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Le corps au Moyen Âge : anthropologie, histoire, littérature
Dissimuler ou montrer ?

Corps visible, corps caché dans la poésie des troubadours

Michel Zink
p. 107-123

Résumé

La poésie des troubadours nous paraît souvent désincarnée. Le corps y cède la place soit au cœur soit à une personnification de l’amour qui nous paraît abstraite. Mais le cœur peut être de chair. Et l’amour, de genre féminin même au singulier dans l’ancienne langue, est souvent une désignation discrète de la femme aimée, qui lui est substituée comme référent du pronom personnel la. Réticences et prétéritions voilent moins le corps qu’ils n’excitent le désir dans une imagination fiévreuse de la nudité. Décrit avec gaillardise ou dissimulé avec effroi, le corps féminin, le corps aimé est gênant. Les troubadours ont parfois su dire cette gêne en ne la disant pas. L’audace de leur poésie est dans la timidité. « La plus belle qui jamais naquit nue », écrit Guilhem Adémar. Comment serait-elle née autrement que nue ? Mais comment l’imaginer nue autrement qu’à sa naissance ?

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Notes de l’auteur

Certains développements de cette conférence, dont j’ignorais qu’elle dût être publiée, ont été repris plus tard dans Zink (2013), en particulier 229 sq.

Texte intégral

1Soyons honnêtes. La poésie des troubadours, qui ne cesse de nous émerveiller, ne cesse aussi de nous décevoir.

2Nous l’abordons avec le sentiment exaltant qu’elle incarne plus que toute autre l’idée même de la poésie, ou pour mieux dire notre idée de la poésie, que son ancienneté conforte et légitime. Une adéquation naturelle entre les passions de l’âme et l’expérience immédiate du monde. L’union paradoxale du travail le plus minutieusement réflexif et du plus grand abandon. Cet autre paradoxe, ou plutôt cette contradiction fondatrice de toute poésie qu’est l’aveu public du secret intime. Le mélange de rugosité et de douceur, d’harmonie et de dissonance qui naît d’un usage inattendu des mots : prédilection pour les monosyllabes et les agglutinations de consonnes, remploi et détournement de mots techniques ou régionaux, substantivation des infinitifs pour plus de brièveté — bref, effort pour « donner un sens nouveau aux mots de la tribu ». Les effets analogues nés des rimes recherchées à la disposition complexe, des mètres variés, d’une syntaxe elliptique ou torturée qui fait résonner longuement, et parfois indistinctement, les échos du sens. Telle est, après avoir feuilleté ces poèmes, l’impression que nous laissent les passages admirables qui nous ont frappés.

3Mais si nous nous astreignons à leur étude systématique, voilà que nous sommes plus d’une fois gagnés, au fil de notre lecture, par une impression inverse : celle d’une poésie abstraite, raisonneuse, pesamment et souvent platement démonstrative. Nous étions Jacques Roubaud. Nous voilà devenus Alfred Jeanroy.

4Pourquoi ces impressions contradictoires ? N’auraient-elles pas à voir, pour une part au moins, avec le contraste entre le début printanier ou automnal des chansons et le développement qui le suit ? C’est souvent l’entrée en matière qui nous séduit et la suite qui nous rebute. À notre goût, l’anthologie parfaite des chansons de troubadours serait celle de leurs premières strophes. Cette constatation déplorablement naïve ne fournirait peut-être pas un si mauvais angle d’approche. Oui, la poésie des troubadours est volontiers abstraite et raisonneuse, mais elle est aussi violemment affective et sensible à la présence immédiate du monde. De brèves sensations aiguës liées « au temps et à la saison », comme ils disent, égrenées en touches rapides, nous ravissent avant de céder la place à des considérations sur la femme, les femmes et l’amour, parfois filandreuses, souvent ennuyeuses. Mais pas toujours.

5Dans l’expression de l’amour, cette poésie présente le même contraste : une imagination audacieusement précise et des raisonnements alambiqués. Elle est brûlante et timide, comme un adolescent qui ratiocine indéfiniment en lui-même par peur du passage à l’acte. Effet de ce double contraste, le corps aimé y est constamment présent et en est curieusement absent. Il incarne ainsi la « présence faite d’absence » qu’est le mot.

6Si le corps est souvent absent de la chanson, c’est qu’il cède souvent la place. À qui ? Soit au cœur, soit à l’amour. Au cœur, plus souvent que lui mentionné : la Concordance de l’occitan médiéval compte 4 928 cor contre 3 304 cors. Cor et cors : les deux mots sont proches. Entre eux, il n’y a jamais de confusion, mais il y a substitution. D’abord, le cœur est toujours celui du poète, le corps toujours celui de la femme aimée. Le poète parle de son cœur faute de voir le corps désiré, ou peut-être pour ne pas le voir :

  • 1  Pillet-Carstens 70, 43, Can vei la lauzeta mover, v. 13-14. Les chansons de Bernard de Ventadour s (...)

Tot m’a mo cor e tot m’a me
E se mezeis e tot lo mon.1

Elle m’a pris mon cœur, elle m’a pris moi
et elle-même et le monde entier

7Le poète n’a plus rien, ni cœur ni corps, ni elle ni lui. Il ne peut rien sentir ni rien contempler de la femme aimée. Mais il y a entre eux une différence. Elle n’est désignée de façon abstraite que comme « elle-même », tandis qu’il est décomposé en deux instances, son cœur et lui-même, et ce cœur qu’elle lui a pris lui reste pourtant sous la forme du désir (cor volon). Certes l’aimée se dérobe, mais elle est aussi effacée par le narcissisme de l’amant, que la strophe suivante désigne explicitement : regardant dans les yeux de l’aimée, « miroir qui lui plaît beaucoup » — et dans un miroir, on se voit soi-même, le poète s’y est « noyé comme le beau Narcisse dans la source ».

8Le cœur de l’amant se substitue d’une autre façon au corps de l’aimée lorsque le cœur, métaphore de l’amour, se confond avec l’organe de chair dans les légendes du cœur mangé. Le corps de la femme aimée de Guilhem de Cabestany n’est pas mentionné dans la chanson Lo dous cossire, mais c’est son cœur palpitant — son cœur à lui, le poète amoureux — que Raymond de Castel Roussillon, alerté par la chanson, fera cuire et donnera à manger à son épouse à en croire la célèbre razo.

9Mais plus souvent le corps est chassé du poème par l’amour. Cet amour auquel le poète s’adresse, dont il se plaint, dont il décrit les effets, et qui finit par occuper l’espace du poème au point d’en chasser la femme aimée. De tout ce qu’on peut dire sur les troubadours et sur leur art, ce qu’il y a de plus pauvre est ce qu’on peut dire du mot « amour », et ce qu’il y a de plus pauvre dans leur poésie est peut-être leur emploi du mot « amour », perpétuellement sur la voie d’une semi-personnification, mais qui n’en devient que plus insignifiant et qui en est comme désémantisé. La parole du poème sur l’amour est là à la place du véritable dire l’amour : elle fait semblant de dire l’amour, mais de loin, quand l’aimée n’est pas là pour l’entendre (« Diex ! que ferai ? Dirai li mon corage ?… »). Le poème se compose et se chante en l’absence. D’où la tornada, avec son recours à l’intermédiaire, au messager (qui peut être la chanson elle-même — « Chanson, va dire à… ») et parfois à l’empilement des médiations. La parole du poème sur l’amour est à la place de l’impossible parole d’amour que le poète n’ose adresser directement à la dame, et cette impossible parole d’amour est elle-même à la place de l’impossible amour. Pour citer Cercamon, dont nous avons de bonnes raisons de nous demander, depuis la belle édition de Luciano Rossi, si derrière ce sobriquet ne se dissimule pas l’insaisissable Èble de Ventadour :

  • 2  112, 4, Quant l’aura douza s’amarzis, II-III, v. 7-18 (Cercamon. Œuvre poétique, éd. Luciano Rossi (...)

Las ! qu’ieu d’Amor non ai conquis
Mas can lon trebalh e l’afan,
Ni res tan greu no∙s convertis
Cum so que om vai deziran ;
Ni tal enveia non fai res
Cum so que om non pot aver.

Hélas ! d’Amour je n’ai conquis
que les tortures et l’angoisse,
et rien n’est plus difficile à obtenir
que ce que l’on va désirant le plus,
et rien ne fait autant envie
que ce que l’on ne peut avoir.

Per una joia m’esbaudis,
Fina, qu’anc re non amiey tan ;
Quan suy ab lieys si m’esbahis
Qu’ieu no∙ill sai dire mon talan,
E quan m’en vauc, vejaire m’es
Que tot perda∙l sen e∙l saber.

D’une joie parfaite je me réjouis,
jamais je n’ai autant aimé ;
auprès d’elle, je suis tellement ébahi
que je ne lui sais dire mon désir,
et quand je m’en vais, il me semble
que je perds entièrement la raison.2

10Le ton de ces deux strophes, il faut l’avouer, est plus proche de Bernard de Ventadour, qui se réclame de l’escola N’Eblo, (Ai ! las tan cuidava saber d’amor / E tan petit en sai !) que de Marcabru, dont le jongleur Cercamon, à en croire la vida, aurait été le maître.

11À un tel degré d’évanescence, de dérobade, de déception, de silence, comment peut-on espérer que le poème rende visible le corps de l’aimée ? Il le fait pourtant, dans une sorte d’éblouissement, sans laisser ignorer que le corps qu’il évoque est un corps imaginé et que ce corps parfait est un corps caché. Scrupule et timidité qui, en faisant coïncider la « présence faite d’absence » des mots et celle d’une imagination fiévreuse, exacerbent la sensualité plus qu’ils ne la modèrent. Qui ne connaît les vers de Bernard de Ventadour :

  • 3  70, 8, A ! tantas bonas chansos, v. 11-13.

Que sos cors es bels e bos
blancs sotz la vestidura
(Eu non o dic mas per cuda)…3

Car son corps est beau, parfait,
blanc sous ses vêtements
(je ne le dis que par supposition)…

12Peur d’être indiscret, de paraître se vanter grossièrement, de laisser croire à des faveurs qui n’ont jamais été accordées, besoin de préserver l’honneur de la dame ? Le dernier vers nous ferait volontiers sourire — et qui dit que telle n’est pas son intention ? Mais lisons encore les deux vers qui le suivent :

…Que la neus, can ilh es nuda,
Per vas lei brun’e escura.

…car la neige, quand elle est nue,
à côté d’elle paraît sombre et obscure.

13Quelle insistance dans ce besoin d’employer nuda, et de le faire venir à la rime avec cuda, comme pour démentir la prudence de la supposition par la brutalité de l’imagination ! Mais l’excès même de la blancheur rend ce corps nu invisible. Comment se le représenter, ce corps si blanc que la neige à côté paraît brune et obscure ? Comment se le représenter, alors qu’il n’est rien d’autre qu’un éblouissement ? Ce qui est donné à voir est si pur et si éclatant que l’on ne voit plus rien. Ce qui empêche le corps d’être visible, ce n’est pas la réserve de eu non o dic mas per cuda, qui solliciterait plutôt l’imagination, mais l’excès même de cette imagination excitée par nuda, qui aboutit à un aveuglement. Il ne reste que la blancheur vierge et glacée, associée au mystère hivernal de Noël, à cette incarnation divine qui paraît exclure la sensualité, au moment même où le désir s’exprime de la façon la plus brûlante et avec une précision où se devine, de façon exceptionnelle chez Bernard de Ventadour, l’ombre d’une plaisanterie grivoise, à vrai dire peu surprenante dans cette chanson à laquelle les strophes construites sur une seule rime et un seul mètre donnent délibérément une impression de simplicité populaire :

  • 4  70, 28, Lo gens tems de pascor, v. 33-40.

Las ! e viure que·m val,
S’eu no vei a jornal
Mo fi joi natural
En leih, sotz fenestral,
Cors blanc tot atretal
Com la neus a nadal,
Si c’amdui cominal
Mesurem s’em egal.4

Hélas ! à quoi bon vivre,
si je ne vois pas chaque jour
ma joie vraie et parfaite
dans un lit, sous une fenêtre,
corps aussi blanc
que la neige à Noël,
afin que tous deux ensemble
mesurions si nous sommes égaux.

14Un désir brûlant, mais qui ne fait qu’imaginer ce qui pourrait être et ce qui ne sera pas. Et cette imagination même n’ose souvent pas aller bien loin et se satisfait d’un fétichisme anodin :

  • 5  70, 26, Lancan vei per mei la landa, v. 29-35.

Mal o fara si no·m manda
Venir lai on se despolha,
Qu’eu sia per sa comanda
Pres del leih, josta l’esponda,
E·lh traya·ls sotlars be chaussans,
A genolhs et umilians,
Si·lh platz que sos pes me tenda.5

Elle fera mal si elle ne m’ordonne
de venir là où elle se déshabille,
afin que je sois sur son ordre
tout contre le rebord du lit
et lui enlève ses souliers ajustés,
à genoux et humblement,
s’il lui plaît de me tendre ses pieds.

15Parfois pourtant, Bernard ose être plus audacieux, mais toujours sous la forme du souhait amèrement déçu et de la frustration :

  • 6  70, 27, Lonc tems a qu’eu no chantei mai, v. 37-49.

Lo cors a fres, sotil e gai,
Et anc no·n vi tan avinen.
Pretz e beutat, valor e sen
A plus qu’eu no vos sai dire.
Res de be no·n es a dire,
Ab solc’aya tan d’ardit
C’una noih lai o·s despolha,
Me mezes, en loc aizit,
E·m fezes dels bratz latz al col.

Elle a le corps frais, svelte et gai,
et je n’en vis jamais de plus agréable.
Mérite et beauté, valeur et esprit,
elle en a plus que je ne sais vous dire.
Il ne lui manquerait rien de bien,
si seulement elle avait assez de hardiesse
pour qu’une nuit, là où elle se déshabille,
elle me conduise, en ce lieu propice,
et me fasse de ses bras un lien autour du cou.

Si no·m aizis lai on ilh jai,
Si qu’eu remir son bel cors gen,
Doncs, per que m’a faih de nien ?
Ai las ! com mor de dezire !6

Si elle ne m’héberge pas là où elle couche,
afin que je contemple son beau corps charmant,
pourquoi donc m’a-t-elle tiré du néant ?
Hélas ! comme je meurs de désir !

16Mourir de désir. Mourir de ne pouvoir « la toucher nue ». Cette souffrance du corps et de l’âme, voilà la chute âpre et saisissante, la tornada inattendue, d’une chanson pour le reste assez fade qui est peut-être de Bernard de Ventadour, mais dont l’attribution n’est pas certaine :

  • 7  392, 27, Can lo dous temps comensa, v. 43-48. Les manuscrits C et E attribuent cette chanson à Ber (...)

Faitz vostre cors salvatge
Tan privat qu’eu lo senta.

Faites que votre corps farouche
me soit si proche que je puisse le toucher.

Car s’eu mor, domna genta,
Que ja nuza no·us senta,
Mos cors n’aura damnatge
E m’arma n’er dolenta.7

Car si je meurs, dame charmante,
de ne pouvoir vous toucher nue,
mon corps en aura souffrance
et mon âme chagrin.

  • 8  Almqvist a probablement raison, contre Appel, de donner ici à fermansa son sens exact de « caution (...)

17L’imagination affolante, décevante, douloureuse de la nudité inspire et modèle jusque dans sa forme une chanson admirable où se trouvent réunies toutes les ressources de la poétique des troubadours. Quatre des cinq manuscrits qui la conservent (EIKN) l’attribuent à Aimeric de Belenoi, mais le cinquième, C, souvent traité pourtant avec suspicion, a probablement raison de la placer sous le nom de Guilhem Adémar. Fort éloignée du style simple d’Aimeric de Belenoi, poète du premier tiers du xiiie siècle particulièrement enclin aux considérations abstraites sur l’amour auxquelles on faisait allusion plus haut, elle avoue en effet, implicitement mais clairement, sa dette aussi bien envers Deiosta·ls breus jorns e·ls loncs sers de Peire d’Auvergne qu’envers L’aur’amara et la sextine d’Arnaut Daniel, ce qui correspond à l’époque légèrement antérieure, à la manière et aux influences du troubadour du Gévaudan, adepte du trobar clus :8

  • 9  9, 5. Almqvist (1951), 160-163 et 232-236. Également édité par Appel (1930), 71-72, et par Dumitre (...)

I. Al prim pres de·ls breus jorns braus,
Quan branda·ls brueils l’aura brava
E·ill branc e·ill brondelh son nut
Pe·l brun temps sec que·ls desnuda,
Per us brus braus brecs de cor
Trobadors, a bric coratge,
Fauc breus menutz motz cortes,
Lassatz ab rima corteza ;
Qu’ieu ai sen subtil, fin, ferm,
Per lieis don non ai fermansa.

I. À la première approche des brefs jours sauvages,
quand le vent sauvage agite les bosquets
et que les branches et les rameaux sont nus
pour le sombre temps sec qui les dénude,
à cause de certains sombres et sauvages
troubadours, bréchus du cœur, de sot courage,
je compose des mots brefs, serrés, courtois,
enlacés par des rimes courtoises ;
car j’ai l’esprit subtil, fin, ferme,
grâce à celle dont je n’ai nulle assurance ferme.

II. E si·m sentis lo cor ferm
Que·ill plagues – be·ill fauc fermansa –
Ja mos chantars tristz ni braus
No fos, ni de razon brava.
Mas tan mi ten de joy nut
Sill que·m don Dieus tener nuda,
Qu’a penas pens en mon cor
Nuill joi, tant ai trist coratge,
Quar del sieu bel cors cortes
No·m fai amistat corteza.

II. Et si je me sentais le cœur assuré
de lui plaire (quelle belle assurance !),
mon chant ne serait ni triste ni sauvage
et le propos n’en serait pas sauvage.
Mais elle me tient de toute joie si nu,
celle que Dieu veuille m’accorder de tenir nue,
qu’à peine j’ai en mon cœur
quelque pensée de joie, tant j’ai triste courage,
car de son beau corps courtois
elle ne me fait nulle amitié courtoise.

IV. Als non dezir e mon cor,
Mas que Dieus vos don coratge
Qu’alcun bel semblan cortes,
Don’avinens e corteza,
Mi fezeses ab cor ferm
(Qu’en autra non ai fermansa),
E no·m fos vostre cors braus,
Don’umils, lai on tanh brava,
Ab cors de totz mals aips nut,
La genser qu’anc nasques nuda.9

IV. Je ne désire rien d’autre en mon cœur,
sinon que Dieu vous donne le désir,
dame charmante et courtoise,
de me faire quelque bel accueil courtois
d’un cœur ferme
(car pour aucune autre je n’ai d’amour ferme),
et de ne m’être pas sauvage,
dame douce, mais quand il le faut sauvage,
au corps nu de tout défaut,
la plus belle qui jamais naquit nue.

18Un mot sur les traits qui rendent cette chanson frappante et qui ne sont éloignés qu’en apparence de ce qui nous occupe ici et pour quoi nous la citons. D’abord la construction strophique, remarquable par deux traits. D’une part, les rimes, alternativement masculines et féminines, enlacent chaque fois un mot masculin et un de ses dérivés féminin (cor – coratge, (a)ferm – fermansa) ou un adjectif au masculin, puis au féminin (braus – brava, cortes – corteza et nut – (des)nuda, couple qui nous intéresse particulièrement). D’autre part, ces rimes sont les mêmes dans toutes les strophes, mais elles sont déplacées de l’une à l’autre selon la loi suivante : la rime finale, ou plus exactement le couple morphologique qui clôt la première strophe passe en tête de la deuxième strophe ; le couple initial de la première strophe vient en deuxième position dans la deuxième strophe ; le deuxième couple de la première strophe passe en troisième position dans la deuxième strophe ; par la force des choses, le couple pénultième de la première strophe devient le dernier de la deuxième strophe. La même rotation est appliquée de la deuxième à la troisième strophe, etc. On reconnaît là le principe de la sextine. Aucun rapport, dira-t-on, avec la présence ou l’absence du corps dans la chanson.

  • 10  Dumitrescu (1935), 193.

19Aucun rapport, vraiment ? On a observé que, comme il y a dans chaque strophe cinq rimes et cinq couples morphologiques (rappelons qu’il s’agit de morphologie grammaticale et de couples de mots !), soit dix vers par strophe, il devrait y avoir cinq strophes pour que la rotation des rimes soit complète, de même que la sextine, aux strophes de douze vers, compte six strophes. Or il n’y en a que quatre. On en a conclu que la chanson est incomplète et qu’il manque une strophe.10 Peut-être. Mais de cette strophe, nous n’avons nulle trace. La chanson, rappelons-le, est conservée par cinq manuscrits. Tous sont d’accord pour ne lui donner que quatre strophes. L’irrégularité est donc peut-être de naissance. Aurait-elle une raison ? Oui, elle en a une, qui est qu’en s’arrêtant à la quatrième strophe, la chanson s’achève sur la rime nut – nuda et sur ce vers étonnant, « la plus belle qui jamais naquit nue », La genser qu’anc nasques nuda.

20Amputée d’une strophe attendue, la chanson s’interrompt de façon saisissante sur la nudité, qu’elle a évoquée strophe après strophe. Mais quelle nudité ?

  • 11  « Fauc breus menutz motz cortes, / Lassatz ab rima corteza » (v. 7-8). Cf. Guiraut de Bornelh, 242 (...)

21D’abord celle des branches hivernales. On observait en commençant que le mélange de séduction et la déception suscitée par les chansons des troubadours tient sans doute pour une part à l’articulation, ou au défaut d’articulation, entre l’éblouissement de la strophe initiale qui peint le changement de la saison et l’enfilade de strophes raisonneuses qui la suivent parfois. Ici, pas de déception. Non seulement parce que l’ingéniosité formelle et les difficultés du trobar clus maintiennent l’esprit en éveil, mais aussi parce que le lien entre le début hivernal et la suite du poème est aussi serré que l’agencement des rimes. Les mêmes monosyllabes rugueux associés par l’allitération (breus, braus, brun) peignent la sombre dureté du temps et du vent qui dénude les arbres, les vains efforts des mauvais troubadours et, par contraste, l’art du poète, particulièrement habile à entrelacer les mots par des rimes raffinées,11 parce que son amour pour une femme qui ne lui donne aucune assurance de le payer de retour aiguise ses facultés intellectuelles.

22L’âpre nudité hivernale est ainsi transposée dans le registre de la poésie par la grâce d’un amour assez inquiet pour donner à celui qui l’éprouve l’agilité poétique nécessaire à cette transposition. Et par la grâce de la poésie née de l’amour, cette même nudité vient s’appliquer à l’amour.

23Une double nudité, masculine et féminine : nut et nuda — on sait que les deux mots se suivent à la rime. Mais la nudité masculine est métaphorique, la nudité féminine littérale. Le poète se dit nu, parce qu’il est dépouillé de l’amour dont il voudrait être enveloppé : il est « nu de joie d’amour », de joy nut. Mais celle qu’il aime, il l’imagine nue, il la voudrait nue. Il prie Dieu de lui accorder de la tenir nue dans ses bras, Sill que·m don Dieus tener nuda.

24Après cette audace, qui n’est qu’une prière et une projection de l’imagination, le poème tourne autour de la nudité féminine sans l’aborder de front, mais en l’évoquant par une série de déplacements. D’abord une formulation atténuée, presque un euphémisme, où la modération du mot « amitié » et l’élégance de l’adjectif « courtois » compensent la mention du corps aimé et atténuent l’impudence et l’impudeur du regret :

Quar de·l sieu bel cors cortes
No·m fai amistat corteza.

car de son beau corps courtois
elle ne me fait nulle amitié courtoise.

25Et puis, que penser de la troisième strophe, où ce poète, l’instant d’auparavant si fier de son talent et de son habileté, se dit à la fois niais et courtois ? Qu’est-ce à dire ? Lui qui n’a reçu aucune assurance d’amour, il parle de celle qu’il aime avec assurance : quelle sottise ! Mais une sottise volontaire, qui est un raffinement de l’amour : ce désir excessif et sauvage (sobretalan, volontatz brava), il le manifeste délibérément, impudemment, à seule fin que cette faute lui vaille d’être battu. Et pourquoi veut-il être battu ? Pour que, dit-il à sa belle, « vous me battiez le corps et le cœur avec votre verge nue », Ab la vostra vergua nuda / M’en batetz lor cors e·l cor. Il est bien inutile et il serait bien lourd de commenter cette expression inversée du désir. Ne dit-on pas que l’exhibitionniste espère que la personne devant qui il s’exhibe s’exhibera à son tour ?

  • 12  Je dois à Patrick Henriet l’observation que la célèbre parole de Job, Nudus egressus sum de utero (...)
  • 13  Tous les manuscrits, sauf N, ont cors. Carl Appel et Maria Dumitrescu ont cependant corrigé en cor (...)

26Déplacement aussi, mais plus délicat et peut-être plus troublant, dans ce dernier vers qui vaut qu’on lui ait sacrifié une strophe, « la plus belle qui jamais naquit nue », La genser qu’anc nasques nuda. Bien sûr c’est une banalité, et même une lapalissade. Chacun est nu à sa naissance. « La plus belle qui jamais naquit nue », c’est la plus belle qui naquit jamais, c’est la plus belle du monde.12 Pourtant, ce n’est pas une idée banale, venant d’un amoureux, que d’imaginer celle qu’il aime nue à sa naissance. Il lui est interdit de la voir nue. Il ose à peine l’imaginer nue. Il ne peut que s’en remettre à Dieu de l’espoir de la tenir un jour nue. Il en est réduit à inventer un subterfuge compliqué pour supposer, de façon quelque peu absurde, que c’est elle qui pourrait battre son corps de sa verge nue. Parle-t-il de son corps nu, c’est en séparant le substantif de l’épithète, et seulement pour le dire de façon figurée « nu de tout défaut » (Ab cors de totz mals aips nut, v. 39).13 Mais ce qu’il peut faire en toute innocence, c’est se représenter le nouveau-né qu’elle a été : un nouveau-né tout nu. Sous le prétexte de cette évidence que tout le monde naît nu, le dernier vers rend hommage à la beauté nue de la femme aimée sans indiscrétion et sans avoir besoin de recourir à la restriction un peu pesante de Bernard de Ventadour (« je ne le dis que par supposition »).

27Toutes les chansons n’ont pas cette subtilité. Mais l’imagination fiévreuse et timide de la nudité, le désir, toujours présenté comme un rêve ou une impossibilité, de tenir nue la femme aimée, voila qui, sans surprise, se rencontre bien souvent. Azemar lo Negre ne voit sa bien-aimée nue que par la pensée. Certes, sa pensée la lui montre alors « telle qu’il l’a vue », mais on comprend qu’il ne l’a vue ainsi qu’en rêve :

  • 14  3, 3, v. 17-24, éd. Gourc (1991), 70.

Mas eu sui tant enveios
De lei vezer cui desire
Qu’inz en mon cor la remire
E vei sas bellas faichos ;
Per cho m’auci desiran
Quant la remir en pessan,
C’ades la cuich vezer nuda
Enaissi con l’ai veguda.14

Mais j’ai si grande envie
de la voir, elle que je désire,
qu’au fond de mon cœur je la contemple
et je vois ses beautés ;
et si je me meurs de désir
quand je la contemple en pensée,
c’est qu’aussitôt je crois la voir nue
telle que je l’ai vue.

28Quelle forme le sévère Marcabru demande-t-il à l’étourneau de donner à la requête amoureuse qu’il le charge de transmettre à celle auprès de qui il l’envoie ?

  • 15  11. 293, 25, v. 49-55, éd. Gaunt, Harvey et Paterson (2000), 348.

Vol’e vai
Juesca lai,
E·l retrai
Qu’ieu morrai,
Si nos sai
Consi jai
Nuda o vestia.15

Vole et va
jusque là,
et dis-lui
que je mourrai
si je ne sais pas
si elle dort
nue ou vêtue.

  • 16  392, 9, v. 33-34.

29Quant à l’expression « tenir nue », elle suffirait presque, si l’on rassemblait toutes les pièces où elle figure, à constituer un florilège des troubadours. Que nuda – tenguda – no·us ai, / ni d’als vencuda, « car nue je ne vous ai pas tenue, ni vaincue d’autre façon », se plaint Raimbaut de Vaqueiras dans la célèbre estampie Kalenda maia.16 Raimbaut d’Orange, tout en restant dans l’ordre de l’hypothétique, a l’audace d’employer le futur, et non le conditionnel. Mais il ajoute prudemment que la seule pensée d’un tel bonheur suffit à le rendre plus heureux que s’il était empereur. Une fois de plus, l’irréel l’emporte :

  • 17  389, 32, v. 16-24.

Ben aurai, dompna, grand honor
Si ja de vos m’es jutgada
Honranssa que sotz cobertor
Vos tenga nud’embrassada ;
Car vos valetz la meillors cen !
– q’ieu non sui sobregabaire –
Sol del pes ai mon cor gauzen
Plus que s’era emperaire.17

Ce me sera, Madame, un grand honneur
si vous me jugez digne
de l’honneur de, sous une couverture,
vous tenir embrassée nue,
car vous valez cent fois les meilleures
(je n’exagère pas) :
cette seule pensée rend mon cœur plus joyeux
que si j’étais empereur.

30Bernard Marti dit à peu près la même chose, si ce n’est qu’il n’exige pas la nudité. C’est peut-être ce qui le rend encore plus optimiste. Il est vrai que toute sa chanson a le ton de la plaisanterie :

  • 18  63, 8, éd. Hoepffner (1929), 24 (Beggiato).

S’illa·m fai’n breu cossentida
D’aquo dont ai dezirier,
Qu’ieu la bays nud’o vestida,
Ja autra ricor non quier.
Assatz val mais qu’emperaire,
Si desotz son mantel vayre
Josta son belh cors m’aiziu.18

Si elle m’accorde bientôt
ce que je désire,
la baiser nue ou vêtue,
je ne demande pas d’autre richesse.
Je suis bien au-dessus d’un empereur,
si sous son manteau vair
je prends mes aises contre son beau corps.

31L’irréalité du souhait de tenir son amie nue entre ses bras est si fondamentale et si évidente qu’elle est comme systématisée et mise en scène de deux façons. D’une part elle alimente la matière des saluts d’amour, genre dont la nature même suppose la distance, comme dans Dona, genser qe no sai dir d’Arnaud de Mareuil, où les fantasmes de l’insomnie et le rêve érotique jouent un grand rôle. D’autre part la possibilité, évoquée comme une pure hypothèse, de tenir son amie nue apparaît dans plusieurs partimens. Gui d’Ussel demande à son frère Èble, qui est endetté, si, au moment où il tiendrait son amie nue entre ses bras, il accepterait de la quitter contre mille marcs :

  • 19  194, 16. Audiau (1922), 79.

N’Eble, pus endeptatz
Etz, doncx si teniatz
Ahora vostr’amia
Nuda entre vostres bratz
Per far que que·us vulhatz,
Chauzetz qual vos plairia.
Qui vos aportaria
Mil marcx e vos dizia :
« N’Eble, si·us levavatz
E d’aqui·us moviatz,
Yeu los vos donaria… »19

Èble, puisque vous êtes endetté,
si vous teniez
maintenant votre amie
nue entre vos bras
pour faire tout ce que vous voulez,
choisissez ce qui vous plairait davantage.
Supposez que quelqu’un vous apporte
mille marcs et vous dise :
« Èble, si vous vous leviez
et partiez d’ici,
je vous les donnerais… »

32Èble est indigné : il n’échangerait pas son amie contre de l’argent !

  • 20  436, 2. Ed. Marshall (1989), 809-817.
  • 21  101, 11. Ed. Francesco Branciforti, Catania, 1955.

33Deux autres partimens, l’un anonyme,20 l’autre du troubadour génois Bonifacio Calvo,21 proposent l’un et l’autre à peu près le même choix : préféreriez-vous voir votre amie vêtue sans la toucher ou la tenir nue dans vos bras sans la voir (et sans lui parler, ajoute Bonifacio Calvo) ? Un tel débat renvoie à la hiérarchie médiévale des cinq sens. La vue est le sens le plus noble, le plus intellectualisé (dans le poème de Bonifacio elle va de pair avec la parole) et elle mérite toujours d’être privilégiée, surtout dans une circonstance où ne pas la choisir reviendrait à dédaigner la beauté de la femme aimée en refusant de la voir. Mais, dans le domaine amoureux, le toucher a évidemment ses charmes. L’essentiel est cependant ailleurs. Dans tout partimen, la règle du jeu est que chacun des deux choix proposés entraîne une frustration. Ici, la frustration porte sur le corps de l’aimée, dont on s’interdit par hypothèse de jouir entièrement dans un poème qui ne peut lui-même, par définition, qu’être un substitut à l’impossible jouissance. Le partimen joue sur tous les tons les gammes du corps absent.

  • 22  80, 12, éd. Gouiran (1987), 73-83.

34La mise en scène de l’impossible désir du corps nu, on la trouve aussi, mais dans un contexte bien particulier, dans la célèbre chanson de Bertrand de Born, Dompna, puois de mi no·us cal, « Madame, puisque vous ne vous souciez pas de moi ».22 On en connaît l’argument : puisque celle qu’il aime lui a donné son congé et qu’il ne trouvera nulle part son égale, le poète empruntera à chacune des dames qu’il connaît l’un de ses attraits : à l’une son regard, à une autre son esprit, à une troisième sa gorge et ses mains, à une autre encore ses cheveux, à une autre ses dents, etc. Mais au milieu de cette énumération, à celle qu’il appelle Mieills-de-Ben, « Mieux-que-Bien », il demande tout autre chose. Il demande tout :

  • 23  V. 47-50.

A mon Mieills-de-Ben deman
Son adreich nou cors prezan,
De qe par a la veguda
La fassa bon tener nuda.23

À mon Mieux-que-Bien je demande
son jeune corps souple, digne de louange :
il semble à le voir
qu’il ferait bon la tenir nue.

35Au fond, pourtant, Bertrand de Born n’est pas plus audacieux que Bernard de Ventadour. Qu’il fasse bon tenir Mieux-que-Bien nue dans ses bras, il ne fait que le supposer à la voir. Et comme tout le poème est de fantaisie, comme il ne pourra pas réellement composer une femme parfaite à partir des perfections de chacune, le compliment osé qu’il glisse à la fin d’une strophe est comme atténué par l’irréalité de son contexte.

36Ce poème est de fantaisie. Au vrai, beaucoup de poèmes des troubadours le sont. Désir, frustration, exaltation, souffrance : soit. Mais tout cela est bien souvent exhibé ou suggéré de façon à faire rire. Non que le rire atténue le moins du monde, rende moins profonds ou moins douloureux, le désir, la frustration etc. Tout au contraire. Le Rimbaud de On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans ne peint pas de façon moins déchirante les tourments de l’adolescence parce qu’il fait rire d’eux. Pour en revenir aux troubadours, les vidas et les razos, souvent ironiques, parfois comiques, ne rompent pas avec les chansons et ne les prennent pas à contresens. Elles les comprennent fort bien et les prolongent. Bref, les troubadours sont plus souvent qu’on ne croit des poètes comiques, à commencer par le premier d’entre eux, qui n’est pas à cet égard aussi exceptionnel qu’on l’a dit, et ils ne le sont pas seulement dans ce que Pierre Bec a appelé leurs « contre-textes », qui donnent à nos collègues italiens l’occasion de comparer leurs connaissances anatomiques.

37Cette constatation si simple enlève une partie de leur poids aux graves considérations qui précèdent. Le corps n’est pas toujours aussi absent que nous avons bien voulu le dire. Lorsque Guiraut le Roux observe que dompna val mais nuda que vestia, « une dame vaut mieux nue qu’habillée », il semble savoir de quoi il parle. Quant à un certain Raimbaut, interlocuteur de Blacatz dans un partimen, il n’ignore nullement ce que c’est que de « tenir nue » son amie :

  • 24  97, 4, éd. Soltau (1898), 227.

Quand ab midonz cui ador
Puosc iazer sotz cobertor,
Ren als no m’est tan plazen
Cum qand la puosc tener nuda.24

Quand avec ma dame, que j’adore,
je peux être couché sous une couverture,
rien d’autre ne m’est aussi agréable
que quand je peux la tenir nue.

38Si la précision sotz cobertor signale une allusion au poème de Raimbaut d’Orange cité plus haut, c’est pour souligner qu’on n’est plus ici dans le domaine du souhait à la réalisation incertaine.

39Et puis, les poèmes des troubadours seraient-ils les seuls textes littéraires médiévaux à être dénués de toute description de la beauté féminine ? Bien sûr que non. Que l’on pense à toutes les jeunes personnes au corps delgat e gras, « svelte et dodu », que l’on y rencontre. Que l’on pense aux termes dans lesquels Bertrand de Born décrit sa belle amie pour le bénéfice de son ami Rassa, le comte Jaufré de Bretagne :

  • 25  80, 37, éd. Gouiran (1987), 14.

Rassa, domn’ai qu’es fresqu’e fina,
Cuinda e gaia e mesquina :
Pel saur, ab color de robina,
Blanca per cors com flors d’espina,
Coude mol ab dura tetina,
E sembla conil per l’esquina.25

Rassa, j’ai une dame qui est fraîche et fine,
aimable, gaie et jeune,
aux cheveux blonds, au teint de rubis,
blanche de corps comme fleur d’aubépine,
le coude moelleux et le sein ferme,
et on dirait qu’elle a une échine de lapin.

40Voilà un corps qui est plus visible que caché.

41Et pourtant tous ces exemples n’enlèvent rien à ce que nous a enseigné le beau poème de Guilhem Adémar. Plus les allusions au corps se précisent, sans d’ailleurs le rendre pour autant plus présent, dissimulé qu’il est, comme chez Guillaume IX, par la métaphore obscène ou le gros plan sur le sexe, plus le rire gagne le poème. Il ne le dévalue pas. Mais, autant que la dérobade de la timidité ou la souffrance du désir, il dit la gêne. Le corps féminin, le corps aimé est gênant. Qu’on le décrive avec gaillardise ou qu’on le voile avec effroi ; qu’on le sublime dans une blancheur telle que sa nudité glacée en devient invisible ou qu’on l’éloigne dans le rêve d’une impossible intimité : rien n’y fait, il gêne. Les troubadours ont parfois su dire cette gêne. Ils ont su la dire en ne la disant pas, imposer l’obsession de ce corps en en parlant à peine. Il est, ce corps féminin, dissimulé dans le paysage printanier ou hivernal de leur première strophe comme dans les images devinettes d’autrefois, tandis que l’entrelacs des mots invite à un autre enlacement : Bernard Marti le dit en ces propres termes :

  • 26  63, 3, v. 60-63.

C’aisi vauc entrebescant
Los motz e·l so afinant :
   Lengu’entrebescada
   Es en la baizada.26

Ainsi je vais entrelaçant
les mots et affinant la mélodie !
   La langue est entrelacée
   dans le baiser.

42Il est, ce corps, au cœur de la poésie parce qu’il est, si j’ose cette allusion au scandaleux tableau de Courbet, « l’origine du monde ». N’est-ce pas ce qu’entend nous dire à sa façon Guilhem Adémar en achevant son poème ? La genser qu’anc nasques nuda.

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Bibliographie

Almqvist, Kurt, Poésies du troubadour Guilhem Adémar, Uppsala, 1951, 272 p.

Appel, Carl, Provenzalische Chrestomathie, Leipzig, O. R. Reisland, 6e édit., 1930, 344 p.

Audiau, Jean, Les poésies des quatre troubadours d’Ussel, Paris, Delagrave, 1922, 178 p. Disponible sur https://archive.org/details/lesposiesdesqu00usse, consulté le 7 juin 2018.

Dumitrescu, Maria, Poésies du troubadour Aimeric de Belenoi, Paris, Société des Anciens textes français, 1935, 271 p.

Gaunt, Simon, Harvey, Ruth et Paterson, Linda, Marcabru. A Critical Edition, Cambridge, D. S. Brewer, 2000, 624 p.

Gouiran, Gérard, Le seigneur troubadour d’Hautefort. L’œuvre de Bertran de Born, Aix-en-Provence, Univers., 1987, 643 p.

Gourc, Jacques, Azemar lo Negre, troubadour albigeois du xiiie siècle, Paris, Éditions du CNRS, 1991, 109 p.

Hoepffner, Ernest, Les poésies de Bernard Marti, Paris, E. Champion, « Classiques français du Moyen Âge », 1929, 74 p.

Marshall, John H., « Deux partimens provençaux du chansonnier T », dans Miscellanea di studi in onore di Aurelio Roncaglia a cinquant’anni dalla sua laurea, t. III, Modène, 1989, 809-817.

Soltau, Otto, « Die Werke des Trobadors Blacatz », dans Zeitschrift für romanische Philologie, 23, 1898.

Zink, Michel, Les Troubadours. Une histoire poétique, Paris, Perrin, « Tempus », 372 p., 2013.

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Notes

1  Pillet-Carstens 70, 43, Can vei la lauzeta mover, v. 13-14. Les chansons de Bernard de Ventadour sont citées ici d’après l’édition de Moshé Lazar, Paris, Klincksieck, 1966 (traductions parfois modifiées).

2  112, 4, Quant l’aura douza s’amarzis, II-III, v. 7-18 (Cercamon. Œuvre poétique, éd. Luciano Rossi, p. 148-9).

3  70, 8, A ! tantas bonas chansos, v. 11-13.

4  70, 28, Lo gens tems de pascor, v. 33-40.

5  70, 26, Lancan vei per mei la landa, v. 29-35.

6  70, 27, Lonc tems a qu’eu no chantei mai, v. 37-49.

7  392, 27, Can lo dous temps comensa, v. 43-48. Les manuscrits C et E attribuent cette chanson à Bernard de Ventadour, M l’attribue à Raimon de Miraval, R à Raimbaut de Vaqueiras ; A en cite 4 vers attribués à Guiraut de Quentinhac.

8  Almqvist a probablement raison, contre Appel, de donner ici à fermansa son sens exact de « caution » : le poète se livre en otage de l’amour.

9  9, 5. Almqvist (1951), 160-163 et 232-236. Également édité par Appel (1930), 71-72, et par Dumitrescu (1935), 132-134. Notre traduction.

10  Dumitrescu (1935), 193.

11  « Fauc breus menutz motz cortes, / Lassatz ab rima corteza » (v. 7-8). Cf. Guiraut de Bornelh, 242, 2 : « Car s’eu jonh ni latz / Menutz motz serratz, / Pois en sui lauzatz » (v. 36-38).

12  Je dois à Patrick Henriet l’observation que la célèbre parole de Job, Nudus egressus sum de utero matris meae (Job 1, 21), érige la nudité à la naissance en signe déterminant de la nature humaine.

13  Tous les manuscrits, sauf N, ont cors. Carl Appel et Maria Dumitrescu ont cependant corrigé en cor et Kurt Almqvist, tout en leur reprochant cette correction, traduit par « cœur ».

14  3, 3, v. 17-24, éd. Gourc (1991), 70.

15  11. 293, 25, v. 49-55, éd. Gaunt, Harvey et Paterson (2000), 348.

16  392, 9, v. 33-34.

17  389, 32, v. 16-24.

18  63, 8, éd. Hoepffner (1929), 24 (Beggiato).

19  194, 16. Audiau (1922), 79.

20  436, 2. Ed. Marshall (1989), 809-817.

21  101, 11. Ed. Francesco Branciforti, Catania, 1955.

22  80, 12, éd. Gouiran (1987), 73-83.

23  V. 47-50.

24  97, 4, éd. Soltau (1898), 227.

25  80, 37, éd. Gouiran (1987), 14.

26  63, 3, v. 60-63.

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Pour citer cet article

Référence papier

Michel Zink, « Corps visible, corps caché dans la poésie des troubadours »Revue des langues romanes, Tome CXXII N°1 | 2018, 107-123.

Référence électronique

Michel Zink, « Corps visible, corps caché dans la poésie des troubadours »Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXII N°1 | 2018, mis en ligne le 01 juin 2019, consulté le 04 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/583 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.583

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Auteur

Michel Zink

Professeur émérite au Collège de France

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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