1Les (rares) réflexions relatives à l’expérience de l’enfantement que l’on trouve dans la littérature francophone en sciences sociales échappent peu à la dévaluation sociale des activités menées par les femmes ainsi qu’à la primauté donnée au travail salarié, le seul dit “productif”. Ainsi, malgré des exceptions (Gojard, 2010), la procréation a souvent été réduite à l’une des tâches du travail domestique, quand on ne lui a pas simplement dénié tout statut de “vrai travail”. L’invisibilisation de ces tâches est redoublée par une naturalisation extrême de l’expérience gestationnelle, c’est-à-dire par l’assignation d’un destin parental aux femmes, dont la tête et le corps seraient voués à l’enfantement. Or, les féministes matérialistes proclament qu’engendrer constitue un travail à part entière, non rémunéré, dont la spécificité réside dans ses instruments de production (Tabet, 1985).
2Parallèlement, entre la dénomination du lieu institutionnel dédié à l’accouchement (appelé “salle de travail” jusque dans les années 1990) et l’apprentissage des mécanismes corporels (pousser, respirer, contrôler les douleurs, allaiter, etc.), la sphère médicale admet implicitement que les femmes travaillent à mettre au monde. Cette tâche “totale” en vue d’une création, mobilisant au premier chef les outils du corps des femmes, est pourtant dirigée par l’institution médicale. Comme les historien·ne·s le montrent, à partir du XVIIIème siècle, l’assistance à la procréation est devenue un métier du corps médical, à ce titre rémunéré (Rich, 1976 ; Gélis, 1984 ; Knibiehler, 2007). Il y a donc là un double labeur à l’œuvre dont il importe de saisir les formes (travail ponctuel, “artisanal” versus travail salarié, répétitif), l’usage de la force de travail, ses dimensions aliénantes et ses coûts, la division et l’expropriation des tâches entre parturientes/couples et professionnel·le·s.
3L’objectif de cet article est d’analyser la juxtaposition du travail médical et du travail des femmes dans les tâches de procréation, à l’aune des modes d’accouchement que nous qualifierons, par commodité de langage, d’ “alternatifs” : on désigne par là des pratiques d’enfantement situées aux marges de l’institution médicale, qui opposent au modèle d’assistance médicalisée dominant dans les hôpitaux français et italiens une conception de l’accouchement conviviale, coopérative, se voulant respectueuse du travail mené par les femmes (Jacques, 2007 ; Maffi, 2010). Si le rapport entre expert·e·s du médical et femmes profanes est au premier plan de notre analyse, il faut bien comprendre qu’il recoupe en permanence plusieurs systèmes de domination ; il est en particulier sous-tendu par des clivages de genre.
4Ces modèles d’accouchement, qui existent depuis l’avènement du parcours médicalisé auquel ils s’opposent (c’est-à-dire une quarantaine d’années), restent pour une large part peu explorés dans les deux contextes considérés (Charrier/Clavandier, 2013 ; Pizzini, 1999). Si la bataille pour l’avortement et la contraception libres est relativement bien documentée en France et en Italie, sociologues et historien·ne·s ont manifestement moins porté attention aux combats postérieurs autour de l’accouchement, quand certains enjeux féministes autour du travail procréatif se sont déplacés. Dans le raisonnement féministe des années 1970 sur la maternité-esclavage, le refus de procréer signifiait non seulement une émancipation immédiate du mode de production patriarcal, mais aussi la dissociation entre univers féminin et expérience maternelle (Collectif les Chimères, 1975). Dans la seconde moitié des années 1970, les raisonnements en termes de libre maternité (un enfant SI je veux, QUAND je veux) ont cédé le pas aux revendications sur la manière de mettre au monde et d’élever un enfant (COMME je veux). Émergent alors dans divers espaces militants une volonté d’ “humaniser” les accouchements, et plus généralement la revendication d’une reprise en main par les usagères du processus de procréation, dont la médicalisation croissante est estimée abusive et maltraitante (“l’industrie des naissances”).
5Sabine Fortino (1997) confirme l’existence de ce basculement dans le domaine éditorial en France ; elle identifie une phase du phénomène de “maternitude”, entre 1976 et 1980, dans les publications féministes qui multiplient les éloges de la maternité et valorisent sa dimension charnelle et plaisante. Il convient toutefois de relativiser ce changement de ton et de discours, car cette valorisation de l’enfantement comme source identitaire du sujet féminin reflète aussi l’affirmation des analyses différentialistes dans des revues axées vers la recherche d’une expression féminine (Martin, 1987 ; Oakley, 1980). Malgré tout, on ne peut négliger la portée symbolique de cette grille de lecture qui, ajoutée à l’entrée en parentalité des militantes, a sans doute influencé le contexte dans lequel évoluent la pensée et la pratique des féministes à propos de la procréation dans les années 1970 (Descarries/Corbeil, 1994 :80-82). Ce changement d’approche invite à s’intéresser aux démarches empiriques de transformation de l’accouchement dans certaines sphères professionnelles et militantes, en les confrontant aux enjeux généraux du féminisme (Négrié/Cascales, 2016).
6Pour ce faire, nous mettons en perspective des expériences menées dans des scènes sociales différenciées, ayant en commun tout un lot de pratiques et de discours qui visent à renverser le rapport de forces entre femmes et système médical : le modèle d’ “accouchement naturel” introduit à l’hôpital italien dans les années 1980, ainsi que des accouchements à domicile en France au sein de collectifs politiques des années 1970 engagés plus généralement dans la bataille pour la libre maternité.
7S’il est crucial de comprendre concrètement comment sont fabriqués les enfants pour pouvoir prétendre dire quelque chose du travail procréatif, notre article révèle la difficulté, et donc l’intérêt, qu’il y a à s’interroger sur les points de conflit entre les convictions sous-tendant les accouchements alternatifs et les revendications hétérogènes des féminismes. Est-il possible d’accoucher d’une manière féministe ? Notre objectif n’est pas ici de répondre à cette question, mais plutôt de saisir la manière dont elle se pose dans ces expériences marginales, celles-ci obligeant à penser la complexité du rapport existant entre les idéaux et les pratiques féministes, aux prises avec diverses contradictions. Il convient à cet égard de porter attention aux problématiques cardinales du rapport à la nature, de la technicisation de l’accouchement et des conceptions de l’autonomie. La diversité des réactions à l’anesthésie péridurale est révélatrice : les mouvements féministes en France se sont montrés moins critiques vis-à-vis de la médicalisation de la douleur de l’accouchement qu’ailleurs en Europe, notamment en Italie (Bestetti/Regalia, 2007).
8Notre article invite ainsi à réhabiliter une compréhension des expériences alternatives de maternité qui, s’étant diffusées en position de relative extériorité vis-à-vis du militantisme des années 1970 en France et en Italie, n’ont eu qu’un accès marginal aux écrits et débats féministes. La première partie vise à contextualiser l’introduction et le développement de ces pratiques dans un moment historique particulier qui favorisait le décloisonnement social entre univers militants et institutions. Dans la seconde partie, nous réfléchirons à la complexité du rapport entre ces modèles d’accouchement et les grilles de lecture féministes, celles des protagonistes comme celles qui les environnent. Ce faisant, nous montrerons que l’on ne peut s’en tenir à la dichotomie entre différentialisme et matérialisme, qui se révèle faiblement opératoire pour appréhender ces pratiques revendiquées comme alternatives.
Une réflexion croisée
- 1 Précisons d’emblée que nous ne traitons pas des appropriations traditionnalistes de l’accouchement (...)
Sans perdre de vue les différences qui justifient la mise en regard de nos données et populations dans cet article, le choix de ces dernières1 a été guidé par la volonté analytique de rapprocher des terrains éclatés, où se déploient des registres de revendications et des modes d’action convergents ainsi que des protagonistes aux propriétés sociales analogues. Cette récurrence autorise à restituer une histoire croisée de ces sites d’expérimentation, qui éclaire certains enjeux du féminisme à l’échelle transnationale. On constate des continuités plus ou moins explicites, sur lesquelles nous revenons plus loin, entre des expérimentations pourtant éloignées dans l’espace – en/hors institution médicale, Italie/France – et dans le temps – les accouchements “naturels” à la maternité de Poggibonsi débutent en 1984-1985, lorsque les accouchements à domicile des militantes du MLAC prennent fin. Ce décalage temporel vaut plus généralement pour l’institutionnalisation des modèles alternatifs – une dizaine d’années séparent le processus dans les deux pays – et s’explique notamment par la médicalisation plus tardive de l’accouchement en Italie – où l’assistance à domicile reste la norme jusqu’à la fin des années 1960, particulièrement dans le Sud.
Chiara Quagliariello a mené une enquête entre 2006 et 2012 dans la maternité de Poggibonsi (Sienne, Toscane), l’un des premiers services en Italie à avoir proposé le modèle de l’accouchement dit “naturel”. Elle s’appuie sur trente entretiens avec des sages-femmes et obstétricien·ne·s de l’établissement, trente entretiens avec des couples ayant utilisé cet établissement dans les années 1980, 1990 et 2000, mais aussi sur les données statistiques du service pour les trente dernières années ainsi que divers matériaux mis à disposition par les professionnel·le·s (photographies montrant l’assistance offerte aux femmes/couples au cours de l’accouchement, vidéos d’accouchements, lettres écrites par des parturientes où elles décrivent leur accouchement dans le service).
Lucile Ruault étudie des mobilisations féministes de santé dans les années 1970-80 en France, en particulier les groupes MLAC (Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception) qui ont, dans la lignée et à partir de l’expérience des avortements clandestins depuis 1973, réalisé des accouchements à domicile de 1976 à 1984 : le MLAC Paris-Place des Fêtes, celui d’Aix et le MLAAC de Lyon (ajout d’un “A” pour accouchement). L’article mobilise des archives privées, dont un film réalisé par le MLAC d’Aix et les brochures accompagnant sa sortie, ainsi qu’une trentaine d’entretiens rétrospectifs avec les militantes – dont une dizaine ayant accouché à domicile.
9Les pratiques analysées s’enracinent dans une phase particulière de l’histoire de l’accouchement en Europe occidentale et en Amérique du Nord. Accoucher autrement – pour reprendre le titre d’un livre (Saillant/O’Neill, 1987) qui est aussi une expression récurrente sur nos terrains respectifs – est une revendication qui prend sens dans la séquence post-68. Moment d’acmé pour l’action collective, le début des années 1970 voit fleurir les mouvements féministes, mais aussi les mobilisations écologistes (luttes antinucléaires, pour une agriculture paysanne, contre ce qu’on appellerait aujourd’hui des “grands projets inutiles”, etc.) qui connaissent des temporalités quelque peu décalées relativement aux organisations d’extrême gauche.
10Continuant de s’épanouir dans la seconde moitié des années 1970, ces mouvements engagent une remise en cause radicale du système de valeurs partagées, en partant de l’expérience vécue et de l’immédiateté des rapports de pouvoir : la famille nucléaire, le couple, l’éducation des enfants, la consommation, la nourriture, pour ne citer qu’eux. Dans le sillage des critiques radicales du “pouvoir médical” (Illich, 1975 ; Polack, 1971), la promotion d’une santé autre que médicalisée, d’une façon autre de naître et mourir et, spécifiquement pour les femmes, d’une possibilité d’accoucher et d’avorter autrement, est partie prenante de cette “révolution du quotidien”. En outre, certaines contestations féministes s’imposent dans l’espace public et trouvent même des échos institutionnels : le droit familial et la santé reproductive connaissent à cette époque des mutations majeures, dont l’exemple le plus marquant est la légalisation de l’avortement (France, 1975, loi Veil ; Italie, 1978, loi n.194).
- 2 Au-delà de ces racines historiques, le corps obstétrical, encore majoritairement masculin aujourd’h (...)
11L’éclosion d’un courant critique au sein de la médecine moderne (Pitti, 2010) et de divers mouvements d’usagers/ères est corrélative des évolutions contemporaines du système de santé. Les années 1970 et 1980 sont en effet celles de l’hégémonie croissante du modèle médicalisé pour la prise en charge de toute expérience corporelle. Dans l’univers de la naissance, ce mouvement de biomédicalisation (Clarke, 2003) cristallise les évolutions introduites par « l’obstétrique scientifique masculine »2 (Schlumbohm, 2002 :18) depuis le XVIIIème siècle, dont le pouvoir s’est en particulier affirmé entre la fin du XIXème et la première moitié du XXème siècle (Thébaud, 1986) ; il aboutit dans les deux pays au déplacement définitif de l’accouchement à l’hôpital moderne au cours des années 1960-70 en France (Knibiehler, 1997) et 1970-80 pour l’Italie (Colombo/Pizzini/Regalia, 1987). En parallèle, un certain nombre de techniques médicales – comme l’échographie et le monitoring – deviennent partie intégrante de l’assistance des femmes (Duden, 1996). Enfin, l’arrivée de l’anesthésie péridurale, réduction technique de la douleur, conforte l’accaparement médical de l’accouchement.
12Ces évolutions profondes et complexes se traduisent par une montée en puissance d’une rhétorique du risque qui transforme les femmes en patientes perpétuelles (Carricaburu, 2007 ; Burton-Jeangros/Hammer/Maffi, 2014). Comme Dominique Memmi l’a souligné (2003), la médicalisation standardisée de l’enfantement et son corollaire, l’attribution d’un rôle cardinal à l’obstétrique moderne, constituent un exemple réussi de biopolitique déléguée, au sens où le savoir expert devient indispensable à la réussite de cette expérience. D’où la dépendance des femmes, y compris des sages-femmes, aux savoirs des gynécologues dont l’hégémonie croissante est interprétée par certaines féministes comme une source supplémentaire de soumission à une autorité patriarcale (Collectif les Chimères, 1975 :185-186 ; Fracture, 1977).
13À la même époque, la transformation du corps intime des femmes (organes sexuels, contenu du ventre, nudité) en objet de travail médical, accessible à l’évaluation et au regard experts rencontre des résistances. Au cours des années 1970, des obstétriciens ayant pour objectif la réduction du nombre d’interventions médicales lors de la parturition en milieu hospitalier introduisent l’ “accouchement naturel” – dont les origines sont plus anciennes, le gynécologue britannique Grantly Dik-Read figurant parmi les pionniers du modèle dès l’entre-deux-guerres. L’idée forte de cette révolution interne à l’obstétrique occidentale – qui connaît son affirmation en Italie dans les années 1980 – est la promotion de la dimension physiologique de l’accouchement. Selon les propos de Michel Odent, à l’origine chirurgien puis fondateur de la “salle sauvage” à la maternité de Pithiviers et chef de file de l’accouchement naturel en France, il n’est pas nécessaire d’intervenir car les femmes possèdent toutes les ressources nécessaires pour la réussite d’un acte qu’il définit comme “primitif”. Il s’agit alors, pour mieux accoucher, de “laisser faire” des compétences aisément reconnaissables dans le fonctionnement même du corps féminin :
Nous [‘la race humaine’] partageons le besoin mammifère d’intimité pour les activités les plus primitives comme faire l’amour ou accoucher. En toutes ces occasions, on peut tirer un énorme bénéfice de la redécouverte et de l’exploitation de notre potentiel instinctif. C’est pour cela que nous avons essayé de créer une atmosphère où les femmes peuvent servir les pouvoirs naturels de leur corps (Odent, 1984 :43).
14Ainsi que ces propos le signalent, les méthodes que proposent les tenants de ce courant critique de l’obstétrique occidentale – des gynécologues hommes, tels que Max Ploquin et Michel Odent en France, Lorenzo Braibanti en Italie – véhiculent de facto un discours particulièrement essentialisant sur l’accouchement et les femmes (Jaubert, 1982 ; Collectif, 1985).
15La politisation de l’accouchement à domicile advient à la même époque par le biais d’un front critique à la composition pluraliste : des acteurs et actrices situés aux frontières de l’institution médicale, dont des sages-femmes et des médecins en rupture avec l’ordre médical, mais aussi des groupes de femmes et des communautés (telle “la Commune” d’Aix) animées par différents idéaux – féminisme, écologie, éducation alternative, ouvriérisme. Même s’il est en quelque sorte redécouvert et que la confiance dans les pratiques traditionnelles compte, l’accouchement à domicile n’est pas prôné comme un simple “retour” à des usages peu anciens (la génération de leur mère ou grand-mère). Cette fois en marge de l’univers de l’obstétrique occidentale, la contestation de la domination des expert·e·s met en valeur la transmission des savoir-faire entre femmes et leur capacité à accomplir sans la médecine cet épisode de la vie. Comme le précise le MLAC d’Aix,
- 3 Le MLAC existe toujours !, texte tapuscrit, non daté. Sauf mention contraire, les documents d’archi (...)
Notre pratique, c’est le refus de la médicalisation à outrance, de tous les actes que ce soit l’avortement, l’accouchement, les poses de stérilets, tous les actes qui, remis entre les mains des seuls spécialistes, font de la femme une malade3.
16Alors que leur introduction diffère selon les promoteurs/rices (obstétricien·ne·s/sages-femmes et groupes de femmes), les motivations et, bien sûr, les endroits, ces pratiques sont issues des mêmes inspirations. L’existence d’un continuum se vérifie par les interactions entre leurs protagonistes, au-delà des frontières institutionnelles. Le parcours de parturiente d’Annick, militante du MLAC-Place des Fêtes, est significatif : après avoir accouché deux fois à la maternité des Lilas (leader de l’accouchement naturel en France), avec l’accouchement sans douleur en 1970 et avec la méthode d’accouchement sans violence en 1974, elle accouche à domicile en 1980. De même, de nombreuses femmes ayant choisi l’accouchement naturel à Poggibonsi dans les années 1980 se montrent intéressées par le projet d’un accouchement à domicile. Elles partagent un discours selon lequel, à mesure des accouchements et des compétences acquises, moins de médicalisation est nécessaire. Des principes d’accompagnement autant que diverses pratiques alternatives circulent ainsi d’un univers à l’autre.
17Ces échanges ne sont pas sans ambivalence. Les militantes du MLAC d’Aix, par exemple, mènent un dialogue tantôt convergent, tantôt dissonant avec l’accouchement dit “naturel” : les Aixoises retiennent certains éléments-clés comme le bain de l’enfant (l’un des actes de l’accueil “non violent”), tout en désavouant la filiation avec cette pensée. L’opposition entre préceptes du corps médical et liberté décisionnelle des femmes ressort dans ce récit :
- 4 “Que raconte ce film ?”, livret de présentation Regarde, elle a les yeux grand ouverts.
Grâce à ce qu’elles avaient appris depuis deux ans, [elles] réalisaient leur premier accouchement, celui de Françoise, non pas ‘sans douleur’ ou ‘non-violent’, mais en essayant de le contrôler elles-mêmes4.
18Avec cet usage relâché des sources d’inspiration, rendu possible par leur émancipation vis-à-vis de la tutelle de l’univers hospitalier, ces femmes rejettent donc vers l’académisme les pratiques avant-gardistes des accoucheurs (hommes) et leurs étiquettes – Lamaze pour l’accouchement sans douleur des années 1950, Leboyer pour l’accouchement sans violence des années 1970.
19Des éléments fondamentaux rapprochent pourtant, bien entendu, accouchement naturel en hôpital et accouchement à domicile. Tout d’abord, quoiqu’il y ait dans les deux cas refus de l’équipe hospitalière, le lien avec le corps médical n’est pas complètement absent. Dans l’accouchement naturel, ce sont les sages-femmes qui accompagnent les femmes ; les médecins sont appelés en dernier recours, en cas d’urgence. L’accouchement naturel redonne donc du pouvoir aux sages-femmes et place l’obstétricien·ne aux marges de l’expérience (Carricaburu, 1994). La portée révolutionnaire de ce changement est soulignée par Barbara Grandi, représentante du courant critique de l’obstétrique italienne, à l’initiative de l’accouchement naturel dans le service de Poggibonsi :
- 5 Entretien avec B. Grandi, septembre 2006, Poggibonsi. Tous les extraits d’entretiens du terrain ita (...)
L’introduction de l’accouchement naturel a représenté une révolution dans notre service. Confier l’accouchement aux sages-femmes il y a trente ans, c’était très innovant. Ça n’existait nulle part qu’une sage-femme seule assiste la femme à l’hôpital5.
20Cette subversion des hiérarchies se traduit par une alliance inédite entre sages-femmes et obstétricien·ne·s diffusant l’accouchement naturel. Roberta, sage-femme arrivée à Poggibonsi au milieu des années 1980 décrit ainsi la situation :
- 6 Entretien avec Roberta, janvier 2010, Poggibonsi.
Quand je suis arrivée, l’accouchement naturel créait une grosse division : il y avait les sages-femmes pour et un seul médecin pour, tous les autres étaient contre. Un argument très fréquent était celui des risques : il n’y avait pas de gynécologue donc c’était dangereux6.
- 7 Scène du film “Regarde, elle a les yeux grand ouverts”, Le Masson Y., le MLAC d’Aix, la Commune, le (...)
21Dans les accouchements à domicile organisés par les militantes des MLAC, le rôle des médecins est également redéfini. Si un médecin généraliste est présent lors des premiers accouchements au sein de la Commune d’Aix, il se déplace à domicile sur demande du collectif. Dépourvu de son environnement et de ses instruments, il est réduit à un rôle secondaire et mis en retrait au profit de l’implication des proches. Dans le film réalisé en 1980 à la Commune d’Aix7, le bouleversement des rôles constitue une dimension remarquable, comme c’est le cas ci-après pour ces deux amies et camarades militantes du MLAC, l’une accouchant pour la première fois à domicile (Françoise, qui a accouché dix ans avant à l’hôpital) et l’autre (Guilaine), qui la soutient, ayant accouché quelques mois avant elle dans la même pièce :
- 8 Le Garrec E., “Quand des femmes s’inventent”, Histoires d’elles, 8 mars 1977.
On voit Françoise diriger les opérations – le médecin présent n’ayant qu’un rôle d’assistance technique –, demander à Guilaine de soulager la douleur de son ventre en la massant doucement8.
22La déconstruction du pouvoir du médecin suppose ici que ce dernier soit un pourvoyeur de connaissances au service des usagères, alors mis en position d’enseignant temporaire et bienveillant. Il s’agit en outre de praticien·ne·s au parcours atypique. Certain·e·s sont choisi·e·s pour l’ouverture de leur savoir aux profanes et le refus d’une santé sur-technicisée, comme les médecins intervenant aux MLAC d’Aix et de Lyon. On leur prête un exercice non frileux de la clinique, une distanciation à l’égard de la médecine instituée ainsi qu’une approche singulière par sa dimension artisanale – l’un d’eux a ainsi travaillé avec des sages-femmes “au bled”. D’autres sont engagé·e·s dans une contestation du monde médical, comme les obstétricien·ne·s des Lilas que sollicite le MLAC-Place des Fêtes : ces échanges médecins/non médecins, qui sont un héritage de la pratique des avortements illégaux en 1973-74, sont visibles à Paris comme à Lyon.
23Quel que soit leur degré de proximité avec le pôle institutionnel, ces expériences sont partie prenante d’un renouvellement de la fonction attribuée aux médecins. Les récits des accouchements dans le service de Poggibonsi comme dans les collectifs de femmes du MLAC signalent une volonté de transformer la fonction des professionnel·le·s de soins, tenu·e·s de se fondre dans une conception “à armes égales” de la participation à l’événement, c’est-à-dire en privilégiant l’empathie et la collaboration – même si le rapport de pouvoir inhérent à l’interaction médicale constitue un frein à cette ambition. Dans les deux cas, le renvoi de l’équipe hospitalière va de pair avec l’attribution d’une responsabilité décisive à l’entourage des femmes. À l’hôpital comme à domicile, les enquêtées insistent sur l’importance de choisir les personnes assistant à leur accouchement – mères, ami·e·s, compagnon(s), enfants. Une équipe de profanes remplace ainsi l’équipe hospitalière : la dimension familiale/amicale de l’accouchement – incorporée d’emblée dans les scénarios alternatifs – est le marqueur de la construction d’une posture critique commune.
24Ce qui rassemble ces pratiques est sans doute aussi la recherche d’une “ambiance” : il s’agit d’accoucher chez soi, ou presque – l’agencement de la salle d’accouchement naturel est proche d’une chambre à coucher classique (lit, armoire, chaises, baignoire, couleurs, etc.). Dans les deux cas, l’accent est mis sur la dé-technicisation du lieu : la présence de nourriture et de musique n’est pas rare, alors que l’équipement hospitalier est banni :
- 9 Synopsis original De fil en aiguille, p. 8.
Au fond de la grande salle de la commune, toute propre, où le feu de la cheminée se multiplie sur les carreaux rouges, Françoise n’a plus le temps de se reposer sur le lit qu’on a installé là […] Les enfants sont là aussi, autour de la grande table, encore endormis. Pierre se fige presque, la tartine à la main, quand le docteur arrive, un carton plein de croissants entre les mains, la baguette sous le bras9.
25Les accouchements à domicile sont censés s’inscrire dans la vie quotidienne, les accouchements naturels dans une reconstruction du quotidien – on est à l’hôpital sans se sentir à l’hôpital. Pour Barbara Grandi,
- 10 Entretien avec B. Grandi, novembre 2006, Poggibonsi.
L’idée était de créer une chambre où les règles étaient différentes. Le but était de permettre aux femmes d’avoir, dans un hôpital public, une expérience semblable à l’accouchement à domicile10.
- 11 L’introduction de la péridurale étant encore récente, son refus n’était pas un signe de radicalité (...)
- 12 Entretien avec Francesca, avril 2010, Poggibonsi.
- 13 “Précisions sur le MLAC d’Aix et la ‘Commune’ par elles et eux-mêmes”, livret Regarde, elle a les y (...)
26Dans ces lieux non conventionnels d’enfantement, contre un corps féminin objet du travail médical, est vanté un corps sujet de travail procréatif. La maîtrise de la douleur11 se pose en des termes particuliers. La disqualification des techniques analgésiques résulte du plaidoyer en faveur de la naturalité des douleurs, qui feraient partie intégrante d’une expérience témoin de la “puissance” des femmes choisissant cette mise à l’épreuve de leur corps. Pour Francesca, « ce sont la chimie du corps et la puissance des hormones qui viennent en aide à celles qui choisissent d’affronter jusqu’au bout l’expérience de l’accouchement »12. Les femmes des MLAC étudiés n’admettent pas non plus l’anesthésie, « une technique jamais anodine, un obstacle »13 au partage de l’expérience entre femmes. Ce rejet prend sens dans la continuité de leur pratique collective d’avortements à domicile ; les militantes, en particulier celles du MLAC d’Aix vivant à la Commune, considèrent l’anesthésie générale pendant l’IVG comme une aliénation, un outil de mise au pas du corps des femmes, les rendant passives et accélérant leur dépossession. Dans ce cadre, la douleur devient une manifestation légitime de la violence de l’enfantement, dont la maîtrise par les femmes faciliterait leur appropriation de l’avancement du travail.
27La continuité entre ces pratiques dans et hors de l’institution médicale est également idéologique. L’accouchement alternatif, sur nos terrains, s’inscrit en effet dans une contestation plus large du fonctionnement des sociétés française et italienne qui, ancrée dans les réalités quotidiennes, l’éloigne sans doute d’une approche essentialiste du féminin et de la maternité. Les femmes accouchant à Poggibonsi sont issues des classes sociales privilégiées (enseignantes, directrices d’entreprise, travailleuses indépendantes, professeures à l’université). Quant aux militantes des MLAC, l’hétérogénéité des professions (allant d’institutrice à caissière) ne doit pas masquer le rôle déterminant du capital culturel dans l’appropriation des problématiques mentionnées. L’opposition au modèle d’accouchement médicalisé est ainsi une manière d’affirmer une rupture avec le système de croyances dominant. En ce sens, elle reflète un ancrage à gauche ou à l’extrême gauche, quand elle ne s’inscrit pas dans un style de vie anticonformiste, ce que l’on retrouve dans le partage d’idéaux écologistes, la critique du capitalisme, la remise en cause des structures conjugales et familiales traditionnelles.
- 14 Confer article introductif de ce dossier.
28On observe en outre une proximité plus ou moins explicite des actrices enquêtées avec les idéaux féministes. De ce point de vue, les revendications avancées contre le modèle médicalisé – bien loin d’être pensé comme un allié des femmes dans l’enfantement et/ou l’avortement – font écho aux débats internes au féminisme et à ses impensés (Thébaud, 2007)14. En particulier, le point de vue des protagonistes de l’accouchement alternatif questionne les partis-pris et la dévalorisation du statut de la maternité dans certaines traditions féministes. Puisque la réhabilitation de l’expérience d’accouchement passe parfois par un appel à une naturalité aux contours incertains et échappe à la lecture binaire (essentialiste versus matérialiste) des mobilisations de femmes, la prendre au sérieux oblige, comme nous allons le voir, à affiner nos catégories d’analyse. Dans la réflexion en deux temps ici proposée, nous réunissons des éléments que l’analyse (sociologique, féministe) a tendance à opposer en théorie, dont on s’aperçoit pourtant qu’ils font sens dans les expériences vécues et les revendications des femmes. Il nous semble de plus important de préciser d’emblée qu’il n’existe pas de lien automatique entre les pratiques d’accouchement étudiées et celles associées à la “maternité intensive” (Hays, 1996).
29Les femmes interrogées mettent à distance toute pensée qui considère a priori la maternité comme expérience idéale de réalisation du sujet féminin. Dans un cas comme dans l’autre, faire des enfants ne va pas de soi. Les militantes de l’accouchement naturel partent du constat du vécu malheureux des accouchements en hôpital et entendent renverser cette tendance. Les militantes des MLAC souhaitent améliorer conjointement les conditions de réalisation des avortements et des naissances. Elles réfléchissent à la lourde fonction sociale de la maternité et aux façons de la subvertir (garde tournante des enfants et vacances communes, création de crèches parallèles, etc.), ont conscience du travail à l’œuvre et qui doit être réparti entre hommes et femmes. Autrement dit, leurs discours ne se situent pas dans une perspective identitaire femme-mère.
30Dans les deux cas, les “ressources naturelles” du corps sont premièrement invoquées en tant qu’instrument d’émancipation contre un modèle dominant d’accouchement qui malmène les femmes. Comme Marzia l’explique, à travers l’invocation de l’enfantement naturel il s’agit de lutter contre la croissante subordination du travail procréatif au travail médical :
- 15 Entretien avec Marzia, mai 2009, Poggibonsi.
Celles qui choisissent l’accouchement naturel sont poussées par l’envie d’enlever un peu de pouvoir des mains des médecins, de leur faire comprendre que l’accouchement doit appartenir aux femmes, que ce n’est pas à l’institution de décider. Pour moi, dans l’accouchement, c’est la femme qui décide comment les choses se passent. L’accouchement c’est pour nous, les femmes, la plus grande réalisation qu’on peut atteindre à travers les potentialités de notre corps15.
31Les discours des militantes des MLAC étudiés sont très similaires. La naturalité de l’accouchement – il est un fait biologique, non une anormalité ou une maladie – devient une stratégie pour conquérir une autonomie en la matière. L’objectif est un transfert de pouvoir des mains des médecins dans celles des femmes (assimilable à de l’empowerment) pour faire de l’accouchement une expérience collective d’où surgit une “force” de l’univers féminin. En ce sens, leurs croyances transforment le potentiel biologique en garantie contre l’ingérence du corps médical. Il s’agit par ailleurs de retourner les représentations dominantes de l’accouchement pathologique, en affirmant le “plaisir” d’accoucher :
- 16 Brochure de présentation du film Quand j’serai grande.
Quand le bébé sort, un effort puissant, un plaisir violent, un aboutissement. Il ne peut être bien vécu qu’avec les gens qu’on aime, qui vous aiment, qui attendent l’enfant avec vous, qui l’accueillent. […] C’est insensé que ça se passe dans un lieu froid, aseptisé, avec des gens plus ou moins hostiles, indifférents ou au mieux “gentils”. Un endroit où la femme est traitée comme une enfant à qui il faut tout dire, une mécanique qu’on dirige16.
- 17 “La douleur”, Bulletin du MLAAC, mai 1981. Archives MLAAC de Lyon.
32Dans cet extrait de brochure, l’accent mis sur le caractère ténu de la frontière douleur/plaisir et sur la félicité du moment révèle une aspiration à défier la culture médicale en détachant l’accouchement du sceau expert de la souffrance (« On nous a mis dans la tête, depuis des siècles, le ‘tu enfanteras dans la douleur’ qui ne tend qu’à nous rendre consentante et passive »17), et donc en en transformant le sens pour en faire un bel événement. Autrement dit, l’idée qu’ébauchent les militantes est de donner une rationalité nouvelle au travail gestationnel et puerpéral, calqué non plus sur les possibilités techniques, mais sur les rythmes et états émotionnels et physiques de la parturiente. L’existence des cris au cours de ces accouchements matérialise l’opposition de sens à l’ordre médical, où cette manifestation bruyante n’est pas autorisée (Carricaburu, 2005). Mettre en valeur les dispositions des femmes vise à déconstruire le “pouvoir médical” et à démontrer qu’elles peuvent enfanter hors du contrôle obstétrical. Une certaine “nature” apparaît donc comme un préalable critique qui précipite la contestation en actes du dispositif médical des naissances.
- 18 Présentation des “groupes de femmes du 46”, document tapuscrit, est. 1978, Archives MLAC-Place des (...)
33De même, la démarche d’expliciter systématiquement le travail accompli par les femmes au cours de l’accouchement contredit l’essentialisme de la rhétorique. En effet, ces accouchements ne se conçoivent avant tout que bien préparés : le MLAC-Place des Fêtes a été fondé en 1976-77 notamment par des militantes issues d’un collectif femmes-sages-femmes et décrit l’importance « des préparations à l’accouchement au cours desquelles la femme enceinte tend à une prise en charge maximum de son corps et de son accouchement »18. Le parcours de préparation psycho-physique durant la grossesse comporte la diffusion d’informations multiples par le biais de lectures et d’échanges, mais aussi des entraînements et des soins du corps tels que les massages. Cette préparation se réalise de façon informelle entre femmes profanes dans les MLAC étudiés, alors que ce sont surtout les sages-femmes qui assurent cette dernière dans les parcours d’accouchement naturel en Italie :
- 19 Entretien avec Élisa, mai 2010, Poggibonsi.
Pendant les cours, nous fournissons de nombreuses informations utiles aux femmes. Pour être actives dans leur accouchement, il leur faut lire, s’informer, connaître les différentes possibilités19.
34Au cours de l’accouchement ensuite, on demande aux femmes de marcher, rester debout, s’allonger, marcher de nouveau. À Poggibonsi, on attend d’elles qu’elles essayent plusieurs positions : à cette fin, la salle d’accouchement naturel est équipée d’une série de supports (anneaux, tabouret, baignoire, etc.) pour que chaque parturiente puisse trouver la position d’accouchement la plus adéquate (accroupie, à quatre pattes, à genoux, assise). À domicile, ces principes trouvent d’autres supports à leur application : certains objets du quotidien peuvent être mis à contribution, comme la baignoire, ou encore le miroir pour que la femme suive la progression de l’accouchement. On voit ici poindre une nature travaillée, qui peut être appréhendée comme un outil de réappropriation des accouchements par les femmes.
- 20 Sur la réduction de ces procédures médicales, voir Recommendations on Appropriate Technology for Bi (...)
- 21 Scène de Regarde, elle a les yeux grand ouverts.
35Dans ces modèles, les ressources du corps féminin ne sont donc pas considérées comme auto-suffisantes ; elles nécessitent autant une préparation en aval qu’une série d’interventions au cours de l’accouchement proprement dit. La suppression de techniques médicales intrusives – interventions chirurgicales comme l’épisiotomie, pharmaceutiques comme la perfusion d’ocytocine – ne signifie pas la disparition de tout apport technique20. Pour la maîtrise de la douleur, un éventail de pratiques alternatives à la péridurale est inclus : massages, techniques de respiration, chant, hydrothérapie. Il est également fait appel à d’autres supports matériels, mais aussi aux personnes et à leurs expériences passées. Au sein de la Commune d’Aix, alors qu’elle est allongée au moment de la “poussée”, Nicolle presse ses ami·e·s de l’ “aider” à relever son dos21. De même, dans l’accouchement naturel, contrairement aux théories avancées par ses promoteurs, il ne s’agit pas de laisser faire les ressources du corps féminin. La conception de l’accouchement qui guide les protagonistes est celle d’un acte nécessitant la construction d’une alliance avec les sages-femmes et des assistant·e·s externes au monde médical.
36L’accouchement construit comme expérience collective met en évidence, là encore, à quel point il ne peut se réduire aux ressources procréatives du corps féminin. Le rôle confié aux divers·es protagonistes de ces accouchements permet de dénaturaliser l’individualité de la procréation, et donc de casser les représentations de la femme-parturiente. La réappropriation revendiquée de l’accouchement se traduit dans les faits par la contribution de personnes tierces à la préparation et à l’accouchement proprement dit. Le processus d’enfantement apparaît alors comme un travail de groupe qui prévoit une répartition des tâches entre profanes. Ce travail partagé prend des formes différentes dans les modèles étudiés. Dans l’accouchement naturel, si d’autres femmes sont présentes, c’est avant tout le rôle du compagnon qui compte. Les récits des couples interrogés montrent qu’il est censé participer aux cours de préparation pendant la grossesse et offrir un soutien lors des différentes positions que prend la femme en accouchant, masser, entrer dans la baignoire à ses côtés, couper le cordon ombilical, faire le premier bain à l’enfant. Dans cette expérience, on fait les enfants, on se prépare et on accouche à deux :
- 22 Entretien avec Mario, octobre 2006, Poggibonsi.
J’ai fait le travail avec elle : quand elle respirait, je respirais, si elle poussait, je poussais moi aussi, j’étais toujours là, je l’encourageais. À la fin, quand Elsa est née, j’ai ressenti une énorme satisfaction, c’est vraiment comme si on avait accouché à deux22.
- 23 Au sein de la Commune, les enfants ont pour éducatrices/eurs les adultes du collectif et rien n’est (...)
37Dans les MLAC de Paris-Place des Fêtes, de Lyon et d’Aix, la gestation s’inscrit plutôt dans une optique collective et sort du cadre privé, conjugal et familial : un ensemble de protagonistes assistent la parturiente, c’est-à-dire l’accompagnent pas à pas, depuis le suivi de grossesse jusqu’aux soins postnataux. Parmi les éléments quasi codifiés de l’accouchement à la Commune d’Aix, les enquêtées expliquent qu’elles choisissent les accompagnatrices et leur rôle : qui “sortira” le bébé, qui le baignera, etc. Les exigences formulées pour la qualité de l’enfantement sont donc indissociables d’une division du travail. L’engagement d’autres personnes – avant tout des femmes – dans les diverses phases du processus détache la procréation du statut biologique pour en faire un événement social ; cette expérience concerne la collectivité qui participera à l’élevage et à l’éducation de l’enfant. En ce sens, un “co-travail procréatif” commence avant l’accouchement et se poursuit bien après23 :
- 24 Synopsis original De fil en aiguille, p. 9.
Nicolle s’est penchée vers Françoise. Elles respirent ensemble. […] Françoise et Nicolle vont ensemble chercher les dernières forces et la tête sort […] et Françoise crie24.
- 25 La non-mixité de la majorité des échanges sur la grossesse, l’avortement et l’accouchement dans ces (...)
38Les nombreuses descriptions insistant sur la tendresse, l’affection, la chaleur entre femmes, soulignent qu’accoucher à la Commune est un événement lors duquel peut (voire doit) surgir une sororité, une solidarité féminine25. Les enquêtées de l’accouchement naturel se centrent quant à elles plutôt sur la mise en place d’une nouvelle solidarité femme/homme au cours de l’enfantement : le travail des hommes est censé être un soutien à celui des femmes, dont la tâche physique est reconnue comme première. En cela, la fonction des compagnons dans l’accouchement naturel ressemble à celle des amies dans l’accouchement à domicile. Le postulat étant qu’ils (re)connaissent les capacités des femmes, il leur faut plutôt apprendre à accompagner le travail procréatif mené par ces dernières, dans une logique de coopération proximale, plus engageante que le rôle attendu des hommes dans les protocoles dominants d’accouchement en hôpital. À l’inverse du corps médical, les compagnons ne sont pas perçus comme mettant en doute les compétences des femmes, mais comme aptes à les valoriser. L’attention portée aux rapports de pouvoir préjudiciables aux femmes se déplace donc ici du système de genre aux rapports entre expert·e·s et profanes. Reste donc à poser la question de l’effectivité de cette redistribution du travail à l’aune des inégalités de sexe (Quagliariello, 2017).
39La confrontation de nos objets révèle que des expériences apparemment circonscrites à un lieu d’accouchement minoritaire se nourrissent mutuellement, dessinant d’autres normes et contraintes. Ces interdépendances valent également en phase de déclin. Les modèles d’accouchement communautaire, malgré quelques timides transmissions, connaissent en effet une éclipse dans les années 1990, en France comme en Italie. Cette crise résulte bien sûr de la disparition des expériences d’organisation collective de la vie quotidienne dans le contexte d’atonie politique des années 1980, mais pas seulement. La progressive dévalorisation de l’accouchement à domicile dans l’espace public est corrélative d’une rupture dans la collaboration entre protagonistes des accouchements alternatifs. Côté professionnel, depuis les années 1990, les promoteurs/rices des maisons de naissance en France et en Italie s’opposent pour une bonne partie à l’accouchement à domicile. Par ailleurs, on assiste à une nouvelle affirmation du paradigme de prévention des risques, d’où un recours croissant aux techniques. Enfin, en France spécifiquement, l’élévation du recrutement social des sages-femmes et leur formation toujours plus technicisée les prédisposent à solliciter davantage de procédures relevant du travail des gynécologues.
- 26 Un exemple révélateur de cette tendance est l’inclusion des médicaments – tels que la perfusion d’o (...)
40Ainsi, les modèles d’accouchement alternatif font l’objet de réinterprétations plus conformes aux principes de la biomédecine, dans le sens d’une normalisation de leurs traits constitutifs, jusqu’à aboutir à une naturalisation croissante de l’arsenal technique. En France, en dépit des tous récents projets d’expérimentation des maisons de naissance, les modestes espaces d’innovation proposant le modèle d’accouchement naturel luttent contre les menaces de fermeture depuis les années 1990. Quant à l’Italie, la situation nationale se présente comme fortement fragmentée. Alors que dans les régions du Nord, comme le Piémont, les accouchements à domicile sont remboursés par la sécurité sociale, dans celles du Sud, comme la Campanie, les taux de césarienne atteignent 60 %. Parallèlement, dans les espaces pionniers de l’accouchement naturel, la résistance au modèle médicalisé se transforme progressivement en dialogue avec les possibilités offertes par la médecine moderne26. La déradicalisation de cette pratique dans les années 1990 doit également être rapportée à un changement de public. L’expérience de Poggibonsi est à cet égard révélatrice : les parturientes y choisissant l’accouchement naturel sont plutôt des femmes issues des classes moyennes moins politisées que le public des années 1980. La contestation du modèle médicalisé est certes présente, mais le choix de l’accouchement naturel est dicté en première instance par un projet conjugal et la recherche d’un bien-être individuel.
41Des héritages se profilent pourtant depuis une dizaine d’années. Le film aixois, Regarde, elle a les yeux grand ouverts, circule de nouveau en France auprès de collectifs féministes et/ou proches de l’écologie politique. Il est une source d’inspiration et même de filiation entre deux générations contestataires. Cette appropriation de la thématique en d’autres configurations (Pruvost, 2013) prend sens dans un contexte où l’accouchement à l’hôpital connaît un nouveau sursaut de technicisation. Les évolutions récentes observées dans le service de Poggibonsi témoignent d’un nouvel engouement similaire, qu’il s’agisse des pratiques – refus de la césarienne et de l’anesthésie péridurale, vague pro-allaitement maternel (Faircloth, 2013) – ou des identités politiques des usagères/ers – idéaux de gauche ou d’extrême gauche, convictions féministes, partage d’un style de vie anticonformiste, se référant à l’idée de nature (alimentation biologique, savons végétaux pour le bain de l’enfant, préférence pour les couches lavables, etc.).
42Les dispositifs alternatifs d’accompagnement de l’accouchement et l’héritage problématique des relations féminismes-maternité n’ont donc rien perdu de leur actualité. La valorisation, voire la sacralisation contemporaine de l’expérience de la maternité – se traduisant notamment dans les médias par une injonction à vivre pleinement cette expérience – va de pair avec une implication forte dans l’enfantement, en tant que projet individuel et surtout conjugal (Frazer, 2013). Or, si la pensée féministe s’est attaquée à la maternité subie, force est de constater que la maternité volontaire et les manières dont on choisit d’enfanter restent des problématiques à explorer. De ce point de vue, qu’elle soit identifiée comme une re-naturalisation de l’expérience d’accouchement ou comme une possibilité pour les femmes de prendre possession du travail de leur corps, l’invocation positive des éléments jugés les plus écrasants du travail procréatif – tels que les douleurs de l’accouchement et l’allaitement prolongé au sein – nous rappelle avec force les enjeux qui s’y jouent sur les conditions de production des enfants et l’appropriation des outils, en premier lieu les corps des femmes.
- 27 Les récents débats qui ont opposé des féministes et des groupes technocritiques à propos de l’Assis (...)
43Ici comme ailleurs en sociologie, l’étude des pratiques marginales est un révélateur, c’est-à-dire qu’elle ouvre des problématiques pertinentes pour la compréhension des tâches instituées d’accouchement ordinaire. Nos objets, de même que d’autres marges de la parturition – comme les parcours d’AMP27 –, s’avèrent des points d’observation privilégiés pour examiner les déclinaisons contemporaines du travail procréatif, ainsi que le rapport de force entre le travail médical et le travail des femmes dans la fabrication des êtres humains.