1Le Poème du Rhône (Lou Pouèmo dóu Rose) est la dernière grande œuvre de Frédéric Mistral (1830-1914). Il a été publié d’abord dans les livraisons de la Nouvelle Revue de juin à septembre 1896 puis en volume à Paris en 1897 chez Alphonse Lemerre, en édition bilingue, le texte provençal sur la page de gauche et le français en regard sur la page de droite (Mistral 1897). Il a été plusieurs fois réédité (Pic 1977, parmi les éditions récentes : Mistral/Mauron 1997, Mistral/Magrini-Romagnoli, 2015).
2Mistral a voulu y évoquer la batellerie rhodanienne des périodes antérieures à la révolution industrielle, dont elle a été une des victimes, celle qui suivait le courant à la descizo, la descente, et dépendait entièrement du halage par les chevaux à la remontée. La trame du poème est le voyage du Caburle, propriété du patron Apian, à la tête d’un convoi qui part de Condrieu, petite ville du département du Rhône, et se rend à la foire de Beaucaire, ville du Gard située en face de Tarascon, entre Arles et Avignon, point de rupture de charge entre navigation maritime et fluviale. À son bord ont pris place parmi les passagers Guilhem, un prince d’Orange, qui veut connaître le pays dont sa famille est originaire, l’ancienne principauté d’Orange, et la mystérieuse Anglore, orpailleuse dont il va tomber amoureux. Mistral multiplie les descriptions, l’apparition d’Avignon au soleil couchant, le passage du Pont-Saint-Esprit, la foire de Beaucaire ; il donne de nombreux détails sur la vie à bord, l’équipage, la navigation. À la remonte (remontée), le convoi tiré par des chevaux est coupé par le premier bateau à vapeur apparu sur le fleuve et le Caburle fait naufrage. L’équipage parvient à se sauver mais le prince et l’Anglore sont emportés par le courant. Cette catastrophe marque selon Mistral la fin d’une organisation économique et sociale des bords du Rhône et, comme il l’a suggéré implicitement dans ses œuvres précédentes, cet assaut de la modernité a pour corollaire la disparition d’une civilisation méridionale fondée sur la langue d’oc.
3Il peut paraître prosaïque de s’interroger sur l’authenticité de détail d’un texte qui reconstitue avant tout une atmosphère naturelle et humaine, décrit la lutte de l’homme contre la nature et la passion romantique — l’intrigue est évidemment imaginée. Le genre littéraire choisi, l’épopée en douze chants et non le roman, l’usage de la versification et non de la prose semblaient a priori autoriser particulièrement le poète à faire une œuvre de fiction et lui permettre d’imaginer tout ce qu’il y narre. Le « sacre de l’écrivain » à l’époque romantique, naguère analysé par Paul Bénichou, a conféré à l’auteur une large liberté de création et d’imagination (Bénichou 1973). Mistral lui-même prétend avoir voulu faire une « épopée familière et joyeuse », même si cela peut paraître surprenant à lire l’ouvrage. Il décrit à Mariéton en 1892 son projet en termes « d’impressions poétiques » et il a affirmé : « Cette œuvre a été faite avec plaisir, sans me presser, en me jouant pour ainsi dire. Elle est aussi réelle, aussi indépendante que peut l’être une création de l’esprit » (Bouissy 1997).
4Mais le simple fait qu’il ait doté sa version française de notes explicatives, le fourmillement dans le texte de précisions de toutes sortes, y compris des mots techniques, laissent à penser que l’auteur souhaite se situer dans le registre de l’évocation réaliste d’un aspect du passé encore proche. Les commentaires des spécialistes de l’œuvre tendent d’ailleurs à insister sur son souci documentaire, au point que Claude Mauron, observe : « Ce serait grand dommage pourtant que de considérer Lou Pouèmo dóu Rose sous le seul angle ethnographique et lexical, comme la critique y incline parfois un peu trop » (Mauron 1993, 308).
5Des géographes et historiens éminents ont effectivement validé avec enthousiasme la qualité de l’apport de Mistral. Gilbert Tournier (1901-1982), affirme : « Sur nos anciens mariniers, nous ne savons rien que par ce livre » (Tournier 1952, 140) ; Jean Ritter signale que « le Poème du Rhône reste le meilleur témoin de l’ancienne navigation rhodanienne » (Ritter 1973, 6) ; Charles Galtier et Jean-Maurice Rouquette écrivent qu’il s’agit d’« une magistrale enquête auprès des survivants de la marine du Rhône » (Galtier, Rouquette 1977, 6-7). Pourtant le premier, docteur en ethnologie, a observé que son sujet de thèse, les vanniers de Vallabrègues, constitue « un domaine où l’expérience de Mistral est moins assurée » et il en donne des preuves.
6J’emprunte ces références au meilleur spécialiste actuel de l’histoire du fleuve, Jacques Rossiaud, un des très rares auteurs qui se soit montré sévère à l’égard de l’apport documentaire et lexical du Poème (Rossiaud 2002, I, 25, note 76). Je puis compléter d’ailleurs son enquête : des ouvrages d’apparence savante renferment des passages du Poème présentés au premier degré, considérés implicitement comme s’il s’agissait d’attestations dignes de confiance. Déjà du vivant du poète, l’avocat Théodore Fassin s’était risqué à citer dans sa thèse de droit sur la foire de Beaucaire un long passage de la laisse LXXXII du chant X, ainsi qu’un extrait de Numa Roumestan d’Alphonse Daudet, en ayant la discrétion de ne pas souligner que dans les deux cas, ces évocations étaient contradictoires avec ses recherches d’archives (Fassin 1900, 139-140 et 144). Le géographe Daniel Faucher (1882-1970) n’est pas dupe d’« une sorte de romantisme du fleuve, presque une mystique », auquel Mistral a fortement contribué. Mais il utilise des citations du Poème à l’appui de sa description de la descente et la remontée antérieurement à la vapeur, au même titre que le récit qu’en a fait une voyageuse anglaise de la fin du xviiie siècle, Anna-Francesca Cradock, comme si Mistral en avait été le contemporain (Faucher 1968, 187-191) Dans un livre intitulé La vie quotidienne en Provence au temps de Mistral, Pierre Rollet évoque la foire de Beaucaire en se bornant à reproduire pendant deux pages et demi la quasi-totalité des laisses LXXXII et LXXXIII, après avoir précisé qu’« à l’époque où Mistral en faisait la description […] la foire de Beaucaire jetait ses derniers feux » (Rollet 1972, 136-138). Maurice Contestin, historien de Beaucaire, a paradoxalement placé dans son historique de la foire une citation du début de la laisse LXXXII au chapitre qui traite des xviie-xviiie siècles (Contestin 1995, 2). L’historien est donc fondé de poser la question du degré d’historicité de cette œuvre, soit de la pertinence de l’apport documentaire qu’elle peut constituer. Il n’est pas illégitime de confronter l’image mistralienne de la Provence rhodanienne à la réalité telle que s’efforce de la reconstituer la recherche historique. Cette dernière valide-t-elle la chronologie proposée par Mistral et son idée maîtresse d’une disparition d’une société du fleuve due à la navigation à vapeur ? Peut-on considérer les précisions techniques ou lexicales dont est truffé le poème comme un apport inespéré ? Et la fin de la navigation rhodanienne a-t-elle vraiment marqué un déclin des zones riveraines ?
- 1 Les citations sont extraites de la version française rédigée par F. Mistral lui-même.
7L’action du Poème du Rhône semble se situer au début de la vie du poète. Au chant I, laisse III, Mistral précise à la fois que c’était « le temps des vieux », un temps révolu, qu’il oppose au présent, mais dont il se pose d’emblée comme un témoin : un temps où, dit-il « nous venions enfants voir sur l’eau longue, voir passer [les mariniers sur le fleuve1] ». À la laisse LXXXIV, il évoque « les jouets, les tambours de Beaucaire dont nous avons crevé si beau nombre étant jeunes ». Plus précisément, les nautoniers du Caburle, le bateau du patron Apian, où se déroule le récit, croient identifier la duchesse de Berry en une des Vénitiennes qui embarquent (l. XXXIV). La duchesse, Marie-Caroline de Bourbon-Sicile, veuve du duc de Berry, fils de Charles X, est la mère de l’héritier du trône de la branche légitimiste, celle qui a été renversée par la Révolution de juillet 1830. Et à la laisse LXX, Guilhem croit savoir qu’elle va rejoindre à Arles ses partisans. La duchesse s’est installée en Italie en 1831 et sa tentative de débarquement à Marseille qui échoue date des 28-29 avril 1832, donc son apparition supposée sur le Caburle serait un peu antérieure. Or nous savons que la descente du Caburle se situe en juillet puisqu’il va à la foire de la Madeleine de Beaucaire qui ouvre le 22 juillet.
- 2 Dans Lectures mistraliennes 1965, 161-163, Henriette Dibon a cru pouvoir situer le poème en 1829, d (...)
8Que le Poème se situe à l’été de 1831 est donc vraisemblable : comme on va le voir, les vapeurs commencent à menacer la navigation traditionnelle mais ils sont d’apparition encore très récente et le patron Apian semble, à la laisse LXIII, douter encore de leur existence : il n’envisage guère la rencontre soudaine et brutale avec l’un d’eux qui va se produire, parce qu’il ignore qu’un vapeur ne peut s’arrêter sur le champ et que mieux vaut lui céder le passage2. Quant à Mistral, né le 8 septembre 1830, il a presque un an à cette date. À noter que Guilhem, le prince d’Orange aurait été inspiré à Mistral par Guillaume d’Orange-Nassau, fils aîné du roi des Pays-Bas Guillaume III, né en 1840, mort à Paris en 1879. Dans ce cas, la scène se passerait vers 1860. En fait Mistral s’est inspiré de l’aspect physique et sans doute du caractère du prince dans son personnage de Guilhem tout en décalant sa vie d’une génération et en lui prêtant un voyage à Orange et une intrigue amoureuse. Selon Frédéric Mistral neveu, Mistral se serait peut-être inspiré pour le patron Apian du patron Cuminal dit « le grand Zidore », décédé à Serrières en 1850, dont l’équipage « était le plus beau de l’époque et composé de chevaux superbes » mais qui serait « mort de chagrin dans la force de l’âge à la suite de la catastrophe qui avait ruiné son entreprise » tout en laissant une fortune considérable (Lectures mistraliennes 1965, 27).
9Dès la première de ses lettres qui témoigne d’un début de rédaction du poème, adressée à Victor Colomb de Valence en 1892, Mistral se dit « en incubation […] d’un grand poème sur le Rhône et l’ancienne batellerie » (Mistral/Rollet 1966, II, CXXI). Mistral indique dans la même lettre être reparti de Valence par le Gladiateur. Il s’agit d’un navire à vapeur de la Compagnie générale de navigation. Il était vraisemblablement arrivé dans cette ville par le même bateau car il écrit être « obligé de repartir le lendemain avec le Gladiateur ». Le détail n’est pas négligeable : s’il veut redescendre par la navigation sur le fleuve afin de faire des observations de toute sorte, il n’a guère le choix. À cette date, un autre moyen de transport, le chemin de fer, a supplanté le bateau à vapeur. Le Guide Baedeker indique avant tout le chemin de fer pour aller de Lyon à Avignon mais précise que l’on peut aussi emprunter un bateau, le Gladiateur, qui a deux départs par semaine au quai de la Charité à Lyon, les mercredis et samedis (Baedeker 1901, 8 et 280).
10En fait la batellerie rhodanienne traditionnelle a décliné dès la naissance de Mistral. La thèse de Félix Rivet l’a naguère montré. Après quelques tentatives, la navigation à vapeur des passagers et marchandises est définitivement établie par l’ingénieur anglais Edwarch Church en 1827-1829. Rivet se réfère incidemment à Mistral au sujet de l’inquiétude qui s’empare des bateliers lors des voyages du Pionnier en 1829, un an avant la naissance du poète (Rivet 1962 27-30 et 34 note 65, autre citation de Mistral). Rivet qualifie les années 1830-1845 d’« années triomphantes », surtout à partir de 1839. Avec leur roue à aube, les bateaux à vapeur en viennent à faire le trajet de remontée d’Arles à Lyon en 48 heures. Il fallait un mois et 40 à 80 chevaux de halage pour le faire jusqu’alors. La navigation halée subsiste jusqu’en 1847, à en croire le docteur Marcus qui sera cité plus bas. Rivet indique en 1846-1848 la prospérité des compagnies à vapeur. Ensuite la batellerie commence elle-même à être concurrencée par le chemin de fer et il situe entre 1852 et 1863, « la défaite de la batellerie ». Une grande fusion de sociétés a fait naître le Paris-Lyon-Méditerranée en 1855-1857. Dès 1856, le déclin du bateau à vapeur semble net, en dépit de l’union en 1862 des deux principales compagnies. La batellerie est ruinée entre 1857 et 1863 par la politique conduite par les pouvoirs publics qui avantagent le chemin de fer. Félix Rivet conclut que l’aventure de la navigation à vapeur a connu une « brève histoire ». En fait elle ne disparait pas avec le second Empire mais se réduit. L’activité du Rhône représente à la fin du siècle 7 % du trafic : le taux du fret par tonne et par kilomètre est environ deux fois plus élevé que sur les autres voies navigables, d’où le triomphe du PLM qui a le monopole ferroviaire vers Marseille et la côte.
11Mistral fait prophétiser a posteriori par le patron Apian cette évolution lorsqu’il s’exclame à l’adresse du bateau à vapeur : « souviens-toi, sale bête, que déjà te talonne le cheval-fée qui doit crever ton ventre » (l. CXI).
12Au chant I, laisse III, Mistral a placé une évocation célèbre des quais du Rhône désormais silencieux :
O temps des vieux, temps gai, temps de simplesse,
Où sur le Rhône tourbillonnait la vie (qu’èro lou Rose un revoulun de vido)
Où nous venions enfants, voir sur l’eau longue,
Voir passer fiers, les mains au gouvernail,
Les Condrillots ! Le Rhône grâce à eux,
Fut une ruche énorme, pleine de bruit et d’œuvres.
Tout cela aujourd’hui est mort, muet et vaste […].
13L’écrivain se situe à la fin extrême du xixe siècle, au terme de deux étapes qu’il confond délibérément. Il fait dire dans la dernière laisse (l. CXIV) au patron Apian « Ah ! mes sept barques ! mes beaux chevaux haleurs ! C’est la fin du métier » (Es la fin dóu mestié…). En réalité, le remplacement de la flottille de chalands par le vapeur ne transforme dans un premier temps le métier de marinier que dans la mesure où apparaît un personnage nouveau, le mécanicien, et où périclitent les haleurs et leurs chevaux. Car la navigation « au travers des obstacles de tous genres, des bancs de gravier, des récifs, des gués » (l. CVII) reste très délicate et le vapeur a toujours besoin d’un patron, d’un prouvier, son second, d’un pilote, d’un sondeur, et de matelots.
14Puis a lieu la capture du marché des voyageurs et sans doute plus progressivement de celui des marchandises par une l’autre forme de transport à vapeur, le chemin de fer. C’est lui qui provoque la désertion des quais du Rhône et affecte toute la chaîne des mariniers et toute l’activité des rives. Dans la laisse III, Mistral télescope donc ces deux phases, séparées par une génération. Bien plus, à la laisse LXIII, le patron Apian à l’évocation de la « rumeur » de ces « gros bateaux à feu » se demande : « Que deviendraient tant d’hommes qui vivent du travail de la rivière » et il énumère : « bateliers, charretiers, les aubergistes, les portefaix, les cordiers ». Sauf peut-être les derniers, aucun de ces métiers n’est menacé par la vapeur. C’est le chemin de fer qui va en ruiner certains mais non tous, comme on va le voir.
15Frédéric Mistral n’est pas fils de marinier, le Rhône ne traverse pas le terroir de Maillane, son bourg natal. Or il se pose lui-même en témoin : la plupart des commentateurs citent ce propos de Mistral en 1897 :
- 3 Ainsi Frédéric Mistral neveu, dans Lectures mistraliennes 1965, 15-16, ou Claude Mauron, préface à (...)
J’étais tout jeune que mon père m’emmenait quelquefois en Avignon, à Tarascon, à la foire de Beaucaire. Là je pus connaître, à son déclin, la batellerie du Rhône. Était-ce un effet de mon imagination et de mon admiration ? Il m’a toujours semblé voir dans ces mariniers vivant dans le tourbillon du fleuve, parmi les cris de commandement et les clameurs désordonnées, des sortes de géants. Ils employaient dans leur commerce le langage provençal mêlé de certains termes bizarres que je ne comprenais pas mais qui ajoutaient à mes impressions quelque chose de mystérieux. Depuis ces jours, j’ai eu présent à la mémoire ces hommes qui m’avaient fait sauter sur leurs puissants genoux et mon rêve de les faire revivre, je viens de l’accomplir dans le Poème du Rhône3.
16Si Mistral a été conduit à Beaucaire à la fin des années 1830, à neuf-dix ans, il n’a pu être témoin du déclin de la batellerie en tant que telle, mais éventuellement de la concurrence entre le bateau de halage et le vapeur. Les mariniers qu’il décrit manœuvraient aussi bien l’un que l’autre. La vapeur n’avait pas encore vraiment modifié l’activité de transport fluvial, elle a même pu augmenter dans un premier temps le « tourbillon de vie » (revoulun de vido) des rives du Rhône. Mistral a plutôt assisté dans sa jeunesse, sans s’en douter, à un des apogées de l’activité des mariniers de Rhône. Leur vrai déclin se produira quinze ans plus tard.
- 4 Mistral 1905, chap. V, 61. Il évoque brièvement ensuite le halage chap. XV, 233 et plus longuement, (...)
17Mistral signale de même dans son autobiographie que, pensionnaire à Saint-Michel de Frigolet de 1839 à 1841, il allait promener sur « la colline de la Roque d’Acier qui domine le Rhône, avec les barques et radeaux qui passaient à côté4 ». Il cite ce lieu à la laisse LXXX. À noter que cette citation tardive est une des rares où il évoque à côté des chalands l’existence du radelage, les radeaux, qui pouvaient porter des marchandises, étaient « déchirés » (démembrés) à la fin de la descente et leur matériau vendu comme bois d’œuvre ou de charpente. Enfin, Mistral a plus vraisemblablement assisté au déclin de la batellerie de halage pendant ses études en Avignon entre 1842 et 1847, mais aussi au triomphe momentané de la batellerie à vapeur.
- 5 Francus 1886, 261-312, chap. XII, « Le Rhône et l’ancien halage ». Messié 1954 et Rollet 1966 fourn (...)
- 6 Bibliographie par Céline Magrini en annexe de Mistral/Majuron 1997, 337-341.
18Mistral a lu la bibliographie disponible : lui-même cite l’ouvrage d’un Lyonnais, le baron Achille Raverat (1812-1890), La vallée du Rhône de Lyon à la mer, qui est un hymne au bateau à vapeur mais qui décrit avec précision les étapes de la descente et renferme quelques souvenirs de la navigation de halage, qu’a pu connaître l’auteur en ses jeunes ans. Ainsi, la laisse II de Mistral est-elle nourrie de détails puisés dans les pages qui évoquent les anciens mariniers de Condrieu — à un détail près : le poète n’a pas retenu la remarque : « Tous étaient tatoués sur l’avant-bras et sur la poitrine », suivie d’une description précise de ces dessins (Raverat 1889, p. 40-41). Mistral se servira aussi beaucoup de l’ouvrage d’un Ardéchois, le docteur Francus (pseudonyme du journaliste Albin Mazon, 1828-1908), Voyage au Bourg-Saint-Andéol, publié à Privat en 1886. Ce contemporain de Mistral rassembla les éléments d’une vaste encyclopédie du Vivarais qu’il n’eut pas le temps de rédiger. Il semble avoir recueilli les souvenirs des « anciens du bord du Rhône » et dit avoir lui-même en sa jeunesse suivi une remontée par halage5. Des spécialistes ont signalé d’autres sources, parfois éventuelles seulement6.
- 7 Dans Lectures mistraliennes 1965, 19-20, F. Mistral neveu cite des exemples d’enquêtes locales fait (...)
19Mistral dit aussi avoir à Valence « caus(é) avec les bonnes gens du peuple » (Rollet, 1966, CXXII-CXXIV). Il aurait donc mené une enquête orale, peut-être difficile. Selon Maurras, il aurait fini par retrouver « le dernier matelot du Rhône » dans une humble cabane qui lui aurait dit : « Ah, je vous attendais » (Lectures mistraliennes 1965, 52 et Bouissy, 1997, 189-196). En fait, il y avait toujours quelques mariniers en activité sur le fleuve et Mistral lui-même, outre son parcours sur le Gladiateur, assure avoir observé « ceux qui dirigent les barques, les sapines pleines de chaux de Lafarge et de Viviers » (Mistral/Mauron 1997, 308). Il devait aussi rester nombre de souvenirs dans la mémoire collective des villes riveraines, dont il a pu se faire l’écho. Par ailleurs, Claude Mauron a signalé que le beau-père de Mistral, Maurice Rivière, était né à Saint-Maurice-l’Exil, dans l’Isère, près de Roussillon, sur la rive gauche (Mistral/Mauron 1997, 307)7. Mistral y a justement fait naître un personnage important, le plouvier Jean Roche.
20On doit souligner le savoir-faire déjà acquis par Mistral dans la collecte des données. À la date de la rédaction du Poème, Mistral a déjà entrepris ses collectes d’objets et outils en vue du futur Museon arlaten. Jean-Claude Bouvier a montré que les données sur le culte de saint Nicolas, les allusions à Gargantua, les remarques sur le reinage sont recoupées par des enquêtes postérieures de folkloristes qui les confirment (Bouvier 1997). On notera en particulier l’insistance mise sur les créatures fantastiques du Rhône, tel le Drac, qui aurait emporté l’Anglore. C’est là un autre trait de fiction du poème. Elle vient autant de son inspiration poétique que de ses compétences ethnologiques. Les devinettes de la laisse LXXIX pourraient aussi relever de l’oralité.
- 8 F. Mistral neveu donne dans Lectures mistraliennes 1965, 18-20 des extraits de sa correspondance à (...)
- 9 Le rapprochement est fait dans Bouvier 1997. Voir aussi Bouvier 1974.
21Cependant le poète ne se contente pas de restituer l’atmosphère ancienne du fleuve, il apporte des indications précises, même si elles sont pour la plupart de seconde main, sur la constitution des flottilles, les types d’embarcations (l. V), les difficultés extrêmes et les dangers du halage (l. XXIII). Son souci de sauvegarder les mots techniques et le vocabulaire spécifique du fleuve est net à la fois dans le texte provençal et dans sa version française8. Mistral a visiblement mis une certaine coquetterie à indiquer les équivalents exacts des deux langues, quitte à utiliser pour le français des mots devenus désuets, à un tel point que le lecteur de son texte en français est parfois obligé d’aller consulter un dictionnaire de cette langue. Mistral a élaboré dans les décennies précédentes son grand dictionnaire, le Trésor du Félibrige9. Les commentateurs de Mistral ont souvent tendu à poser en principe la qualité de cet apport ou du moins se sont peu interrogés à son sujet. Or il a fait l’objet, on le sait, de l’expertise critique de Jacques Rossiaud, qui l’a confronté aux données d’archives et à la bibliographie ancienne et a détecté nombre d’approximations et d’erreurs. Il conclut : « On ne s’étonnera donc pas des incertitudes ou des ignorances parsemant le Poème du Rhône. Mistral, paysan du pays d’Arles n’est pas plus à l’aise chez les bateliers que dans le monde des vanniers de Vallabrègues » — la fin de la phrase est une allusion à la thèse de Ch. Galtier déjà citée (Rossiaud 2002, I, 12-38). Mais cette contribution à la connaissance de l’œuvre semble peu connue des provençalistes puisqu’elle n’est citée que par un seul auteur récent, Claude Guerre, qui précise que l’oœuvre de J. Rossiaud lui a « permis d’aider parfois à un peu de justesse technique, quelquefois ethnologique » dans la traduction qu’il propose (Mistral/Guerre 2016, 283-284).
22Sur des détails matériels précis, on se gardera également de suivre F. Mistral sans esprit critique. Ainsi, au chant I-VI, évoque-t-il la « croix des mariniers », portant tous les instruments de la Passion, et il la décrit avec une grande précision. F. Mistral neveu affirme qu’il a tiré cette description de l’ouvrage du Dr Francus, où elle figure effectivement. Mais son oncle a aussi collecté une de ces croix pour le Museon arlaten. Alain Girard a publié une recherche approfondie sur ce type d’objet (Girard 2014). Il distingue entre croix d’équipage, à l’extérieur de la barque, et croix de cabine, cette dernière plus petite et dans une niche (boîte plus ou moins profonde, ouverte sur sa face avant ou parfois fermée d’une vitre tenue par un cadre). Il est permis de se demander si Mistral ne confond pas les deux car il écrit :
[…] en poupe,
plantée au gouvernail de la grand’barque,
s’élevait la croix de la chapelle (c’est lui qui souligne).
23Or la capello était au xixe siècle justement un des principaux noms de cette niche qui caractérise la croix de cabine.
24La description de la foire de Beaucaire (l. LXXXII) correspond-elle à la réalité du début des années 1830, telle que les historiens peuvent la reconstituer ? Y a-t-il vraiment alors des barques et navires « de toutes les nations » ?
« […] les tartanes de Gênes et de Livourne,
les brigantins d’Alep, les balancelles
de Malaga, de Naples et de Majorque,
les goëlettes anglaises ou du Havre-de-Grâce […]. »
25On peut déjà récuser la mention des « brigantins d’Alep » : il ne semble pas que cette ville soit un port de mer ni même un port fluvial. Le grand historien de l’économie que fut Pierre Léon était déjà très réservé pour la période de l’Ancien Régime. Il mentionne l’arrivée « de quantités considérables de produits de l’Afrique du Nord, du Levant et même de l’Extrême-Orient ». Mais il pose la question de leur acheminement : « Arrivaient-ils par l’intermédiaire des Italiens, ou étaient-ils directement amenés par ces levantins dont la présence nous est signalée sur les quais de Beaucaire dès les xve et xvie siècles ». Il montre surtout le déclin de la foire pendant et après la Révolution et le Blocus ; les grands courants d’échanges se sont modifiés au détriment de la Méditerranée ; « le Levant disparaît des horizons de la foire ». Cette dernière résiste cependant jusque vers 1840-1850. Mais « dès 1835, sur 64 navires entrés, il n’y avait plus que 20 étrangers » (Léon 1953, Contestin, 1995, 85-93). En 1842, il n’y a plus que 8 navires étrangers sur 42 (Rivoire 1844, 166). Avec une documentation statistique plus réduite, Théodore Fassin et Charles de Gourcy étaient déjà arrivés aux mêmes conclusions. Ils signalent encore pour des dates proches de 1831 quelques barques espagnoles et italiennes mais, pour reprendre les termes du premier, la foire est à cette date « (un) grand marché encore, mais dont le rayon d’attraction ne dépassait plus guère les limites de la région » (Fassin 1900, 87-101, Gourcy, 1911, 222-224). L’arrivée du chemin de fer lui portera le dernier coup et en 1911 Charles de Gourcy pourra écrire : « Il ne reste plus de nos jours de la si illustre foire de Beaucaire qu’une fête foraine où les divertissements ont beaucoup plus de part que les affaires » (Gourcy 1911, 225).
26Sort de l’imagination du poète, ce « bâtiment de Tunis » avec « cargaison de dattes et de juives (sic) » (l. XXV et encore XXVI) qui serait arrivé le premier à la foire. Son capitaine aurait pour cela reçu des mains « des consuls » (sic), « un sac de pain et un tonneau de vieux Cante-Perdris ». Théodore Fassin et Charles de Gourcy ont fait l’historique de ce petit rite d’accueil, attesté en particulier par un texte provençal bien antérieur, l’Embarras de la fieiro de Beaucaire de Jean Michel (Fassin 1900, 133-134, Gourcy, 1911, 96-98, Michel, 1700). Mais Mistral mêle ce détail exact à un autre qui relève des stéréotypes orientalistes du temps : voici le quatrain que Pierre Rollet, sans doute gêné, a supprimé de son interminable citation de la laisse LXXXII (Rollet 1972, 136-138) :
Et les juives qu’ils ont amenées de Tunis,
Traînant mollement leurs jaunes babouches,
Dansent au bruit des castagnettes, sur le pont,
Et chantent, nasillant leurs cantilènes.
27Cette scène semble inspirée par la Noce juive au Maroc, exposée par Delacroix au Salon de 1841 et aussitôt acheté par l’État pour le Louvre.
28D’ailleurs Mistral semble un peu oublier « les ballots, les denrées de toute condition, de toutes sortes, les soieries de Lyon, magnifiques, les cuirs roulés […] » (l. VIII) que le patron Apian a chargé à Condrieu lorsqu’il ne trouve guère à évoquer à Beaucaire que « de(s) tonnes d’huiles […], les banquises d’orange ou de citrons » ou même « les monceaux de cabas ou de corbeilles, les balais de millet, les fourches de bois dur, les meules de moulin […] » qui semblent effectivement suggérer moins une foire d’affaires internationale qu’un marché de détail régional où l’on vient en famille ou en couple « chacun serrant le bras de sa chacune » (l. LXXXII).
29Mistral se livre à une évocation émue de la foire de Beaucaire en un siècle qui a inventé les expositions internationales. Il exalte des hommes qui font, au prix d’efforts harassants et à la force de leurs bras, un métier très dangereux dont ils ont failli mourir. Pourtant, pour la première fois dans l’histoire, la navigation sur le Rhône devient alors moins pénible et moins difficile, avant de laisser la place à un mode de transport terrestre bien plus sûr et qui ne va cesser de gagner en vitesse, jusqu’à l’actuel TGV.
30Mistral a suggéré dans le Poème du Rhône, la rançon du progrès, les vaincus et les victimes de l’évolution économique du xixe siècle. Les mariniers ont-ils été tous laissés-pour-compte ? S’il faut en croire l’Avignonnais Fernand Benoît, (1892-1969), « spécialisés de pères en fils dans le transport », les familles de mariniers fournirent les premiers éléments à la Compagnie et aux ateliers [d’Arles] du P.L.M. » (Benoît 1949, 188). La région mistralienne était-elle victime du progrès ? La révolution industrielle a constitué avec le développement des transports et des échanges, une première forme d’ouverture de l’ensemble du territoire national. Le chemin de fer du Paris-Lyon-Méditerranée était susceptible de transporter dans la capitale les produits du Sud-Est. Une partie de la France méditerranéenne a su tirer parti de ce vaste marché. Les zones qui résistent et se reconvertissent avec succès sont, le littoral mis à part, justement les pays du bas-Rhône provençal et comtadin et également ceux du Var (Mesliand, 1989, Rinaudo 1982). Face à l’effondrement des prix du blé et de l’olivier et la crise de la vigne, une paysannerie de petits et moyens propriétaires dynamique et ingénieuse crée des syndicats agricoles, développe l’irrigation (canal de Carpentras), les engrais, spécialise ses meilleures terres dans les primeurs et les arbres fruitiers, ou bien dans la culture du chardon à carder à Saint-Rémy, du melon de Cavaillon, en passant par le raisin de table, la pomme de terre nouvelle et la reconstitution d’un vignoble de qualité. Les syndicats obtiennent de la compagnie du P.L.M. des trains rapides qui vont leur offrir de considérables débouchés en direction de Paris, du nord, et même de la Grande Bretagne et de l’Allemagne.
31Mistral vit au cœur de cette paysannerie inventive qui fait naître un paysage nouveau — les haies de cyprès. Mais il s’agit aussi de la fin d’un monde : celui des propriétaires terriens non-exploitants et aussi celui des ménagers traditionnels dont il est issu, ces maîtres de mas régnant sur leurs valets et pratiquant la trilogie méditerranéenne associée à l’élevage. La catégorie conquérante par excellence est celle de la moyenne propriété paysanne qui pratique l’exploitation familiale. Cette paysannerie renouvelée est souvent religieusement détachée et politiquement de gauche et même proche du radicalisme, de même que les employés du chemin de fer qui vont faire d’Arles une « ville rouge ». Cette mutation de la fin du siècle va de pair avec la progression rapide du français usuel à travers tout le Midi. Avec la scolarisation croissante, quasiment acquise lorsque Jules Ferry fait voter ses lois. Avec la volonté politique des républicains d’extirper ce qu’ils appellent les patois au moment où le français redevient la langue du progrès politique. Or Mistral tend à poser comme une évidence depuis le début de son œuvre un lien de cause à effet entre la modernisation du Sud-Est et le déclin d’une originalité régionale qui serait définie avant tout par l’usage du provençal. Lien éminemment discutable : l’industrialisation de la Catalogne au xixe siècle est allée de pair avec la Renaixença culturelle et artistique et la montée du catalanisme. La francisation du Sud-Est a eu des causes bien plus complexes et elle a commencé d’ailleurs sous l’Ancien Régime, avant les effets de la Révolution industrielle.
32Néanmoins, comme l’a naguère observé Roland Pécout, « Mistral envisage le monde de la batellerie comme une civilisation » (Pécout 1997). Là est une autre originalité du Poème du Rhône : Mistral a montré que la disparition d’un corps de métier est une perte définitive de savoirs et d’une culture spécifique. Son poème a ainsi une valeur mémorielle, ce qui était plutôt neuf à l’époque dans le cas du travail des hommes. Mistral est au demeurant avec le Museon arlaten un pionnier de ces mémoriaux que sont à bien des égards les musées d’ethnologie. Or, aujourd’hui, une partie de l’opinion qui n’est guère taxée de passéisme redoute fortement la mondialisation et le progrès technique qu’elle croit pouvoir considérer comme un danger pour la planète, comme destructeur d’emplois, de cultures professionnelles et de savoir-faire. Cette frilosité nouvelle induit une relecture du Poème du Rhône. Elle est manifeste dans la présentation de la nouvelle traduction du Poème, due à Claude Guerre. Le traducteur écrit dans sa préface :
Mistral mêle une relation de l’état du fleuve et de ses habitants en 1830 à la fiction de la disparition de ce monde dans un basculement dont on discute aujourd’hui l’importance dans notre destin contemporain. À coup sûr, la fin du monde de Mistral évoque la rupture anthropologique qui change en ce moment la face de la planète. Et dans cette disparition, celle de la langue n’est pas la moindre. (Mistral/Guerre 2016, 18 et aussi 15 et la 4e de couverture)
33Lorsque Mistral montre un moyen de transport mu par des énergies naturelles, humaines et animales vaincu par l’usage d’une énergie fossile, il joue involontairement un rôle de précurseur de l’écologie. Dans son poème, « la chimie n’a pas encore envahi les bords du fleuve » note C. Guerre qui observe qu’aujourd’hui le Rhône sert à refroidir « des centrales nucléaires qui chauffent son eau comme de vulgaires (sic) chaudières à faire de l’électricité » (Mistral/Guerre 2016, 10 et 17). À l’en croire, le poème de Mistral a un tout autre retentissement aujourd’hui qu’à son époque.
34On n’oubliera pas néanmoins que Mistral n’est que de façon partielle un témoin de cette évolution. Il s’est certes fait folkloriste pour récolter des souvenirs, embellis peut-être par le travail de la mémoire, et son récit utilise en partie une documentation livresque. Mais il contient aussi une part d’imagination poétique qui n’est pas que factuelle : Mistral exalte a posteriori et sans nuances l’épopée de la batellerie comme d’autres plus tard diront la geste des mineurs. Claude Mauron observe à juste titre dans sa biographie de Mistral que cette oeuvre est un poème de la mélancolie. Le passé est en général plus poétique que le présent. Gaston Boissier le reconnaissait dans son rapport à l’Académie française qui allait décerner à Mistral le prix Née :
Le Rhône qu’il chante cette fois n’est pas tout à fait celui d’aujourd’hui que traversent les chemins de fer, que sillonnent les bateaux à vapeur. Il a semblé à Mistral que ces engins de la civilisation moderne dépoétisaient un peu le vieux fleuve. Il aime bien le montrer comme il était autrefois. (cité par Martel 1997, 166)
35Il serait plus pertinent d’écrire « comme il voudrait qu’il ait été autrefois ». Car sans doute convient-il de suivre l’analyse naguère proposée par Hélène Tuzet :
Son projet initial était, je crois, double. L’intention proclamée, c’était d’écrire une épopée à la gloire de l’ancienne batellerie du Rhône, tuée par la navigation à vapeur. Une autre intention que je n’ai trouvée formulée nulle part, mais qui me paraît évidente, c’était de faire du Rhône, dans le domaine de la poésie, l’émule et l’égal du Rhin.
36Hélène Tuzet a décelé ce qu’elle appelle « une concordance entre le schéma de l’Anneau des Nibelungen et celui du poème mistralien » et elle a montré que Mistral devait avoir eu connaissance de l’œuvre de Wagner (Tuzet 2017, 129-130). En fait le rapprochement avait déjà été fait avant elle par Daniel Faucher.
- 10 J’emprunte ces notions à Lyon-Caen, Ribard 2010, 37 sq. Également Lyon-Caen 2018.
37Cette œuvre poétique vise à magnifier un monde qui a déjà disparu au temps où écrit Mistral et un paysage naturel qui subsistait alors, avant les aménagements du Rhône. Elle ne saurait relever de la littérature de témoignage ni vraiment résulter d’une enquête approfondie. Les détails matériels et le vocabulaire spécifique y ont, avant tout, pouvoir d’évocation d’une réalité abolie. Ils ont aussi pour rôle d’accréditer l’authenticité de sa description. Là réside sans doute l’ambiguïté volontaire de l’œuvre, qui n’a pas été reçue comme une simple création littéraire parce qu’elle n’a pas été conçue seulement comme telle10. Le Poème du Rhône est, pour l’historien, sous-tendu par un parti pris, ce fort raccourci chronologique au sujet de la date de la désertion des quais du Rhône, et surtout par une pétition de principe : l’interprétation des transformations économiques et sociales de l’espace rhodanien comme la fin d’une identité régionale. Il n’en reste pas moins un chef-d’œuvre.