents, plus spécifiquement des mères, parce qu’ils entravent une disponibilité émotionnelle vis-à-vis de l’enfant, sont désignés dans les discours de l’ÉP comme des éléments néfastes, susceptibles d’entraîner des pratiques éducatives jugées inadéquates :
Encore plus que par le passé, il nous apparaît que bien des parents, sans doute davantage soumis au stress et aux pressions de la conjoncture économique et professionnelle, se sentent débordés par leurs tâches, souvent sans soutien valable du côté de leurs familles d’origine. Ces situations aboutissent à un malentendu, une incompréhension des besoins profonds et de la personnalité de leur enfant, et sont génératrices d’attitudes éducatives rigides, punitives, peu structurantes (Rapport d’activités de l’ÉP, 1996 :3).
- 10 Lettre tout ménage du 24 mars 1998, signée par Esther Bitton, présidente de l’ÉP.
33Les situations problématiques évoquées – le parent soumis au stress ou « sans soutien de la famille d’origine » – témoignent d’une préoccupation accentuée pour les mères migrantes touchées par des difficultés économiques. Mais plus qu’une réponse matérielle, c’est un modèle relationnel qu’il est suggéré de transmettre à ces femmes pour les soutenir dans leur travail parental. Les activités ludiques sont d’ailleurs pensées et développées à leur égard. Lorsqu’en 1988, l’ÉP met en place la “permanence des lundis”, un service gratuit d’accueil parents-enfants qui fonde les principes des activités ludiques visant à proposer des modèles relationnels, c’est précisément pour soutenir les « mères précaires » et rompre leur isolement. En outre, pour « permettre aux familles genevoises dans le besoin de bénéficier des prestations »10, l’association met en place un « fonds de solidarité ». Cette préoccupation pour les mères précaires, migrantes et isolées est accentuée au milieu des années 2000, notamment du fait des pressions exercées par le Département de l’instruction publique (DIP) qui incite l’ÉP à développer des initiatives à l’attention des populations migrantes.
34Suivant ce mouvement, de nouvelles collaborations sont développées en 2013 avec une association travaillant avec des femmes migrantes et un foyer accueillant des “femmes en difficulté”, dont des mères avec leur enfant. Comme pour les mères isolées, ce sont les activités ludiques visant à renforcer la “sécurité affective” qui sont choisies pour intervenir dans ces lieux et face à ces nouveaux publics. Les conditions économiques et sociales perçues comme rendant difficile une disponibilité permanente vis-à-vis de l’enfant sont d’emblée estimées néfastes pour son éducation. En même temps qu’il motive une action publique à l’égard des mères isolées, ce mode de problématisation du bien-être de l’enfant assoit une hiérarchisation morale entre classes sociales.
35Cette distinction sociale qui se joue autour du bien-être de l’enfant et de sa sécurité affective est en outre accentuée par le postulat selon lequel la réussite sociale des enfants dépend du temps et de la disposition permanente des mères. Comme l’ont montré des enquêtes réalisées dans les dispositifs de protection de l’enfance, les mères des enfants présentant des “écarts aux normes scolaires” sont plus facilement considérées comme fragiles et/ou suspectées de pratiques éducatives inadéquates (Serre, 1998 ; Schulteis et al., 2007). S’opposent et se hiérarchisent alors deux figures maternelles dans le discours de l’ÉP : d’une part la mère temporellement et émotionnellement disponible, dont il est implicitement supposé qu’elle est en couple hétérosexuel économiquement stable, et d’autre part la mère précaire, soumise à des contraintes économiques et d’autant plus isolée qu’elle est éloignée de sa famille d’origine ou qu’elle vit seule avec son ou ses enfants en bas âge.
36Tout en s’inscrivant dans l’air de la parentalité et d’une apparente indifférenciation entre les parents, l’enjeu contemporain du bien-être de l’enfant reste fortement défini autour de la primauté maternelle et rejoue une division sexuée du travail parental, où les femmes sont les principales exécutantes. Ici observé plus particulièrement chez des femmes situées en haut de l’espace social, ce travail parental, dès lors qu’il s’appuie sur des ressources économiques et sociales, n’est pas exempt de formes de valorisation de soi. Pensées sous un jour psychologisé qui ignore les conditions concrètes pouvant les rendre possibles, les normes contemporaines régissant le travail parental tendent toutefois à produire une distinction entre différentes figures féminines. À partir de la conformité à une morale de la parentalité, présentée comme reposant sur une disponibilité affective également distribuée, une hiérarchisation se recompose entre les individus, et tout particulièrement entre les femmes. Sous le bien-être de l’enfant et le travail procréatif qu’il suppose, c’est tout un ordre du monde, profondément inégalitaire, qui se déploie, se reproduit, mais semble aussi s’intensifier.