Gimenez Mathieu et Marie-Françoise Lemonnier-Delpy (dir.) Joseph Delteil et les autres. Échanges, partages et influences
Gimenez Mathieu et Marie-Françoise Lemonnier-Delpy (dir.), Joseph Delteil et les autres. Échanges, partages et influences, Paris, Éd. Academia-l’Harmattan. Coll. « Au cœur des textes », no 38, 2020, 274 p.
Texte intégral
1Cet ouvrage paru en octobre 2020 est le fruit d’un colloque tenu en 2018 à Amiens, organisé par deux membres du CERCLL, Centre d’Études des Relations et Contacts Linguistiques et Littéraires de l’université de Picardie. Il est dédié in memoriam à Frédéric Jacques Temple décédé trois mois plus tôt et qu’une longue amitié liait à Joseph Delteil.
2On ne peut s’empêcher de mettre en relation ces actes de colloque avec le numéro 1075-1076 de la revue Europe de novembre-décembre 2018 dont le dossier consacré à Joseph Delteil fut coordonné également par Marie-Françoise Lemonnier-Delpy. Les thèmes abordés, la hauteur des débats, le nom de la plupart des intervenants font du colloque une sorte de prolongement de la revue. Ces deux ouvrages nous semblent marquer une étape importante de la critique delteillienne, la vraie, celle qui ne s’arrête pas au montage d’images stéréotypées ni au jeu des aphorismes auxquels Delteil avait pu lui-même sacrifier et qui, d’une certaine façon, l’ont rendu célèbre ; la critique qui établit les contours d’une vie et d’une œuvre, qui interroge une écriture et construit une réception à partir des travaux d’universitaires et d’écrivains de talent. Et Delteil n’en sort pas moins original, pas moins flamboyant, bien au contraire. Son œuvre est enrichie de la pluralité des lectures proposées qui ne perdent jamais de vue le conseil d’Aragon, prémonitoire en 1923, qui invitait à « entreprendre une longue analyse du grand plaisir de raconter que semble éprouver l’auteur » et « du souffle sans défaillance » qui l’anime.
3Bien au-delà de l’ouvrage précoce et autocensuré des Œuvres Complètes publié par Grasset en 1961, la bibliographie de Delteil établie par Robert Briatte en 1984, à laquelle se réfèrent de nombreux intervenants, fait état d’une quarantaine de titres parus et de très nombreux articles de revues. Le champ d’exploration est vaste. L’œuvre de référence surprend en effet par son ampleur et sa diversité, une œuvre « d’essence poétique », écrit Marie-Françoise Lemonnier-Delpy, une œuvre souvent décrite comme « foisonnante », voire « hybride » ou « baroque », en tout cas ouverte à tous les échos. Le propos du colloque est d’explorer ces liens entre « Delteil et les autres », à travers les siècles, les espaces, les groupes artistiques traversés par Delteil qui constituent le réseau d’« une très vaste société d’écrivains » librement convoqués, associés, assimilés ou révoqués, au gré de la constitution de l’œuvre et des hasards de la vie. Les dix-neuf interventions sont ordonnées selon trois thèmes : les milieux, les modèles et les relations aux médias.
4La première partie oppose Paris et le Midi non point tant dans le fil de la mythologie delteillienne et de la mise en scène de la rupture qu’à la lumière d’un état des lieux rigoureusement daté et documenté. Les relations de Delteil avec Breton et le groupe surréaliste sont réexaminées par Gilles Gudin de Vallerin, qui s’appuie notamment sur le fonds Delteil de la médiathèque de Montpellier, tandis que Marine Nédélec étudie plus particulièrement son « rapprochement éclair » avec Ivan Goll. Le « jeune provincial » fêté par Paris bénéficie d’autres soutiens, moins étudiés, que des spécialistes de littérature française contemporaine mettent à jour : ce sont les affinités signalées par Aude Bonord entre Delteil et les écrivains catholiques, comme Max Jacob, Jacques Maritain et Lanza del Vasto, au moment de la première version de François d’Assise (1926) et longtemps après. C’est, dans le climat de littéraire du début du xxe siècle où Pierre Mac-Orlan occupe une place de mentor, la rencontre décisive avec Joseph Delteil qui lui doit son premier succès littéraire avec la publication de Sur le fleuve Amour en 1922. Les relations mal connues entre les deux hommes sont éclairées par Philippe Blondeau, à la lumière des déclarations retrouvées de l’un et de l’autre et surtout au fil de l’analyse comparée de leurs itinéraires respectifs d’écrivains.
5Il ne faut pas sous-estimer l’effet de la double rupture de Delteil avec le groupe surréaliste et avec l’avant-garde parisienne ni les conséquences de son brutal éloignement géographique et culturel des milieux qui l’avaient révélé. Le Harar de Delteil, qui aime se comparer à Rimbaud, est traditionnellement appelé « le Midi », cet envers de Paris, vu de Paris. Mais le Midi de Delteil apparaît moins comme une fuite vers l’ailleurs que comme un retour aux sources, Midi des origines familiales, Midi des Wisigoths ou des Cathares. Delteil est prolixe sur le sujet qu’il aborde toujours avec exaltation, comme le remarque Danielle Estèbe-Hoursiangou qui se livre, de La belle Aude (1930) au Vert Galant (1931) ou aux morceaux choisis de Sacré Corps (1976), à un parcours géopoétique et philosophique de la conscience méridionale, pour ne pas dire occitane, de l’auteur préféré de son père.
6Le rapport de Delteil à la langue d’oc, qu’il nomme, selon les circonstances, patois ou occitan, est des plus complexes, comme Philippe Gardy l’a montré dans plusieurs articles qui portent sur les noms de la langue (L’ombre de l’occitan 2009), puis sur les deux sonnets parus dans l’Almanac patouès de l’Arièjo (Europe 2018). Ici, il présente les trois traductions en occitan réalisées dans les années 1970 : Nòstre Sénher lo segond, puis Colerà par Yves Rouquette, Francés d’Assisi par Jules Plancade et Joan Larzac, non seulement pour saluer les performances des traducteurs dont il donne quelques jolis exemples, mais surtout pour analyser la manière dont elles furent reçues par Delteil lui-même. Gardy rappelle opportunément que Delteil n’était nullement « innocent » sur le sujet de l’écriture en occitan, ayant correspondu dès 1927 avec Ismaël Girard, fondateur de la revue Oc à laquelle il est resté longtemps abonné. Mais il a beaucoup glosé avec une feinte innocence sur le fait qu’il n’avait parlé que patois jusqu’à cinq ans, qu’il ne parlait que patois avec sa famille, et que pour lui la langue française devait toujours être conquise de haute lutte. Il avouait, par ailleurs, en 1966, dans la revue Viure, « ne pas avoir su s’exprimer à son aise en langue d’oc… ». Ce classique parcours diglossique fait l’objet d’une sorte de prise de conscience à l’occasion des traductions occitanes qui l’enchantent et qui lui auraient révélé l’affleurement, sous le texte français, d’une « ombre » portée de l’occitan, au moins par quelque chose qui serait de l’ordre du souffle primitif, du phrasé d’oralité, au plus par des surgissements lexicaux, contrôlés et commentés, comme en présente par exemple La Delteilherie.
7Nous rapprochons ces considérations sur la langue écrite de Delteil de celles que l’on peut lire sur sa langue parlée dans la communication de Pierre-Marie Héron qui analyse deux émissions culturelles nationales auxquelles Delteil avait participé : Lectures pour tous de Pierre Dumayet et Pierre Desgraupes en 1962, et Bibliothèque de Poche de Michel Polac en 1968. Il est frappé par l’aspect « encombrant » de l’accent de Delteil et simultanément par la « platitude » d’une élocution « qui cherche à arrondir, à lisser cet accent patoisant si immédiatement et constamment présent, et, en quelque sorte à le franciser ». Cet accent, qui ne fut pas un obstacle à la réussite parisienne dans les années 1920 — et pas plus pour Delteil que pour Colette ou nombre d’autres — semblerait être devenu désagréablement audible, peut-être plus de nos jours que dans les années 1960. Cela n’avait pas paru représenter une difficulté médiatique pour Jean-Marie Drot, dont les films, en 1972 et 74, en jouant sur la proximité affective, prennent le parti des accents, l’occitan de Joseph en dialogue avec l’américain de Caroline, pour en tirer des effets attendrissants d’authenticité, voire de couleur locale, de couleur de la Tuilerie en tout cas. Dans tous les cas, l’accent introduit une distance là où l’écrit savait créer la spontanéité complice.
8La deuxième partie des Actes explore les aspects de porosité de l’écriture de Delteil à ses modèles. Modèles antiques, en particulier le chant du monde virgilien tout imprégné de la sagesse d’Épicure, comme le montre Mathieu Gimenez qui, du Cœur grec à Jésus II, fait entendre dans l’œuvre le rapport au monde et à la nature s’ouvrant sur la contemplation panthéiste. Modèle rousseauiste, très prégnant, et beaucoup plus que les écrits de Delteil sur Rousseau ne le laissent entendre, pour Anne Chamayou qui a l’art de souligner, dans les lignes de vie comme dans les textes, de troublantes parentés entre les deux écrivains en rupture de parisianisme. Bien plus, écrit-elle, « si Rousseau est bien un des “autres” de Delteil, il ne l’est pas seulement comme repère intellectuel et ancrage idéologique, il l’est comme autre en soi. Son appropriation tient de l’annexion pure et simple ». Ce processus d’annexion ne s’applique pas seulement à Rousseau, mais à de nombreuses figures dans lesquelles Delteil s’incarne. « Il n’est pas rousseauiste mais jeanjacquiste », écrit-elle, comme, trente ans plus tard, il sera « françoisier » et non franciscain. Ce n’est pas une question de narcissisme, c’est au contraire une identification de caractère philosophique à « l’homme de nature » en lui, opposé à « l’homme de raison », comme le développe, de son côté, Jean-Louis Malves.
9Homme de culture aussi. Delteil participe d’une vision du monde unanimiste qu’il partage avec Apollinaire, Cendrars, et des peintres comme Sonia et Robert Delaunay, à propos desquels Isabelle Hombert se plaît à comparer les techniques du « simultanéisme scriptural » et du « simultanéisme pictural ». On est bien là au cœur du sujet de ce colloque, écrit-elle : « Delteil et ses maîtres, Delteil et ses contemporains. Delteil en quelque sorte pastiche et modèle de son œuvre passée et à venir. » Elle présente en particulier l’essai illustré de lithographies de Delaunay Allo ! Paris ! (1926), qui est un hymne à la modernité de la capitale, dans lequel elle décèle chez Delteil une « tentation du palimpseste » qui peut sans aucun doute être étendue à l’œuvre entière.
10De l’esprit surréaliste Delteil a conservé, en effet, une propension à désacraliser l’œuvre d’art en l’ouvrant à toute beauté signifiante venue de l’extérieur et intégrée par collage, contamination ou plagiat. Ainsi produit-il une œuvre en liberté à son tour ouverte et inspirante. Jacques Laurans retrace le destin météorique de sa Jeanne d’Arc (1925) qui, après avoir déchaîné les passions, causé l’exclusion de Delteil du groupe surréaliste et obtenu le prix Fémina, inspira le scénario du film de Carl Th. Dreyer : La Passion de Jeanne d’Arc. La collaboration de Delteil et Dreyer, deux personnalités contraires, ne fut pas facile, mais, de ce fait, elle donna naissance à « l’un des plus purs chefs-d’œuvre du cinéma muet ».
11Si, par ailleurs, le théâtre de Delteil « relève du paradoxe », comme l’écrit Julia Gros de Gasquet, c’est qu’il n’a pas écrit à proprement parler de texte théâtral mais que son œuvre a fait naître de grands moments de théâtre : La Jeanne de Delteil créé par Christian Schiarelli en 1995, François d’Assise porté par Robert Bouvier sous la direction d’Adel Hakim, pièces longtemps jouées ; Jésus II, avec Jean-Claude Drouot mis en scène par Jacques Échantillon en 1977 et repris plusieurs fois depuis avec succès.
12En conclusion, on apprend beaucoup à lire ces deux ensembles d’articles écrits sur, et inspirés par l’œuvre de Joseph Delteil. On apprend à se défier des familiarités faciles et à gratter sous la surface du palimpseste pour trouver des correspondances inédites, des réseaux de textes, d’images et de symboles à la source d’une écriture que Delteil compare fort justement au mycélium.
Pour citer cet article
Référence électronique
Claire Torreilles, « Gimenez Mathieu et Marie-Françoise Lemonnier-Delpy (dir.) Joseph Delteil et les autres. Échanges, partages et influences », Revue des langues romanes [En ligne], Tome CXXVII n°2 | 2023, mis en ligne le 01 décembre 2023, consulté le 02 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/rlr/5661 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/rlr.5661
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